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Date : 20171026


Dossier : T-345-17

Référence : 2017 CF 952

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 octobre 2017

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

POMEROY’S MASONRY LIMITED

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par le ministre du Revenu national ou son représentant (le ministre), en date du 9 février 2017, confirmant le rejet d’une demande de réaffectation de crédits frappés de prescription, du compte d’impôt sur le revenu des sociétés de la demanderesse à la dette inscrite à son compte de taxe de vente harmonisée (TVH), aux termes du paragraphe 221.2(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl.) (la Loi).

[2]  Comme je l’explique plus en détail ci-après, la présente demande est accueillie, parce que le ministre, dans sa décision, a omis de tenir compte des circonstances pertinentes soulevées par la demanderesse dans sa demande de réaffectation, concernant un risque de faillite si la demande devait être rejetée, et la possibilité en découlant que l’obligation liée à la TVH ne puisse être acquittée.

II.  Contexte

[3]  La demanderesse, Pomeroy’s Masonry Limited, est une société offrant des services de maçonnerie dans le nord-est de la péninsule d’Avalon (Terre-Neuve-et-Labrador). Elle compte cinq employés, incluant M. Michael Pomeroy, l’unique administrateur et actionnaire de la société.

[4]  Pour les années d’imposition 2006 à 2010, la demanderesse n’a pas produit ses déclarations de revenus des sociétés dans les délais prescrits par la Loi. Par conséquent, l’Agence du revenu du Canada (Agence) a déterminé que, pour les années d’imposition 2006 à 2008, la demanderesse avait dégagé un revenu imposable conformément au paragraphe 152(7) de la Loi, et qu’elle devait donc de l’impôt sur le revenu fédéral et provincial, des pénalités et des intérêts totalisant 97 727,56 $. En 2011 et en 2012, l’Agence a perçu un total de 100 142,00 $ auprès de la demanderesse, grâce à des paiements faits par la demanderesse et à la saisie-arrêt de paiements faits à des tiers. L’Agence a appliqué ce montant aux cotisations.

[5]  En 2011, la demanderesse a embauché un comptable afin de remédier à son manquement à la Loi, et a ultérieurement produit les déclarations de revenus des sociétés qui manquaient en 2012. Le 28 mars 2014, l’Agence a établi de nouvelles cotisations à l’encontre de la demanderesse et lui a envoyé des avis de nouvelle cotisation, qui se traduisaient par des crédits au compte de la demanderesse, applicables aux années d’imposition 2006 à 2008, et totalisant 83 960,92 $. Cependant, aux termes du paragraphe 164(1) de la Loi, le ministre ne peut autoriser un remboursement si la déclaration de revenus n’est pas produite dans les trois ans suivant la fin de l’année d’imposition visée par la déclaration. Puisque les déclarations de revenus de la demanderesse pour les années d’imposition 2006 à 2008 ont été produites après ces trois ans, la demanderesse ne pouvait bénéficier d’un remboursement du solde créditeur.

[6]  Entre-temps, l’Agence a aussi effectué une vérification afin de voir si la demanderesse respectait les dispositions sur la TVH définies dans la Loi sur la taxe d’accise, LRC 1985, c E-15 [la Loi sur la taxe d’accise]. Le 31 juillet 2013, le ministre a informé la demanderesse que son compte de TVH affichait des arriérés d’environ 112 941,00 $.

[7]  En janvier 2014, la demanderesse a retenu les services d’un nouveau comptable, qui a envoyé à l’Agence des demandes écrites datées du 21 janvier 2014 et du 4 avril 2014, afin que le ministre exerce son pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 221.2(2) de la Loi et réaffecte le solde créditeur du compte d’impôt sur le revenu des sociétés de la demanderesse à sa dette au titre de la TVH. Le paragraphe 221.2(2) autorise la réaffectation d’un montant, initialement affecté à une dette au titre de la Loi, à une autre dette qui est ou pourrait devenir payable aux termes de certaines lois fiscales autres, incluant la Loi sur la taxe d’accise :

Réaffectation de montants

Re-appropriation of amounts

221.2 […]

221.2 […]

Réaffectation de montants

Re-appropriation of amounts

(2) Lorsqu’un montant est affecté à une somme (appelée « dette » au présent article) qui est ou peut devenir payable par une personne en application de la présente loi, de la Loi sur la taxe d’accise, de la Loi sur le droit pour la sécurité des passagers du transport aérien ou de la Loi de 2001 sur l’accise, le ministre peut, à la demande de la personne, affecter tout ou partie du montant à une autre somme qui est ou peut devenir ainsi payable. Pour l’application de ces lois:

(2) Where a particular amount was appropriated to an amount (in this section referred to as the “debt”) that is or may become payable by a person under this Act, the Excise Tax Act, the Air Travellers Security Charge Act or the Excise Act, 2001, the Minister may, on application by the person, appropriate the particular amount, or a part of it, to another amount that is or may become payable under any of those Acts and, for the purposes of any of those Acts,

a) la seconde affectation est réputée effectuée au même moment que la première;

(a) the later appropriation is deemed to have been made at the time of the earlier appropriation;

b) la première affectation est réputée ne pas avoir été effectuée jusqu’à concurrence de la seconde;

(b) the earlier appropriation is deemed not to have been made to the extent of the later appropriation; and

c) le montant est réputé ne pas avoir été payé au titre de la dette jusqu’à concurrence de la seconde affectation.

(c) the particular amount is deemed not to have been paid on account of the debt to the extent of the later appropriation.

[8]  Le 16 avril 2014, l’Agence a réaffecté une somme de 55 000 $ du compte d’impôt sur le revenu des sociétés au compte de retenues à la source de la demanderesse. Le dossier présenté à la Cour indique que l’Agence a autorisé cette réaffectation parce que la somme de 55 000 $ correspondait à des montants versés avec l’intention expresse qu’ils soient affectés au compte de retenues à la source, mais que l’Agence avait appliqués par erreur au compte d’impôt sur le revenu des sociétés. Le reste du solde créditeur inscrit au compte d’impôt sur le revenu des sociétés totalisait alors 45 830,31 $. Dans une lettre en date du 24 avril 2015, l’Agence a informé la demanderesse de la décision du ministre de refuser de réaffecter le reste du solde créditeur du compte d’impôt sur le revenu des sociétés au compte de TVH, comme l’avait demandé la demanderesse.

[9]  Le 10 septembre 2015, le comptable de la demanderesse a présenté une seconde demande de réaffectation du solde créditeur à son compte de TVH. Dans une lettre en date du 15 novembre 2016, l’Agence a informé la demanderesse que des crédits frappés de prescription s’élevant à 2 951,20 $, dans le compte d’impôt sur le revenu des sociétés, découlaient de montants préalablement déduits du compte d’un autre programme, et étaient par conséquent réaffectés au compte de TVH. En conséquence, il restait un crédit frappé de prescription de 42 879,11 $ dans le compte d’impôt sur le revenu des sociétés. Le 9 février 2007, l’Agence a envoyé une lettre portant sur la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire, et rejetant la demande de réaffectation de ce crédit restant.

III.  Question en litige et norme de contrôle

[10]  La demanderesse conteste la légitimité de la décision du ministre de rejeter la demande de réaffectation des crédits frappés de prescription. Les parties conviennent qu’il s’agit d’une décision discrétionnaire. Le défendeur soutient que la norme de contrôle applicable à de telles décisions prises par le ministre au titre du paragraphe 221.2(2) de la Loi est celle de la décision raisonnable (voir Cybernius Medical Ltd. c Canada (Procureur général), 2017 CF 226 [Cybernius], aux paragraphes 35 et 36). Même si la demanderesse a exprimé, dans son mémoire des faits et du droit, la même position que le défendeur concernant la norme de contrôle, elle a modifié sa position durant les plaidoiries. La demanderesse continue d’évoquer des arguments pour contester le caractère raisonnable de la décision du ministre; toutefois, s’appuyant sur la décision Clover International Properties (L) Ltd. c Canada (Procureur général), 2013 CF 676 [Clover], aux paragraphes 15 à 18, elle soutient également que la décision du ministre concernait une question de droit isolable, laquelle devrait être examinée selon la norme de décision correcte.

[11]  Dans la décision Clover, la Cour se penchait sur une décision du ministre selon laquelle l’article 221.2 de la Loi ne pouvait être appliqué pour effectuer une réaffectation donnant lieu à un remboursement prescrit aux termes du paragraphe 164(1). La juge Strickland a conclu que cette décision représentait une question de droit isolable susceptible de révision selon la norme de la décision correcte. Les arguments soulevés par la demanderesse en l’espèce concernent la mesure dans laquelle la décision de rejeter la demande de réaffectation reposait sur le fait que les crédits de 42 879,11 $ étaient prescrits, et sur l’absence de ce que le ministre estimait comme des circonstances extraordinaires empêchant le dépôt en temps opportun des déclarations de revenus de la demanderesse. La demanderesse soutient, en partie, que le ministre s’est à tort appuyé sur le paragraphe 164(1) pour établir la portée du pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 221.2(2), et qu’il s’agit là d’une question de droit isolable assujettie à la norme de la décision correcte.

[12]  Je rejette l’idée que la décision du ministre puisse être ainsi caractérisée. Je me pencherai plus en détail sur la décision du ministre, dans la section « Discussion » des présents motifs. Cependant, dans le but de déterminer la norme de contrôle applicable, il suffit de préciser que la décision se résumait à l’examen des circonstances entourant le dépôt tardif des déclarations de revenus de la demanderesse. Il s’agit de questions factuelles. La décision ne témoigne d’aucun exercice implicite d’interprétation de la Loi, ni d’aucune interprétation du paragraphe 221.2(2), lequel peut être considéré comme isolable des questions factuelles examinées dans la décision.

[13]  Je conclus donc, comme l’a fait la juge McVeigh dans la décision Cybernius, où elle examinait une décision comportant des questions factuelles, que la norme de contrôle applicable à la décision du ministre est la norme de la décision raisonnable.

[14]  J’ajouterais que l’unique question sur laquelle doit se pencher la Cour est la suivante : la décision du ministre était-elle déraisonnable?

IV.  Discussion

[15]  Pour comprendre les motifs de la décision faisant l’objet du présent contrôle, il faut prendre en considération à la fois les documents ayant mené à cette décision, et les documents ayant mené à la décision précédente rendue le 24 avril 2015. Tous ces documents se trouvent dans le dossier certifié du tribunal. Le dossier du défendeur contient aussi un affidavit de Dennis Lim, un agent des comptes de l’Agence, qui explique que c’est lui qui a rédigé la lettre du 24 avril 2015 informant la demanderesse que sa demande de réaffectation des crédits frappés de prescription avait été rejetée, parce qu’il n’existait aucune circonstance exceptionnelle l’ayant empêché de produire ses déclarations à temps. Suivant ce raisonnement, le dossier inclut aussi un document préparé par M. Lim, portant le titre [traduction] « Demande de réaffectation des crédits T2 frappés de prescription – Solution recommandée », dans lequel la solution recommandée est définie dans les termes suivants :

Ÿ  [traduction] D’après l’examen effectué, et d’après les entrées des systèmes SUDS et ACS, rien n’indique qu’il existait des circonstances exceptionnelles expliquant pourquoi le propriétaire n’a pas produit ses déclarations à temps. Il était tout simplement systématiquement en retard dans ses déclarations de revenus.

Ÿ  Il a remis à son comptable les renseignements concernant l’année d’imposition 2008 seulement 6 mois avant qu’elle ne soit prescrite. Compte tenu qu’il n’était probablement pas le seul client de son comptable, qui devait aussi préparer les déclarations de revenus antérieures du propriétaire, ce dernier n’a pas été en mesure de produire la déclaration dans le délai prescrit de trois ans.

Pour ces motifs, la réaffectation n’est pas recommandée, et une lettre (aucun examen ministériel) devrait être envoyée.

[16]  Ce document inclut aussi une section intitulée [traduction] « Examen de l’administration centrale », laquelle indique : [traduction] « demande rejetée ». Même s’il semble que M. Lim n’ait pas été le décideur final, rien n’indique dans le dossier que la personne à l’Administration centrale de l’Agence qui a ultimement pris la première décision au nom du ministre a mené une analyse de fond plus approfondie. Ainsi, je considère que le document de recommandation signé par M. Lim et sa lettre subséquente contiennent les motifs invoqués pour rejeter la demande de réaffectation présentée par la demanderesse.

[17]  Dans son affidavit, M. Lim explique que la seconde demande de la demanderesse a été examinée par David Nuytten, un agent des comptes de l’Agence. M. Nuytten a aussi rédigé un document de recommandation, intitulé [traduction] « Deuxième demande de réaffectation des crédits T2 frappés de prescription – Solution recommandée ». Ce document fait état d’une observation de M. Nuytten, selon laquelle rien n’avait changé concernant le compte, ou les directives applicables, depuis le premier examen. On y indique aussi que M. Nuytten est d’accord avec la recommandation originale; le tout est suivi d’une note selon laquelle les documents additionnels présentés avec la seconde demande ne contenaient aucun renseignement nouveau qui aurait pu infirmer la décision initiale. La section intitulée [traduction] « Examen de l’administration centrale » contient la déclaration suivante :

[traduction] Si le contribuable n’a pas présenté de renseignements démontrant l’existence de circonstances exceptionnelles qui l’auraient empêché de présenter sa ou ses déclarations à temps, nous sommes d’accord avec la décision de rejeter cette demande.

[18]  Une fois de plus, le dossier présenté à la Cour n’identifie pas la personne qui, à l’Administration centrale de l’Agence, a pris la décision finale au nom du ministre, ni celle qui a rédigé la lettre subséquente en date du 9 février 2017 informant la demanderesse de la décision de rejeter sa seconde demande de réaffectation. Cependant, j’estime que le document de recommandation signé par M. Nuytten et la lettre connexe énoncent les motifs de la décision. Les paragraphes de fond de la lettre indiquent ce qui suit :

[traduction] Nous confirmons la décision initiale, étant donné que le contribuable n’a présenté aucun renseignement additionnel prouvant l’existence de circonstances exceptionnelles qui l’auraient empêché de présenter ses déclarations dans le délai de trois ans.

L’alinéa 150(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu oblige les sociétés à produire une déclaration de revenus. L’Agence du revenu du Canada est engagée à mettre à la disposition des contribuables les renseignements leur permettant de comprendre leurs obligations fiscales. Les obligations de déclarer et de payer des impôts auxquelles sont assujetties les corporations, ainsi que les restrictions qui encadrent les remboursements lorsque les déclarations ne sont pas produites en temps opportun sont définies dans le Guide T2 — Déclaration de revenus des sociétés, qui se trouve sur notre site Web au www.cra-arc.gc.ca. Ces renseignements sont également disponibles sur notre ligne d’information sans frais au (800) 959-5525.

En outre, nos dossiers indiquent que cette société a des antécédents de retards dans ses déclarations de revenus, et que l’Agence du revenu du Canada lui a fait parvenir de multiples demandes pour qu’elle produise ses déclarations en retard. Les requêtes et les demandes pour produire une déclaration indiquent clairement que les sociétés doivent présenter un formulaire T2 – Déclaration de revenus des sociétés (sauf les organismes de bienfaisance enregistrés) pour chaque année d’imposition, même si elles sont inactives ou si aucun impôt n’est à payer. Ces demandes précisent également l’obligation qu’ont les sociétés de produire leurs déclarations de revenus. Même si la société a été informée de ses obligations fiscales, elle a omis de se conformer à ces demandes. Cela montre que la société a sciemment omis de prendre des mesures pour rectifier la non-conformité dans un délai raisonnable.

En conclusion, nous ne réaffecterons pas les crédits T2 frappés de prescription, parce que nous ne sommes pas convaincus que les circonstances invoquées pour expliquer pourquoi la société n’a pas produit sa déclaration dans les trois ans suivant la fin de l’année d’imposition échappaient au contrôle du contribuable, et parce que la société n’a pris aucune mesure pour rectifier la non-conformité dans un délai raisonnable.

[19]  La demanderesse soutient que ces documents démontrent que la première décision de rejeter la demande, et la décision qui fait l’objet du présent contrôle et qui confirmait cette décision, reposaient sur l’incapacité de la demanderesse à convaincre l’Agence de l’existence de circonstances exceptionnelles l’ayant empêchée de présenter ses déclarations dans le délai prescrit de trois ans, ce qui aurait permis d’éviter la prescription des remboursements. La demanderesse affirme que la décision est déraisonnable car le ministre a omis de prendre en compte d’autres facteurs pertinents à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et a entravé ce pouvoir discrétionnaire, en s’appuyant sur des directives promulguées par l’Agence en lien avec les décisions découlant de l’article 221.2.

[20]  Les directives auxquelles la demanderesse fait référence sont datées de décembre 2016 et sont intitulées [traduction] « Guide de l’utilisateur — Réaffectation des crédits T2 frappés de prescription (les directives). Une annexe aux directives indique qu’elle offre une ligne directrice concernant les circonstances dont il faudrait tenir compte pour établir si le pouvoir discrétionnaire du ministre doit être exercé pour autoriser une réaffectation des crédits frappés de prescription. Cette annexe comprend une section intitulée [traduction] « Circonstances exceptionnelles », laquelle présente des exemples de diverses catégories de circonstances exceptionnelles échappant au contrôle du contribuable et qui auraient pu l’empêcher de produire sa déclaration dans les trois ans suivant la fin de l’année d’imposition. Ces circonstances incluent les catastrophes naturelles ou d’origine humaine, les désordres civils ou les interruptions de service, les maladies graves ou les accidents, et la détresse psychologique ou émotive grave.

[21]  La demanderesse soutient que l’importance accordée dans les directives à la ponctualité de la production des déclarations du contribuable, et à l’existence éventuelle de circonstances exceptionnelles expliquant la production tardive des déclarations, a motivé la décision du ministre de rejeter la demande de réaffectation. Elle conteste à la fois le caractère raisonnable de la politique elle-même, et son application à la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire. La demanderesse souligne que le libellé du paragraphe 221.2(2) ne dit pas que les raisons expliquant qu’un contribuable ait manqué à ses obligations concernant la production de déclarations de revenus constituent un facteur, encore moins un facteur exclusif, régissant l’exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire. La demanderesse soutient aussi que l’obligation de présenter des circonstances exceptionnelles expliquant la production tardive des déclarations va à l’encontre de l’objectif réparateur du paragraphe 221.2(2).

[22]  Pour appuyer ses observations concernant l’objectif du paragraphe 221.2(2), la demanderesse renvoie aux termes employés dans une section présentée au début des directives, où on peut lire ce qui suit :

[traduction] Les présentes directives révisées ont été produites à partir de paramètres limités pour en faciliter l’administration, et garantir que les crédits frappés de prescription ne soient pas remboursés à un contribuable sous forme de débours en espèces, tout en permettant au contribuable constitué en société de faire un choix concernant l’utilisation de ses crédits frappés de prescription qui ont été radiés.

[23]  La demanderesse soutient que l’on peut déduire de la décision Cybernius, du moins implicitement, un objectif législatif similaire; ce dossier reposait sur une série de faits comparables aux faits en l’espèce. Aux paragraphes 53 à 55, la juge McVeigh explique ainsi sa conclusion selon laquelle il était déraisonnable pour le ministre de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour autoriser la réaffectation des crédits frappés de prescription :

[53]  Étant donné que Cybernius est désormais en règle, le refus du ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire afin de s’assurer du paiement de la dette issue des retenues à la source à l’aide du crédit d’impôt existant est déraisonnable. Le cas échéant, le ministre agirait de façon contraire à la raison d’être de la LIR, surtout en considérant l’importance des retenues à la source dans diverses lois du parlement.

[54]  L’appui le plus net au caractère déraisonnable du refus discrétionnaire du ministre réside dans les écrits du juge Urie à la Cour d’appel fédérale dans Optical Recording au paragraphe 27. Bien que le contexte soit légèrement différent, le même principe demeure :

Le pouvoir qui lui est ainsi conféré est celui d’assurer avec certitude que le paiement de l’endettement du débiteur soit reçu. Généralement, la garantie est assurée monétairement. Or, ce pouvoir du ministre ne saurait se limiter à celui qui lui est conféré par la loi pour assurer une telle garantie. Son mandat ministériel lui confère l’autorité de diriger son ministère, non seulement par voie administrative, mais aussi du point de vue de ce que la loi anglaise définit par l’« administration fiscale », ce que j’interprète comme, à titre de créditeur, il soit en droit de procéder au paiement d’un endettement fiscal de la manière la plus propice au versement total de la somme due. Par exemple, si d’insister sur le paiement intégral d’une somme en souffrance pouvait compromettre la solvabilité du contribuable, et réduire la possibilité d’obtenir le paiement intégral, et que le contribuable pouvait poursuivre ses activités commerciales en recevant un sursis de paiement, le ministre peut user de son pouvoir discrétionnaire pour autoriser un paiement échelonné en se prémunissant de toute caution qu’il aura estimée comme nécessaire. Dans les faits, cet état de choses protège le ministère du Revenu, ainsi que la solvabilité du contribuable et sa capacité à payer ses impôts. Le même principe s’applique à la satisfaction d’un contribuable aux exigences d’un ministre dans certains cas relevant de la Partie VIII, lorsqu’un contribuable peut éliminer sa dette d’ici à la fin de l’année d’imposition. Cet usage du pouvoir discrétionnaire doit être encouragé, et non découragé.

[Non souligné dans l’original.]

[55]  Le paiement de la dette fiscale étant de la plus grande importance, le ministre dispose d’un pouvoir discrétionnaire lui permettant de prendre des ententes avec le contribuable afin d’aider au paiement de celle-ci. Ultimement, il importe que les obligations fiscales soient payées.

[24]  La demanderesse fait valoir que l’objectif du paragraphe 221.2(2) est d’octroyer au contribuable une certaine souplesse dans l’affectation des sommes payées en impôt, lorsque ces sommes versées ont donné lieu à des crédits dans un compte de taxes qui sont frappés de prescription et ne peuvent être remboursés, tout en offrant au ministre un moyen de faciliter le paiement de dettes fiscales grâce à la réaffectation de sommes d’un compte de taxes à un autre. La demanderesse reconnaît que le paragraphe 221.2(2) confère un pouvoir discrétionnaire au ministre, et non un droit au contribuable. Cependant, elle soutient que ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé de telle sorte que le contribuable ayant des crédits frappés de prescription puisse être autorisé à réaffecter ces crédits, en l’absence de facteurs militant contre un tel résultat.

[25]  Je ne suis pas disposé à conclure que le pouvoir discrétionnaire du ministre doit être exercé de la manière préconisée par la demanderesse. Une telle conclusion imposerait des contraintes à l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, qui ne se trouvent pas dans le libellé de la Loi. Cependant, j’admets, comme l’a expliqué la juge McVeigh, qu’il est important que les obligations fiscales soient acquittées. Je conviens qu’il est conforme à l’objectif général de la Loi d’interpréter le paragraphe 221.2(2) comme signifiant que l’annulation de dettes fiscales en souffrance est considérée comme un facteur, et en fait un facteur important, à prendre en considération dans l’exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire.

[26]  Étant donné cette conclusion, et après avoir exposé plus haut les motifs de la décision contestée en l’espèce, j’estime que la décision était déraisonnable. Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que la décision était entièrement, ou presque entièrement, fondée sur les retards répétés de la demanderesse dans la production de ses déclarations de revenus, et sur la question de savoir s’il existait ou non des circonstances exceptionnelles qui auraient pu expliquer ou excuser ces retards. Je ne suis pas disposé à conclure que, comme le prétend la demanderesse, ces considérations étaient sans importance; toutefois, il est certain que ces considérations ne sont pas les seules dont il aurait fallu tenir compte.

[27]  Dans ses observations écrites appuyant ses demandes de réaffectation, la demanderesse expliquait qu’elle était une petite entreprise employant cinq personnes et que, si l’Agence n’autorisait pas la réaffectation des crédits frappés de prescription à la dette de l’entreprise au titre de la TVH, M. Pomeroy ne serait pas en mesure de payer l’Agence, et serait confronté à la possibilité de devoir déclarer faillite. Ces observations indiquaient que M. Pomeroy était visé par des privilèges sur ses contrats en cours et devait lutter pour maintenir ses activités commerciales compte tenu de sa dette à l’Agence, et qu’il déployait tous les efforts nécessaires pour tenir ses registres et dossiers à jour, et produire à temps ses déclarations de revenus des sociétés. Ainsi, les observations écrites décrivaient non seulement les difficultés auxquelles serait exposé la demanderesse ou son directeur si la demande de réaffectation devait être rejetée, mais soulevaient aussi la possibilité que l’obligation liée à la TVH ne puisse être payée.

[28]  Le dossier présenté à la Cour ne montre pas que ces facteurs ont été pris en compte dans l’exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire. Le défendeur soutient, à juste titre, qu’au moment de rendre ces décisions discrétionnaires, le ministre est libre de chercher des facteurs plus convaincants et de leur accorder plus de poids qu’à d’autres, et que sa décision de s’appuyer davantage sur les politiques de l’Agence n’indique pas nécessairement qu’il a considéré les lignes directrices comme des lois et, ce faisant, qu’il a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire (voir Lambert c Canada (Procureur général), 2015 CF 1236, au paragraphe 30). Cependant, ma décision n’a rien à voir avec la manière avec laquelle le ministre a soupesé les facteurs pertinents. Elle résulte plutôt du fait que rien au dossier n’indique qu’on a pris en considération ou soupesé les observations de la demanderesse concernant l’effet qu’aurait sur elle, et sur sa capacité à payer son obligation relative à la TVH, le rejet de sa demande de réaffectation.

[29]  L’omission de tenir compte de ces facteurs pourrait s’expliquer par l’importance accordée dans les directives à la question de savoir s’il existe ou non des circonstances exceptionnelles ayant empêché la production des déclarations dans les trois ans suivant la fin de l’année d’imposition applicable. Cependant, la section des directives portant sur les circonstances exceptionnelles, et une section subséquente faisant référence aux erreurs ou aux délais attribuables à l’Agence, sont suivies d’une troisième section, bien que brève, intitulée [traduction] « Autres circonstances ». Cette section prévoit que l’Agence peut également utiliser le pouvoir discrétionnaire du ministre si les circonstances invoquées par un contribuable ne font pas partie des situations décrites précédemment; chaque cas doit être examiné dans son propre contexte. À mon avis, c’est le fait que le ministre a omis de prendre en considération les autres circonstances invoquées par la demanderesse, surtout à la lumière de la perspective jurisprudentielle offerte dans la décision Cybernius, qui rend la décision déraisonnable.

[30]  C’est pourquoi j’ai décidé d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et d’ordonner que la question soit renvoyée au ministre pour un nouvel examen.

V.  Dépens

[31]  Dans leurs observations écrites respectives, les parties ont toutes deux demandé que des dépens lui soient accordés conformément à la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, si elle devait avoir gain de cause. Cependant, lors de l’audience, la demanderesse a changé sa position. Elle a proposé que, si elle devait avoir gain de cause, les dépens lui soient accordés sur la base avocat-client. Elle a adopté ce point de vue, parce que dans ses observations, le défendeur n’a soulevé aucun argument convaincant en lien avec la décision Cybernius et, n’ayant ni interjeté appel ni écarté ce précédent, a agi de manière déraisonnable en obligeant la demanderesse à déposer la présente demande de contrôle judiciaire afin d’obtenir un redressement relativement à la décision contestée. La demanderesse a demandé la possibilité de produire d’autres observations écrites à l’appui de sa thèse sur les dépens, après réception de la décision de la Cour concernant le bien-fondé de la présente demande.

[32]  À l’audience, le défendeur a maintenu la position selon laquelle une adjudication de dépens entre parties était appropriée, et a nié que d’autres observations écrites étaient nécessaires, sauf si la Cour choisissait d’accueillir la demande de dépens de la demanderesse sur une base avocat-client.

[33]  J’ai informé les parties à l’audience qu’après le prononcé de ma décision sur le bien-fondé de la demande, je me pencherais sur la question de savoir si cette décision et les motifs présentés justifiaient la présentation d’autres observations concernant les dépens. Ma conclusion est qu’aucune autre observation n’est nécessaire. Bien que la demanderesse ait eu gain de cause dans la présente demande, et qu’elle ait droit aux dépens, je ne vois aucune raison d’adjuger ces dépens sur une base avocat-client. Comme le soutient le défendeur, chaque demande de contrôle judiciaire doit être examinée individuellement sur le fond, surtout lorsqu’une décision discrétionnaire est en jeu. Même si la décision Cybernius était pertinente concernant l’issue de la présente demande, cette issue dépendait également de l’analyse des circonstances de la présente espèce, et plus particulièrement des facteurs qui ont été et n’ont pas été pris en compte par le ministre pour arriver à la décision contestée.

[34]  Par conséquent, j’adjuge à la demanderesse des dépens, selon la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales. Même si j’ai invité les parties à l’audience à envisager un montant forfaitaire équitable dans l’éventualité où des dépens entre parties seraient adjugés, le défendeur, en particulier, hésitait à s’éloigner de la quantification fondée sur le tarif. C’est pourquoi j’accorderai aux parties la possibilité de s’entendre sur la quantification des dépens fondée sur le tarif, faute de quoi ils feront l’objet d’une évaluation.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-345-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée au ministre pour un nouvel examen.

  2. Les dépens sont accordés à la demanderesse et calculés d’après la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales. Les parties devront s’entretenir, dans un effort en vue d’en venir à une entente sur la quantification desdits dépens, dans les 30 jours suivant la date du présent jugement, et indiquer à la Cour par écrit si elles sont parvenues à une entente sur la quantification, ou si une évaluation des dépens est nécessaire.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour de décembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-345-17

INTITULÉ :

POMEROY’S MASONRY LIMITED c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

St. John’s (Terre-Neuve-et-Labrador)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 octobre 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 26 octobre 2017

COMPARUTIONS :

Douglas Wright

Melissa Saunders

Pour la demanderesse

Maeve Baird

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cox & Palmer

St. John’s (Terre-Neuve-et-Labrador)

 

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

Pour le défendeur

 

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