Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20170925


Dossier : IMM-5272-16

Référence : 2017 CF 851

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 septembre 2017

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

DEMILADE KAYODE OLADELE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, en application de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), à l’encontre d’une décision rendue par une déléguée du ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté (la déléguée) de rejeter la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la demande CH) présentée par le demandeur aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR.

II.  Contexte

[2]  Demilade Kayode Oladele, le demandeur, est né au Nigéria et est citoyen de ce pays. Il est marié à Jennifer Oladele, une citoyenne canadienne. Ils ont quatre enfants : Jayden (le beau-fils du demandeur), Manessah, Ethan et Grace.

[3]  En octobre 2005, le demandeur est arrivé au Canada avec un passeport frauduleux et a présenté une demande d’asile. En 2008, des rapports prévus à l’article 44 ont été rédigés à l’encontre du demandeur, aux termes des alinéas 35(1)a) et 37(1)a) de la LIPR. En août 2010, la Section de l’immigration a pris une mesure d’expulsion fondée sur une interdiction de territoire en invoquant ces deux dispositions. Le demandeur a demandé sans succès le contrôle judiciaire du renvoi à une enquête et de la décision subséquente. En octobre 2010, le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), mais la demande a été rejetée au mois de décembre de la même année.

[4]  Le fondement à l’interdiction de territoire du demandeur réside dans sa participation au Nouveau mouvement noir d’Afrique (Neo Black Movement of Africa ou NBMA). La Section de l’immigration a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le NBMA a commis des crimes contre l’humanité, et que le demandeur était membre de cette organisation, et qu’il a été complice de ces crimes.

[5]  Le demandeur a épousé une Canadienne après son arrivée au Canada, mais ils se sont finalement séparés. Cette femme a présenté une demande en vue de parrainer sa demande de résidence permanente; cette demande a toutefois été rejetée quand le demandeur s’est engagé dans une union de fait avec sa femme actuelle.

[6]  Le demandeur et sa femme actuelle se sont rencontrés en 2008 et ont commencé une relation amoureuse en 2009. En avril 2011, Mme Oladele a donné naissance à leur fils Manessah. Le couple s’est marié en juillet 2011.

[7]  En octobre 2010, Mme Oladele a présenté une demande en vue de parrainer la demande de résidence permanente du demandeur. En janvier 2011, le demandeur a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, dans laquelle il demandait à ce l’on prenne des mesures d’exception à l’égard de son interdiction de territoire.

[8]  En décembre 2011, le demandeur a été renvoyé au Nigéria. Sa femme, qui était enceinte à ce moment, de même que Jayden et Manessah lui ont rendu visite peu de temps après. Les conditions au Nigéria ont rendu le voyage difficile et la femme et les enfants du demandeur sont retournés au Canada sans lui.

[9]  En juin 2012, Mme Oladele a donné naissance à Ethan.

[10]  En août 2012, Immigration, Réfugies et Citoyenneté Canada (IRCC) a rejeté la demande de parrainage parce que le demandeur demeurait à l’étranger.

[11]  En septembre 2014, la femme et les enfants du demandeur l’ont rejoint en Ouganda, où il habitait en vertu d’un visa d’étudiant temporaire. Cette situation a entraîné des difficultés financières et émotionnelles pour la famille. Mme Oladele avait quitté son emploi au Canada, vendu leur maison et liquidé leurs biens.

[12]  Le voyage en Ouganda a été difficile. Le demandeur et sa femme ont éprouvé des difficultés à trouver un emploi. Jayden a souffert d’un problème médical. Mme Oladele a commencé à éprouver des problèmes de vision. Elle est retournée au Canada pour subir des tests médicaux; des médecins ont déterminé que ce problème de vision pourrait être attribuable à son diagnostic de sclérose en plaques. Mme Oladele est retournée en Ouganda, contre la volonté de son médecin. Mme Oladele souffre aussi de douleurs au bas du dos liées à une discopathie dégénérative.

[13]  En décembre 2015, le demandeur a demandé à ce qu’une décision soit rendue d’urgence relativement à sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[14]  En avril 2016, Mme Oladele est tombée enceinte de Grace.

[15]  En 2016, la famille avait épuisé ses ressources financières. Le visa d’étudiant du demandeur est arrivé à échéance et il est retourné au Nigéria. Sa famille ne l’a pas accompagné, en raison des conditions précaires et dangereuses dans ce pays. La famille est rentrée au Canada sans lui. La famille a déménagé dans un appartement d’une chambre à coucher avec la mère de Mme Oladele. Mme Oladele a commencé une recherche d’emploi, malgré sa grossesse et son état de santé. Jayden a connu des symptômes d’anxiété et de paranoïa.

[16]  En mai 2016, le demandeur a présenté à notre Cour une demande en vue d’obtenir un bref de mandamus, mais la question a plutôt été réglée avec le ministre d’IRCC (le ministre).

[17]  En décembre 2016, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été rejetée.

[18]  En janvier 2017, Mme Oladele a donné naissance à Grace.

[19]  En mai 2010, une agente d’IRCC (l’agente) a renvoyé la demande CH à la déléguée, parce qu’elle estimait qu’il existait des motifs suffisants pour accueillir la demande, mais elle ne possédait pas le pouvoir délégué d’annuler l’interdiction de territoire. Avant d’acheminer la demande à la déléguée, l’agente a retiré deux documents sur la situation dans le pays du dossier de demande du demandeur parce que [traduction] « [...] les facteurs à l’appui de la décision favorable reposaient sur l’établissement, l’ISE et la réunification au Canada ». L’agente a conclu que [traduction] « les éléments de preuve appuyant une décision favorable sont beaucoup plus nombreux que ceux appuyant une décision défavorable ».

[20]  Dans les motifs de sa décision, la déléguée cite de longs extraits des rapports prévus à l’article 44 et de la décision d’interdiction de territoire rendue par la Section de l’immigration. La déléguée souligne la gravité des activités auxquelles le demandeur a avoué avoir participé en tant que membre du NBMA, y compris des émeutes et le détournement de véhicules du gouvernement. Elle aborde aussi le rôle joué par le NBMA, qui a aidé le demandeur à se rendre au Canada.

[21]  Dans ses motifs, la déléguée cite aussi de longs passages de la correspondance récente entre Mme Oladele et sa mère. Dans ses lettres, elle parle des difficultés de la famille en Ouganda, du problème médical de Jayden, de sa grossesse, du chômage, de ses problèmes médicaux et des préjudices subis par la famille.

[22]  La déléguée remet en question la décision du demandeur de se marier et d’avoir des enfants alors qu’il était visé par une mesure d’expulsion, mais ne trouve aucun élément de preuve indiquant que le demandeur est un mauvais parent, ou qu’il n’est pas dans l’intérêt supérieur des enfants qu’il soit présent dans leur vie. Elle reconnaît qu’il n’est pas idéal de grandir sans la présence d’un père, tout en indiquant que de nos jours c’est une situation que les enfants de cet âge connaissent bien. Elle reconnaît aussi les difficultés financières de la famille, mais estime que ces difficultés sont atténuées par la disponibilité de l’aide sociale, la possibilité pour Mme Oladele de chercher un emploi et la capacité de Jayden à garder ses frères et sa sœur.

[23]  La déléguée aborde à peine la preuve documentaire sur les conditions au Nigéria ou sur la capacité des enfants à s’adapter à la vie là-bas.

[24]  La déléguée a conclu que le demandeur s’était établi financièrement et dans la collectivité pendant son séjour au Canada, qu’il n’avait pas de casier judiciaire au Canada et qu’il n’y avait aucune preuve d’une éventuelle participation à une activité criminelle s’il devait retourner au Canada.

[25]  La déléguée a conclu que la prépondérance des facteurs d’ordre humanitaire ne jouait pas en faveur du demandeur. Elle a souligné qu’il était dans l’intérêt supérieur de sa femme et de ses enfants de ne pas être séparés de lui; elle a toutefois remis en question sa décision de se marier et d’avoir des enfants alors qu’il était visé par une mesure d’expulsion. Elle a aussi dressé la liste des facteurs défavorables à l’accueil de la demande : il a avoué avoir dirigé des émeutes et détourné des véhicules publics à titre de membre du NBMA; il a reçu l’aide du NBMA pour son voyage au Canada; il a présenté un article de journal frauduleux à la Section de l’immigration; il a présenté une demande au titre de la catégorie des époux sous de faux prétextes.

III.  Questions

[26]  Les questions en litige sont les suivantes :

  1. Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale en raison :
    1. du retrait effectué par l’agent de certaines observations avant d’acheminer le dossier à la déléguée?
    2. des commentaires de la déléguée concernant les décisions familiales du demandeur?
  2. La déléguée a-t-elle rendu une décision déraisonnable pour les motifs suivants :
    1. son défaut de préciser l’intérêt de chaque enfant et de tenir compte des conditions du pays dans l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant (ISE)?
    2. son défaut de réexaminer l’interdiction de territoire à la lumière des arrêts Ezokola et B010?
    3. son appréciation des facteurs favorables et défavorables à l’accueil de la demande CH?

IV.  Norme de contrôle

[27]  La norme de contrôle applicable aux questions touchant à l’équité procédurale est celle de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79).

[28]  La norme de la décision raisonnable s’applique lorsque la Cour doit examiner le pouvoir discrétionnaire exercé aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], au paragraphe 44).

V.  Discussion

A.  Équité procédurale

[29]  Dans ses observations écrites, le demandeur fait valoir qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale parce que l’agente a retiré du dossier des éléments de preuve portant sur la situation dans le pays avant de renvoyer l’affaire à la déléguée, ce qui va à l’encontre des lignes directrices procédurales, et que la déléguée a ensuite rendu une décision fondée sur un dossier incomplet.

[30]  Dans ses observations écrites, le défendeur fait valoir qu’en dépit des deux documents manquants, la déléguée disposait tout de même d’éléments de preuve suffisants sur la situation dans le pays au moment de rendre sa décision, et que les observations exclues n’ont pas une grande importance dans le résultat final.

[31]  Toutefois, pendant l’exposé des arguments oraux, le demandeur a convenu que toutes les observations sur la situation dans le pays se trouvaient dans le dossier certifié du tribunal (DCT). Le demandeur a demandé à la Cour de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que la déléguée ne disposait pas de ces observations au moment de rendre sa décision, au motif que l’agente a indiqué avoir retiré des documents sur la situation dans le pays avant d’acheminer l’affaire à la déléguée.

[32]  Je suis d’avis qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale. Les éléments de preuve sur la situation dans le pays se trouvent dans le DCT et la déléguée les avait probablement en main au moment de rendre sa décision.

[33]  Dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], la Cour suprême du Canada (CSC) a conclu que dans le cas des demandes CH, l’équité procédurale nécessitait un examen complet et équitable des questions litigieuses, et que le demandeur devait avoir une possibilité valable de présenter les divers types d’éléments de preuve qui se rapportent à son affaire et de les voir évalués de façon complète et équitable (Baker, au paragraphe 32). En outre, les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision peuvent également servir à déterminer quelles procédures l’obligation d’équité exige dans des circonstances données (Baker, au paragraphe 26).

[34]  Le guide opérationnel Traitement des demandes au Canada de Citoyenneté et Immigration Canada, section sur les « Circonstances d’ordre humanitaire » (guide sur les considérations d’ordre humanitaire), prévoit que lorsqu’un agent transmet un dossier à un décideur délégué, il doit acheminer une copie du dossier complet, y compris toute observation liée au dossier, et le délégué doit examiner toutes les observations du demandeur :

Transmission de cas à un décideur délégué – Processus pour les agents

La transmission d’un cas au décideur délégué est requise si les deux critères suivants sont remplis :

• vous n’êtes pas habilité à octroyer la dispense demandée;

• vous estimez que des considérations d’ordre humanitaire pourraient justifier une dispense.

Voici le processus à suivre lorsque vous transmettez un cas à un décideur délégué : [...]

Examinez les observations du demandeur pour déterminer s’il demeure interdit de territoire. Si le demandeur demeure interdit de territoire, assurez-vous que toutes les preuves extrinsèques et les observations du demandeur sont incluses dans le dossier à transmettre au décideur délégué. [...]

Si le demandeur est interdit de territoire [...], préparez un dossier contenant des copies des documents pertinents pour le décideur en matière de motifs d’ordre humanitaire, y compris tout ce qui suit :

•une copie du dossier CH complet, dont les observations liées au cas.

Processus pour le décideur délégué

Le décideur délégué reçoit le dossier de la demande CH de l’agent qui l’a transmis.

Le décideur délégué examine toute la documentation présentée par le demandeur [...].

[35]  L’agente a ignoré ces procédures et n’a pas transmis deux documents sur la situation dans le pays à la déléguée. Elle a pensé que les documents n’étaient pas liés aux facteurs appuyant une décision favorable. Il ne s’agissait pas d’une décision raisonnable, étant donné que cela aurait pu empêcher la déléguée d’avoir en main la totalité des observations du demandeur au moment de rendre sa décision.

[36]  Le défaut du défendeur de divulguer la décision de l’agente d’exclure des éléments de preuve a aggravé cette erreur. Ce n’est que lorsqu’il a présenté une demande d’accès à l’information que le demandeur s’est aperçu que des éléments de preuve avaient été retirés du dossier avant sa transmission à la déléguée.

[37]  Dans l’arrêt Agraira, la CSC a affirmé que l’existence de règles de procédure de nature administrative peut donner ouverture à une attente légitime que cette procédure sera suivie (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 95). De plus, notre Cour a appliqué par le passé la doctrine des attentes légitimes dans des cas où les lignes directrices procédurales n’avaient pas été respectées, même si ces lignes directrices ne constituent pas des précédents judiciaires ou que la Cour n’y est pas liée (Serhii c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 841).

[38]  En outre, dans Pramauntanyath c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 174, notre Cour a conclu qu’une décision rendue en fonction d’un dossier incomplet constitue un déni de justice naturelle.

[39]  Toutefois, comme je l’ai indiqué ci-dessus, le demandeur avoue maintenant que toutes ses observations sur la situation dans le pays se trouvent dans le DCT. Hormis le commentaire de l’agente concernant le retrait de documents du dossier, rien ne laisse croire que la déléguée ne disposait pas de la totalité des observations du demandeur sur la situation dans le pays au moment de rendre sa décision. C’est la décision rendue par la déléguée qui fait l’objet du présent contrôle, pas celle rendue par l’agente.

[40]  Par conséquent, les gestes posés par l’agente n’ont entraîné aucun manquement à l’équité procédurale de la part de la déléguée.

1)  Les commentaires de la déléguée concernant les décisions familiales du demandeur

[41]  Le demandeur fait valoir que l’analyse menée par la déléguée est entachée de spéculations et d’objections à l’égard de sa décision de se marier et d’avoir des enfants alors qu’il était visé par une mesure d’expulsion. Qui plus est, l’équité procédurale nécessitait que la déléguée offre au demandeur une occasion de répondre à ces objections.

[42]  Le demandeur renvoie à plusieurs commentaires formulés par la déléguée sur ses décisions familiales. Par exemple, la déléguée qualifie la décision de la famille de déménager en Ouganda de [traduction] « mauvaise [décision] en ce qui concerne le soin offert à leurs enfants ». Elle [traduction] « lit entre les lignes » d’une lettre écrite par la mère de Mme Oladele, en sous-entendant que la mère n’était pas d’accord avec les décisions parentales de sa fille et de son gendre, et que Mme Oladele et sa mère affichent un [traduction] « sentiment de droit particulier, vu les antécédents de M. Oladele en matière d’immigration ». Elle affirme également ce qui suit :

[traduction] Je souligne que M. et Mme Oladele auraient dû être au courant que M. Oladele n’avait aucun statut légal et qu’il aurait pu ne jamais être en mesure d’habiter légalement au Canada au moment où ils ont décidé d’avoir des enfants ensemble.

[43]  En outre, au moment de mettre en balance les facteurs favorables et défavorables à la demande CH, la déléguée émet l’hypothèse que le demandeur s’est marié et qu’il a eu des enfants parce qu’il espérait que ces liens familiaux empêcheraient son expulsion :

Des décisions en matière d’immigration menant à son expulsion étaient en cours au moment où il a décidé de commencer à fréquenter Mme Jennifer Oladele et d’avoir des enfants. Il a continué d’agrandir sa famille, même s’il était visé par une mesure d’expulsion. Il est possible que ses décisions aient été motivées par l’espoir que des liens familiaux empêcheraient son expulsion; néanmoins, il demeure toutefois difficile de comparer ce comportement à celui d’une personne ayant les intérêts de sa progéniture à cœur.

Même si la situation fâcheuse dans laquelle Mme Oladele se trouve est très malheureuse, elle semble être principalement le fruit des décisions qu’elle et M. Oladele ont prises. Lorsqu’on met en balance cette situation par rapport aux facteurs défavorables en l’espèce, il n’est pas justifié, selon moi, d’accorder à M. Oladele le statut de résident permanent sur ce fondement.

[44]  Le défendeur soutient que la déléguée avait le droit de tenir compte du fait que les motifs invoqués à l’appui de la demande CH étaient le fruit des propres agissements du demandeur.

[45]  La déléguée avait le droit de tenir compte de facteurs comme les décisions parentales et le fait que le mariage et les naissances ont eu lieu alors que le demandeur était visé par une mesure d’expulsion. Comme la Cour l’a déclaré dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Legault, 2002 CAF 125, au paragraphe 19 :

Bref, la Loi sur l’immigration et la politique canadienne en matière d’immigration sont fondées sur la prémisse que quiconque vient au Canada avec l’intention de s’y établir doit être de bonne foi et respecter à la lettre les exigences de fond et de forme qui sont prescrites. Quiconque entre illégalement au Canada contribue à fausser le plan et la politique d’immigration et se donne une priorité sur tous ceux qui, eux, respectent les exigences. Le ministre, qui est responsable de l’application de la politique et de la Loi, est très certainement autorisé à refuser la dispense que demande une personne qui a établi l’existence de raisons d’ordre humanitaire, s’il est d’avis, par exemple, que les circonstances de l’entrée ou du séjour au Canada de cette personne la discréditent ou créent un précédent susceptible d’encourager l’entrée illégale au Canada. En ce sens, il est loisible au ministre de prendre en considération le fait que les raisons d’ordre humanitaire dont une personne se réclame soient le fruit de ses propres agissements.

[46]  La déléguée a formulé ses commentaires dans le cadre de son appréciation de l’ensemble des facteurs d’ordre humanitaire favorables et défavorables au demandeur. Ils n’indiquent aucune animosité à l’égard du demandeur et ne montrent pas que la déléguée a amorcé son analyse alors que le résultat en avait déjà été décidé. Je ne peux conclure à une crainte de partialité.

[47]  En l’espèce, le demandeur a eu la possibilité de présenter des observations pour expliquer les circonstances entourant sa relation. Qui plus est, la déléguée ne tire pas une conclusion hypothétique; elle souligne toutefois le fait que le demandeur a décidé de fonder une famille alors qu’il était visé par une mesure d’expulsion. La déléguée pouvait accorder un poids défavorable à ces facteurs. Il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale.

B.  Caractère raisonnable de la décision

[48]  Le demandeur avance plusieurs arguments concernant le caractère déraisonnable de la décision rendue par la déléguée. Premièrement, l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant (ISE) menée par la déléguée était viciée parce que cette dernière n’a pas tenu compte de la situation dans le pays et précisé l’intérêt de chaque enfant. Deuxièmement, la déléguée a commis une erreur en refusant de réexaminer l’interdiction de territoire à la lumière des décisions rendues par la CSC dans les arrêts Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola] et B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58 [B010]. Finalement, l’appréciation des différents facteurs d’ordre humanitaire était déraisonnable pour divers autres motifs.

[49]  Le défendeur soutient que la déléguée a évalué de façon raisonnable les intérêts de tous les enfants en même temps, vu leurs similitudes, et que la situation dans le pays a été suffisamment examinée. Qui plus est, la conclusion antérieure de la Section de l’immigration concernant l’interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 35(1)a) est chose jugée, et sa conclusion d’interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)a) ne soulève aucune question. Finalement, la Cour ne devrait pas réévaluer les différents facteurs d’ordre humanitaire.

[50]  À mon avis, la déléguée a de manière déraisonnable omis de préciser les intérêts de l’enfant à naître du demandeur, et de tenir compte de la situation dans le pays en ce qui concerne l’intérêt de tous les enfants. Qui plus est, la décision rendue par la déléguée n’est pas intelligible, parce que l’incidence de l’arrêt Ezokola sur son analyse n’est pas clairement précisé. Pour ces motifs, il n’est pas nécessaire de déterminer si la déléguée a mis en balance de manière raisonnable les facteurs d’ordre humanitaire.

a)  L’intérêt supérieur des enfants

[51]  Le demandeur fait valoir que la déléguée a omis de préciser l’intérêt supérieur des quatre enfants en fonction de leur âge, de leur capacité, de leurs besoins, de leur maturité, de leurs expériences personnelles et de leurs relations avec le demandeur. La déléguée a aussi omis de tenir compte de l’ISE en ce qui concerne les éléments de preuve sur la situation au Nigéria présentés par le demandeur.

[52]  Le défendeur soutient qu’il est raisonnable d’analyser l’intérêt de tous les enfants ensemble, si aucun facteur distinctif ne différencie l’intérêt de l’un par rapport à celui d’un autre. En outre, la déléguée a suffisamment tenu compte de la situation dans le pays dans son analyse.

[53]  Je suis d’avis qu’il était raisonnable pour la déléguée d’évaluer séparément l’aîné, qui a des problèmes qui lui sont propres, et d’accorder un traitement semblable aux deux enfants dont l’âge et l’expérience sont rapprochés. Il était toutefois déraisonnable pour la déléguée de ne pas mentionner les besoins particuliers d’un enfant à naître. Il était aussi déraisonnable pour la déléguée de ne pas tenir compte de la situation dans le pays dans son analyse de l’ISE.

[54]  « [...] [L]’attention et la sensibilité à l’importance des droits des enfants, de leur intérêt supérieur, et de l’épreuve qui pourrait leur être infligée par une décision défavorable [...] » sont essentiels à l’analyse de l’ISE (Baker, au paragraphe 74).

[55]  Une telle analyse dépend fortement du contexte en raison de la multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt supérieur de l’enfant; elle doit donc tenir compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité (Kanthasamy, au paragraphe 35). Le degré de développement de l’enfant déterminera l’application précise du principe dans les circonstances particulières du cas sous étude (Kanthasamy).

[56]  Les lignes directrices sur les circonstances d’ordre humanitaire font état des facteurs pertinents pour les besoins de cette analyse (Kanthasamy, au paragraphe 40) :

  • l’âge de l’enfant;
  • le degré de dépendance entre l’enfant et [l’auteur de la demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire];
  • le degré d’établissement de l’enfant au Canada;
  • les liens de l’enfant avec le pays à l’égard duquel la demande [de dispense pour considérations d’ordre humanitaire] est examinée;
  • les conditions qui règnent dans ce pays et l’incidence possible sur l’enfant;
  • les problèmes de santé ou les besoins particuliers de l’enfant, le cas échéant;
  • les conséquences sur l’éducation de l’enfant;
  • les questions relatives au sexe de l’enfant.

[57]  Cependant, aucune formule particulière ou critère rigide n’est requis de la part des agents d’immigration lors d’une analyse de l’intérêt supérieur des enfants; la forme ne doit pas prévaloir sur le fond (Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082, au paragraphe 25).

[58]  En l’espèce, quatre enfants sont touchés par la décision concernant la demande de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. Jayden est le beau-fils du demandeur et était âgé de douze ans quand la décision a été rendue, tandis que Manessah avait cinq ans, Ethan avait quatre ans et Grace n’était pas encore née.

[59]  La déléguée fait référence à une évaluation psychologique de Jayden, qui indiquait qu’il vivait de la tristesse et de l’anxiété en raison de l’absence du demandeur. Elle renvoie aussi à une condition médicale récemment vécue par Jayden en Ouganda. En outre, elle souligne que Jayden a toujours des liens avec son père biologique et sa grand-mère au Canada. Finalement, elle souligne qu’il pourrait être difficile pour Jayden d’obtenir un statut au Nigéria. L’évaluation par la déléguée des circonstances propres à Jayden était raisonnable.

[60]  La déléguée a fait moins de références précises à Manessah et à Ethan. Elle souligne leur confusion du fait d’avoir quitté leur maison, leur famille et leurs amis, mais indique que Jayden semble mieux en mesure de comprendre la situation.

[61]  J’estime qu’il était raisonnable pour la déléguée d’évaluer séparément Jayden, et d’accorder un traitement semblable à Manessah et à Ethan. Jayden est beaucoup plus vieux et a des problèmes qui lui sont propres. Manessah et Ethan ont environ le même âge, leurs expériences sont similaires, en ce sens qu’ils ont passé la quasi-totalité de leur vie sans leur père.

[62]  La déléguée fait rarement mention de Grace, de qui Mme Oladele était enceinte au moment où la décision a été rendue, dans ses motifs. Le demandeur fait valoir que Grace a un intérêt qui lui est particulier : elle est encore un nourrisson et exige beaucoup d’attention et de soins; elle n’a eu aucun contact physique avec le demandeur et elle est trop jeune pour établir une relation avec lui en communiquant par vidéo. Je partage cet avis.

[63]  L’analyse de l’ISE vaut aussi pour l’enfant non encore né (Hamzai c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1108, au paragraphe 33). Le fait de ne pas prendre en considération l’intérêt supérieur d’un enfant non encore né peut en soi être déraisonnable (Li c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 451, au paragraphe 25; Melendez c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1363, aux paragraphes 36 et 37).

[64]  Toutefois, la déléguée n’indique pas quelles seront les répercussions de sa décision sur Grace. La déléguée fait simplement mention de l’intérêt de Grace en même temps que celui des autres enfants. Par exemple, la déléguée affirme [traduction] « je dispose donc de peu d’éléments de preuve selon lesquelles M. Oladele n’est pas un bon parent et qu’il ne serait peut-être pas dans l’intérêt supérieur de Jayden, de Manessah, de Ethan et de l’enfant non encore né qu’il soit présent dans leur vie quotidiennement au Canada ».

[65]  Les motifs de la déléguée ne tenaient pas compte « [...] de l’âge de [Grace], de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » (Kanthasamy, au paragraphe 35). L’intérêt supérieur de Grace n’a pas non plus été « ”bien identifié et défini”, puis examiné “avec beaucoup d’attention” eu égard à l’ensemble de la preuve » (Kanthasamy, au paragraphe 39). La déléguée n’a pas parlé des besoins d’un nourrisson, de l’incidence sur un nourrisson d’un déménagement au Nigéria ou du fait que son père habite dans un autre pays. Il n’était pas raisonnable de considérer que les besoins d’un nourrisson étaient les mêmes que ceux d’enfants âgés de quatre à douze ans.

[66]  La déléguée a aussi omis de prendre en considération la situation dans le pays dans son analyse de l’ISE. Dans la section intitulée [traduction] « Intérêt supérieur des enfants », on ne mentionne aucunement les conditions au Nigéria, hormis une référence aux difficultés éprouvées par Mme Oladele à s’adapter culturellement et à la difficulté pour Jayden d’obtenir un statut. Dans la section intitulée [traduction] « Conditions au Nigéria », la déléguée ne mentionne pas comment les conditions au pays pourraient avoir une incidence sur l’intérêt supérieur des quatre enfants, à l’exception d’un extrait des propres observations du demandeur, où il indique que [traduction] « [...] le Département d’État des États-Unis rapporte que l’éducation au Nigéria est médiocre [...] et M. et Mme Oladele affirment qu’il ne serait pas dans l’intérêt supérieur des enfants de déménager au Nigéria ». La déléguée n’explore pas la question plus en détail, et ne parle aucunement des quatre enfants dans cette partie de sa décision. Enfin, à la section intitulée [traduction] « Mise en balance », la déléguée ne parle pas de l’ensemble des conditions dans le pays.

[67]  Comme je l’ai souligné ci-dessus, la déléguée devait être réceptive, attentive et sensible à l’intérêt des enfants et examiner cet intérêt à la lumière de l’ensemble de la preuve. La déléguée n’a pas été sensible à l’incidence des conditions dans le pays sur les enfants. En outre, elle n’a pas été sensible à l’intérêt particulier de l’enfant non encore né du demandeur.

[68]  Par conséquent, l’analyse de l’ISE menée par la déléguée était déraisonnable.

b)  Interdiction de territoire du demandeur après les arrêts Ezokola et B010

[69]  Le demandeur soutient que la déléguée n’a pas pris en considération les motifs d’interdiction de territoire à la lumière des décisions rendues récemment par la CSC dans Ezokola et B010, et qu’aucune décision claire n’a été rendue sur son interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

[70]  Le défendeur soutient que les conclusions de la Section de l’immigration concernant l’interdiction de territoire sont chose jugée, et que le demandeur ne peut contester la validité de décisions légitimes uniquement en raison de changements subséquents dans la jurisprudence. Qui plus est, la conclusion d’interdiction de territoire prononcée aux termes de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR demeure incontestable.

[71]  À mon avis, les motifs de la déléguée ne sont pas intelligibles en raison des répercussions de l’arrêt Ezokola sur l’interdiction de territoire visant le demandeur, et l’analyse des considérations d’ordre humanitaire menée par la déléguée n’est pas claire.

[72]  En ce qui concerne l’arrêt B010, il était raisonnable pour la déléguée de ne pas parler de cet arrêt dans ses motifs. Cette affaire portait sur l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. Elle visait particulièrement à déterminer si des personnes pouvaient être reconnues coupables de s’être livrées au passage de clandestins en aidant simplement d’autres personnes sans demander un avantage financier ou matériel quelconque en retour. Cette affaire et la disposition visée diffèrent de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, qui porte sur l’appartenance à une organisation criminelle, et n’ont que très peu d’influence sur le résultat de la demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire du demandeur.

[73]  Dans l’arrêt Ezokola, la CSC a modifié le critère en matière de complicité relatif aux crimes contre l’humanité ou aux crimes de guerre. On ne peut conclure à la complicité d’une personne que si elle a consciemment apporté une contribution significative au crime ou au dessein criminel d’un groupe (Ezokola, au paragraphe 68). Avant l’arrêt Ezokola, on ne pouvait conclure à la complicité d’une personne que si elle avait participé personnellement et sciemment (Ramirez v Canada (Minister of Employment and Immigration), [1992] 2 FC 306, aux paragraphes 4 à 22).

[74]  Le nouveau critère de complicité s’applique à l’alinéa 35(1)a) de la LIPR (Concepcion c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 544, aux paragraphes 9 à 15). Toutefois, il ne s’applique pas au fait d’être « membre d’une organisation », au sens de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR (Chung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 16, au paragraphe 84).

[75]  Je ne suis pas d’accord avec le défendeur que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée empêche de réexaminer la conclusion d’interdiction de territoire de la Section de l’immigration prononcée aux termes de l’alinéa 35(1)a).

[76]  La Cour d’appel fédérale (CAF) s’est penchée sur l’application de la préclusion après l’arrêt Ezokola dans l’arrêt Oberlander c Canada (Procureur général), 2016 CAF 52 [Oberlander]. Si les critères de la préclusion sont satisfaits, la Cour conserve un pouvoir discrétionnaire résiduel de pas appliquer la doctrine lorsqu’elle entraînerait une injustice (Oberlander, au paragraphe 16, citant Danyluk c Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, au paragraphe 80). Dans cette affaire, la Cour a conclu que l’application de la préclusion en ce qui concerne l’arrêt Ezokola avait entraîné une injustice et que le demandeur avait droit au réexamen de la révocation de sa citoyenneté.

[77]  Dans la décision Hamida c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 998, la Cour s’est penchée sur l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée relativement à une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire qui avait été refusée avant l’arrêt Ezokola. La Cour a conclu que la décision devait être reconsidérée à la lumière des critères reformulés dans l’arrêt Ezokola (Hamida, au paragraphe 40).

[78]  Qui plus est, il est évident que les décideurs qui doivent trancher des demandes de dispense pour considérations d’ordre humanitaire ont le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de l’incidence de l’arrêt Ezokola sur des conclusions antérieures d’interdiction de territoire. Les agents qui rendent ces décisions doivent être convaincus que les demandeurs satisfont aux exigences de la LIPR, et devraient tenir compte de la pertinence d’une décision intervenante de la CSC (NK c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1040, aux paragraphes 19 à 21). Une décision relative à une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire sera déraisonnable s’il est impossible d’établir, à la lumière des motifs du décideur, que l’interdiction de territoire visant le demandeur aurait pu être évaluée ou pas en fonction des critères reformulés dans l’arrêt Ezokola (Aazamyar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 99, aux paragraphes 39 à 41).

[79]  À mon avis, la déclaration suivante de la Cour s’applique en l’espèce (Sabadao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 815, au paragraphe 22 [Sabadao]) :

[...] l’autorité de la chose jugée ne peut constituer un obstacle dans le cadre d’une demande CH. [...] les agents doivent doit tenir compte de l’évolution récente de la jurisprudence, dans le but non pas d’infirmer indirectement ou implicitement une décision définitive, mais bien de mettre ce facteur en balance avec les autres considérations d’ordre humanitaire. [...] Si une nouvelle interprétation jurisprudentielle d’une disposition sur l’interdiction de territoire avait pour effet que la demande d’asile du demandeur aurait pu tourner autrement, l’agente devait certainement en tenir compte dans l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire.

[80]  La déléguée a pris en considération l’arrêt Ezokola au moment d’examiner l’interdiction de territoire :

[traduction] L’enquête a révélé que le témoignage de M. Oladele était contradictoire. Au point d’entrée, il a avoué avoir été membre du NBMA, et avoir participé à des émeutes et au détournement de véhicules de transport public (activités sans violence, selon M. Oladele). Toutefois, lorsqu’il est devenu évident que son statut au Canada était en jeu, il a modifié son récit afin de minimiser sa participation aux activités du NBMA. Par conséquent, l’ampleur de sa participation à toute activité susceptible de le rendre complice de crimes contre l’humanité demeure nébuleuse. Il est toutefois clair que le témoignage de M. Oladele sur ce sujet n’est peut-être pas fiable; à titre d’exemple, le commissaire de la Section de l’immigration a conclu que M. Oladele avait soumis un article de journal frauduleux pour tenter de se disculper.

Quant à savoir si, après l’arrêt Ezokola, M. Oladele aurait été déclaré interdit de territoire pour complicité à des crimes contre l’humanité, je suis d’avis qu’il est impossible d’y répondre dans le contexte de cette décision. Si M. Oladele était arrivé au Canada en 2013 plutôt qu’en 2005, il est vrai que l’analyse menée par la Section de l’immigration aurait été quelque peu différente. De plus, une analyse plus détaillée des lieux et des moments où les crimes contre l’humanité ont été commis au Nigéria par rapport aux lieux et aux moments où M. Oladele était membre du NBMA aurait pu être produite à l’audience (qui s’est déroulée sur quatre journées distinctes) et incluse dans les motifs de la Section de l’immigration. Cela ne signifie pas que les renseignements qui établissent un lien plus direct entre M. Oladele et les crimes contre l’humanité n’existent pas, mais plutôt qu’ils ne ressortent pas clairement du dossier qui m’est présenté.

Peu importe l’argument de complicité à des crimes contre l’humanité, en ce qui concerne l’analyse prévue aux termes de l’article 37, il n’y a aucune nouvelle jurisprudence importante sur l’appartenance à une organisation criminelle qui pourrait remettre en question la conclusion du commissaire. Je reconnais donc que M. Oladele est interdit de territoire, à tout le moins aux termes de l’article 37 de la LIPR, en raison de sa participation à un culte, soit le NBMA, et de sa participation active aux activités de cette organisation criminelle pour lesquelles il a tiré des avantages considérables.

[Non souligné dans l’original.]

[81]  En outre, dans sa liste de facteurs défavorables à l’accueil de la demande, la déléguée mentionne le NBMA à deux reprises :

  • [traduction] M. Oladele a avoué avoir dirigé des émeutes au Nigéria alors qu’il était membre du NBMA, et reconnaît que ces émeutes étaient souvent violentes, et avoue avoir détourné des véhicules de transport.
  • Le voyage de M. Oladele au Canada a été organisé par l’intermédiaire d’un réseau de passage de clandestins liés au NBMA – une organisation qui a commis de graves crimes nationaux, voire des crimes contre l’humanité, au Nigéria.

[82]  Je suis d’avis que ces motifs ne sont pas intelligibles. On ignore l’importance de l’interdiction de territoire prononcée aux termes de l’alinéa 35(1)a) dans la mise en balance des facteurs d’ordre humanitaire effectuée par la déléguée. Il est impératif que ce point soit clair, parce que la participation à des crimes contre l’humanité est une accusation grave, qui pourrait en elle-même déterminer l’issue d’une demande de dispense pour considérations humanitaires. En outre, une décision défavorable concernant sa demande CH aurait des répercussions importantes sur la famille et les enfants du demandeur. Le demandeur est en droit de connaître le poids accordé à l’arrêt Ezokola et à l’interdiction de territoire prononcée aux termes de l’alinéa 35(1)a), et de quelle façon il a été contrebalancé par les facteurs d’ordre humanitaire en sa faveur.

[83]  Il faut mettre en balance l’incidence de l’évolution de la jurisprudence avec les autres facteurs (Sabadao). Toutefois, dans sa mise en balance finale des différents facteurs, la déléguée ne fait aucune référence à l’arrêt Ezokola. La déléguée a simplement conclu que le demandeur est « à tout le moins » interdit de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)a).

[84]  Qui plus est, dans sa mise en balance des facteurs, la déléguée renvoie précisément à l’aveu du demandeur selon lequel il a participé à des émeutes; cependant, dans ses motifs, elle a précédemment reconnu que le demandeur ne faisait plus cet aveu. Elle a affirmé que [traduction] « l’ampleur de sa participation à toute activité susceptible de le rendre complice de crimes contre l’humanité demeure nébuleuse » et que [traduction] « il est impossible d[e] répondre [à cette question] dans le contexte de cette décision ».

[85]  Je comprends que la déléguée ne se trouvait pas dans la même position que la Section de l’immigration pour mener un examen complet de l’interdiction de territoire. Il incombe toutefois à la déléguée d’expliquer plus clairement l’incidence de l’arrêt Ezokola sur sa décision. La Cour a suggéré l’approche suivante, plus nuancée (Figueroa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 673, au paragraphe 31) :

À cette fin, la ou le délégué du ministre doit faire deux choses : 1) examiner une conclusion d’interdiction de territoire antérieure à la lumière des observations présentées en vue de déterminer si la conclusion tient toujours; et 2) examiner la gravité de l’interdiction de territoire à la lumière des observations présentées.

[86]  Même si la déléguée ne peut pas déterminer si la conclusion d’interdiction de territoire demeure valide ou pas, le demandeur et la Cour doivent obtenir des précisions sur l’incidence de l’arrêt Ezokola sur sa décision. L’interdiction de territoire prononcée aux termes de l’alinéa 35(1)a) a une incidence considérable sur la présente demande CH, et il ne fait aucun doute que le rejet de la demande causerait à la famille des difficultés substantielles.

[87]  Pour ces motifs, j’estime que les motifs exposés par la déléguée ne sont pas intelligibles et qu’ils sont par conséquent déraisonnables.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5272-16

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre délégué pour réexamen.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de février 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5272-16

 

INTITULÉ :

DEMILADE KAYODE OLADELE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 septembre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 septembre 2017

COMPARUTIONS :

Tara McElroy

Pour le demandeur

Bernard Assan

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.