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Date : 20171017


Dossier : T-251-17

Référence : 2017 CF 916

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 octobre 2017

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

THOMAS CLIFFORD KWASIE VAAH

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Par la présente demande de contrôle judiciaire, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration demande l’annulation de la décision d’une juge de la citoyenneté (la juge) en date du 19 janvier 2017 (la décision), par laquelle la demande de citoyenneté du défendeur a été approuvée aux termes de l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, LRC (1985), c C-29 (la Loi).

[2]  Sa demande est rejetée pour les motifs expliqués de façon plus détaillée ci-après. La décision n’est pas raisonnable, puisqu’elle ne démontre pas que la juge a examiné la question de savoir si le défendeur avait établi sa résidence au Canada au début de la période pertinente ou qu’elle a cherché à savoir, en examinant s’il était demeuré un résident du Canada pendant ses absences subséquentes, si ces absences peuvent être qualifiées d’absences à des fins temporaires.

II.  Résumé des faits

[3]  Le défendeur, M. Thomas Clifford Kwasie Vaah, est un citoyen du Ghana. Il est âgé de 48 ans et employé par les Nations Unies. M. Vaah est entré au Canada comme résident permanent le 24 décembre 2010. Le 10 avril 2014, il a présenté une demande de citoyenneté canadienne avec sa conjointe et ses enfants en tant qu’unité familiale, même s’il avait 768 jours manquants déclarés au cours des quatre années précédentes (la période pertinente) par rapport aux 1 095 jours exigés aux termes de l’alinéa 5(1)c) de la Loi. La raison de ses absences du Canada était son travail auprès des Nations Unies, dans le cadre duquel il devait se rendre dans des zones de conflit partout dans le monde.

[4]  Pour décider si M. Vaah avait satisfait à la condition de résidence en vue de la citoyenneté canadienne, la juge a décidé d’appliquer la méthode analytique exposée dans la décision Papadogiorgakis (Re), [1978] 2 CF 208 (CF 1re inst.) [Papadogiorgakis]. L’analyse de la juge, qui l’a conduite à accueillir la demande de citoyenneté de M. Vaah, est rédigée ainsi :

[TRADUCTION]

[19]  Dans la décision Papadogiorgakis, [1978] 2 CF 208 (CF 1re inst.), le juge en chef adjoint Thurlow a examiné la question de savoir si un demandeur, qui n’avait maintenu une présence effective au Canada que durant des périodes de durée comparativement courte au cours de la période pertinente de quatre ans, continuait d’être un résident du Canada au sens de la Loi sur la citoyenneté durant ses absences en vue de fréquenter l’Université du Massachusetts. Le juge en chef adjoint s’est exprimé ainsi dans les motifs de son jugement :

Une personne ayant son propre foyer établi, où elle habite, ne cesse pas d’y être résidente lorsqu’elle le quitte à des fins temporaires, soit pour traiter des affaires, passer des vacances ou même pour poursuivre des études. Le fait que sa famille continue à y habiter pendant son absence peut appuyer la conclusion qu’il n’a pas cessé d’y résider. On peut aboutir à cette conclusion même si l’absence a été plus ou moins longue. Cette conclusion est d’autant mieux établie si la personne y revient fréquemment lorsque l’occasion se présente.

Ainsi que l’a dit le juge Rand dans l’extrait que j’ai lu, cela dépend  « essentiellement du point jusqu’auquel une personne s’établit en pensée et en fait, ou conserve ou centralise son mode de vie habituel avec son cortège de relations sociales, d’intérêts et de convenances, au lieu en question ».

[20]  Le demandeur a acheté une maison et contracté une importante hypothèque. Il retourne toutes les six à huit semaines pour être avec sa famille. Dans sa culture, la figure paternelle revêt une grande importance pour les enfants. Il a établi son foyer au Canada et ne va nulle part ailleurs. Il ne cesse pas d’être un résident lorsqu’il part pour des affectations des Nations Unies qui font vivre sa famille et il envoie parfois des fonds à ses huit frères et sœurs au Ghana pour améliorer leurs conditions de vie précaires.

[21]  Il est évident qu’il a maintenu son mode de vie habituel ici au Canada avec sa famille – sa conjointe occupe un emploi rémunéré ici et ses enfants fréquentent tous l’école ou l’université. Le Canada est son chez-soi, même s’il n’a pas le luxe de demeurer ici tout le temps.

[22]  Étant donné ce qui précède, je conclus que le demandeur n’a pas cessé d’être un résident au Canada durant ses absences et qu’il a centralisé son mode de vie au Canada au cours de la période pertinente.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[5]  La question soulevée par le ministre est celle de savoir si la juge a commis une erreur dans sa façon d’appliquer les principes de l’approche analytique tirée de la décision Papadogiorgakis. Les parties conviennent, tout comme moi, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable : Kohestani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 373, au paragraphe 12.

IV.  Discussion

[6]  Le ministre soutient, ce que M. Vaah ne nie pas, que l’examen par un juge de la citoyenneté de la question de savoir si un demandeur a satisfait aux conditions de résidence énoncées à l’alinéa 5(1)c) de la Loi comporte deux étapes. Le juge doit décider, à la première étape, si le critère selon lequel la résidence doit avoir été établie avant la période pertinente ou au début de celle-ci a été satisfait. Dans l’affirmative, le juge recherche ensuite si le demandeur a passé le nombre de jours de résidence requis au cours de cette période. C’est à cette seconde étape que le juge peut choisir parmi différentes approches analytiques, notamment l’approche se dégageant de la décision Papadogiorgakis, que la juge a choisie en l’espèce : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ojo, 2015 CF 757, aux paragraphes 25 et 26; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Udwadia, 2012 CF 394, au paragraphe 21.

[7]  Le ministre soutient que la juge a commis une erreur en omettant de décider si M. Vaah avait rempli le critère visé à la première étape, consistant à démontrer l’établissement de sa résidence au Canada, avant d’examiner ses absences. M. Vaah soutient que la décision démontre que la juge a effectivement tiré une conclusion explicite quant à ce critère et que, même en l’absence d’une conclusion explicite, une conclusion à la première étape peut être tirée de façon implicite de la décision d’un juge lorsque les motifs sont lus à la lumière des éléments de preuve au dossier : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ileubby, 2016 CF 946, aux paragraphes 44 et 52. M. Vaah renvoie à la conclusion de la juge selon laquelle il [traduction] « a[avait] établi son foyer au Canada et n’[allait] nulle part ailleurs » et [traduction] « a[vait] centralisé son mode de vie habituel ici au Canada avec sa famille ».

[8]  Il m’est impossible de conclure qu’il se dégage de la décision une conclusion explicite ou implicite quant à l’application du premier critère. Bien que la juge affirme que M. Vaah avait établi son foyer au Canada, elle le fait après avoir mentionné que M. Vaah avait acheté une maison et contracté une importante hypothèque et qu’il retournait toutes les six à huit semaines pour être avec sa famille. Il n’est donc pas évident que la mention de l’établissement d’un foyer puisse être interprétée comme une conclusion selon laquelle M. Vaah avait établi sa résidence au Canada au début de la période pertinente. Cela est particulièrement vrai que, comme l’a indiqué le défendeur au début de l’audience de la présente demande, l’achat immobilier mentionné par la juge a été conclu en 2012, bien après le début de la période pertinente. Il m’est également impossible de conclure que le fait que la juge a mentionné que M. Vaah avait maintenu son mode de vie habituel ici au Canada avec sa famille peut être interprété comme une conclusion quant à l’application du premier critère.

[9]  Le ministre fait remarquer que M. Vaah est d’abord arrivé au Canada le 24 décembre 2010 et qu’il a acquis le statut de résident permanent le jour même, pour demeurer ensuite au Canada seulement douze jours avant de partir pour sa prochaine affectation à l’étranger le 6 janvier 2011. Le ministre invoque donc la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ntilivamunda, 2008 CF 1081 [Ntilivamunda], qui porte sur l’examen de circonstances quelque peu semblables dans lesquelles un demandeur, qui travaillait à l’étranger comme médecin au service de l’Organisation mondiale de la Santé, n’avait passé que 22 jours au Canada après son arrivée avant de quitter en vue de reprendre son travail à l’étranger. Le juge Martineau a conclu, aux paragraphes 13 et 14, que le juge de la citoyenneté avait commis une erreur en accordant la citoyenneté au défendeur dans cette affaire, puisque le séjour au Canada du défendeur de 22 jours avant de repartir à l’étranger était nettement insuffisant pour constituer un véritable établissement au sens de la jurisprudence.

[10]  Étant donné que chaque demande de citoyenneté dépend des faits particuliers qui s’y rattachent, je ne conclus pas que la décision Ntilivamunda empêche nécessairement une issue favorable à la demande de citoyenneté de M. Vaah. Étant donné la décision du juge Martineau quant à l’application du premier critère dans cette affaire, il m’est impossible de conclure que la juge a examiné ce critère en l’espèce, en l’absence d’une analyse et d’une conclusion claires et justifiables sur ce point.

[11]  Le ministre soutient également que la juge a commis une erreur en examinant la seconde question pertinente quant à l’analyse de la résidence, c’est-à-dire celle de savoir si le demandeur avait le nombre de jours de résidence requis au cours de la période pertinente. Le ministre est d’avis que la juge a omis de prendre en compte un facteur qui est primordial pour l’analyse selon la décision Papadogiorgakis, c’est-à-dire la question de savoir si les absences de M. Vaah peuvent être jugées temporaires, compte tenu de leur nature, fréquence et durée. Le ministre fait remarquer que M. Vaah s’est absenté de six à huit semaines en raison de son emploi à l’étranger, après quoi il retournait au Canada pour des périodes de 21 jours en moyenne entre ses affectations, et qu’il n’a jamais passé 42 jours consécutifs au Canada depuis qu’il a acquis la résidence permanente.

[12]  Encore une fois, le ministre s’appuie sur la décision Ntilivamunda, dans laquelle l’emploi du défendeur auprès de l’Organisation mondiale de la Santé faisait en sorte qu’il séjournait au Canada pendant 28 jours en moyenne entre ses affectations et qu’il n’avait dans l’ensemble que 167 jours de présence effective au Canada au cours de la période pertinente. Le juge Martineau a conclu au paragraphe 17 de ses motifs dans cette décision que les absences effectives du Canada du défendeur étaient attribuables à une situation permanente, et non à une situation temporaire.

[13]  Il convient de noter que, même si le défendeur dans la décision Ntilivamunda avait indiqué son intention de prendre sa retraite de l’Organisation mondiale de la Santé après huit ans, le juge Martineau a conclu que les intentions du défendeur n’étaient pas pertinentes pour évaluer le caractère des absences au cours de la période pertinente. En l’espèce, M. Vaah indique qu’il a expliqué à la juge à l’audience qu’il a intention de solliciter un emploi auprès du Service extérieur canadien lorsqu’il aura obtenu la citoyenneté canadienne. La décision ne précise aucunement que la juge a pris en compte cet élément de preuve pour décider si les absences de M. Vaah en raison de son emploi pouvaient être qualifiées d’absences à des fins temporaires. En effet, la décision ne contient aucune analyse explicite de ce critère.

[14]  Comme pour le premier critère, en raison de la nature factuelle de toute demande de citoyenneté, je ne conclus pas que la décision Ntilivamunda empêche nécessairement d’en arriver à la conclusion que les absences de M. Vaah en raison de son emploi à l’étranger peuvent être qualifiées d’absences temporaires. Étant donné que cette décision soulève manifestement une préoccupation quant à savoir si des absences répétées en raison d’un emploi à l’étranger peuvent être qualifiées d’absences temporaires, je conclus une fois de plus que la décision n’est pas raisonnable en l’absence d’une analyse et d’une conclusion claires et justifiables sur ce point.

[15]  Ayant décelé les erreurs expliquées ci-dessus, je conclus que la décision est déraisonnable. Il y a lieu d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification, et aucune question n’est mentionnée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-251-17

LA COUR accueille la présente demande de contrôle judiciaire, et l’affaire est renvoyée à un juge de la citoyenneté pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-251-17

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c THOMAS CLIFFORD KWASIE VAAH

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 septembre 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Southcott

DATE DES MOTIFS :

Le 17 octobre 2017

COMPARUTIONS :

Laoura Christodoulides

Pour le demandeur

Max Chaudhaury

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Chaudhary Law Office

North York (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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