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Date : 20171023


Dossier : T-2092-16

Référence : 2017 CF 943

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa, le 23 octobre 2017

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

DARCY DWAYNE LIEN

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’un contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal d’appel du comité d’appel du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) [comité d’appel] qui a confirmé la décision du comité de révision de l’admissibilité [comité de révision] d’accorder à Kimberley Lien deux cinquièmes de prestation d’invalidité aux termes de la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, LC 2005, c 21.

[2]  La présente demande est présentée par l’époux de Mme Lien, parce que cette dernière s’est suicidée le 27 décembre 2015.

[3]  La demande est accueillie parce que la décision ne respecte pas le critère lié « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », comme l’a énoncé la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.

[4]  Mme Lien a servi dans les Forces armées canadiennes du 31 juillet 2009 au 17 novembre 2013, date à laquelle elle a été libérée pour des raisons médicales à cause d’un trouble de stress post-traumatique, d’un trouble dépressif majeur et d’un trouble anxieux (collectivement, les problèmes de santé).

[5]  Au moment où Mme Lien a été acceptée dans les Forces armées canadiennes, il était entendu qu’elle avait souffert de [traduction] « symptômes » de [traduction] « dépression et d’anxiété » dans le passé, mais que ces problèmes de santé [traduction] « n’étaient pas suffisamment importants pour avoir un effet sur son acceptation dans l’armée et sa participation à l’instruction de base ».

[6]  Lorsqu’elle était dans les Forces armées canadiennes, deux événements sont survenus qui ont causé les problèmes de santé ou qui ont aggravé ses symptômes antérieurs.

[7]  L’ancien petit ami de Mme Lien, également membre des Forces armées canadiennes, s’est suicidé par pendaison en février 2010. Après son décès, Mme Lien a transmis à la police militaire des renseignements et des messages textes qu’il lui avait envoyés. Il a été convenu que ces renseignements demeureraient strictement confidentiels. Toutefois, contrairement à l’entente, ils n’ont pas été traités comme ils auraient dû l’être et les supérieurs et les collègues des Forces armées canadiennes de Mme Lien ont rapidement eu connaissance des renseignements qu’elle avait transmis. Mme Lien a décrit les conséquences importantes sur sa capacité à surmonter son deuil qui ont découlé de cette violation.

[8]  Mme Lien a demandé à être mutée à un nouveau poste à Edmonton, où elle avait résidé récemment et où elle pouvait compter sur un système de soutien, dont le demandeur. Toutefois, les Forces armées canadiennes l’ont affectée à l’Île-du-Prince-Édouard, dans une région où elle avait vécu étant enfant. Lorsqu’elle était enfant, elle avait subi de la violence physique, psychologique et sexuelle de la part de membres de sa famille, y compris de sa mère et d’un frère plus âgé. Une fois retournée vivre dans cette région, elle a décrit comment les souvenirs des abus qu’elle avait subis dans son enfance lui sont revenus et à quel point ces souvenirs lui ont causé une angoisse importante et un trouble de stress post-traumatique.

[9]  Malgré ces antécédents et la conduite des Forces armées canadiennes, le 3 avril 2014, Anciens Combattants Canada a refusé une prestation d’invalidité à Mme Lien compte tenu de sa conclusion selon laquelle les problèmes de santé ne découlaient pas du service dans les Forces armées canadiennes.

[10]  Mme Lien a interjeté appel devant le comité de révision, une audience s’est tenue le 4 septembre 2015 et elle s’est vu accorder deux cinquièmes de prestation d’invalidité pour son service dans les Forces armées canadiennes.

[11]  La décision du comité de révision a été portée en appel devant le comité d’appel. Une audience a eu lieu le 5 octobre 2016. Même si Mme Lien est décédée dans l’intervalle, son témoignage rendu à l’audience devant le comité de révision était disponible, tout comme les éléments de preuve médicale qui avaient déjà été fournis. Le comité d’appel a confirmé la décision du comité de révision.

[12]  Le comité d’appel a conclu que [traduction] « les facteurs les plus importants qui ont contribué à l’état de santé mentale de la demanderesse à l’époque étaient des troubles de la personnalité et les circonstances de la vie ». On fait valoir que cette conclusion n’était pas raisonnable selon les éléments de preuve présentés au comité d’appel. On soutient plutôt que les déclarations des professionnels médicaux et de Mme Lien indiquent que les facteurs contributifs les plus importants à l’état de sa santé mentale n’étaient pas [traduction] « un trouble de la personnalité et les circonstances de la vie », mais plutôt le résultat de son service militaire. Le demandeur s’en remet au témoignage suivant des professionnels de la santé et de Mme Lien, qui figurent dans le dossier.

[13]  Le 16 octobre 2012, la Dre S. Tran a fait remarquer que l’état de Mme Lien avait empiré et elle a attribué cela en partie au fait qu’elle était revenue dans sa ville natale. Le 11 janvier 2013, la Dre Tran a noté que le fait de demeurer à Charlottetown à l’Île-du-Prince-Édouard [traduction] « avait eu une incidence très négative sur sa santé mentale ».

[14]  Le 22 janvier 2014, le Dr Ko a noté l’incidence du décès de l’ancien petit ami de Mme Lien, qui a accru ses symptômes préexistants de trouble de stress post-traumatique et empiré ses symptômes de trouble obsessionnel-compulsif, ce qui a abouti à sa libération des Forces armées canadiennes pour des raisons médicales.

[15]  Le 15 décembre 2014, M. Miller a examiné de nouveau l’état de Mme Lien. Le médecin a fourni un avis sur sa santé avant son enrôlement. M. Miller a conclu que [traduction] « sa dépression était en rémission et son trouble obsessionnel-compulsif n’était pas suffisamment important pour avoir un effet sur son acceptation dans l’armée et sa participation à l’instruction de base ».

[16]  Le psychologue était aussi d’avis que :

[TRADUCTION]

[...] son état actuel était causé par son service militaire et que le service de Mme Lien dans l’armée a aggravé des difficultés psychologiques antérieures. Le fait d’apprendre, alors qu’elle suit une instruction de base, que son conjoint militaire s’est suicidé est de toute évidence un événement bouleversant. Le traitement subséquent par divers membres du personnel militaire a certainement joué un rôle important qui a empiré cet événement malheureux. Tout d’abord, son souhait et son besoin de protéger la confidentialité de cet événement n’ont pas été pris en compte (malgré des promesses contraires répétées) puisque ces renseignements confidentiels ont été délibérément transmis à ses supérieurs et rapidement communiqués à tous les membres militaires et au grand public. Par conséquent, Mme Lien a fait face à une avalanche de questions personnelles au sujet de cet événement immédiatement après qu’il s’est produit. Cela, ainsi que l’événement en soi, a été insupportable à Mme Lien, et elle n’a pu continuer son instruction de base. [Non souligné dans l’original]

[17]  M. Miller a également fait remarquer que l’affectation de Mme Lien à l’Île-du-Prince-Édouard, le lieu où se sont déroulés les abus de son enfance, a gravement empiré ses problèmes de santé :

[traduction]

Ensuite, on lui a refusé une affectation temporaire pour retourner chez elle à Edmonton et elle a plutôt dû séjourner avec sa sœur à l’Île-du-Prince-Édouard. Non seulement elle n’a pas pu retourner chez elle, un lieu « sûr », mais elle a dû retourner à un endroit qui l’a obligée à affronter des membres de sa famille qui lui ont refusé leur soutien et où elle a vécu des abus durant l’enfance. En raison de ces événements, les souvenirs d’enfance traumatisants de Mme Lien, qui avaient été « enfouis », sont revenus à la surface et l’ont hantée de nouveau. Son trouble de stress post-traumatique, sa dépression, son anxiété et son trouble obsessionnel-compulsif ont grandement empiré.

[18]  S’appuyant, entre autres, sur ces éléments de preuve, l’avocat du demandeur a formulé des observations convaincantes selon lesquelles la décision qui fait l’objet du présent contrôle est déraisonnable parce que le comité d’appel a omis de respecter les règles de preuve énoncées à l’article 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 18, qui exigent que le Tribunal d’appel tire « les conclusions les plus favorables possible » à l’égard du demandeur ou de l’appelant et « accepte tout élément de preuve non contredit [...] qui lui semble vraisemblable en l’occurrence ».

[19]  En raison du point de vue que j’ai adopté quant à la décision qui fait l’objet du présent contrôle, je dois aborder ces préoccupations.

[20]  Voici l’intégralité de l’analyse des conclusions du Tribunal d’appel :

Le comité [de révision] a évalué de manière équitable les opinions de la Dre S. Tran, psychiatre, et de M. W. Miller, psychologue agréé.

Le Tribunal est d’accord. Les points de vue de la Dre Tran (pages 14 à 19 et 102 et 103 de la demande) et de M. Miller (pages 178 et 179 de la demande) sont conformes à ceux du Dr B. Ko, psychiatre (pages 24 à 34 de la demande). Il ressort clairement du témoignage de ces professionnels qualifiés que les facteurs les plus importants qui ont contribué à l’état de santé mentale de la demanderesse à l’époque étaient un trouble de la personnalité et les circonstances de la vie.

[21]  Je suis d’accord avec l’avocat du demandeur pour dire que cette conclusion semble contredire à première vue certains des éléments de preuve au dossier, y compris le point de vue de M. Miller. Toutefois, selon moi, la décision qui fait l’objet du présent contrôle comporte un problème fondamental, à savoir son absence de justification.

[22]  Le comité d’appel a décrit ainsi son travail :

[TRADUCTION]

Il faut répartir les facteurs contributifs pertinents entre les facteurs militaires et les facteurs personnels, conformément à la décision [Cole c Canada (Procureur général), 2015 CAF 126]. Il faut ensuite évaluer ces facteurs pour vérifier s’ils sont importants, auquel cas leur examen se poursuivra, ou s’ils ne sont pas importants, auquel cas ces facteurs ne feront pas partie de la décision. Dans la décision finale, seuls les facteurs militaires importants feront l’objet d’une indemnisation. Bien entendu, chaque cas sera évalué et tranché selon ses propres circonstances factuelles.

[23]  Le comité d’appel ne fournit aucune analyse indépendante des éléments de preuve médicale et ne décrit pas comment il conclut, à partir de ces éléments de preuve, que les causes principales étaient [traduction] « un trouble de la personnalité et les circonstances de la vie ». Les membres du comité d’appel, après avoir décrit ci-dessus le travail de ce dernier, poursuivent en indiquant que les décisions du comité de révision appellent la retenue judiciaire et ils précisent que [traduction] « nous avons fait notre travail ». Ils disent avoir fait leur travail pour les raisons suivantes :

[TRADUCTION]

Nous avons exercé nos responsabilités de novo grâce à un examen approfondi du dossier. Nous avons tenu compte des observations et de la demande de l’avocat. Nous nous sommes employés à faire une évaluation directe de la décision du comité de révision. Nous comprenons le caractère censé et les conséquences juridiques du concept de la retenue judiciaire. L’« issue » raisonnable de l’arrêt Dunsmuir a été, à la demande de l’avocat, définie à sa limite supérieure la plus favorable devant le comité de révision de l’admissibilité, soit une prestation de trois cinquièmes. Le comité de révision de l’admissibilité a accordé une prestation de deux cinquièmes. Cela appartient certainement à cette issue et se situe très près du paramètre supérieur demandé.

[24]  Le travail du comité d’appel ne consiste pas à déterminer si la décision du comité de révision était raisonnable; il doit mener une audience de novo. Ce travail l’oblige à examiner et à analyser les éléments de preuve et à parvenir à ses propres conclusions quant à la prestation de Mme Lien. Ce n’est pas ce qu’il a fait.

[25]  En résumé, le comité d’appel n’a aucunement analysé de façon indépendante les éléments de preuve dont il disposait; il a plutôt examiné le dossier et la décision qui faisait l’objet de l’appel et il a conclu que la décision du comité de révision [traduction] « appartient certainement à cette issue et se situe très près du paramètre supérieur demandé ». Il ne s’agit pas d’un examen de novo. La décision du comité d’appel ne peut être maintenue.

[26]  Les parties ont accepté que si le demandeur obtenait gain de cause, il se verrait adjuger des dépens de 2 000 $.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT : la présente demande est accueillie et l’appel visant la prestation de Mme Lien est renvoyé à un autre comité du Tribunal d’appel et le demandeur se voit adjuger des dépens de 2 000 $, tout compris.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour d’août 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-2092-16

 

 

INTITULÉ :

DARCY DWAYNE LIEN c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

EDMONTON (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 octobre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 octobre 2017

 

COMPARUTIONS :

Zachary Soprovich

Pour le demandeur

 

Deborah Babiuk-Gibson 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Duncan Craig LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Région des Prairies

Edmonton (Alberta)

Pour le défendeur

 

 

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