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Date : 20171019


Dossier : IMM-485-17

Référence : 2017 CF 928

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 octobre 2017

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

CARLOS ROSALES

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit du contrôle judiciaire de la décision d’un agent principal qui a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) de M. Rosales. L’agent a conclu que le demandeur ne sera pas exposé aux risques décrits aux articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), s’il est renvoyé au Guatemala.

RÉSUMÉ DES FAITS

[2]  Carlos Rodolfo Rosales (Carlos) est né au Guatemala en 1988. Il est arrivé au Canada en qualité de résident permanent en 1992, à l’âge de quatre ans.

[3]  Carlos a le même nom et le même anniversaire de naissance que son père Carlos Rodolfo Rosales (M. Rosales père). M. Rosales père a été détenu et torturé par les autorités du Guatemala pendant la guerre civile (de 1960 à 1996). En outre, sa famille est ciblée par le régime guatémaltèque depuis la fin des années 1950. Quatre de ses oncles ont été enlevés et assassinés parce qu’ils défendaient les droits de la personne et s’opposaient au gouvernement du Guatemala. Un autre de ses oncles a été détenu par les autorités du Guatemala et a été accusé d’être un chef de l’opposition étudiante. Cet oncle a été libéré, mais il a par la suite été enlevé, torturé et assassiné en 1970.

[4]  À la fin des années 1980, M. Rosales père a été enlevé par les forces de sécurité du Guatemala. Il a été battu, accusé d’avoir assassiné un étudiant et accusé d’être un opposant politique. Il a été détenu pendant quatorze mois en attendant son procès, période pendant laquelle il a été interrogé et torturé. Il a été acquitté de toutes les accusations au procès. Le juge qui l’a acquitté a été trouvé assassiné chez lui trois mois après le procès.

[5]  Peu de temps après la libération de M. Rosales père, des hommes armés ont tenté son enlèvement et celui de son épouse Reyna Giron Recinos (Reyna), qui a été blessée pendant l’incident. Elle a porté plainte au service de police, qui lui a conseillé de se tenir loin de M. Rosales père parce qu’il voulait tuer celui-ci. M. Rosales et Reyna ont fui la ville de Guatemala pour gagner une autre région du pays, avant de quitter le pays pour de bon. Ils se sont établis au Canada en 1991 après avoir été reconnus des réfugiés au sens de la Convention des Nations Unies. Ils ont ensuite parrainé Carlos et ses frères Henry et Randall pour les faire venir au Canada.

[6]  En décembre 2010, Carlos a été reconnu coupable de plusieurs infractions criminelles. En raison de ses condamnations, il a été jugé interdit de territoire pour grande criminalité conformément à l’alinéa 36(1)a) de la Loi et une mesure d’expulsion a été rendue à son endroit par la Section de l’immigration. Il a interjeté appel de cette mesure devant la Section d’appel de l’immigration, mais cet appel a été rejeté.

[7]  Carlos a présenté une demande d’ERAR en mai 2015. Cette demande a été rejetée le 27 novembre 2015. Il a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Avant que la demande d’autorisation soit entendue, le ministre a accepté d’examiner à nouveau la demande d’ERAR. Carlos a produit d’autres éléments de preuve documentaire et a formulé de nouvelles observations pour appuyer la nouvelle demande de juin 2016. Le 21 novembre 2016, la nouvelle demande d’ERAR a été rejetée. Il a été avisé de ce refus le 18 janvier 2017.

[8]  L’agent s’est penché sur cinq questions principales, à savoir la santé de Carlos, sa capacité à subvenir à ses besoins au Guatemala, l’inquiétude d’être ciblé en tant que personne expulsée, l’inquiétude d’être ciblé à cause de sa famille ou de l’opinion politique qui lui est accolée, l’existence d’une protection de l’État.

Santé

[9]  L’agent a noté que Carlos avait reçu un diagnostic d’hépatite auto-immune, mais il a conclu que cela l’exposait à une menace à sa vie aux termes des articles 96 et 97 de la Loi.

Préoccupations économiques

[10]  L’agent a noté l’observation selon laquelle Carlos ne sera pas en mesure de subvenir à ses besoins au Guatemala à cause de son état de santé, mais l’agent a conclu que les difficultés économiques ne constituaient pas un risque aux termes des articles 96 et 97 de la Loi.

Ciblé en tant que personne expulsée

[11]  L’agent a consigné que Carlos a fourni des rapports et des articles pour confirmer que l’enlèvement et la violence sont de graves problèmes au Guatemala. Toutefois, l’agent a conclu que Carlos n’a pas suffisamment fourni d’éléments objectifs pour démontrer que la perception de lui en particulier ou de sa famille au Guatemala serait celle de personnes aisées. L’agent a également conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objective pour démontrer qu’il ne pourrait pas se prévaloir de la protection de l’État en cas de menace.

Ciblé à cause de sa famille

[12]  L’agent a reconnu que Carlos s’inquiétait du fait que sa famille fasse encore l’objet de ressentiment de longue date. Toutefois, il a noté que la violence et la torture que Carlos craint ont eu lieu en grande partie il y a bien des années. L’agent a également noté qu’un nouveau régime est en place au Guatemala. Il a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour démontrer que Carlos serait ciblé à cause de sa famille.

[13]  L’agent a accepté le fait que des personnes inconnues avaient attaqué le frère de Carlos, Henry, qui avait été renvoyé au Guatemala en 2007, et qu’elles avaient tiré sur lui. L’agent a reconnu que Carlos et ses parents avaient indiqué que les attaquants avaient dit à Henry qu’ils le ciblaient et voulaient le tuer à cause de son père. Toutefois, l’agent a conclu que les éléments de corroboration ne suffisaient pas à étayer que l’attaque soit liée à la famille d’Henry. L’agent a également conclu qu’il manquait d’éléments de preuve récents pour démontrer que le demandeur ferait l’objet d’une attaque semblable ou que des coups de feu seraient tirés sur lui s’il retournait au Guatemala.

Protection de l’État

[14]  Selon l’agent, Carlos n’a pas réfuté la présomption de protection de l’État. L’agent fait remarquer qu’aucun élément de preuve n’indique qu’Henry a demandé la protection de l’État après son attaque. L’agent a cité l’arrêt de la Cour suprême Ward c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 RCS 689, qui enseigne qu’il doit être présumé que l’État est capable de protéger ses citoyens.

[15]  L’agent a conclu que les éléments de preuve présentés par Carlos ne démontraient pas que la protection de l’État lui serait refusée à lui en particulier. De plus, il a conclu que les éléments de preuve n’indiquaient pas que le gouvernement permet ou tolère la violence, la criminalité, la corruption. Enfin, l’agent a conclu qu’il n’y a pas eu [traduction] d’« effondrement complet de l’appareil étatique » pour expliquer que la protection ne serait pas accordée aux personnes comme le demandeur.

QUESTIONS EN LITIGE

[16]  Carlos fait valoir que :

  1. la décision de l’agent est déraisonnable parce qu’il n’a pas tenu compte des éléments de preuve;

2.  les conclusions sur l’insuffisance d’éléments de preuve étaient déraisonnables et étaient en fait des conclusions voilées en matière de crédibilité ayant privé Carlos d’une audience, et l’absence d’audience correspond à un manquement à l’équité procédurale.

[17]  Carlos soutient que la première question devrait être tranchée selon la norme de contrôle de la décision raisonnable et le ministre est d’accord. Il soutient que la deuxième question doit être tranchée selon la norme de la décision correcte. Le ministre soutient que l’agent n’a pas formulé de conclusion en matière de crédibilité qui soit voilée et que l’évaluation du caractère adéquat des éléments de preuve doit donc être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable. Comme j’ai conclu que l’analyse des éléments de preuve par l’agent était déraisonnable, je ne discuterai pas de l’observation selon laquelle l’agent a formulé des conclusions en matière de crédibilité qui étaient voilées.

DISCUSSION

[18]  J’ai conclu qu’il serait injuste pour Carlos que le ministère s’en remette à la décision de l’agent. Selon moi, cet agent n’a pas effectué un examen complet et impartial des éléments de preuve que Carlos a présentés avec sa demande. Plus précisément, je souscris avec les paragraphes 36 à 39 des observations écrites de Carlos, qui sont comme suit :

[traduction]
L’agent ne tente pas vraiment d’examiner les questions et les éléments de preuve dont il est saisi.

L’agent ne cite aucun des documents sur les conditions du pays pour étayer sa conclusion selon laquelle le demandeur ne serait pas exposé à un risque aux termes des articles 96 et 97 de la Loi et que la protection de l’État lui serait accordée.

L’agent n’a étudié aucun des éléments de preuve soumis par le demandeur qui contredit ses conclusions, en particulier les documents sur la protection de l’État, sauf pour reconnaître que [traduction] « le demandeur a fourni beaucoup de rapports et d’articles pour confirmer que l’enlèvement et la violence sont de graves problèmes au Guatemala ».

La totalité des 300 pages formant les éléments de preuve documentaire soumis par le demandeur et les observations écrites de son avocat qui reliaient ces éléments de preuve à sa situation particulière ne sont pas mentionnées par l’agent.

[Renvois omis, souligné dans l’original.]

[19]  Les brefs extraits suivants tirés de deux des documents soumis semblent contredire directement les conclusions de l’agent et ils appuient les prétentions de Carlos selon lesquelles il n’aurait pas bénéficié de la protection de l’État au Guatemala, alors qu’ils n’ont pas été abordés par l’agent :

[traduction]
4. Efficacité des mécanismes de plainte

Le représentant de l’ambassade du Canada au Guatemala a affirmé que de nombreuses personnes ne se donnaient pas la peine de signaler un crime ou une fraude parce que les autorités au Guatemala déployaient très peu d’efforts par rapport aux enquêtes et aux poursuites, en raison du manque de ressources ou de la corruption (Canada, 3 mars 2015). De même, l’associé chez Permuth y Asociados a noté que de nombreuses plaintes ne faisaient pas l’objet d’enquêtes, à cause de la corruption policière et d’autres « facteurs » (associé 26 févr. 2015b). Plusieurs sources signalent que le taux d’impunité est élevé (DCAF 16 janv. 2015; É.-U. 14 mai 2014; Human Rights Watch 2014). D’après un rapport publié par le Centre pour le contrôle démocratique des forces armées (Centre for the Democratic Control of Armed Forces – DCAF) de Genève, « une fondation internationale ayant pour mission d’aider la communauté internationale à promouvoir la bonne gouvernance et la réforme du secteur de la sécurité » (s.d.), le taux d’impunité est estimé à environ 90 % et pourrait atteindre 98 % pour les crimes tels que les homicides, « seulement deux cas sur 100 se rendant devant les tribunaux » (DCAF 16 janv. 2015). Dans son Guatemala 2014 Crime and Safety Report, le Département d’État des États-Unis signale que 70 % des meurtres dans la ville de Guatemala sont demeurés impunis en 2012, alors que le taux d’impunité était de 97 % en 2010 (É.-U. 14 mai 2014, 8). [Non souligné dans l’original.]

Réponses aux demandes d’information de la CISR, Guatemala GTM105110.EF, 14 avril 2015

[traduction]
3.3 Police, armée et système pénitentiaire

La Police civile nationale (PCN) commet une proportion importante de violations des droits de la personne et d’autres violations des lois. [...] La PCN est l’institution publique de sécurité contre laquelle le nombre de plaintes déposées est le plus élevé pour ce qui est des actes de violations des droits de la personne et de ses liens avec le crime organisé. Mais trop souvent les citoyens ne font pas confiance à la police et la craignent – ils la décrivent comme étant inefficace, corrompue et abusive – autant que les criminels. [Non souligné dans l’original.]

Guatemala – Background Paper, HCNUR, octobre 2013

[20]  Je suis très troublé par la déclaration suivante de l’agent : [traduction] « J’ai lu et soigneusement examiné tous les documents présentés en rapport avec la présente demande ou pour l’appuyer et j’ai également effectué mes propres recherches indépendantes sur les conditions qui règnent au Guatemala et qui sont pertinentes pour le demandeur ».

[21]  Le ministre reconnaît que ces recherches indépendantes étaient en fait le document U.S. Department of State, 2015 Human Rights Reports: Guatemala, 13 April 2016, que l’agent cite à la fin de son rapport sous l’en-tête « Sources Consulted ».

[22]  Ce rapport étant l’un des documents présentés au soutien de la demande de Carlos, il faut en tirer les deux conclusions suivantes : aucune recherche indépendante par l’agent n’était requise et il n’a pas pu avoir « lu et soigneusement examiné tous les documents présentés » parce que, sinon, il se serait rendu compte qu’ils se trouvaient dans le dossier qui lui a été soumis.

[23]  Je conclus qu’il n’y a eu ni lecture, ni examen, ni évaluation des éléments de la preuve présentés avec la demande d’ERAR.

[24]  Je suis également très troublé par la façon dont l’agent décrit certains éléments de preuve présentés à l’appui de la demande d’ERAR, en particulier les éléments concernant le frère de Carlos, Henry, qui a été attaqué au Guatemala. L’agent écrit que :

[traduction]
[Ai] soigneusement examiné le récit du demandeur et les lettres de ses parents. […]

Le demandeur et ses parents ont indiqué que son frère Henry a été attaqué au Guatemala en février 2007 et que ses attaquants ont déclaré qu’ils savaient qu’il était le fils du père du demandeur et qu’ils allaient le tuer; toutefois, aucun élément de preuve corroborant n’a été soumis pour justifier cette déclaration. Je reconnais que des personnes ont attaqué Henry et ont tiré sur lui; toutefois, il manque d’éléments de corroboration pour justifier que l’attaque était fondée sur l’identité de son père ou pour démontrer qu’on tirerait également sur le demandeur ou qu’on l’attaquerait pour une raison quelconque à son retour au Guatemala. [Non souligné dans l’original.]

[25]  Tout d’abord, ce que l’agent appelle des « lettres » sont en fait des déclarations sous serment présentées par les deux parents de Carlos qui attestent les faits de l’attaque d’Henry selon la description qu’il leur en a faite. Ces éléments de preuve bénéficient de la présomption de véracité : voir la décision Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 RCF 302.

[26]  Ensuite, il n’y a que deux parties qui pouvaient fournir l’élément de corroboration que l’agent recherchait : l’attaquant et Henry. Or, l’attaquant est inconnu et, en tout état de cause, il est improbable qu’il déclare sous serment avoir tenté d’assassiner Henry. Henry a survécu et il se cache, mais il pourrait faire une déclaration sous serment. Toutefois, la raison pour laquelle il ne l’a pas fait figure dans la déclaration de son père :

[traduction]
Nous avons demandé à Henry de fournir une déclaration pour appuyer la présente demande, mais il a trop peur. Il craint d’envoyer quoi que ce soit par la poste par crainte d’être découvert et d’être à nouveau pourchassé.

[27]  L’agent omet de tenir compte de cette explication. Sachant qu’Henry a déjà été attaqué, qu’on a tiré sur lui et qu’il se cache, la raison pour laquelle il n’a pas fourni de déclaration pourrait très bien être acceptable et même compréhensible pour toute personne raisonnable qui connaît les conditions au Guatemala et le fait que le taux d’impunité pour les meurtres est de 90 % ou plus.

[28]  Bref, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable parce qu’il a omis d’étudier à fond et de façon indépendante les éléments de preuve soumis et parce qu’il a mal interprété une partie de ces éléments à l’examen.

[29]  Aucune partie n’a proposé de questions à certifier, et les faits en l’espèce n’en soulèvent pas.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-485-17

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire, la décision faisant l’objet du présent contrôle est annulée, la demande d’ERAR doit être tranchée par un autre agent et aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-485-17

 

INTITULÉ :

CARLOS ROSALES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 OCTOBRE 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 OCTOBRE 2017

 

COMPARUTIONS :

Andrew Brouwer

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nicole Paduraru

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Aide juridique Ontario

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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