Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20171107


Dossier : IMM-2161-17

Référence : 2017 CF 1005

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 novembre 2017

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

KELLY PAOLA GIRALDO ZULUAGA

ARIEL ANTONIO GANDULLA SARRIA

SEBASTIAN PATINO

GABRIEL GANDULLA GIRALDO

DANIEL GANDULLA GIRALDO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs sont une famille de cinq personnes, détenant la citoyenneté dans trois pays distincts : la Colombie, Cuba et les États-Unis. Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par un agent principal (l’agent) le 5 avril 2017 par laquelle leur demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée conformément à l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) a été rejetée. Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, car l’agent a commis une erreur dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants.

I.  Résumé des faits

[2]  Le demandeur Ariel Gandulla (le demandeur principal) est devenu un résident permanent des États-Unis en 1995. La demanderesse Kelly Giraldo Zuluaga est devenue une résidente permanente des États-Unis en 2008. Les trois demandeurs mineurs sont nés aux États-Unis. Sebastian, 12 ans, est le fils de l’ex-époux de la demanderesse. Gabriel, 7 ans, et Daniel, 6 ans, sont les fils du demandeur principal et de la demanderesse. En 2004, le demandeur principal a été reconnu coupable de possession de cocaïne aux États-Unis. En 2011, il a été accusé d’infractions liées à la marijuana et de voies de fait sur des agents de police. Selon les allégations du demandeur principal, un gang appelé les Latin Kings a commencé à menacer sa famille en lien avec ces accusations.

[3]  En juin 2012, alors que les accusations criminelles visant le demandeur principal étaient en instance aux États-Unis, les demandeurs sont venus au Canada. En décembre 2014, leur demande d’asile a été rejetée et, en mai 2015, leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a elle aussi été rejetée.

[4]  En août 2015, les demandeurs ont été informés que le demandeur principal ne pouvait être renvoyé ni aux États-Unis ni à Cuba, son pays d’origine, car aucun de ces pays n’autorisait son retour. En septembre 2015, les demandeurs ont sollicité un nouvel examen de leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en invoquant l’incapacité du demandeur principal à être renvoyé et l’hypothèse d’une perte de statut aux États-Unis dans le cas de la demanderesse. La demande de nouvel examen a été refusée et les demandeurs ont déposé une demande de contrôle judiciaire visant ce refus.

[5]  Par entente, le contrôle judiciaire a été abandonné et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a accepté d’examiner à nouveau la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[6]  Le 5 avril 2017, la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été rejetée par ce nouvel examen.

II.  La décision faisant l’objet du présent contrôle

[7]  L’agent a décrit le critère énoncé dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] qui s’applique à la dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[8]  En ce qui concerne le degré d’établissement, l’agent a mentionné des facteurs positifs pour les demandeurs, y compris la formation et le travail de soudeur, dans le cas du demandeur principal, et la création d’une nouvelle entreprise, dans le cas de la demanderesse. De plus, l’agent a souligné l’engagement des demandeurs envers leur église locale. L’agent a noté l’absence d’avis de cotisation ou de relevés bancaires récents.

[9]  Sur la question du statut de la demanderesse aux États-Unis, l’agent a jugé que l’avis juridique d’un avocat américain soulignant qu’il était probable que la demanderesse perde son statut n’était pas concluant et qu’il n’y avait aucun élément de preuve émanant des autorités américaines qui indiquerait que des mesures seraient prises en vue de révoquer son statut. En outre, l’agent était convaincu que la procédure d’immigration aux États-Unis prévoit la possibilité de comparaître devant un juge d’immigration avant la perte officielle de son statut, dans le cas de la demanderesse. À ce titre, l’agent a choisi de ne pas procéder à l’analyse des difficultés dans le cas de Cuba ou de la Colombie, car aucun élément de preuve n’indiquait l’expulsion éventuelle d’un des demandeurs vers l’un de ces pays.

[10]  Sur la question de la séparation des membres de la famille, bien qu’il soit admis que la famille éprouverait des difficultés temporaires du fait que le demandeur principal ne pouvait être renvoyé aux États-Unis, l’agent a noté que cette contrainte constituait un facteur à mettre en balance avec le reste dans l’analyse générale. Selon le raisonnement de l’agent, toute difficulté serait atténuée du fait que le demandeur principal pouvait faire l’objet d’une mesure de renvoi à l’avenir et que la demanderesse et les demandeurs mineurs pouvaient rendre visite au demandeur principal au Canada.

[11]  L’agent a ensuite évalué les difficultés dans le cas des États-Unis. L’agent a examiné l’historique de l’implication alléguée du demandeur principal avec les Latin Kings pour conclure que la preuve invoquée est la même que celle dont la Section de la protection des réfugiés avait été saisie et que la crainte subjective du demandeur principal relativement à d’éventuelles représailles des Latin Kings était insuffisante. En outre, rien ne démontrait qu’il y ait eu de la discrimination aux États-Unis à l’égard des enfants à cause de leur ascendance afro-colombienne.

[12]  Fait notable, l’agent a longuement examiné l’historique de criminalité du demandeur principal aux États-Unis et a accordé un poids défavorable au fait que le demandeur principal fasse l’objet d’accusations criminelles en instance aux États-Unis. Selon son raisonnement, la procédure d’immigration canadienne ne devrait pas offrir un havre de paix aux fugitifs qui se sont soustraits de la justice, à l’instar du demandeur principal.

[13]  L’agent s’est penché sur l’intérêt supérieur de chacun des trois enfants, y compris les problèmes de santé de ceux-ci, les possibilités de traitement aux États-Unis et les lettres d’appui provenant d’écoles. L’agent est arrivé à la conclusion que l’intérêt supérieur des enfants pourrait être préservé aux États-Unis et que la demanderesse et les demandeurs mineurs auraient la possibilité de rendre visite au demandeur principal au Canada.

[14]  Comme il a été mentionné précédemment, l’agent n’a pas tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants dans la perspective d’un renvoi éventuel des enfants en Colombie avec la demanderesse. Quoi qu’il en soit, l’agent a conclu que la demanderesse et les demandeurs mineurs bénéficieraient, dès leur renvoi vers les États-Unis, du soutien de la famille de la demanderesse, même en l’absence du demandeur principal.

III.  Questions en litige

[15]  Les demandeurs soulèvent plusieurs questions relativement à la décision. Toutefois, l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants que l’agent a effectuée est déterminante pour la présente demande.

IV.  Discussion

A.  Norme de contrôle

[16]  La norme de contrôle qui s’applique à l’examen d’une décision relative à des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189 [Kisana], au paragraphe 18).

B.  Intérêt supérieur de l’enfant

[17]  L’arrêt Kanthasamy, aux paragraphes 33 à 39, enseigne que l’agent doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants et considérer attentivement celui-ci en accordant de l’importance à tous les motifs d’ordre humanitaire soulevés par la preuve. À mon avis, l’agent a omis de le faire et a commis une erreur à deux égards : premièrement, il n’a pas tenu compte de la possibilité d’un renvoi des enfants en Colombie et, deuxièmement, il n’a pas donné de raisons pour expliquer que la criminalité du demandeur principal devait l’emporter sur l’intérêt supérieur des enfants.

1)  Possibilité de renvoi des enfants en Colombie

[18]  En droit canadien de l’immigration et de la citoyenneté, l’évaluation des difficultés est un « exercice prospectif » (décision Dandachi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 952, au paragraphe 16). Lors de l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants, la Cour doit prendre en considération l’ensemble des conséquences que l’accueil ou le rejet d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire peut entraîner (décision Taylor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 21, au paragraphe 31). L’évaluation des conséquences que peut avoir l’expulsion des enfants vers un troisième pays doit en faire partie et c’est le cas en l’espèce.

[19]  Les demandeurs font valoir que l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants effectuée par l’agent est déficiente, car elle suppose que la demanderesse dispose toujours d’un statut légal aux États-Unis. Ils soutiennent que l’agent aurait dû tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants relativement à la possibilité d’une expulsion vers la Colombie, le pays d’origine de la demanderesse.

[20]  Je reconnais que l’agent a tenu compte du critère énoncé dans l’arrêt Kanthasamy, mais il l’a mal appliqué. En omettant de tenir compte des conséquences d’un renvoi vers la Colombie, l’agent n’a pas tenu compte de tous les facteurs pertinents, comme l’exige l’arrêt Kanthasamy, et il a réduit de manière déraisonnable les considérations relatives à l’intérêt supérieur des enfants.

[21]  En outre, les demandeurs ont présenté l’avis juridique d’un avocat américain dans lequel il est énoncé qu’il est probable que la demanderesse soit réputée avoir [traduction] « abandonné » son statut de résidence permanente en raison de sa demande visant à obtenir le statut de réfugiée au Canada. Cette lettre vient étayer d’autres éléments de preuve corroborants au dossier relatifs à l’abandon en droit américain. Si elle était réputée avoir abandonné son statut de résidente permanente aux États-Unis, la demanderesse serait inadmissible aux États-Unis et serait renvoyée en Colombie.

[22]  Dans le contexte des demandes d’asile, la Cour a conclu qu’il n’est pas nécessaire qu’un demandeur établisse péremptoirement qu’il a perdu son statut de résident permanent aux États-Unis en raison des dispositions relatives à l’abandon (décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tajdini, 2007 CF 227, au paragraphe 37). Au lieu de cela, s’il existe une possibilité que les autorités américaines considèrent que le statut a été abandonné, celle-ci doit être prise en considération (Mahdi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] CAF no 1623 (CAF), au paragraphe 12). À mon avis, il n’y a aucune raison de traiter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire différemment, surtout à la lumière du fait que les enfants font partie des demandeurs et que leur intérêt supérieur constitue un « élément important » dans l’analyse (Kanthasamy, au paragraphe 41).

[23]  En l’espèce, la lettre de l’avocat américain suffit à démontrer une possibilité de renvoi vers la Colombie. L’agent n’a pas pris en considération le risque réel que la demanderesse a abandonné son statut de résidence permanente aux États-Unis. Par conséquent, l’agent a omis de tenir compte des conséquences potentiellement défavorables à l’intérêt supérieur des enfants dans le scénario probable d’une conclusion d’abandon.

2)  Absence de raisons pour expliquer que la criminalité du demandeur principal l’emporte sur l’intérêt supérieur des enfants

[24]  Il n’est pas évident à la lecture de l’analyse de l’agent que la conclusion négative tirée de la criminalité du demandeur principal doit l’emporter sur l’intérêt supérieur des enfants et les autres facteurs positifs de la demande.

[25]  La criminalité du demandeur principal était la seule conclusion tirée de la demande qui soit expressément négative, mais l’agent n’a donné aucune raison pour justifier que ce facteur devait l’emporter sur l’intérêt supérieur des enfants. L’agent s’est tout de même fondé exclusivement sur la criminalité du demandeur principal, dont le renvoi est impossible, pour justifier le refus de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire aux autres demandeurs.

[26]  Ce faisant, l’agent n’a pas pris en considération la possibilité que la séparation entre les demandeurs mineurs et le demandeur principal puisse être permanente. Aucun élément de preuve ne démontre que les demandeurs mineurs pouvaient rendre visite au demandeur principal au Canada. L’agent omet d’apprécier de quelle façon l’intérêt supérieur des enfants serait touché dans l’éventualité d’une séparation permanente. Compte tenu de la conclusion de l’agent selon laquelle [traduction] « il est dans l’intérêt supérieur de tout enfant […] de bénéficier de l’amour et du soutien constant de ses parents […] », on ne peut pas dire que l’agent a examiné l’intérêt supérieur des enfants avec « beaucoup d’attention » s’il n’a pas tenu compte de la possibilité d’une séparation permanente (Kanthasamy, au paragraphe 39).

[27]  La décision rendue sur une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire nécessite justification, transparence et intelligibilité pour être raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). En l’espèce, la décision n’est ni justifiée, ni transparente, ni intelligible, car l’agent a omis de fournir des motifs pour expliquer en quoi la criminalité du demandeur principal, qui n’aura aucune incidence sur la demande des demandeurs mineurs, l’a emporté sur l’intérêt supérieur des enfants.

[28]  Il est vrai que l’importance accordée aux différents facteurs ne peut être réévaluée lors d’un contrôle judiciaire lorsqu’il s’agit de la procédure discrétionnaire relativement à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (Kisana, au paragraphe 24), mais l’erreur en l’espèce découle de l’incapacité de l’agent à expliquer de quelle façon les facteurs ont été pondérés au départ (Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 448, au paragraphe 24).

[29]  Par conséquent, la décision est déraisonnable.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2161-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen.
  2. Aucune question de portée générale n’est proposée par les parties et aucune n’est soulevée.
  3. Aucuns dépens ne seront adjugés.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2161-17

INTITULÉ :

KELLY PAOLA GIRALDO ZULUAGA, ARIEL ANTONIO GANDULLA SARRIA, SEBASTIAN PATINO, GABRIEL GANDULLA GIRALDO, DANIEL GANDULLA GIRALDO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 OCTOBRE 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

DATE DES MOTIFS :

LE 7 NOVEMBRE 2017

COMPARUTIONS :

Peter Edelmann

POUR LES DEMANDEURS

Ed Burnet

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edelmann & Company

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.