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Date : 20171004


Dossier : IMM-1553-17

Référence : 2017 CF 876

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 octobre 2017

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

MARINA GARYFALLIA PATOUSIA

STEFANOS CHORTIS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle un agent d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur en application du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

II.  Contexte

[2]  Les demandeurs sont Marina Garyfallia Patousia et son mari Stefanos Chortis (collectivement, les demandeurs). Mme Patousia a la double-citoyenneté grecque et sud-africaine tandis que M. Chortis est citoyen grec.

[3]  Les demandeurs ont deux enfants citoyens canadiens de naissance : Max, âgé de 7 ans et Alex, âgé de 3 ans.

[4]  Les demandeurs ont vécu en Grèce jusqu’en 2006. Puis, ils sont déménagés aux États-Unis. En 2007, les demandeurs ont déménagé au Canada. Ils sont au Canada depuis ce temps-là.

[5]  Les demandeurs soutiennent avoir quitté la Grèce faute de trouver un emploi. Ils y étaient propriétaires d’un petit restaurant en Grèce, mais ne parvenaient pas à générer de revenus. Mme Patousia a également, semble-t-il, travaillé dans un bureau à un moment donné. Ils ont également indiqué qu’ils avaient quitté la Grèce, car ils [traduction] « ne parvenaient pas à s’intégrer », particulièrement Mme Patousia, car elle était perçue comme une étrangère (étant donné qu’elle est d’origine sud-africaine), et qu’elle a des difficultés avec la langue grecque.

[6]  Les demandeurs sont d’abord venus au Canada en tant que visiteurs. En 2008, ils ont présenté une demande de prolongation de séjour au Canada à titre de visiteurs.

[7]  Malgré leur statut de visiteurs, les demandeurs ont commencé à travailler au Canada peu après leur arrivée. Mme Patousia a commencé à travailler dans un café Internet en 2007, puis a ensuite enregistré sa propre entreprise d’entretien ménager. M. Chortis a travaillé pour 7 employeurs différents depuis son arrivée en 2007.

[8]  En 2009, les demandeurs ont fait appel à un consultant en immigration pour préparer une demande de travailleur qualifié pour Mme Patousia. Le consultant n’a jamais soumis la demande, ce que les demandeurs ont seulement découvert [traduction] « des années plus tard ». Les demandeurs ont enregistré une plainte officielle contre le consultant quand ils ont découvert son inaction; cette plainte est restée active pendant plus de quatre ans.

[9]  Les demandeurs n’ont eu aucune autre interaction avec le système d’immigration jusqu’en juin 2015, date à laquelle ils ont soumis une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. La demande a été refusée, tout comme leur demande subséquente d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision.

[10]  En février 2016, les demandeurs ont présenté une nouvelle demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, soutenant que leur situation avait grandement changé depuis le refus de leur demande précédente. Plus précisément, le fils des demandeurs, Max, a reçu un diagnostic de TDAH et M. Chortis souffre de dépression. Tous deux sont actuellement sous traitement. De plus, la situation économique en Grèce est [traduction] « précaire », et M. Chortis doit envoyer une partie de son revenu à ses parents en Grèce afin de financer leurs traitements médicaux, ainsi qu’à sa sœur et à sa nièce pour subvenir à leurs besoins quotidiens. Cette demande a été refusée et fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[11]  En août 2016, un rapport d’interdiction de territoire concernant les demandeurs a été préparé en application de l’article 44 de la LIPR au motif que ceux-ci avaient omis de quitter le Canada à la fin de leur séjour autorisé (contrairement au paragraphe 29(2) de la LIPR) et avaient travaillé au Canada sans autorisation (contrairement au paragraphe 30(1) de la LIPR).

[12]  L’agent d’immigration (agent) a conclu qu’il n’existait pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire et a rejeté la demande.

A.  Antécédents d’immigration

[13]  L’agent a d’abord rappelé les antécédents d’immigration des demandeurs. Tout en reconnaissant que les demandeurs avaient été floués par un consultant en immigration, qu’ils avaient payé en 2009 pour préparer une demande de travailleur qualifié pour Mme Patousia, l’agent a maintenu que les demandeurs conservaient [traduction] « une certaine part de responsabilité » quant à la régularisation de leur statut de visiteurs entre le moment de l’expiration de leurs visas de visiteur en 2008 et leur première demande pour motifs d’ordre humanitaire en 2015. L’agent a également reproché aux demandeurs le fait qu’ils avaient démontré [traduction] « un manque de respect pour les lois sur l’immigration », étant donné qu’ils avaient commencé à travailler sans autorisation peu après leur arrivée au Canada. Ce facteur a eu une incidence négative sur le dossier des demandeurs.

B.  L’intérêt supérieur des enfants

[14]  L’agent a également tenu compte du diagnostic de TDAH de Max et du fait qu’il reçoit des services spéciaux à l’école ainsi que des médicaments pour traiter son état. L’agent a fait référence aux documents justificatifs décrivant les difficultés de comportement de Max, lesquels ont un effet négatif sur son parcours scolaire et sa vie à la maison, ainsi qu’aux rapports indiquant que le traitement avait eu des effets positifs. Néanmoins, l’agent a également remarqué que les [traduction] « stratégies de soutien identifiées » pour Max [traduction] « pouvaient être utilisées à la maison ou à l’école ». Par conséquent, l’agent a conclu que les demandeurs pouvaient continuer à aider Max en utilisant ces stratégies, peu importe leur lieu de résidence.

[15]  L’agent a ensuite reconnu que l’expulsion entraînerait une rupture dans les services reçus par Max, mais a conclu qu’il [traduction] « n’y avait pas d’éléments de preuve suffisants selon lesquels il ne pourrait pas continuer à bénéficier de services semblables en Grèce ». L’agent a justifié sa conclusion en mentionnant l’existence d’un enseignement gratuit en Grèce ainsi que de programmes éducatifs spéciaux.

[16]  L’agent a également soutenu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve indiquant que Max ne pourrait pas poursuivre son traitement du TDAH, ou un traitement semblable, en Grèce. Les éléments de preuve soumis par les demandeurs quant au système de santé pour enfants en Grèce font état de difficultés d’accès pour les enfants musulmans, roms ou migrants ou réfugiés. L’agent a estimé qu’il n’y avait aucune preuve indiquant que Max se trouvait dans l’une ou l’autre de ces catégories ou qu’il aurait des difficultés à recevoir des services de soins de santé en raison des problèmes cités précédemment.

[17]  L’agent a également soutenu que la preuve quant à la pauvreté infantile en Grèce portait sur les enfants issus de milieux défavorisés. Il affirme que rien ne laisse croire que les enfants du demandeur seraient affectés par une telle situation, particulièrement étant donné la débrouillardise et le long historique d’emploi des demandeurs en Grèce et au Canada.

[18]  Il n’y avait pas non plus suffisamment d’éléments de preuve pour étayer le fait que les enfants seraient en danger en Grèce en raison de la violence dans les écoles.

[19]  L’agent a remarqué qu’il y avait très peu de renseignements quant à l’intérêt supérieur du second enfant des demandeurs, Alex. Dans l’ensemble, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que l’intérêt supérieur des enfants serait compromis s’ils accompagnaient leurs parents en Grèce.

[20]  Finalement, l’agent a indiqué que les enfants avaient des membres de leur famille élargie en Grèce et qu’il était raisonnable de croire que ceux-ci accepteraient d’aider et de soutenir les enfants, que ce soit sur le plan émotionnel ou autrement, au cours de leur intégration.

C.  Crainte de retourner en Grèce

[21]  M. Chortis soutient qu’il envoie des fonds à sa famille en Grèce, en partie pour aider ses parents avec leurs soins médicaux; or, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve indiquant que sa famille [traduction] « serait en difficulté en l’absence de telles rentrées d’argent ». À titre subsidiaire, l’agent a soutenu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour expliquer pourquoi M. Chortis serait incapable de continuer à subvenir aux besoins financiers de ses parents une fois réinstallé en Grèce.

[22]  L’agent a évalué la preuve présentée concernant la situation économique en Grèce à l’origine de la crainte des demandeurs d’y retourner. L’agent a accusé réception de la preuve documentaire objective soumise par les demandeurs, ainsi que des lettres d’amis grecs, tous deux faisant état de la crise financière en Grèce. Cependant, l’agent a également pris note d’un rapport de 2015 indiquant que l’économie grecque connaissait finalement une reprise.

[23]  De plus, l’agent a tenu compte des antécédents d’emploi des demandeurs en Grèce, incluant le restaurant qu’ils possédaient et géraient. Bien qu’il y ait indéniablement des difficultés à la réintégration, l’agent a conclu, qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que les demandeurs ne pourraient pas utiliser leurs aptitudes entrepreneuriales et de gestion ainsi que leur expérience au Canada afin de se réinstaller avec succès en Grèce. L’agent a conclu que l’argument selon lequel ils seraient victimes de discrimination fondée sur l’âge en Grèce était hypothétique, particulièrement en raison du fait que celle-ci est répréhensible en Grèce.

[24]  L’agent a opposé aux éléments de preuve soumis par les demandeurs concernant le piètre système de santé grec des éléments de preuve contraires indiquant que certains volets du système de santé grec, incluant l’espérance de vie et l’accès direct à des spécialistes, étaient solides ou en croissance.

[25]  Quant à la santé personnelle de M. Chortis, l’agent a pris note d’une lettre rédigée par un centre de santé communautaire sur le traitement suivi par celui-ci. L’agent a remarqué, cependant, que l’auteur de la lettre n’était pas identifié et que la lettre ne contenait aucun renseignement quant au diagnostic médical. Néanmoins, l’agent a accepté le fait que M. Chortis était traité pour une dépression, mais a conclu qu’il n’y avait aucune information permettant de savoir s’il pouvait suivre ce traitement en Grèce. En outre, à la lumière de la jurisprudence de la Cour fédérale, l’agent a indiqué que le stress lié à la précarité du statut d’immigrant n’est pas un motif d’ordre humanitaire valide.

[26]  Quant à l’argument de Mme Patousia selon lequel elle a été traitée comme une étrangère en Grèce et qu’elle a eu ainsi du mal à se trouver un emploi valable, l’agent a noté une insuffisance d’éléments de preuve quant à la discrimination qu’elle aurait subie ou à la raison pour laquelle elle ne pourrait pas trouver un [traduction] « emploi valable » en Grèce.

D.  Établissement au Canada

[27]  L’agent a noté deux points concernant les antécédents de travail des demandeurs. D’abord, une lettre de l’employeur au Canada de Mme Patousia datée antérieurement à la période d’emploi présumée à cet établissement. Ensuite, la lettre de recommandation de M. Chortis qui comprenait une erreur dans son prénom. Bien que ces éléments aient été mentionnés, l’agent ne semble pas les avoir traités comme des facteurs importants.

[28]  L’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve documentaire quant à l’entreprise d’entretien ménager de Mme Patousia pour [traduction] « corroborer la viabilité et la réussite financières de l’entreprise établie ». Cependant, l’agent a conclu que cela démontrait la débrouillardise de Mme Patousia. De façon similaire, l’agent a constaté le long historique d’emploi du demandeur au Canada (sept employeurs sur dix ans) qui, s’il ne témoignait pas d’une grande stabilité, faisait état de sa capacité à trouver un nouvel emploi.

[29]  L’agent a également remarqué que les demandeurs étaient autonomes au Canada, ce qui a été considéré comme un facteur positif.

[30]  L’agent, alors qu’il évaluait les liens sociaux des demandeurs au Canada, a mentionné qu’ils étaient membres de l’Église grecque orthodoxe, mais a remarqué qu’il y avait [traduction] « peu de renseignements sur la nature et la portée de l’engagement des demandeurs auprès de l’Église ». Finalement, l’agent a conclu que [traduction] « les demandeurs avaient démontré des efforts d’intégration dans la communauté ne dépassant pas ce à quoi on pourrait s’attendre de personnes résidant au Canada depuis plus de 9 ans ».

[31]  L’agent a tenu compte des lettres de recommandation et de soutien déposées par les amis des demandeurs au Canada et en Grèce à titre de facteurs favorables, mais a conclu qu’il [traduction] « n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve […] pour étayer un certain degré d’interdépendance et de confiance dans les relations mentionnées précédemment indiquant qu’une séparation, le cas échéant, viendrait causer préjudice aux demandeurs et à leurs amis ». De plus, rien ne démontrait que les demandeurs ne pourraient pas maintenir ces amitiés, ou en former de nouvelles, en Grèce.

[32]  L’agent a conclu que les facteurs précédents indiquaient un [traduction] « degré modeste d’établissement au Canada ».

III.  Questions en litige

[33]  Les questions en litige sont les suivantes :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur en évaluant chacun des facteurs d’ordre humanitaire du point de vue des difficultés?
  2. L’appréciation par l’agent du degré d’établissement était-elle déraisonnable?
  3. L’agent a-t-il mal interprété la preuve quant à la situation économique en Grèce?
  4. L’évaluation faite par l’agent de l’intérêt supérieur de l’enfant était-elle déraisonnable?

IV.  Norme de contrôle

[34]  La norme de contrôle pour les dispenses pour considérations humanitaires est la norme de la décision raisonnable. Le choix du critère légal approprié à appliquer est le contrôle de la question de droit au regard de la norme de la décision correcte.

V.  Analyse

A.  L’agent a-t-il commis une erreur en évaluant chacun des facteurs d’ordre humanitaire du point de vue des difficultés?

[35]  Les demandeurs allèguent que l’agent a commis une erreur en examinant l’ensemble de la demande sous l’angle des difficultés, contrairement à Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy]. L’agent aurait plutôt dû soupeser les difficultés à même de nombreux facteurs et suivre le critère édicté dans Kanthasamy quant aux facteurs d’ordre humanitaire, c’est-à-dire comme des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne (Kanthasamy, au paragraphe 13, citant Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1970) 4 A.I.A. 338).

[36]  Les demandeurs citent la décision de l’agent, où il a écrit ce qui suit quant à leur établissement au Canada : [traduction]

Le but d’évaluer l’établissement est de déterminer si les demandeurs sont établis à un point tel qu’ils subiraient des difficultés s’ils étaient forcés de quitter le Canada […]

[37]  Quant à la santé mentale de M. Chortis, l’agent écrit : [traduction]

[…] peu de renseignements ont été transmis quant au traitement reçu par le demandeur, ainsi qu’à propos des raisons qui l’empêcheraient de le poursuivre en Grèce ou concernant le fait qu’il subirait des difficultés d’accès au traitement.

[38]  De même, les demandeurs soutiennent que l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants a été [traduction] « axée sur les difficultés » étant donné que l’agent a soutenu que [traduction] « les demandeurs ont le fardeau de démontrer les répercussions négatives sur les enfants si ceux-ci devaient quitter le Canada ». Selon les demandeurs, ce raisonnement vient opposer l’intérêt supérieur des enfants à l’existence d’éléments de preuve de difficultés ou d’absence de difficultés, contrairement [traduction] « aux nombreuses décisions rendues avant Kanthasamy ».

[39]  Finalement, les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en évaluant leurs liens sociaux au Canada sous l’angle des difficultés en écrivant qu’il [traduction] « n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer […] qu’une séparation, le cas échéant, entraînerait des difficultés ».

[40]  Les demandeurs présentent également un argument distinct, quoique lié, selon lequel l’agent a commis une erreur en évoquant un manque d’éléments de preuve [traduction] « à propos des raisons qui l’empêcheraient de poursuivre le traitement [pour sa dépression] en Grèce ou étayant qu’il subirait des difficultés d’accès au traitement ». Ils soutiennent que cette démarche va à l’encontre de Kanthasamy, qui statue qu’une fois qu’un décideur reconnaît l’existence d’un trouble de santé mentale :

[…] exiger en sus la preuve de l’existence de soins au Canada ou [dans le pays d’origine] met à mal le diagnostic et a l’effet discutable d’en faire un facteur conditionnel plutôt qu’important » (au paragraphe 47).

[41]  Il est clair, à la lecture de Kanthasamy, que les motifs d’ordre humanitaire ne sont pas limités à la notion de difficultés. De plus, le concept de « difficultés » ne devrait pas être traité comme un critère indépendant qu’un demandeur doit satisfaire afin d’obtenir une dispense. Les décideurs devraient plutôt tenir compte de tous les facteurs pertinents et se concentrer sur la « raison d’être équitable de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire » (paragraphe 31). Cependant, les concepts de difficultés ou de difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées peuvent s’avérer « instructifs » quand il s’agit de parvenir à une décision, à condition qu’ils ne soient pas traités comme des « seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le para. 25(1) » (Kanthasamy, au paragraphe 33).

[42]  Quant aux enfants, cependant, le concept de « difficultés inhabituelles et injustifiées » ne saurait généralement s’appliquer, car les enfants « méritent » rarement de vivre de telles situations (Kanthasamy, au paragraphe 41).

[43]  Le défendeur soutient que l’agent a tenu compte de tous les éléments de preuve et n’a pas évalué la demande du point de vue des difficultés. En outre, il aurait seulement évalué les difficultés comme un élément parmi d’autres dans l’analyse des facteurs d’ordre humanitaire.

[44]  L’agent s’est principalement concentré sur le manque d’éléments de preuve; or, les demandeurs veulent surtout que la Cour réévalue la preuve.

[45]  Toutefois, le problème pour l’agent est qu’il a fondé toutes ses conclusions de fait du point de vue, comme le soutiennent les demandeurs, des difficultés, comme critère pour chaque facteur d’ordre humanitaire, au lieu de se concentrer sur les considérations d’ordre humanitaire d’une manière contextuelle. À la lecture de la décision de l’agent dans son ensemble, il semble que l’agent a analysé la preuve du point de vue des difficultés, ce qui n’est ni correct ni raisonnable (Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 715, au paragraphe 8). Je formulerai d’autres commentaires à ce sujet plus loin.

B.  L’appréciation par l’agent du degré d’établissement était-elle déraisonnable?

[46]  Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en omettant d’évaluer adéquatement leur établissement de longue date au Canada. Les demandeurs contestent particulièrement la suggestion formulée à plusieurs reprises par l’agent selon laquelle les facteurs appuyant leur établissement au Canada (p. ex. leurs antécédents d’emploi et leur capacité à se faire des amis) étayent également leur capacité à se réinstaller en Grèce. Cependant, la question ne devrait pas être de savoir si les demandeurs pourraient reprendre leurs activités dans le pays d’origine, mais s’ils ont démontré qu’ils s’étaient bien établis au Canada.

[47]  À ce titre, les demandeurs ont cité Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 [Marshall] qui indique que « ce genre d’accent mis sur les options de traitement dans le pays d’origine du demandeur a été critiqué par les juges majoritaires dans Kanthasamy » (au paragraphe 37). Les demandeurs estiment que l’erreur de l’agent à cet égard est aggravée par sa suggestion qu’un retour en Grèce vienne les soulager du stress lié à la précarité de leur statut d’immigrant.

[48]  Je souscris à la position des demandeurs quant à l’omission par l’agent de fournir une explication raisonnable justifiant en quoi les éléments de preuve présentés au sujet du degré d’établissement sont insuffisants. Comme l’a fait observer le juge Boswell dans la décision Baco c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 694, au paragraphe 18 :

[18]  Le degré d’établissement d’un demandeur au Canada n’est, bien sûr, que l’un des divers facteurs qui doivent être pris en considération et soupesés pour évaluer les difficultés invoquées dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Bien entendu, l’évaluation de la preuve fait partie intégrante des connaissances spécialisées et du pouvoir discrétionnaire de l’agent, et la Cour devrait hésiter avant d’intervenir dans une décision discrétionnaire de l’agent. Cependant, l’agent en l’espèce a suivi la même voie inacceptable et préoccupante que dans les décisions Chandidas et Sebbe. Il était déraisonnable que l’agent écarte le degré d’établissement des demandeurs simplement parce que celui était, de son avis, « le degré auquel il était naturel de s’attendre de leur part […] [et ne] dépasse pas le degré normal d’établissement auquel on pourrait s’attendre de la part de demandeurs dans leur situation ». L’agent a évalué de façon déraisonnable la durée du séjour ou le degré d’établissement des demandeurs au Canada, car, à mon avis, il a mis l’accent sur le degré « attendu » d’établissement et, par conséquent, n’a pas expliqué pourquoi la preuve relative à l’établissement était insuffisante ou n’a pas précisé en quoi consisterait un degré d’établissement acceptable ou adéquat.

[49]  L’analyse par l’agent de l’établissement des demandeurs au Canada est déraisonnable.

C.  L’agent a-t-il mal interprété la preuve quant à la situation économique en Grèce?

[50]  Les demandeurs affirment que l’agent a commis une erreur en [traduction] « interprétant mal la preuve accablante quant à la situation économique précaire en Grèce » et choisissant plutôt de se concentrer sur un rapport publié par « Freedom House » (parfois appelé « Freedom in the World »), lequel suggère que certains volets de l’économie grecque connaissent une amélioration. Plus particulièrement, les demandeurs avancent que [traduction] « de nombreux articles, rapports et lettres d’amis et de membres de la famille dressent un portrait détaillé de la précarité de la situation économique en Grèce ». Les demandeurs estiment que ces documents n’ont pas été dûment évalués et que, par conséquent, [traduction] « les conclusions de l’agent sont injustifiables et ne sont pas étayées par la preuve ».

[51]  Les demandeurs contestent également la conclusion de l’agent selon laquelle il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que les sommes versées par M. Chortis à ses parents étaient utilisées pour leurs soins médicaux, malgré une lettre de ces derniers confirmant cela.

[52]  En ce qui concerne ce facteur, je dois convenir avec l’agent que les demandeurs demandent à la Cour de réévaluer la preuve, ce qui n’est pas son rôle.

D.  L’évaluation faite par l’agent de l’intérêt supérieur de l’enfant était-elle déraisonnable?

[53]  Les demandeurs affirment que l’agent a commis une erreur en décidant que Max pourrait poursuivre son traitement en Grèce contrairement à la preuve soumise quant au système d’éducation grec.

[54]  De plus, les demandeurs avancent que l’agent a commis une erreur en omettant d’énoncer l’intérêt supérieur des enfants. Selon le demandeur, l’agent devait appliquer le critère issu de Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166 [Williams]. En l’occurrence, une analyse de l’intérêt supérieur emporte d’abord la définition de l’intérêt supérieur de l’enfant, puis la pondération de celui-ci en regard des autres facteurs.

[55]  Les demandeurs reconnaissent que la jurisprudence subséquente est venue statuer qu’il n’était pas nécessaire de suivre rigoureusement le critère dans la décision Williams, à condition que l’agent identifie et définisse l’intérêt supérieur et lui donne un poids considérable. Néanmoins, ils maintiennent que l’agent s’est écarté de la latitude permise en cherchant à savoir [traduction] « si un déménagement en Grèce irait à l’encontre de leur intérêt supérieur », plutôt qu’en définissant l’intérêt supérieur des enfants.

[56]  Encore une fois, je suis d’accord avec les demandeurs. L’agent a rendu sa décision quant à l’intérêt supérieur des enfants en affirmant que les difficultés pour les enfants en Grèce ne justifiaient pas une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire; évaluant la situation du point de vue d’un seuil à respecter. Par conséquent, la décision de l’agent à ce titre n’est ni correcte ni raisonnable.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1553-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour réexamen.

  2. Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1553-17

 

INTITULÉ :

MARINA GARYFALLIA PATOUSIA ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 octobre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 octobre 2017

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

POUR LES DEMANDEURS

Leanne Briscoe

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

WAZANALAW

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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