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Date : 20171018


Dossier : IMM-238-17

Référence : 2017 CF 931

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2017

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

RAYMOND ORTIZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 16 janvier 2017 par un agent d’exécution de la loi (l’agent) pour l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), à savoir le rejet d’une demande de sursis relativement à l’exécution du renvoi du demandeur vers les États-Unis.

[2]  Comme je l’expliquerai plus en détail ci-dessous, la présente demande est accueillie, car j’ai conclu que la décision de l’agent ne démontre pas le niveau de transparence et d’intelligibilité nécessaires pour être raisonnable lorsque l’agent examine les éléments de preuve et les arguments relativement à l’effet du renvoi du demandeur sur le fils autiste de celui-ci.

II.  Résumé des faits

[3]  Le demandeur Raymond Ortiz est un citoyen des États-Unis entré au Canada au mois de décembre 2002. Il a eu trois enfants avec sa conjointe de fait Anne Kouvas, avec qui il vit depuis son arrivée au Canada. Ils ont pour enfants une fille de treize ans, Periana, un fils de sept ans, Graedyn, et un fils de quatre ans, Lukas, qui a reçu le diagnostic d’autisme non verbal en février 2016. M. Ortiz est père au foyer et le principal dispensateur de soins pour ses enfants. Sa conjointe travaille comme agente de voyages d’affaires, mais elle est en congé de maladie de courte durée depuis le mois de septembre 2016 parce qu’elle souffre de dépression, du lupus, de fibromyalgie, de somnolence diurne excessive, de scoliose et de douleur chronique.

[4]  Au mois de décembre 2016, M. Ortiz a été accusé de voies de fait sur sa conjointe et a été détenu brièvement. Le 5 janvier 2017, il a été remis en liberté sous conditions et condamné à une période de probation de 12 mois. Par la suite, il a reçu un avis de convocation pour son renvoi le 18 janvier 2017 et a demandé un sursis à l’exécution de son renvoi en invoquant sa situation familiale et son intention de présenter une demande de résidence permanente au Canada pour des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a refusé cette demande le 16 janvier 2017 par la décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. M. Ortiz a demandé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, lequel lui a été accordé par la juge Simpson.

III.  Questions en litige

[5]  Parmi les questions litigieuses qui étayent sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur soutient que la décision de l’agent constitue une entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire et que l’agent s’est servi des mauvais critères pour faire l’examen de l’intérêt supérieur de l’enfant. Le défendeur énonce les questions suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. Le demandeur a-t-il établi l’existence d’une erreur susceptible de révision?

[6]  La discussion sur les arguments soulevés par le demandeur peut se faire avec celle sur la seconde question exprimée par le défendeur, et j’aborderai également à ce moment la question de la norme de contrôle applicable.

IV.  Discussion

[7]  Ma décision d’accueillir la présente demande repose sur l’argument de M. Ortiz voulant que la décision de l’agent manque de transparence et d’intelligibilité dans la façon par laquelle l’agent a considéré les éléments de preuve et les observations relativement à l’effet que le renvoi de M. Ortiz aurait sur son fils de quatre ans, Lukas.

[8]  Selon les éléments de preuve du pédiatre de Lukas dont l’agent disposait, Lukas a reçu un diagnostic du trouble du spectre de l’autisme et il est incapable de parler aux autres et d’interagir avec eux, même s’il peut interagir de façon limitée avec son père, le principal dispensateur de soins envers lui. La conjointe de M. Ortiz a expliqué dans son affidavit que M. Ortiz a toujours été le principal dispensateur de soins envers Lukas, mais aussi que M. Ortiz est celui qui comprend le mieux ce que Lukas tente de communiquer par ses cris, ses grognements et ses gestes variés. De plus, elle a décrit la détérioration de l’état de Lukas lors de la période de détention de son père. De façon semblable, des amis de la famille ont décrit le rôle unique joué par M. Ortiz auprès de son fils en communiquant avec celui-ci, en le calmant et en s’occupant de lui.

[9]  Dans sa décision, l’agent mentionne avoir examiné l’état de Lukas et les conseils du pédiatre selon lesquels le renvoi de M. Ortiz aurait un effet néfaste sur Lukas. L’agent a toutefois conclu que Lukas aura les soins de sa mère, qu’il a le statut de Canadien, qu’il est admissible aux soins d’un professionnel de la santé pour son état et qu’il reçoit ces soins, de sorte que, même si le renvoi de M. Ortiz peut être difficile pour Lukas, il recevra du régime médical et social canadien les soins qui lui conviennent.

[10]  Les parties ont confirmé à l’audience de la présente demande de contrôle judiciaire qu’elles sont d’accord pour dire que la norme de contrôle devant s’appliquer à l’examen effectué par l’agent portant sur les éléments de preuve et les arguments présentés à l’appui de la demande de sursis est la norme de la décision raisonnable. Par conséquent, la Cour ne doit intervenir que si la décision de l’agent n’est pas justifiée, transparente et intelligible et qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables. L’avocat du demandeur a néanmoins fait valoir que, vu l’irréfutabilité des éléments de preuve concernant le rôle de M. Ortiz pour ce qui est des soins et de l’éducation que Lukas reçoit, la seule décision raisonnable que l’agent pouvait prendre était celle d’accueillir la demande de sursis. Je ne souscris pas à cette thèse, car l’agent jouit d’un pouvoir discrétionnaire et que, même si l’issue de l’exercice de ce pouvoir doit appartenir aux issues raisonnables et que la gamme des issues raisonnables peut varier selon les circonstances d’un cas donné, il s’agit néanmoins d’une gamme d’issues.

[11]  Même si je ne souscris pas à la thèse du demandeur selon laquelle l’agent était tenu d’accueillir la demande de sursis, je souscris toutefois à l’énoncé voulant que les motifs fournis par l’agent ne démontrent pas la transparence et l’intelligibilité requises. Bien qu’il mentionne l’opinion du psychiatre selon laquelle le renvoi de M. Ortiz aurait un effet néfaste, l’agent n’a examiné ni les éléments de preuve sur lesquels cette opinion est fondée, ni les arguments fondés sur ces éléments. Il est difficile de savoir ce qui a amené l’agent à conclure que le statut de Canadien de Lukas et l’accessibilité à des soins médicaux répondraient à ses besoins malgré le renvoi de celui qui est son principal dispensateur de soins et qui est le mieux en mesure de faire face à ses difficultés à communiquer.

[12]  Lors des débats, le défendeur s’est fortement appuyé sur la thèse selon laquelle l’agent n’avait pas l’autorité pour accueillir la demande de sursis à cause de la durée possible de ce sursis. Le défendeur soutient que l’agent affecté au renvoi a un pouvoir discrétionnaire qui est, en matière de sursis, de portée limitée, le sursis étant censé être de courte durée, et ce pouvoir se limite à tenir compte des considérations spéciales pouvant constituer une certaine forme de préjudice qu’un renvoi imminent causerait. Le défendeur mentionne que la demande de M. Ortiz fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’avait pas été présentée au moment où le sursis a été demandé. (L’avocat a fait savoir lors de l’audience que la demande de sursis avait été présentée environ deux semaines plus tard, soit le 1er février 2017.) Notant d’abord que le traitement d’une demande pour considérations d’ordre humanitaire peut durer 34 mois, le défendeur soutient que ce délai est hors des limites d’un sursis pouvant être qualifié de courte durée.

[13]  Même si j’accepte l’explication du pouvoir discrétionnaire de l’agent proposée par le défendeur, j’estime qu’elle n’appuie pas la thèse du défendeur selon laquelle l’agent aurait outrepassé son pouvoir en l’espèce si la demande de sursis avait été accueillie. Il ne m’a été proposé aucune jurisprudence indiquant une quelconque durée limite du sursis qu’un agent peut accorder par son pouvoir discrétionnaire. Le sursis accordé jusqu’à la détermination d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire demeure de nature temporaire et, comme le fait remarquer le demandeur, la jurisprudence appuie manifestement la reconnaissance du pouvoir discrétionnaire des agents à surseoir à un renvoi dans l’attente d’une décision sur une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (voir entre autres Martinez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1341). Le caractère imminent ou distant de la décision peut être un facteur à considérer, mais je ne vois aucune raison de conclure que l’agent n’a l’autorité de surseoir à l’exécution d’un renvoi que lorsque la décision est imminente.

V.  Conclusion

[14]  J’en viens par conséquent à la conclusion qu’il faut accueillir la présente demande de contrôle judiciaire de sorte que la demande de sursis relativement au renvoi du demandeur sera renvoyée à un autre agent d’exécution de la loi aux fins d’un nouvel examen. Aucune des parties n’a soulevé de question aux fins de certification, et aucune question n’est mentionnée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-238-17

LA COUR ordonne que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour d’août 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-238-17

INTITULÉ :

RAYMOND ORTIZ c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 AOÛT 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 18 OCTOBRE 2017

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

POUR LE DEMANDEUR

Christopher Crighton

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Richard Wazana

Wazana Law Office

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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