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Date : 20171024


Dossiers : T-1526-14

T-304-15

T-1539-14

T-1935-14

Référence : 2017 CF 942

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 octobre 2017

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

BOULERICE ET AL.

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE BUREAU DE RÉGIE INTERNE ET LE PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES COMMUNES

défendeurs

et

MAURICE VELLACOTT

intervenant

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Le Bureau de régie interne (le Bureau) et le président de la Chambre des communes (les défendeurs) ont déposé la présente requête préliminaire en vue d’obtenir l’examen par la Cour de la portée et des limites de deux impératifs constitutionnels aussi fondamentaux l’un que l’autre : les privilèges et immunités parlementaires procédant de la séparation des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires de l’État, et le rôle du contrôle judiciaire dans le maintien de la primauté du droit comme [traduction] « l’un des postulats fondamentaux de notre structure constitutionnelle » (Roncarelli c Duplessis, [1959] SCR 121, à la page 142).

[2]  Les défendeurs soutiennent que notre Cour n’a pas compétence pour connaître des quatre demandes de contrôle judiciaire des demandeurs, qui tous sont des députés ou d’anciens députés du Nouveau Parti démocratique du Canada (NPD). Les demandeurs contestent les décisions par lesquelles le Bureau leur reproche d’avoir utilisé les ressources et les services parlementaires d’une manière contraire à ses règlements administratifs. Or, font valoir les défendeurs, notre Cour n’a pas compétence en la matière aux termes de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, de la doctrine du privilège parlementaire et du droit exclusif de la Chambre des communes de gérer ses affaires internes. Pour ces motifs, ils sollicitent la radiation des demandes de contrôle judiciaire sans autorisation de les modifier, ainsi que leur rejet dans leur intégralité.

[3]  Maurice Vellacott, un ancien député du Parti conservateur, a participé à l’instance à titre d’intervenant. Il a obtenu le statut d’intervenant afin d’éclairer le Bureau sur le contexte de sa propre cause. Il souscrit à la thèse des demandeurs comme quoi notre Cour a compétence pour connaître des questions dont elle est saisie en l’espèce.

II.  Décision faisant l’objet du contrôle

[4]  Dans une première décision datée du 2 juin 2014, le Bureau a statué que le NPD avait fait des envois postaux – lesquels avaient fait l’objet d’une enquête – en violation des règlements administratifs du Bureau parce qu’ils avaient été préparés par un parti politique et à son propre profit.

[5]  Le 11 juin 2014, le Bureau a enjoint aux demandeurs de rembourser les frais d’impression et le coût des enveloppes afférents auxdits envois parce qu’ils avaient été engagés en contravention du paragraphe 4(3) et des articles 6 et 7 du Règlement administratif relatif aux députés (le Règlement).

[6]  Dans une troisième décision datée du 12 août 2014, le Bureau a tranché que des députés du NPD avaient enfreint le Règlement en utilisant des ressources parlementaires pour couvrir des frais liés à l’emploi, aux télécommunications et aux déplacements, et que le bureau de recherche du caucus national du NPD avait puisé dans les fonds des bureaux de député pour compléter son budget.

[7]  Enfin, le 3 février 2015, le Bureau a demandé à l’administration de la Chambre d’informer les députés du NPD des montants à rembourser conformément aux décisions du 12 août 2014.

[8]  Après avoir été notifiés des décisions du Bureau, les demandeurs ont présenté à notre Cour des demandes de contrôle judiciaire des décisions susmentionnées (dossiers de la Cour nos T-1526-14, T-304-15, T-1539-14 et T-1935-14). Avant que des éléments de preuve soient signifiés et déposés, les défendeurs ont soumis la présente requête en radiation.

III.  Questions en litige

[9]  La présente requête soulève les questions suivantes concernant la compétence de notre Cour eu égard au contrôle judiciaire des décisions du Bureau :

  1. La Cour fédérale a-t-elle compétence pour procéder au contrôle judiciaire des décisions du Bureau en vertu de la Loi sur les Cours fédérales?

  2. Les décisions du Bureau concernant l’utilisation des ressources par les députés font-elles partie intégrante des travaux parlementaires et, à ce titre, sont-elles protégées par le privilège parlementaire ou relèvent-elles du droit exclusif de la Chambre des communes de gérer ses affaires internes?

IV.  Discussion

[10]  Bien que les défendeurs contestent la compétence de notre Cour pour deux motifs distincts, l’un étant fondé sur la loi et l’autre sur le privilège parlementaire, je conviens avec l’intervenant qu’il faut examiner et trancher les deux arguments avec un certain souci d’uniformité. En adoptant les articles 2, 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, le législateur avait pour objectif de retirer aux cours supérieures des provinces la compétence en matière de contrôle judiciaire sur les décisions de tout office fédéral, réservant cette compétence à la Cour fédérale. Si je conclus que les décisions faisant l’objet du présent contrôle ne sont pas assujetties à un privilège parlementaire, une conclusion comme quoi le Bureau n’est pas un « office fédéral » au sens du paragraphe 2(2) de la Loi sur les Cours fédérales serait pour le moins étrange puisque ses décisions seraient ainsi susceptibles de contrôle judiciaire par les cours supérieures provinciales, ce qui irait à l’encontre de l’intention formelle du législateur.

A.  La Cour fédérale a-t-elle compétence pour procéder au contrôle judiciaire des décisions du Bureau en vertu de la Loi sur les Cours fédérales?

[11]  La Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour connaître des demandes de contrôle judiciaire des décisions de tout office fédéral, conformément aux articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. La Loi sur les Cours fédérales définit ainsi un « office fédéral » :

[…] Conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale, à l’exclusion de la Cour canadienne de l’impôt et ses juges, d’un organisme constitué sous le régime d’une loi provinciale ou d’une personne ou d’un groupe de personnes nommées aux termes d’une loi provinciale ou de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867; (paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales « office fédéral »).

[…] any body, person or persons having, exercising or purporting to exercise jurisdiction or powers conferred by or under an Act of Parliament or by or under an order made pursuant to a prerogative of the Crown, other than the Tax Court of Canada or any of its judges, any such body constituted or established by or under a law of a province or any such person or persons appointed under or in accordance with a law of a province or under section 96 of the Constitution Act, 1867; (Federal Courts Act, ss 2(1) “federal board, commission or other tribunal”).

[12]  Son application au Sénat et à la Chambre des communes – qui n’exercent aucune compétence ni aucun pouvoir conféré par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale – est précisée au paragraphe 2(2) de la Loi :

Il est entendu que sont également exclus de la définition de office fédéral le Sénat, la Chambre des communes, tout comité de l’une ou l’autre chambre, tout sénateur ou député, le conseiller sénatorial en éthique, le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique à l’égard de l’exercice de sa compétence et de ses attributions visées aux articles 41.1 à 41.5 et 86 de la Loi sur le Parlement du Canada, le Service de protection parlementaire et le directeur parlementaire du budget.

For greater certainty, the expression federal board, commission or other tribunal, as defined in subsection (1), does not include the Senate, the House of Commons, any committee or member of either House, the Senate Ethics Officer, the Conflict of Interest and Ethics Commissioner with respect to the exercise of the jurisdiction or powers referred to in sections 41.1 to 41.5 and 86 of the Parliament of Canada Act, the Parliamentary Protective Service or the Parliamentary Budget Officer.

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

[13]  Par conséquent, notre Cour doit décider si les décisions du Bureau échappent à sa compétence aux termes des paragraphes 2(1) et 2(2) de la Loi sur les Cours fédérales.

[14]  À mon sens, la réponse est non.

[15]  Selon la Loi, un « office fédéral » doit exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale. Le Bureau a été constitué sous le régime de l’article 50 de la Loi sur le Parlement du Canada, LRC 1985, c P-1, qui est une loi fédérale.

[16]  Selon la Loi sur le Parlement du Canada, le Bureau est chargé des questions financières et administratives intéressant la Chambre des communes, ses locaux, ses services et son personnel, ainsi que les députés (article 52.3).

[17]  Les défendeurs invoquent l’arrêt Southam Inc v Canada (Attorney General), [1990] 3 FCR 465 (CA), dans lequel la Cour d’appel fédérale conclut que la Cour fédérale n’a pas compétence pour connaître des demandes concernant les travaux du Sénat. Avant de tirer cette conclusion, la Cour s’est demandé si les trois conditions conférant la compétence à la Cour fédérale étaient réunies (telles qu’elles ont été énoncées par Cour suprême du Canada dans l’arrêt ITO-Int’l Terminal Operators c Miida Electronics, [1986] 1 RCS 752).

[18]  La Cour d’appel fédérale a conclu que le Sénat n’est pas un « office fédéral ». Suivant la définition donnée au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales, un « office fédéral » doit exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale. Étant donné que le Sénat tire ses privilèges, ses immunités et ses pouvoirs de l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 et non d’un acte législatif, il ne constitue pas un office fédéral selon la définition prescrite (Southam, précité, au paragraphe 26).

[19]  La compétence et les pouvoirs du Bureau sont clairement définis à l’article 52.3 de la Loi sur le Parlement du Canada; ils ne découlent pas de privilèges constitutionnels. Contrairement à ce que soutiennent les défendeurs, un pouvoir conféré par la Loi sur le Parlement du Canada n’est pas forcément l’expression des privilèges établis à l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867. Seulement les privilèges, les immunités et les pouvoirs prévus et expressément restreints à l’article 4 de la Loi sur le Parlement du Canada découlent de l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 :

Sénat, Chambre des communes et leurs membres

Parliamentary privileges, immunities and powers

4. Les privilèges, immunités et pouvoirs du Sénat et de la Chambre des communes, ainsi que de leurs membres, sont les suivants :

4. The Senate and the House of Commons, respectively, and the members thereof hold, enjoy and exercise

a) d’une part, ceux que possédaient, à l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867, la Chambre des communes du Parlement du Royaume­Uni ainsi que ses membres, dans la mesure de leur compatibilité avec cette loi;

(a) such and the like privileges, immunities and powers as, at the time of the passing of the Constitution Act, 1867, were held, enjoyed and exercised by the Commons House of Parliament of the United Kingdom and by the members thereof, in so far as is consistent with that Act; and

b) d’autre part, ceux que définissent les lois du Parlement du Canada, sous réserve qu’ils n’excèdent pas ceux que possédaient, à l’adoption de ces lois, la Chambre des communes du Parlement du Royaume­Uni et ses membres.

(b) such privileges, immunities and powers as are defined by Act of the Parliament of Canada, not exceeding those, at the time of the passing of the Act, held, enjoyed and exercised by the Commons House of Parliament of the United Kingdom and by the members thereof.

[20]  Ce n’est pas le cas de l’article 52.3 de la Loi sur le Parlement du Canada, qui constitue le Bureau et lui confère ses pouvoirs. La plupart des dispositions de la Loi ne portent pas sur des privilèges parlementaires constitutionnels et ont été adoptées, à mon avis, en application de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[21]  Dans l’arrêt Southam, la Cour d’appel fédérale observe que si l’on considère le sens ordinaire de l’expression « office fédéral », le Sénat ne peut pas être qualifié ainsi. La Cour explique que puisque le Sénat, à l’instar de la Chambre des communes, fait partie intégrante du processus de constitution des offices fédéraux, il ne peut être considéré comme agissant au même échelon (Southam, précité, au paragraphe 28).

[22]  La présente instance ne concerne ni le Sénat ni la Chambre des communes, des institutions centrales à notre régime politique libre et démocratique (Southam, précité, au paragraphe 29, citant Re House of Commons and Canada Labour Relations Board, 1986 CanLII 4052 (CAF), au paragraphe 36). En cause ici se trouve une entité auxiliaire investie de la responsabilité et du pouvoir d’administrer l’utilisation des ressources et des services par ses membres. De toute évidence, les fonctions et les pouvoirs délégués du Bureau ne lui confèrent pas les mêmes protections que le Sénat et la Chambre des communes parce qu’il ne joue pas un rôle aussi névralgique dans ce que nous considérons comme une démocratie libre.

[23]  Dans la foulée de l’arrêt Southam, le paragraphe 2(2) a été ajouté à la Loi sur les Cours fédérales. Il exclut expressément la Chambre des communes, les comités de l’une ou l’autre chambre, les sénateurs et les députés de la compétence de la Cour fédérale. Les demandeurs font valoir que l’exclusion vise explicitement le Bureau, mais ils ne citent aucune jurisprudence à l’appui.

[24]  Outre le Sénat, la Chambre des communes et leurs membres, le législateur précise les fonctions et les instances qu’il souhaite expressément soustraire à la compétence de la Cour fédérale en matière de contrôle judiciaire au paragraphe 2(2) de la Loi sur les Cours fédérales, mais le Bureau n’en fait pas partie. L’intervenant soutient par conséquent que si le législateur avait eu l’intention de priver notre Cour de tout droit de regard sur les pouvoirs exercés en vertu de la Loi sur le Parlement du Canada, il l’aurait énoncé explicitement.

[25]  Après l’arrêt Southam et la précision apportée ensuite au paragraphe 2(2) de la Loi sur les Cours fédérales, la jurisprudence dominante statuait que le Sénat n’est pas un « office fédéral ». Dans l’arrêt Marcus c Waddell, 1997 CanLII 5487 (CAF), la Cour d’appel fédérale a conclu qu’un député du Parlement agissant à titre individuel ne peut pas être considéré comme un « office fédéral ». Dans la décision Galati c Canada (Gouverneur général), 2015 CF 91 [Galati], notre Cour a confirmé qu’à titre individuel, les députés de la Chambre des communes échappent à la définition d’un « office fédéral » du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales et que, quand ils votent, les ministres du Cabinet ne sont pas différents des autres membres du Parlement (aux paragraphes 63 et 64). La Cour a ajouté que le gouverneur général, quand il octroie la sanction royale, échappe également à l’application de la compétence de notre Cour (Galati, précitée, aux paragraphes 32 et 53). Toutefois, la prise d’une décision ou d’une ordonnance, ou l’exercice d’une compétence ou d’un pouvoir par un ministre aux termes d’une loi fédérale peut faire « intervenir la compétence de la Cour » (Galati, précitée, au paragraphe 65).

[26]  Je ne souscris pas à l’argument des défendeurs selon lequel le Bureau n’est rien de plus qu’un « comité » de la Chambre des communes. Les comités permanents, législatifs et spéciaux, de même que les sous-comités de la Chambre des communes sont des organes parlementaires qui sont les produits des travaux et des ordres permanents de la Chambre ou d’une tradition parlementaire. « Un comité parlementaire est un groupe restreint de députés créé et mandaté par la Chambre pour s’acquitter d’une ou plusieurs tâches précises » (Audrey O’Brien et Marc Bosc, éd., La procédure et les usages de la Chambre des communes, 2e éd., Ottawa, Chambre des communes, 2009) au chapitre 20, « Les comités »). Les comités ne sont pas créés en vertu d’une loi fédérale et leurs pouvoirs ne leur sont pas conférés par une telle loi. Ils examinent les politiques, ils prennent part à l’élaboration des lois et ils exercent des fonctions qui sont au cœur des pouvoirs législatifs.

[27]  Ce n’est pas le cas du Bureau. Ses fonctions sont exclusivement de nature financière et administrative.

[28]  À mon avis, et quoi qu’en disent les défendeurs, on ne fait pas [traduction] « triompher la forme sur le fond » en reconnaissant qu’il existe des différences fondamentales entre un comité de la Chambre et le Bureau.

[29]  Si la définition d’« office fédéral » ne s’applique pas au Bureau, notre Cour ne pourrait pas procéder au contrôle judiciaire de ses décisions de licencier le chauffeur d’un député ou un garde de sécurité de la Chambre des communes, par exemple. Ces décisions devraient donc être portées à l’attention d’une cour supérieure provinciale puisqu’il a été conclu dans les deux cas qu’elles n’appartiennent à aucune catégorie de privilège parlementaire (Canada (Chambre des communes) c Vaid, 2005 CSC 30; Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ) c Chagnon, 2017 QCCA 271 (QL)). Une telle conclusion irait à l’encontre de l’effet et de l’objet de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, qui confère à notre Cour la compétence exclusive sur les décisions des offices fédéraux. La Loi n’autorise pas le pouvoir de transfert de compétence pour priver les cours supérieures d’une compétence existante en matière de contrôle judiciaire.

[30]  Enfin, l’article 52.2 de la Loi sur le Parlement du Canada octroie au Bureau la capacité d’une personne physique « pour l’exercice des pouvoirs et l’exécution des fonctions qui lui sont attribués par la présente loi » et, à ce titre, il peut conclure des contrats, des ententes ou d’autres arrangements. Cette capacité et ces pouvoirs seraient incompatibles avec l’idée d’une immunité contre le contrôle judiciaire en raison du privilège parlementaire.

[31]  L’on ne doit pas en conclure qu’aucune décision ou action du Bureau n’est protégée au titre d’une catégorie de privilège parlementaire reconnue, mais simplement qu’il n’échappe pas à la compétence que les articles 2 et 18 de la Loi sur les Cours fédérales confèrent expressément à notre Cour.

B.  Les décisions du Bureau concernant l’utilisation des ressources par les députés font-elles partie intégrante des travaux parlementaires et, à ce titre, sont-elles protégées par le privilège parlementaire ou relèvent-elles du droit exclusif de la Chambre des communes de gérer ses affaires internes?

[32]  Les privilèges parlementaires découlent du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, qui dote le Canada d’« une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni ». Comme il a été observé précédemment, l’article 18 restreint les privilèges que le législateur peut accorder à la Chambre des communes à ceux que possédait la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni au moment de l’entrée dans la Confédération. Il s’ensuit que les défendeurs peuvent revendiquer seulement les privilèges parlementaires qui se situent à l’intérieur de cette portée législative et constitutionnelle.

[33]  Au Canada, le privilège parlementaire est également subordonné à ce qui est considéré comme indispensable pour assurer le bon fonctionnement de la législature (Vaid, précité, au paragraphe 41). Dans l’arrêt Vaid, la Cour suprême du Canada a établi une approche à deux volets pour statuer sur l’existence d’un privilège parlementaire : il faut décider si la catégorie affirmée par la partie qui invoque un privilège est établie en vertu d’une jurisprudence antérieure, puis si la partie qui invoque le privilège a établi la nécessité.

[34]  La charge de démontrer que les décisions en litige appartiennent à une catégorie de privilèges reconnue revient aux défendeurs. À mon avis, ils ne s’en sont pas acquittés.

[35]  Dans l’arrêt Vaid, La Cour suprême expose comme suit les catégories de privilèges reconnues : la liberté de parole; le contrôle qu’exercent les Chambres du Parlement sur les [traduction] « débats ou travaux du Parlement »; le pouvoir d’exclure les étrangers des débats et le pouvoir disciplinaire du Parlement à l’endroit de ses membres et des non-membres qui s’ingèrent dans l’exercice des fonctions du Parlement, y compris l’immunité contre l’arrestation dont jouissent les membres du Parlement pendant une session parlementaire (Vaid, précité, au paragraphe 29.10).

1)  Travaux parlementaires

[36]  Les défendeurs soutiennent que les activités du Bureau sont visées par la catégorie de privilège dite des « Débats et travaux parlementaires », conformément à l’article 9 de la déclaration des droits du Royaume-Uni (Freedom of Speech) :

[traduction] Que la liberté de parole, des débats ou des procédures ne devrait être attaquée ou remise en question devant aucun tribunal ni ailleurs qu’au Parlement (Bill of Rights, 1688 (R.-U.), 1 Will & Mar Sess 2, ch. 2).

[37]  Selon les défendeurs, la définition de « Débats et travaux parlementaires » est large et [traduction] « englobe tout ce qui est dit ou fait dans l’une ou l’autre des Chambres dans le cadre des activités parlementaires » (citant la décision R v Duffy de la Cour de justice de l’Ontario, 2015 ONCJ 694 (QL), au paragraphe 88, laquelle est fondée sur un écrit de Robert W Hubbard, The Law of Privilege in Canada, Aurora (Ontario), Canada Law Book, 2006 (feuilles mobiles 21, ch. 6, p. 32).

[38]  Cependant, dans la décision Duffy, la Cour n’a pas tenu compte de la conclusion de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vaid, selon laquelle ne fait pas [traduction] « partie des travaux du Parlement tout ce qui est dit ou fait au sein de la Chambre pendant qu’elle siège. Certains mots ou actes peuvent n’avoir aucun lien avec l’objet du débat ou, dans un sens plus général, avec les affaires dont la Chambre est validement saisie » [non souligné dans l’original]. (Vaid, précité, au paragraphe 43, citant David Lidderdale, éd., Erskine May’s Treatise on The Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament, 19e éd., Londres, Butterworths, 1976, p. 89).

[39]  L’objet principal de la catégorie de privilège « Débats ou travaux parlementaires » est [traduction] « sans doute de protéger la liberté de parole au sein de la Chambre des communes » (R v Chaytor and others, [2010] UKSC 52, au paragraphe 28).

[40]  Dans l’arrêt Chaytor, la Cour suprême du Royaume-Uni a cherché à établir si les demandes de remboursement de frais relèvent d’un privilège parlementaire. La Cour a observé que pour déterminer si un élément est visé par la catégorie de privilège « Débats ou travaux parlementaires », il faut déterminer s’il touche de près [traduction] « les activités essentielles du Parlement » (Chaytor, précité, au paragraphe 47). Selon la Cour, l’immunité que confère le privilège parlementaire aux débats ou aux travaux d’une chambre vise à protéger la liberté d’expression des membres, et les demandes de remboursement de frais ne font pas partie des « Débats ou travaux parlementaires » (Chaytor, précité, aux paragraphes 47 et 48).

[41]  Étant donné que la Cour doit seulement établir l’existence et la portée d’un privilège invoqué – il ne lui est pas demandé d’évaluer la façon dont il a été appliqué ou exercé –, je suis d’avis que l’analyse et les conclusions de la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’arrêt Chaytor (le privilège était invoqué dans un contexte criminel) s’appliquent de la même façon dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

2)  Affaires internes

[42]  Les défendeurs soutiennent subsidiairement que même si le Bureau et ses activités ne sont pas visés par la catégorie de privilège « Débats et travaux parlementaires », ses fonctions et ses décisions relèvent exclusivement de la Chambre des communes et sont nécessaires à son bon fonctionnement. Il s’agit ici de déterminer si la question relève d’une catégorie nécessaire de sujets sans lesquels la dignité et l’efficacité de la Chambre ne sauraient être maintenues.

[43]  Dans l’arrêt Vaid, la Cour suprême du Canada a reconnu que l’indépendance constitutionnelle de la Chambre des communes comprend son droit de gérer les questions internes à l’abri de l’ingérence des tribunaux. Toutefois, elle a conclu que l’expression « affaires internes » n’était pas la meilleure pour désigner le privilège invoqué, en soulignant que si la définition d’un privilège est trop libérale, elle risque de chevaucher la plupart des objets de privilèges reconnus historiquement comme formant une catégorie (Vaid, précité, aux paragraphes 50 et 51).

[44]  Dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting Co. c Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 RCS 319 [New Brunswick Broadcasting], la Cour suprême du Canada observe que « les organismes législatifs canadiens peuvent revendiquer en tant que privilèges inhérents les droits nécessaires à leur fonctionnement » (à la page 381). Le critère approprié pour décider s’il est justifié d’invoquer un privilège est la nécessité (New Brunswick Broadcasting, précité, à la page 381). La Cour suprême du Canada explicite le critère de nécessité et conclut qu’il est appliqué non pas comme une norme pour juger le contenu du privilège revendiqué, mais pour déterminer le domaine nécessaire de compétence « parlementaire » ou « législative » absolue et exclusive. Si une question relève de cette catégorie nécessaire de sujets sans lesquels la dignité et l’efficacité de l’Assemblée ne sauraient être maintenues, les tribunaux n’examineront pas les questions touchant ce privilège.

[45]  En l’espèce, contrairement aux décisions Villeneuve v Legislative Assembly et al., 2008 NWTSC 41 (QL), et Filion c Chagnon, 2016 QCCS 6146 (QL), l’objet du litige n’est pas l’administration des allocations et des avantages des députés, mais plutôt l’utilisation alléguée de ressources et de services parlementaires à des fins politiques et non pour l’exercice de fonctions parlementaires.

[46]  Les tribunaux doivent décider s’il existe une nécessité suffisante pour justifier un privilège, dont il revient à la partie invoquant le privilège de faire la preuve. Or, les défendeurs n’ont cité aucune jurisprudence à l’appui de la thèse voulant que les questions en litige touchent à l’essentiel des fonctions parlementaires et que, sans l’immunité revendiquée, la Chambre des communes serait paralysée et ne pourrait remplir ses fonctions législatives. Ils présentent des arguments juridiques très minces pour expliquer en quoi les décisions du Bureau concernant l’utilisation des ressources et des services par les députés contribuent au maintien de la dignité et de l’efficacité de la Chambre des communes et à sa capacité de fonctionner en tant qu’organisme législatif.

[47]  Dans l’arrêt Chaytor, la Cour suprême du Royaume-Uni cite quelques passages du Joint Committee on Parliamentary Privilege Report (CL, document 43-1, HC 214-1, 1998-1999) :

[traduction]

247. La ligne de démarcation entre les activités privilégiées et les activités non privilégiées de chaque Chambre n’est pas facile à tracer. La meilleure façon de déterminer où elle se situe consiste peut-être à dire que les questions à l’égard desquelles les cours de justice ne devraient pas intervenir s’étendent au-delà des travaux du Parlement, mais que les questions privilégiées doivent être si étroitement et si directement liées aux travaux du Parlement que l’intervention des cours de justice serait incompatible avec la souveraineté du Parlement en sa qualité d’assemblée législative et délibérante. […]

248. Il s’ensuit que les fonctions de gestion, pour ce qui est de la fourniture de services dans l’une ou l’autre Chambre, ne sont qu’exceptionnellement assujetties au privilège. En particulier, les activités de la Commission de la Chambre des communes, organisme législatif constitué en vertu de la House of Commons (Administration) Act 1978, ne sont généralement pas visées par le privilège, et la gestion et l’administration des services de la Chambre ne le sont pas non plus. La limite n’est pas claire. Il arrive que la gestion des deux chambres porte sur des questions directement liées aux activités visées à l’article 9. Ainsi, le fonds de pension des députés est en partie régi par des résolutions de la Chambre. Il en va de même pour les salaires des membres et pour la nomination d’autres membres de la Commission de la Chambre des communes en application de l’alinéa 1(2)d) de la House of Commons (Administration) Act. Ces résolutions et ordonnances font partie des travaux parlementaires, mais pas leur mise en application.

[48]  Selon la House of Commons (Administration) Act 1978 (R.-U.), c 36, la composition et les fonctions de la Commission s’apparentent à celles du Bureau. Par conséquent, la thèse retenue par la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’arrêt Chaytor et par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vaid s’applique également aux décisions faisant l’objet du présent contrôle judiciaire.

[49]  Je suis d’accord avec l’intervenant que les défendeurs invoquent à tort l’ordonnance de production dont il est question dans la décision Duffy. Dans cette décision, la Cour de justice de l’Ontario n’a pas tranché que toutes les questions concernant les frais relevaient du pouvoir exclusif du Sénat. Cependant, elle a observé que le rapport de vérification interne visé par l’ordonnance de production était un rapport ou un document présenté lors d’une séance à huis clos d’un sous-comité du Sénat. Le Sénat n’ayant pas revendiqué de privilège à l’égard des demandes de remboursement de frais, la Cour de justice de l’Ontario a pu faire une distinction entre les circonstances de l’affaire Duffy et celles de l’affaire Chaytor devant la Cour suprême du Royaume-Uni.

[50]  « Le fondement historique de tout privilège parlementaire est la nécessité. Si une sphère d’activité de l’organe législatif pouvait relever du régime de droit commun du pays sans que cela nuise à la capacité de l’assemblée de s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles, l’immunité ne serait pas nécessaire et le privilège revendiqué inexistant. » [Renvois omis.] (Vaid, précité, point 5 du paragraphe 29). Les défendeurs ne m’ont pas convaincue que les activités de la Chambre des communes ont été gênées ou qu’elle a été empêchée de remplir ses fonctions constitutionnelles après le dépôt de la demande de contrôle judiciaire par les demandeurs.

V.  Conclusion

[51]  Pour les motifs exposés ci-dessus, je suis d’avis que le Bureau est un « office fédéral » au sens de l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales et que la Cour a compétence pour examiner les décisions qui ne sont pas visées par une catégorie reconnue de privilèges parlementaires. Je suis également d’avis que les défendeurs n’ont pas établi que les quatre décisions faisant l’objet du contrôle judiciaire bénéficient de la protection d’un privilège parlementaire connu ou par l’indispensable immunité que la loi confère aux députés pour leur permettre d’accomplir leur travail législatif. La requête en radiation des défendeurs sera rejetée et les dépens seront adjugés aux demandeurs.


ORDONNANCE DANS LES DOSSIERS T-1526-14, T-304-15, T-1539-14 et T-1935-14

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La requête en radiation des demandes de contrôle judiciaire déposée par le Bureau de régie interne et le Président de la Chambre des communes est rejetée.

  2. Les dépens sont adjugés au défendeur.

  3. Une copie de la présente ordonnance et des présents motifs est versée aux dossiers portant les numéros T-1526-14, T-304-15, T-1539-14 et T-1935-14.

  4. Aux fins de la présente instance, l’intitulé est modifié afin d’ajouter Maurice Vellacott à titre d’intervenant.

« Jocelyne Gagné »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour de janvier 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T-1526-14, T-304-15,T-1539-14, T-1935-14

INTITULÉ :

BOULERICE ET AL. c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE BUREAU DE RÉGIE INTERNE ET LE PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES COMMUNES

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 27 et 28 juin 2017

Ordonnance et motifs :

LA JUGE GAGNÉ

DATE DES MOTIFS :

Le 24 octobre 2017

COMPARUTIONS :

Julius H. Grey

POUR LES DEMANDEURS

James R.K. Duggan

Alexander Duggan

Pour les demandeurs

Guy J. Pratte

Nadia Effendi

Pour les défendeurs

LE BUREAU DE RÉGIE INTERNE ET

LE PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES COMMUNES

Nicholas McHaffie

POUR L’INTERVENANT

MAURICE VELLACOTT

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grey Casgrain, S.E.N.C.

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

Duggan Avocats

Montréal (Québec)

Pour les demandeurs

Alexander Pless

Ministère de la Justice

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Borden Ladner Gervais

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour les défendeurs

LE BUREAU DE RÉGIE INTERNE ET

LE PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES COMMUNES

Stikeman Elliott LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTERVENANT

MAURICE VELLACOTT

 

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