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Date : 20171030


Dossier : IMM-859-17

Référence : 2017 CF 970

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 octobre 2017

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

PIRATHEEPAN KAILAJANATHAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur est un jeune Tamoul originaire du nord du Sri Lanka. Il est arrivé au Canada en 2010. Un agent d’examen des risques avant renvoi (ERAR) a conclu que le demandeur ne courait aucun risque s’il retournait au Sri Lanka, en dépit de son profil et des renseignements contraires dans la documentation sur la situation du pays. Un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi au Sri Lanka a été accordé en mars 2017, en attendant l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR. Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

I.  Résumé des faits

[2]  Le demandeur est né dans le district de Jaffna, au Sri Lanka. Pendant la guerre civile de 1995, il a fui vers une autre région du Sri Lanka. Il est retourné à Jaffna en 1996 et, à la fin de ses études, il est allé travailler pour son père dans un atelier de réparation. En 2008, les Tigres de libération de l’Eelam Tamoul (TLET) ont fait pression sur le demandeur pour qu’il joigne leurs rangs. En 2010, il a subi des pressions pour intégrer le Parti démocratique de l’Eelam (PDE). Après son refus, il aurait été emmené dans un camp de l’armée où il aurait subi de la torture. Il en aurait été libéré grâce à un pot-de-vin versé par son père.

[3]  Le demandeur a fui le Sri Lanka et est arrivé au Canada en août 2010. La Section de la protection des réfugiés a rejeté sa demande d’asile en raison de ses conclusions défavorables sur sa crédibilité. Le demandeur n’a pas produit de pièce d’identité, et la Section de la protection des réfugiés n’a pas cru ses explications sur son arrivée au Canada en provenance de la Suisse. En mai 2013, la Cour fédérale a rejeté la demande d’autorisation visant la décision de la Section de la protection des réfugiés.

[4]  La demande d’ERAR du demandeur a été rejetée le 19 décembre 2016. Le 2 mars 2017, il a soumis une demande de résidence permanente au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire et, le 23 mars 2017, le juge Manson a ordonné un sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion prise contre lui.

II.  Décision relative à l’ERAR

[5]  L’ERAR porte sur les conditions qui règnent dans le pays d’origine du demandeur et vise à déterminer si un retour là-bas l’exposerait à un risque.

[6]  En l’espèce, l’agent a examiné les éléments de preuve présentés par le demandeur, qui comprenaient des éléments de preuve documentaire liée à la situation au Sri Lanka. L’agent a accordé beaucoup d’importance à un rapport du Home Office du Royaume-Uni (le rapport) faisant état des risques considérables pesant sur les Tamouls qui retournent au Sri Lanka, mais il a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’offrir une protection internationale à un Tamoul qui n’avait pas eu de lien important avec les TLET. L’agent a également tenu compte de plusieurs rapports sur la situation problématique des droits de la personne au Sri Lanka, et notamment de comptes rendus sur la persistance d’un risque élevé que les Tamouls revenant de l’étranger soient arrêtés en raison de liens soupçonnés avec les TLET. L’agent reprend les conclusions de la Section de la protection des réfugiés selon lesquelles le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve attestant qu’il était recherché par un groupe ou les autorités du Sri Lanka en raison d’une affiliation quelconque avec les TLET dans le passé.

[7]  L’agent n’a pas accordé beaucoup d’importance à la lettre de mai 2016 provenant du frère du demandeur. Son frère y raconte qu’il avait reçu la visite d’un policier et de deux militaires qui cherchaient le demandeur. L’agent a conclu que la lettre était intéressée. S’en remettant aux conclusions de la Section de la protection des réfugiés quant à la crédibilité du demandeur, l’agent a conclu que très peu d’éléments de preuve établissaient qu’il serait pris pour cible par des groupes du Sri Lanka.

[8]  Même si les éléments de preuve documentaire objective sur la situation au Sri Lanka n’étaient pas clairs, l’agent a conclu que le fait d’être Tamoul ou d’avoir vécu dans une région contrôlée par les TLET n’était pas en soi un facteur de risque. La demande d’ERAR a donc été rejetée.

III.  Question en litige

[9]  Même si le demandeur a soulevé plusieurs questions, la manière dont l’agent a traité les éléments de preuve est déterminante en l’espèce. À cet égard, l’analyse portera sur les questions suivantes :

  1. La lettre du frère du demandeur constitue-t-elle un nouvel élément de preuve?
  2. L’agent a-t-il raisonnablement examiné le profil du demandeur au vu du dossier?

IV.  Norme de contrôle

[10]  L’évaluation d’une demande sous le régime des articles 96 et 97 de la LIPR soulève des questions mixtes de fait et de droit et s’examine selon la norme de la décision raisonnable (A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 394). Une décision raisonnable tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité », et elle appartient aux issues raisonnables (Dunsmuir c New Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

V.  Discussion

1.  La lettre du frère du demandeur constitue-t-elle un nouvel élément de preuve?

[11]  Le demandeur conteste le traitement que l’agent a réservé aux éléments de preuve. Il estime que l’agent n’a pas correctement apprécié tous les éléments de preuve et leur valeur probante, et qu’il a commis une erreur en rejetant un nouvel élément de preuve au motif qu’il s’agissait d’une lettre de son frère.

[12]  L’agent devait évidemment tenir compte de la décision de la Section de la protection des réfugiés et de ses conclusions sur la crédibilité (Obeng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 61, au paragraphe 29), mais une exception existe si le demandeur fournit un nouvel élément de preuve établissant les risques allégués (Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, au paragraphe 13). Surtout, le demandeur n’a pas l’obligation de faire valoir de nouveaux risques. Il doit simplement produire un élément de preuve nouveau concernant un risque déjà allégué (Jiminez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 938, au paragraphe 10 [Jiminez]).

[13]  Par conséquent, un nouvel élément de preuve dans le cadre d’un ERAR est admissible dès lors que « des faits nouveaux, concernant soit la situation ayant cours dans le pays, soit la situation personnelle du demandeur » (Elezi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 240, au paragraphe 27) auraient pu amener la Commission à statuer autrement (Jiminez, au paragraphe 11).

[14]  En l’espèce, la visite au domicile du demandeur en 2012 et la lettre du frère en 2016 font valoir les mêmes allégations de risque, à savoir que des personnes qui cherchaient le demandeur se sont présentées au domicile familial. La Section de la protection des réfugiés a conclu au manque de crédibilité de l’élément de preuve datant de 2012 parce qu’il n’existait pas sous forme écrite.

[15]  Or, l’agent a été saisi d’une lettre constituant un élément de preuve nouveau, qui corroborait les allégations de risque formulées auparavant devant la Section de la protection des réfugiés. Si la Section de la protection des réfugiés avait eu cet élément de preuve à sa disposition, elle l’aurait examinée à la lumière des autres éléments de preuve et sa conclusion aurait pu être différente, d’autant plus qu’elle avait insisté pour qu’un document écrit soit soumis concernant la visite chez le demandeur en 2012. La lettre du frère remplit cette demande de la Section de la protection des réfugiés. En ce sens, elle satisfait au critère d’admissibilité puisqu’elle fournit une nouvelle information probante à l’égard d’un risque qui avait été allégué auparavant. De ce fait, l’agent aurait dû prendre la lettre du frère en considération.

[16]  Le demandeur a aussi raison d’affirmer qu’il n’est pas justifié de rejeter un élément de preuve pour la simple raison qu’il existait un lien de dépendance (Tabatadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24). L’agent n’aurait pas dû rejeter la lettre sommairement au motif qu’elle provenait d’un membre de la famille.

[17]  Le refus par l’agent d’examiner la lettre du frère était donc déraisonnable.

2.  L’agent a-t-il raisonnablement examiné le profil du demandeur au vu du dossier?

[18]  Selon le profil revendiqué, le demandeur est un Tamoul qui est forcé de retourner au Sri Lanka après le rejet de sa demande d’asile. Il invoque les éléments de preuve documentaire au sujet du traitement réservé de manière générale à tous les Tamouls qui retournent au Sri Lanka, pas seulement à ceux qui ont un lien avec les TLET.

[19]  L’agent avait l’obligation d’examiner ces éléments de preuve documentaire. Il est demandé aux agents d’examiner de manière cumulative les facteurs de risque invoqués par un demandeur (K.S. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 999, au paragraphe 42). Ils ne peuvent pas les considérer isolément.

[20]  Cette erreur a fait l’objet d’une analyse dans le contexte d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (Suntharalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 987, aux paragraphes 47 à 50). Dans cette affaire, la Cour a rejeté la décision de la Section de la protection des réfugiés, qui conclut que le demandeur n’était pas ciblé par les autorités pour avoir fait partie des TLET et que, par conséquent, il n’était pas nécessaire de déterminer s’il était exposé à un risque au vu des éléments de preuve. La Cour fait observer ce qui suit :

[47]  De plus, la SPR semble affirmer que, du fait qu’elle n’a pas cru que le demandeur était ciblé par les autorités en raison de son association présumée avec les TLET, il n’est pas nécessaire qu’elle examine s’il court un risque selon la preuve documentaire objective.

[…]

[49]  En toute déférence, les préoccupations de la SPR liées à la crédibilité ne permettent pas de trancher la question de savoir s’il y a un risque grave que le demandeur soit persécuté en sa qualité de demandeur d’asile débouté et rapatrié. Le statut du demandeur à cet égard est établi de façon objective comme demandeur d’asile débouté – sa demande d’asile a été rejetée par la SPR. Cela n’a rien à voir avec la crédibilité.

[50]  L’examen du dossier présenté à la SPR a démontré que des demandeurs d’asile déboutés et rapatriés au Sri Lanka avaient été détenus et torturés (Freedom from Torture Report au par. 7; principes directeurs du HCR au par. 8; risque auquel sont exposés les demandeurs d’asile d’origine ethnique tamoule déboutés qui sont rapatriés au Sri Lanka). La SPR n’a fait référence à aucun document particulier à cet égard. De plus, elle n’a pas répondu à la préoccupation particulière d’un demandeur d’asile débouté qui est ensuite rapatrié. En toute déférence, la SPR était tenue de déterminer s’il y avait un risque grave de persécution du demandeur en qualité de demandeur d’asile débouté et rapatrié.

[21]  J’estime que la présente affaire est analogue et que la même erreur a été commise. L’agent a conclu que le rapport était probant. Toutefois, il n’a pas pris en compte l’ensemble de ses conclusions, y compris celle voulant que les Tamouls qui retournent au Sri Lanka courent des risques importants. L’agent a reconnu la réalité de ces risques mais, plutôt que de les évaluer en fonction du profil du demandeur, il s’en est tenu aux conclusions de la Section de la protection des réfugiés sur la crédibilité.

[22]  L’agent ne peut pas simplement invoquer ces conclusions sans avoir fait un examen complet des éléments de preuve. Cette erreur révèle que l’agent n’a pas pris en compte le profil cumulatif du demandeur, eu égard en particulier à sa situation de Tamoul qui retourne au Sri Lanka, indépendamment de tout autre profil de risque.

[23]  Par conséquent, la décision de l’agent est déraisonnable.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-859-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour réexamen.
  2. Aucune question de portée générale n’est proposée par les parties et l’affaire n’en soulève aucune.
  3. Aucuns dépens ne seront adjugés.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 12e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-859-17

INTITULÉ :

PIRATHEEPAN KAILAJANATHAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 septembre 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

DATE DES MOTIFS :

Le 30 octobre 2017

COMPARUTIONS :

Robert Blanshay

Pour le demandeur

Nicole Rahaman

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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