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Date : 20171030


Dossier : IMM-4566-16

Référence : 2017 CF 964

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 octobre 2017

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

SERGH SAPOJNIKOV

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION,

DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Monsieur Sergh Sapojnikov sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle sa demande de statut de résident permanent au Canada présentée à titre de membre de la catégorie « démarrage d’entreprise » a été refusée. Un agent des visas a décidé que M. Sapojnikov s’était engagé dans le programme d’incubation d’entreprises offert par le Toronto Business Development Centre dans le but d’acquérir un statut au Canada et non d’exploiter l’entreprise visée par l’engagement.

[2]  M. Sapojnikov affirme que la décision a été rendue de manière inéquitable sur le plan procédural. Il fait valoir que l’agent a tiré des conclusions défavorables quant à sa crédibilité en se fondant sur des doutes concernant son historique d’immigration, mais sans lui avoir donné la possibilité de répondre. M. Sapojnikov ajoute que la conclusion de l’agent des visas, selon laquelle sa demande était principalement motivée par la volonté d’acquérir un statut au Canada, a été influencée par l’envoi d’une lettre de dénonciation qui ne lui a jamais été communiquée. Enfin, M. Sapojnikov allègue que l’agent a pris en compte des considérations non pertinentes pour rejeter sa demande.

[3]  Pour les motifs exposés ci-dessous, je souscris à l’argument selon lequel M. Sapojnikov a été traité de manière inéquitable sur le plan procédural dans le processus de demande de visa. Par conséquent, sa demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

I.  Le contexte

[4]  M. Sapojnikov est né dans l’ancienne Union soviétique et est un citoyen israélien. Il se décrit comme un inventeur et un entrepreneur ayant développé une technologie exclusive de cellules solaires hautement efficaces. Il affirme qu’il a construit un prototype fonctionnel de panneaux solaires, qui a été mis à l’essai avec succès par plusieurs tierces parties, lesquelles ont confirmé leur intérêt pour la technologie de M. Sapojnikov.

[5]  En 2005, M. Sapojnikov a constitué une entreprise en Nouvelle‑Écosse, en tant que filiale d’une société mère établie en Israël lui appartenant ainsi qu’à des membres de sa famille. M. Sapojnikov et son épouse ont ensuite obtenu des permis de travail à titre de personnes mutées à l’intérieur d’une même société, leur permettant ainsi de vivre et de travailler au Canada. Leurs permis de travail arrivaient à expiration en 2008. Toutefois, les époux craignaient de retourner en Israël en raison du conflit israélo‑palestinien et de leur peur d’être victimes de discrimination en raison de leur foi chrétienne. La famille a donc présenté une demande d’asile.

[6]  À la suite du rejet de leur demande d’asile en 2011, la famille a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi. Elle a également présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Après que ces deux demandes eurent été rejetées, la famille a quitté le Canada quand elle a été obligée de le faire.

[7]  Au printemps 2014, M. Sapojnikov a communiqué avec le Toronto Business Development Centre (le TBDC). Après six mois [traduction« d’échanges de documents, de conversations et de vérifications avec le TBDC », M. Sapojnikov a signé une entente en vue de sa participation au programme d’incubation d’entreprises et a obtenu un certificat d’engagement du TBDC le 6 octobre 2014. Dans le cadre de cette entente, M. Sapojnikov a payé des frais du programme d’incubation d’entreprises d’un peu plus de 27 000 $ et a accepté de verser au TBDC un pourcentage de tous les revenus éventuels sous forme de redevances. En contrepartie, il devait recevoir du soutien consultatif, des occasions de réseautage ainsi que l’accès à un espace de travail physique et à des outils au TBDC.

[8]  En octobre 2014, M. Sapojnikov a présenté une demande de résidence permanente à titre de membre de la catégorie « démarrage d’entreprise » (la CDE); cette demande était fondée sur son certificat d’engagement. La demande comprenait une demande de permis de travail à titre de membre de la CDE, et M. Sapojnikov a ensuite présenté des demandes d’autorisations de revenir au Canada pour lui et pour sa famille, selon la proposition des autorités de l’immigration.

[9]  Les notes du 4 juin 2015 d’un agent des visas énoncent qu’une lettre de dénonciation a été reçue le 20 janvier 2015 d’un individu nommé Vacheslav Kleiman. Dans la lettre, ce dernier prétendait que M. Sapojnikov avait reçu des sommes d’argent importantes de deux autres personnes ou de leurs familles en échange de leur inclusion dans son projet d’entreprise, afin de les aider à acquérir la résidence permanente au Canada. Les notes énoncent en outre que les autorités de l’immigration ont tenté de communiquer en vain avec l’auteur de la lettre de dénonciation.

[10]  Les notes de l’agent indiquent aussi que les renseignements contenus dans la lettre de dénonciation donnaient à penser que M. Sapojnikov [traduction« pourrait avoir fait des déclarations trompeuses aux deux autres familles en exagérant le rôle qu’elles pourraient avoir dans le processus d’immigration relatif à l’acquisition du statut de résident permanent au Canada » et que [traduction« bien que ce ne soit pas prouvé, il s’agissait peut‑être d’un moyen pour le demandeur (SAPOJNIKOV, Sergh) d’obtenir des fonds additionnels (étant donné le manque de travail à Seven Way Ltd. qu’il a fait valoir) afin de lui permettre de payer les frais liés à sa demande de résidence permanente ».

[11]  Le lendemain, une lettre relative à l’équité procédurale a été envoyée à M. Sapojnikov, dans laquelle il lui était demandé de fournir davantage de renseignements sur sa société et sur les projets qu’il avait entrepris. Il lui était aussi demandé de fournir des déclarations de revenus personnelles et d’entreprise pour les cinq dernières années, ainsi que la preuve de fonds d’établissement et des certificats de police pour lui et pour son épouse. Aucune mention n’était toutefois faite à M. Sapojnikov concernant la réception d’une lettre de dénonciation ni les renseignements contenus dans celle‑ci.

[12]  M. Sapojnikov a répondu à cette demande les 9 et 28 juin 2015, et a fourni des renseignements détaillés en réponse concernant son plan d’affaires et sa technologie. Il a aussi fourni des lettres d’entités canadiennes exprimant leur intérêt à l’égard de sa technologie. Il a expliqué pourquoi les déclarations de revenus n’existaient pas et a déclaré détenir 47 000 $ en espèces, et a fourni la preuve d’un virement de 28 334,75 $ dans le compte en fiducie du TBDC à la Banque Royale du Canada.

[13]  M. Sapojnikov a aussi produit un contrat selon lequel il a conçu une lampe intelligente à DEL pour la culture de plantes, pour laquelle il avait reçu un paiement de 24 000 $. Il a aussi présenté un contrat dont il ressort qu’il a conçu et installé un système de sécurité selon le concept des « maisons intelligentes » pour un client en Israël du nom de Vacheslav Kleiman. M. Vacheslav Kleiman est, bien entendu, le nom de l’auteur présumé de la lettre de dénonciation.

[14]  Le 24 février 2016, le Centre de traitement des demandes ‑ Ottawa (CTD‑O) a envoyé une lettre relative à l’équité procédurale à M. Sapojnikov l’informant qu’un agent des visas avait conclu qu’il avait présenté une demande de visa à titre de membre de la CDE dans le but d’acquérir un statut au Canada et non d’y exploiter l’entreprise visée. Selon la lettre, la décision était fondée sur le fait que M. Saponikov avait déclaré être le seul fondateur, propriétaire et administrateur à la fois de l’entreprise canadienne et de sa société mère en Israël. De plus, M. Sapojnikov avait admis que la société n’avait eu aucune opération financière entre 2005 et 2013, et qu’il n’avait pas déposé de déclaration de revenus personnelle ou d’entreprise en 2013 et 2014 en Israël. Enfin, l’agent a relevé que la société israélienne ne semblait exister que sur papier, et qu’elle n’avait aucune activité opérationnelle concrète.

[15]  M. Sapojnikov a répondu à cette lettre par des explications détaillées concernant chacun des doutes de l’agent. Il a expliqué qu’il était le fondateur et l’administrateur de l’entreprise canadienne, mais pas de la société israélienne. Il a en outre expliqué que son père avait été l’actionnaire majoritaire de la société israélienne et qu’il avait eu une connaissance limitée du statut de cette dernière depuis le décès de son père en 2011. Il a néanmoins fourni des documents comptables détaillés des actifs de la société israélienne pour la période entre 1998 et 2007, y compris des preuves de brevets enregistrés et une adresse physique. Enfin, M. Sapojnikov a expliqué qu’il n’avait pas de déclarations de revenus d’Israël parce que ses revenus ont fait l’objet d’une imposition à la source, ce qui l’exonérait de l’obligation de produire des déclarations de revenus.

[16]  Le 24 mai 2016, le CTD‑O a envoyé un autre courriel à M. Sapojnikov lui demandant des preuves de l’appui de diverses institutions, ainsi que des détails sur les mesures qu’il avait prises pour faire progresser son invention depuis son départ du Canada en 2013. Il lui a aussi été demandé d’expliquer pourquoi le développement et la mise à l’essai de son produit n’avaient été effectués qu’au Canada. Une fois de plus, M. Sapojnikov a rédigé une réponse détaillée dans laquelle il a répondu à chacun des doutes soulevés.

[17]  Au moyen d’une lettre datée du 17 octobre 2016, M. Sapojnikov a été avisé que sa demande résidence permanente au Canada à titre de membre de la CDE avait été refusée, car un agent des visas avait décidé que M. Sapojnikov avait participé à un programme d’incubation d’entreprises du TBDC principalement dans le but d’acquérir un statut au Canada et non d’exploiter l’entreprise visée.

II.  Analyse

[18]  Les questions décisives en l’espèce concernent l’équité procédurale. Lorsqu’une question d’équité procédurale est soulevée, le rôle de la Cour est de déterminer si le processus suivi par le décideur répondait au degré d’équité requis dans toutes les circonstances; en d’autres termes, il s’agit d’appliquer la norme de la décision correcte : voir l’arrêt Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79, [2014] 1 RCS 502.

A.  La lettre de dénonciation

[19]  La première question a trait à l’omission du CTD‑O de divulguer la lettre de dénonciation à M. Sapojnikov avant de rejeter sa demande de résidence permanente.

[20]  Il y a manquement à l’équité procédurale lorsque l’argent omet de divulguer une preuve extrinsèque, comme une lettre de renonciation, sur laquelle il s’est fondé par la suite pour rendre sa décision : Qureshi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1081, au paragraphe 28, [2010] 4 RCF 256.

[21]  Le défendeur soutient que la lettre n’a pas servi de fondement pour le rejet de la demande de résidence permanente de M. Spojnikov. Le défendeur relève que le CTD‑O a tenté de communiquer avec l’auteur de cette lettre en 2016, et qu’il n’a plus tenu compte de la lettre après son échec à entrer en communication avec son auteur. Je n’accepte pas cette prétention.

[22]  Comme le fait observer M. Sapojnikov, la lettre de dénonciation a été reçue relativement tôt dans le processus décisionnel et a donc forcément soulevé des doutes quant à la crédibilité de sa demande.

[23]  Il est particulièrement troublant de constater que le contenu de la lettre de dénonciation est abordé assez longuement dans les notes du SMGC du 4 juin 2015, et qu’une lettre relative à l’équité procédurale a été envoyée à M. Sapojnikov le lendemain, lui demandant des renseignements détaillés sur son entreprise et sur les projets qu’ils avaient entrepris, ainsi que des renseignements financiers et fiscaux, et des certificats de police.

[24]  L’inférence logique à tirer de l’étroite proximité temporelle de ces deux événements est que le contenu de la lettre de dénonciation a soulevé des doutes chez l’agent du CTD‑O quant à la crédibilité de M. Sapojnikov et quant au but de sa demande de résidence permanente, et cela a influé sur la décision de lui envoyer la lettre du 5 juin 2015 relative à l’équité procédurale. Quelle qu’en soit la raison, toutefois, M. Sapojnikov n’a pas été informé de l’existence de la lettre de dénonciation ou de son contenu.

[25]  Comme la question soulevée par la lettre de dénonciation a entraîné un enjeu d’équité procédurale, M. Sapojnikov a été autorisé à ajouter des éléments à son dossier dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 20, 428 NR 297. M. Sapojnikov a produit un affidavit souscrit par M. Kleiman à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire dans lequel ce dernier nie avoir envoyé la lettre de dénonciation. Il incombait à l’agent des visas d’évaluer la valeur probante d’un tel déni, mais M. Sapojnikov ne s’est jamais vu accorder l’occasion de lui présenter cette preuve.

[26]  Je reconnais que le degré d’équité procédurale dû aux demandeurs de visa se trouve à l’extrémité inférieure du registre : Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 297, au paragraphe 41, 195 FTR (4th) 422 (CAF). Cela dit, étant donné que la crédibilité de M. Sapojnikov a joué un rôle prépondérant dans la décision de savoir si sa demande était principalement motivée par l’acquisition d’un statut au Canada, il est difficile de voir comment la lettre de dénonciation n’aurait pas joué au moins un certain rôle dans l’évaluation de la crédibilité effectuée par l’agent. Conséquemment, il était fondamentalement injuste de prendre en compte le contenu de la lettre de dénonciation sans accorder à M. Shapojnikov la possibilité d’y répondre.

[27]  Bien que ce qui précède offre un fondement suffisant pour accueillir la demande de contrôle judiciaire de M. Shapojnikov, j’examinerai aussi brièvement la question de son historique d’immigration.

B.  L’historique d’immigration de M. Shapojnikov

[28]  Même s’il n’en est pas fait mention dans la lettre de décision, il est évident, selon les notes du SMGC, que l’historique d’immigration de M. Shapojnikov a joué un rôle important dans la décision de rejeter sa demande de résidence permanente.

[29]  Par exemple, l’agent a relevé que, plutôt que de quitter le pays après l’expiration de ses permis de travail, M. Shapojnikov a [traduction] « présenté une demande d’asile, et après en avoir été débouté, il a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et a épuisé tous les recours en appel avant d’être enfin expulsé le 23 octobre 2016 ». Les notes révèlent en outre que le dossier de M. Sapojnikov [traduction] « indique un non‑respect des procédures établies en travaillant illégalement et en restant au pays au-delà de la durée du séjour permis ». Il ressort également des notes que le dossier de M. Shapojnikov [traduction] « tend à indiquer qu’il persiste à chercher à rester au pays, si ce n’est aussi à revenir au Canada par tous les moyens possible, notamment en contournant les règles et les règlements en matière d’immigration ».

[30]  M. Sapojnikov conteste chacune de ces déclarations. Il fait observer qu’il a suivi de manière licite les voies d’immigration qui lui étaient offertes. Il conteste également l’affirmation selon laquelle il a été expulsé, affirmant qu’il a quitté le pays de son propre chef, lorsqu’il a été obligé de le faire. Enfin, M. Sapojnikov déclare qu’il n’a jamais travaillé illégalement au pays.

[31]  Le défendeur soutient que M. Sapojnikov aurait bien été informé des détails de son propre historique d’immigration; par conséquent, aucune obligation d’information n’incombait à l’agent des visas. En tout respect, j’estime que telle n’est pas la question. Même si M. Sapojnikov était indubitablement au courant des détails de son historique d’immigration, il n’avait pas été informé de la conclusion de l’agent selon laquelle il aurait travaillé illégalement au Canada, et qu’il aurait contourné les règles en matière d’immigration. Par conséquent, M. Sapojnikov n’a pas eu l’occasion de contester les conclusions évoquées ci‑dessus. Il s’agit d’une autre violation de l’équité procédurale dans la présente affaire.

III.  Conclusion

[32]  Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Je souscris au point de vue des parties selon lequel l’affaire est un cas d’espèce et ne soulève aucune question se prêtant à la certification.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4566-16

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour qu’il statue à nouveau sur celle-ci.

« Anne L. Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 10e jour de juin 2019.

L. Endale, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4566-16

 

INTITULÉ :

SERGH SAPOJNIKOV c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 octobre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 30 octobre 2017

 

COMPARUTIONS :

Christopher Collette

 

POUR LE DEMANDEUR

 

John Loncar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bellissimo Law Group

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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