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Date : 20171012


Dossier : T-2579-91

Référence : 2017 CF 906

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 octobre 2017

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

ROGER SOUTHWIND, POUR SON PROPRE COMPTE ET POUR LE COMPTE DES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DU LAC SEUL

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

défenderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L’ONTARIO

mise en cause

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF

DU MANITOBA

mise en cause

JUGEMENT ET MOTIFS

TABLE DES MATIÈRES

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Paragraphe

I.

Introduction

1

II.

Les témoins

15

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A. Les témoins des demandeurs

15

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B. Les témoins du Canada

52

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C. Les témoins de l’Ontario

73

III.

Évaluation des témoins

77

IV.

Approche

92

V.

Contexte historique

104

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Le Traité et la réserve

104

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Le mode de vie de la PNLS

112

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L’aménagement à retenue du lac Seul

116

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Les répercussions du projet sur la réserve et les autres biens de la PNLS

152

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L’abattage du bois d’œuvre sur les berges

163

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L’élévation du niveau de l’eau et les répercussions sur les logements de la réserve

187

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Les autres répercussions de l’élévation du niveau de l’eau dans la réserve

191

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La négociation de la revendication de la PNLS

196

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Le Manitoba rembourse les dépenses en immobilisations au Canada

210

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Les revendications payées par le Canada et les provinces aux termes de l’Accord

213

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Les revendications et les encaissements de la PNLS après 1943

214

VI.

Résumé des faits pertinents dans le dossier historique

218

VII.

L’obligation de la Couronne envers la PNLS

219

VIII.

Indemnisation en equity

228

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Première Nation du lac Whitefish

250

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Premières Nations Huu-Ay-Aht

258

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Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97

278

IX.

Les solutions de rechange qui s’offraient en 1929

288

X.

Les obligations juridiques du Canada envers la PNLS dans le cadre de l’aménagement à retenue du lac Seul

296

XI.

Que ce serait-il passé en 1929?

330

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Chutes Horseshoe, 1911

335

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Chutes Kananaskis, 1914

339

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Rivière Ghost, 1915

343

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Les accords de la Première Nation de Stoney

345

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Traité du fleuve Columbia

347

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Le Canada aurait-il négocié une entente de partage des bénéfices?

350

XII.

La valeur des terres de réserve inondées de la PNLS

376

XIII.

Le bois d’œuvre

396

XIV.

L’érosion

415

XV.

L’infrastructure communautaire

431

XVI.

La perte de moyens de subsistance

438

XVII.

Résumé des pertes

443

XVIII.

L’indemnisation versée antérieurement à la PNLS pour les pertes liées à l’inondation

445

XIX.

L’indemnisation actuelle pour les pertes antérieures

457

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Le rapport Hosios

468

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Le rapport Booth-Kirzner

477

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Le rapport Lazar-Prisman

480

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Comment placer la PNLS dans la situation où elle se serait trouvée n’eût été le manquement?

483

XX.

Dommages-intérêts punitifs

513

XXI.

Le jugement déclaratoire

526

XXII.

Le manque de diligence

530

XXIII.

La procédure de mise en cause

539

XXIV.

Coûts

553

XXV.

Clôture

554

« S’il s’était agi d’un peuplement de Blancs, personne n’aurait osé inonder leurs terres sans leur verser d’abord une indemnité. »

H. J. Bury, ministère des Affaires indiennes, le 16 mars 1937

I. INTRODUCTION

[1] La Première Nation du lac Seul (PNLS) allègue que le Canada a contrevenu au traité qu’il avait conclu avec elle, à la Loi des Indiens, SR 1927, c 84, et à ses obligations de fiduciaire. En conséquence, la PNLS demande des dommages-intérêts au Canada pour les pertes qu’elle et ses membres ont subies en conséquence de l’inondation d’une partie de la réserve no 28 (réserve ou réserve de la PNLS) à la suite de la construction du barrage à Lower Ear Falls (le barrage-réservoir d’Ear Falls), où le lac Seul se déverse dans la rivière des Anglais.

[2] Le barrage-réservoir d’Ear Falls a été achevé en 1929. Au cours des quelques années qui ont suivi, le niveau d’eau du lac Seul a été porté à une hauteur maximale de 1 172 pieds, soit une augmentation d’une dizaine de pieds par rapport au niveau normal précédant la construction du barrage. À ce jour, le lac demeure submergé et le demeurera vraisemblablement, puisque l’eau retenue derrière le barrage-réservoir d’Ear Falls est utilisée pour alimenter les centrales hydroélectriques en aval sur la rivière des Anglais en Ontario et la rivière Winnipeg au Manitoba.

[3] Quatre centrales hydroélectriques ont été aménagées sur la rivière des Anglais, en Ontario, après l’achèvement du barrage-réservoir d’Ear Falls, soit celles d’Ear Falls (1929-1930), de Manitou Falls (1956), de Caribou Falls (1958) et du lac Seul (2009). Actuellement, il y a six centrales sur la rivière Winnipeg au Manitoba. Lorsque le barrage-réservoir d’Ear Falls a été construit à la décharge du lac Seul, il y avait trois centrales hydroélectriques en activité sur la rivière Winnipeg, celles de Pinawa (1906-1951), de Pointe-du-Bois (1911) et de Great Falls (1923). Quatre autres centrales hydroélectriques ont été construites au Manitoba après l’achèvement du barrage-réservoir d’Ear Falls : Seven Sisters (1931), Slave Falls (1931), Pine Falls (1951) et MacArthur Falls (1954).

[4] La réserve de la PNLS longe une partie de la rive nord du lac Seul. La PNLS compte environ 2 700 membres, dont près d’un tiers vit dans la réserve au sein de trois collectivités : Kejick Bay et Whitefish Bay, toutes deux situées au bord du lac Seul, et Frenchman’s Head, qui se trouve au lac Caché.

[5] Par suite de l’inondation, les parties conviennent que 11 304 acres des terres de la réserve de la PNLS sont maintenant submergés. En raison de l’inondation, la PNLS a perdu l’usage et la jouissance de cette partie de sa réserve. L’inondation a eu d’autres répercussions sur la PNLS, notamment la perte de maisons et de champs de riz sauvage, ainsi que la séparation par les eaux de deux de ses collectivités, Kejick Bay et Whitefish Bay.

[6] Le Canada n’a pris aucune mesure, ni à l’époque ni subséquemment, pour autoriser légalement l’« appropriation » de ces terres de la réserve sous l’effet de l’inondation. En outre, aucune indemnisation n’a été versée à la PNLS avant le 17 novembre 1943 pour les terres submergées ou les dommages consécutifs qu’elle a subis. La PNLS affirme que la somme octroyée a été insuffisante et versée trop tard.

[7] Dans sa déclaration, la PNLS demande des dommages-intérêts au Canada pour la perte des terres de la réserve et de leur usage, de l’exercice de ses droits de chasse, de pêche et de culture sur son territoire traditionnel, ainsi que pour ce qui est qualifié de [traduction] « pertes évitables », notamment la destruction de potagers, de prairies de fauche, de productions agricoles, de cultures de riz sauvage, de bois d’œuvre, de maisons, de chalets et d’autres bâtiments, ainsi que pour la destruction et la profanation des tombes.

[8] Il est juste de dire que le fondement juridique du procès intenté par les demandeurs a évolué depuis les 25 années que dure ce litige; à vrai dire, il a évolué durant le procès. Il n’a pas été donné suite, dans les observations finales, à la revendication qui concernait les terres situées à l’extérieur de la réserve, ni à de nombreuses revendications liées aux « pertes évitables ».

[9] La principale revendication de la PNLS est résumée en ces termes dans la déclaration liminaire de son avocat : [traduction] « La principale question à trancher est celle de savoir si le Canada était tenu, en qualité de fiduciaire de la Première Nation, d’obtenir des redevances, un loyer ou un autre type d’investissement qu’il avait forcé la Première Nation à faire dans ce projet en s’appropriant ses terres ».

[10] En terminant, l’avocat de la PNLS a quantifié en ces termes les revendications présentées par la PNLS : [traduction] « [I]l s’agit d’une indemnisation équitable pour la perte de la possibilité de toucher les bénéfices découlant de la production d’hydroélectricité, passée, présente et future, qui s’élèvent à 506,6 millions de dollars », et aussi pour les « pertes évitables [dans la réserve], liées notamment à l’érosion, au bois d’œuvre et à l’infrastructure communautaire, qui s’élèvent à 40 millions de dollars ». La PNLS sollicite également [traduction] « un jugement déclaratoire portant que ses droits légaux sur les terres submergées et la zone de franc-bord n’ont été ni grevés ni éteints ». En dernier lieu, la PNLS demande des dommages-intérêts punitifs et ses dépens.

[11] Le Canada a opposé une défense à l’action principale et a engagé une procédure de mise en cause contre l’Ontario et le Manitoba afin d’obtenir une contribution et une indemnisation, conformément aux dispositions de la Loi de la conservation du lac Seul, 18-19 Geo V, c 32 (Canada) et de la loi intitulée An Act Respecting Lac Seul Storage, 18 Geo V, c 12 (Ontario). L’Ontario et le Manitoba ont présenté une défense à la procédure de mise en cause et à l’action principale.

[12] L’action a été instruite à Ottawa pendant de nombreux jours. À deux exceptions près, les 24 témoins convoqués par les parties étaient des témoins experts. En plus de la preuve orale et des faits dont ont convenu les parties, 8 347 documents ont été produits comme pièces au procès. Le fait qui a engendré le litige étant survenu il y a longtemps, il n’est donc pas surprenant qu’un bon nombre de ces documents soient des documents d’archives historiques. D’autres proviennent de sources plus récentes, notamment des centaines de pages de rapports d’experts.

[13] Les parties ont convoqué des historiens, des forestiers, des spécialistes de l’érosion, des hydrologues, des économistes, des évaluateurs et d’autres personnes qui peuvent être reconnus à titre de témoins experts. Chacun d’eux a été ainsi reconnu par la Cour, comme il est indiqué ci-après. Il n’est pas possible, compte tenu du vaste fondement factuel précisé par les pièces et des témoignages des témoins, de résumer l’ensemble des faits qui ont eu lieu avant et après la construction du barrage-réservoir d’Ear Falls, la preuve produite relativement aux pertes subies, la quantification de ces pertes ou les rapports d’experts détaillés.

[14] J’assure les parties que j’ai lu et pris en considération l’ensemble de la preuve sur laquelle elles se sont fondées pour formuler leurs observations en l’espèce. Je ne résumerai pas les témoignages livrés par chacun des témoins. J’exposerai plutôt les faits tels que je les ai constatés et, au besoin, j’expliquerai la justification de mes conclusions.

II. LES TÉMOINS

A. Les témoins des demandeurs

Le chef Clifford Bull

[15] Le chef Bull a livré un témoignage concernant les membres de la PNLS et la géographie de la réserve de la PNLS. Il a décrit divers effets de l’inondation, notamment la présence de souches d’arbre dans les eaux, les accidents mettant en cause des embarcations heurtant les souches submergées, les chutes à travers la glace en raison du caractère imprévisible des eaux, et l’absence de riz sauvage. M. Bull a aussi témoigné de ses activités de piégeage et des effets de l’inondation sur les populations de rats musqués et de castors. Il a donné un aperçu des recherches qui ont précédé la présente revendication et de son calendrier. M. Bull a déclaré que la PNLS avait présenté une revendication dans le cadre du processus des revendications particulières du Canada le 24 septembre 1985 concernant l’inondation de sa réserve.

[16] Le chef Bull a témoigné au sujet d’une entente que la PNLS avait conclue avec l’Ontario Power Generation (OPG) en novembre 2006, concernant la nouvelle centrale du lac Seul, qui a été mise en service en 2009 et est située près de la centrale construite en 1929 au barrage-réservoir d’Ear Falls. Les installations d’OPG décrites dans l’entente n’englobent pas le barrage-réservoir d’Ear Falls, qui appartient à l’Ontario. L’entente mentionne une indemnisation de 11,6 millions de dollars qu’OPG a convenu de verser à la PNLS. L’entente prévoit en outre qu’OPG offre à la PNLS la possibilité d’acquérir une participation financière de 25 %. Le chef Bull a déclaré que la PNLS avait emprunté plus de 4 millions de dollars afin d’investir dans ce projet. L’entente renferme une clause de renonciation, mais exclut les terres de la réserve ou les répercussions causées par le barrage-réservoir d’Ear Falls. Le chef Bull a déclaré que l’entente de société en commandite entre OPG et la PNLS était entrée en vigueur en décembre 2008 et que, depuis 2009, au moment de la mise en service de la centrale du lac Seul, la PNLS a tiré des revenus s’élevant à 3,8 millions de dollars.

[17] Le chef a aussi témoigné à propos d’autres accords que la PNLS a conclus concernant l’extraction minière et la foresterie.

David Gordon

[18] M. David Gordon est membre de la PNLS, dont il a été chef de 2002 à 2006. Il est actuellement gestionnaire du logement de la PNLS, et a été gestionnaire du projet de route et de pont de Whitefish Bay et du projet de route sur digue de Kejick Bay. M. Gordon a expliqué que Kejick Bay avait été transformée en île au moment de l’inondation, mais qu’auparavant, les collectivités de Kejick Bay et de Whitefish étaient reliées. Il a ajouté que le projet de route et de route sur digue visait à relier les collectivités afin d’assurer la santé et la sécurité des résidents.

[19] M. Gordon a témoigné au sujet de la collaboration de la PNLS et d’Affaires autochtones et du Nord Canada (AANC) à ces projets. Les parties conviennent qu’en 2009, la route sur digue de Kejick Bay reliant l’île de Kejick et la partie continentale de la réserve a été achevée, au coût total de 4 538 000 $. AANC a payé une somme de 3 038 000 $ et la PNLS, une somme d’environ 1 500 000 $. Les parties conviennent aussi que la route et le pont de Whitefish Bay ont été achevés en 2009, au coût total de 2 379 930 $; AANC a payé une somme de 1 043 600 $ et la PNLS, environ 250 000 $, le solde provenant d’autres sources.

[20] M. Gordon a déclaré que les fonds auraient pu être utilisés pour d’autres projets d’infrastructure, si les collectivités n’avaient pas été séparées par l’inondation.

[21] M. Gordon était chef de la PNLS lorsque les négociations relatives à l’entente avec OPG ont été entamées, qu’a évoquée le chef Bull, et il a parlé de son engagement et de sa compréhension de l’objet de l’entente.

[22] À l’instar du chef Bull, M. Gordon a témoigné au sujet de ses activités de piégeage et des effets de l’inondation sur les populations de rats musqués et de castors.

Gwynneth C. D. Jones

[23] Mme Gwynneth Jones a été présentée comme étant [traduction] « une historienne qui possède de l’expertise en interprétation de l’interaction entre le gouvernement du Canada et les peuples autochtones sur le fondement de documents historiques ». Mme Jones a livré un compte rendu et un témoignage étoffés couvrant la période de 1871 à 1943, au sujet de la construction du barrage-réservoir d’Ear Falls et de l’inondation de la réserve de la PNLS.

[24] Mme Jones a aussi présenté un deuxième compte rendu et livré un témoignage sur l’aménagement hydroélectrique sur la rivière Bow en Alberta. Cette preuve visait la période de 1903 à 1947, et portait précisément sur les relations entre les promoteurs de centrales et la Première Nation de Stoney dans les réserves 142, 143 et 144. La PNLS invoque ces projets et les accords financiers conclus avec la Première Nation de Stoney à titre de précédent de ce que le Canada aurait dû obtenir pour protéger les intérêts de la PNLS.

Trevor E. Falk

[25] M. Falk a été reconnu à titre de témoin expert, en sa qualité d’ingénieur-hydraulicien et par sa formation et son expérience et parce qu’il possède de l’expérience en matière de contrôle du niveau d’eau, à la fois au lac Seul et au lac des Bois. La Cour a aussi reconnu que M. Falk possède des connaissances et de l’expérience, de façon générale, dans le domaine de la production hydroélectrique et, particulièrement, en ce qui a trait à l’installation ou aux installations alimentées par l’eau en provenance du lac Seul.

[26] M. Falk a livré un témoignage concernant, de façon générale, le niveau de l’eau et le contrôle du niveau de l’eau du lac Seul, ainsi que le rôle qu’y joue la Commission de contrôle du lac des Bois. La Cour a conclu que les parties du compte rendu qui traitaient de l’érosion des rives du lac ne constituaient pas une preuve admissible, puisque M. Falk ne possède aucune expertise dans ce domaine.

[27] M. Falk a témoigné au sujet des niveaux de l’eau du lac Seul au cours de la période de 1929 à 1934, et de la hauteur naturelle et ordinaire du niveau d’eau du lac avant et après la construction du barrage d’Ear Falls. Il a expliqué l’effet du vent et des vagues sur le lac et le rivage, et a fait savoir qu’à son avis, les terres de la réserve touchées devraient comprendre non seulement celles dont la hauteur du niveau d’eau est de 1 172 pieds, mais aussi les cinq pieds verticaux au-dessus de ce niveau, désignés sous le nom de zone de [traduction] « revanche ».

P. M. (Patt) Larcombe

[28] L’Ontario a soulevé une objection, appuyée par le Canada, concernant l’admissibilité de Mme Larcombe à titre de témoin expert. À la suite d’un voir-dire prolongé et d’un ajournement pour examiner cette objection, la Cour a jugé que Mme Larcombe serait reconnue en tant que témoin expert (voir la décision Southwind c Canada, 2016 CF 1132).

[29] Mme Larcombe a été reconnue à titre de témoin expert en géographie culturelle possédant une spécialisation dans les domaines suivants : 1) l’estimation de la perte de moyens de subsistance traditionnels des Autochtones; et 2) l’évaluation des répercussions sur les moyens de subsistance et les conditions de vie des Premières Nations découlant des projets de développement industriel et hydroélectrique. Mme Larcombe a été autorisée à présenter une opinion d’expert sur la perte de l’usage de l’économie traditionnelle de la PNLS, en fonction des pertes que celle-ci a subies dans les terres de la réserve et le territoire traditionnel par suite de la construction du barrage réservoir d’Ear Falls et de l’inondation du lac Seul, notamment en ce qui concerne : a) la réduction des possibilités liées aux pratiques de culture traditionnelle de la PNLS et la diminution des taux de rendement connexes; b) la perte de la possibilité de récolter du riz sauvage pour combler les besoins nutritionnels de la population et en tirer un revenu; c) la réduction des possibilités de piégeage des espèces à fourrure aquatiques et la baisse des taux de rendement connexes; d) la perte de la possibilité de cultiver des produits végétaux pour combler les besoins nutritionnels de la population; et e) la perte de la possibilité de nourrir le bétail qui était élevé pour combler les besoins nutritionnels de la population. Mme Larcombe a aussi été autorisée à présenter une preuve historique factuelle concernant les lieux d’inhumation de la PNLS, qui ont été perdus ou endommagés par l’inondation.

[30] Mme Larcombe a exprimé son avis sur les pertes subies par la PNLS. Son mandat a d’abord consisté à rédiger un rapport sur la perte des possibilités pour les membres de la PNLS, au fil du temps, de cultiver la partie du territoire traditionnel qui avait été touchée par la retenue du lac Seul et d’en tirer leur subsistance. En deuxième lieu, Mme Larcombe s’est penchée sur les pertes évitables. Elle a préparé des évaluations en dollars non indexés de la perte de ces usages à un certain moment après 1929 et jusqu’en 2012. Il s’agissait de valeurs brutes. En troisième lieu, on a demandé à Mme Larcombe d’exprimer son avis au sujet des pertes subies dans la réserve à l’opposé de celles subies à l’extérieur de la réserve.

[31] Mme Larcombe a passé en revue six domaines visés par la perte d’usage : le foin destiné au bétail, les denrées potagères, le revenu tiré du piégeage, les denrées provenant de la faune, les denrées et le revenu provenant du manomim (riz sauvage) et les denrées provenant de la pêche. Selon Mme Larcombe, la valeur annualisée de ces pertes en dollars non indexés au cours de la période de 1929 à 2012 s’élevait à 9 277 853 $ dans la réserve, et à 15 559 824 $ hors de la réserve. Les pertes estimatives établies par Mme Larcombe ont par la suite été évoquées par d’autres témoins convoqués par les demandeurs pour établir la preuve de la valeur actuelle des pertes subies au cours de la période écoulée depuis 1929.

[32] Cependant, comme il est discuté ci-dessous, en définitive, le témoignage de Mme Larcombe a essentiellement été reconnu comme non pertinent à l’égard de la revendication puisque, dans le plaidoyer final, l’avocat a concédé que [traduction] « l’évaluation de Mme Larcombe ne représente pas une mesure appropriée des préjudices subis en l’espèce ».

Greg W. Scheifele

[33] M. Scheifele a été qualifié d’expert en matière de foresterie, d’écologie et de planification environnementale. Cependant, son témoignage s’est limité au contenu de ses rapports d’expert, qui étaient plus circonscrits que ses domaines d’expertise.

[34] M. Scheifele a produit des éléments de preuve au sujet des pertes en bois d’œuvre causées par l’inondation du lac Seul. De plus, il a exprimé son avis sur les coûts de l’abattage du bois d’œuvre et des broussailles dans les zones inondées, puisqu’il n’y avait pas eu d’abattage avant l’inondation du lac Seul. M. Scheifele a déclaré que la valeur nominale de la perte de revenus provenant du bois d’œuvre en sommes exigibles par la PNLS s’élevait à 66 081 48 $. Il a ajouté que le coût estimatif de l’abattage sur les 8 920 acres de terrain boisé bordant le rivage de la réserve de la PNLS au niveau des 1 172 pieds aurait totalisé 767 800 $ en 1929. M. Scheifele a fait savoir que ce chiffre serait un peu plus élevé au vu de l’accord subséquent des parties concernant la superficie inondée.

James R. (Northcote) Gilles

[35] M. Gilles a été reconnu à titre de témoin expert chargé [traduction] « de livrer un témoignage d’opinion d’ordre général sur le secteur énergétique, et possédant particulièrement une expertise en matière de services hydroélectriques et de modèles économiques connexes, notamment en ce qui a trait à l’évaluation des avantages économiques hydroélectriques découlant de l’inondation du lac Seul aux fins du développement hydroélectrique ».

[36] La PNLS a demandé à M. Gilles d’analyser les avantages de la production hydroélectrique et d’appliquer la jurisprudence se rapportant aux Premières Nations, afin de présenter son avis à la Cour à propos de ce qui constitue un partage raisonnable dans un [traduction] « contexte moderne ».

[37] M. Gilles a précisé que la retenue créée par le barrage-réservoir d’Ear Falls était un ouvrage d’infrastructure important, qu’il a qualifié [traduction] « d’extrêmement bénéfique » pour le potentiel hydroélectrique qui n’avait toujours pas été développé, ainsi que pour les installations aménagées en aval. Il a examiné la jurisprudence relative à la Première Nation de Stoney et à la rivière Bow; la lettre du 11 mars 1968 adressée par le secrétaire E. B. Easson d’Ontario Hydro au ministre des Terres et des Forêts de l’Ontario, qui renfermait des estimations de la valeur annuelle de l’électricité produite par le stockage d’eau par couche de trois pieds dans le lac Seul; et le Traité du fleuve Columbia intervenu entre le Canada et les États-Unis d’Amérique, en vue d’exprimer un avis sur le partage des bénéfices liés au stockage d’énergie électrique.

[38] En plus de son premier rapport daté du 31 janvier 2014, M. Gilles a produit un second rapport daté du 15 juin 2015. Selon son analyse, [traduction] « la somme de 408 millions de dollars représentait la meilleure estimation minimale aux termes d’une entente de partage raisonnable des revenus avec la Première Nation du lac Seul, comparativement aux avantages que le barrage de retenue du lac Seul a procurés aux installations en aval ». Il a précisé que l’estimation était [traduction] « à la fois prudente et raisonnable ».

Rob Rabichuk

[39] M. Rabichuk, un comptable agréé, a été reconnu à titre de [traduction] « témoin expert habilité à livrer un témoignage d’opinion d’ordre général sur la comptabilité relative aux comptes en fiducie des Autochtones et, particulièrement, sur les revenus et les dépenses historiques dans les comptes en fiducie de la Première Nation du lac Seul ».

[40] M. Rabichuk a examiné les registres des comptes en fiducie de la PNLS et les documents sur le codage des dépenses du ministère des Affaires autochtones. Il a regroupé les dépenses sous les postes suivants : infrastructure communautaire, santé et bien-être, divers, statut des membres et versements aux membres individuels. Il a indiqué que ces postes avaient été choisis pour prêter main-forte au professeur Hosios, un économiste convoqué par la PNLS, qui avait utilisé trois catégories dans son analyse : épargne, placements et dépenses de consommation. Il a examiné les registres pour la période allant de l’exercice clos en 1925 à l’exercice clos en 2011. Bien que la PNLS possède deux comptes en fiducie, soit un compte de capital, qui est assimilable à un compte d’épargne qui contient l’ensemble des produits de ventes foncières et des ressources non renouvelables, et un compte de revenus et de produits d’intérêts, qui est assimilable à un compte de chèque et contient tous les autres éléments. Afin d’établir son rapport, M. Rabichuk a regroupé toutes les dépenses.

[41] M. Rabichuk a conclu que pour la période de 1925 à 2011, les revenus de la PNLS totalisaient 1 582 645,95 $ et les dépenses, 1 442 051,80 $. Les dépenses ont été ventilées selon les postes suivants : infrastructure communautaire (409 295,39 $ ou 25,9 %); santé et bien-être (162 161,35 $ ou 10,2 %); statut des membres (6 461,52 $ ou 0,4 %); divers (756 739,33 $ ou 47,8 %); et versements aux membres individuels (107 394,21 $ ou 6,8 %).

Norris Wilson

[42] M. Wilson a été reconnu à titre d’expert en évaluation et améliorations foncières et il a été habilité à livrer un témoignage d’opinion sur le caractère adéquat et raisonnable de l’analyse, des avis et des conclusions de Duncan Bell (expert convoqué par le Canada et l’Ontario). Il devait cependant respecter strictement les normes applicables aux analyses techniques, énoncées dans les Règles uniformes de pratique professionnelle en matière d’évaluation au Canada, et a reçu une mise en garde contre l’expression d’avis de valeur.

[43] M. Wilson a témoigné au sujet de trois erreurs qu’il avait relevées dans le rapport d’évaluation foncière de M. Bell : 1) il n’avait pas appliqué correctement le principe de l’utilisation optimale; 2) il avait utilisé l’approche de la comparaison directe; et 3) il n’avait pas formulé ses conclusions et hypothèses conformément aux documents historiques. M. Wilson a exprimé l’avis que l’utilisation optimale des terres de réserve inondées à la date visée était [traduction] « la retenue et le stockage des eaux pour l’aménagement hydroélectrique au lac Seul », et que le défaut de M. Bell d’en tenir compte avait résulté en une [traduction] « estimation de valeur non corroborée ».

Arthur Hosios

[44] Arthur Hosios est professeur d’économie de l’Université de Toronto. Il a été reconnu à titre d’expert pour livrer un témoignage d’opinion sur la macro et la microéconomie et, en particulier, sur la microéconomie appliquée. Son expertise en calcul de la valeur actualisée de l’indemnisation des Premières Nations a aussi été reconnue.

[45] Le rapport du professeur Hosios (le rapport Hosios) visait à estimer l’indemnisation équitable, à la date de l’évaluation (2012 ou 2016), pour les pertes subies par la PNLS par suite de l’inondation des terres de réserve et de certains territoires traditionnels en 1929. Il a employé une approche rétrospective pour modéliser une indemnisation équitable. Il a expliqué que son rapport représentait sa tentative de calculer la valeur de l’indemnité équitable d’un point de vue économique, en se fondant sur le jugement de la Cour d’appel de l’Ontario dans Whitefish Lake Band of Indians v Canada (Attorney General), 2007 ONCA 744 [Whitefish]. Nous discutons en détail de son analyse ci-dessous.

Marcel Deveau et H. James Hawken

[46] MM. Marcel Deveau et H. James Hawken du cabinet d’experts-conseils Services Inc. ont soumis un rapport conjoint intitulé [traduction] « Étude des coûts de réparation des dommages causés par l’érosion » [le rapport d’expert].

[47] M. Deveau a été reconnu à titre d’[traduction] « expert pouvant livrer un témoignage d’opinion d’ordre général sur la géologie côtière, l’érosion et la protection du littoral et, particulièrement, sur les mesures de protection adéquates pour atténuer les effets de l’érosion du lac Seul ». Il n’a cependant pas été reconnu pour témoigner à propos des raisons particulières de l’érosion du sol au lac Seul.

[48] Il a témoigné qu’il avait relevé environ 50 emplacements situés sur près de 14,5 km de rivage dans la réserve qui nécessitaient une protection contre l’érosion, et quatre solutions d’enrochement avaient été mises en place pour protéger ces emplacements contre l’érosion. Le nombre d’emplacements a par la suite été réduit, après le dépôt du rapport d’un spécialiste en érosion convoqué par le Canada, Peter Zuzek. Une évaluation des coûts des travaux proposés a été effectuée. M. Deveau était chargé de la conception des ouvrages de protection du rivage.

[49] M. Hawken a été reconnu à titre d’expert pour livrer un témoignage d’opinion d’ordre général sur la gestion de projets de génie civil se rapportant aux ressources hydrologiques et, particulièrement, sur la conception d’ouvrages de protection du rivage du lac Seul pour atténuer les problèmes d’érosion, et l’établissement des coûts connexes.

[50] M. Hawken a affirmé qu’il avait été chargé de repérer les zones du rivage les plus susceptibles d’érosion et de présenter des conceptions préliminaires pour les protéger, ainsi que le coût estimatif pour exécuter les ouvrages de protection.

[51] M. Hawken a témoigné qu’après avoir modifié son rapport initial, il avait proposé de protéger quelque 11,3 km de rivage, au coût de 28,1 millions de dollars, incluant les dépenses imprévues et les honoraires de gestion.

B. Les témoins du Canada

Betsey Baldwin

[52] Mme Baldwin est une historienne et a été reconnue [traduction] « à titre d’experte en histoire des Premières Nations du Canada, y compris celles visées par le Traité no 3, et en politiques gouvernementales relatives aux peuples autochtones ».

[53] Elle a rédigé un rapport, dont elle a parlé et dont le titre décrit la portée de son témoignage : A History of the Lac Seul Storage Project, Flooding on the Lac Seul Indian Reserve No. 28, and Related Compensation to the Lac Seul Indian Band, 1873 to 1943. En plus de son rapport, elle s’est attardée au rapport rédigé par James R. Gilles, et aux deux rapports de Gwynneth C. D. Jones, en plus de répondre à des questions à leur sujet.

Gwen Reimer

[54] Mme Reimer est titulaire d’un doctorat en anthropologie et se spécialise particulièrement dans les sous-disciplines de l’anthropologie culturelle et de l’ethnohistoire, et possède des connaissances sur le mode de vie des Ojibwés. Elle a été reconnue comme [traduction] « experte habilitée à examiner l’approche méthodologique utilisée par Patt Larcombe pour évaluer les pertes subies par la Première Nation du lac Seul par suite de l’inondation du lac Seul, et à exprimer son avis à ce sujet et, en particulier, au sujet de l’exactitude, de la fiabilité, de la validité et de l’intégrité des données et de l’analyse présentées dans le rapport de Mme Larcombe ».

[55] Mme Reimer a passé en revue les rapports techniques de Mme Larcombe et a répondu aux questions à leur sujet. Elle est également allée au-delà du cadre du rapport technique de Mme Larcombe pour ouvrir une large perspective anthropologique afin de contextualiser l’évaluation des pertes sur les plans des changements, des adaptations et de la dynamique de la culture, de l’économie et de l’environnement, surtout au cours de la période qui a suivi l’inondation. Elle a aussi examiné des sources pertinentes sur la superficie des terres traditionnelles de la PNLS. Mme Reimer a souligné qu’elle n’avait pas évalué ou calculé d’autres pertes, s’étant tenue aux éléments de preuve sur lesquels s’était fondée Mme Larcombe pour calculer les pertes.

[56] Trois principaux thèmes ont émergé de l’analyse de Mme Reimer. Premièrement, elle estimait que son examen de la documentation et son approche à l’égard de celle-ci se situaient dans un contexte de changement. La période ultérieure à l’inondation avait duré 80 ans, durant laquelle elle a observé des changements économiques, environnementaux, sociaux et culturels. Elle estimait que les pertes nettes et cumulatives n’étaient pas survenues dans un contexte humain ou naturel statique. En second lieu, elle a observé que de nombreux facteurs interviennent généralement en marge des changements sur une longue période et croyait que l’inondation n’était pas nécessairement l’unique facteur ayant influé sur les changements et les pertes. Troisièmement, elle a apprécié les évaluations effectuées en tenant compte de l’ensemble de la preuve produite.

Duncan Bell

[57] M. Bell est un témoin convoqué conjointement par le Canada et l’Ontario. La Cour a reconnu M. Bell à titre [traduction] « d’évaluateur de biens immobiliers spécialisé, en général, en appréciation de valeurs foncières historiques et reconnu, en particulier, pour livrer un témoignage d’opinion sur : 1) la valeur des terres situées dans la réserve no 28 de la Première Nation en date du 1er avril 1929, du 1er avril 1934 et du 1er avril 1943; 2) la valeur des améliorations foncières dans la réserve et à proximité; et 3) l’exactitude des évaluations historiques effectuées aux dates visées et vers ces dates, comme le décrit son rapport ».

[58] M. Bell a affirmé que la valeur des propriétés riveraines est généralement supérieure à celle des propriétés situées à l’intérieur des terres. Il a donc utilisé deux différentes valeurs estimatives par acre afin de refléter cette différence. Il était d’avis que le prix moyen réel par acre de terre inondée de la PNLS était de 1,29 $ en 1929, de 1,06 $ en 1934 et de 1,24 $ en 1943. Selon son estimation, la valeur des 93 bâtiments touchés de la PNLS s’élevait à 24 648 $.

Peter Zuzek

[59] M. Zuzek a été [traduction] « reconnu à titre de géoscientifique et de géomorphologue côtier expert possédant une spécialisation particulière en géologie côtière, ainsi qu’en analyse des changements historiques dans les rivages et des effets des fluctuations du niveau de l’eau sur l’érosion, et en évaluation de la vitesse d’érosion et de la protection nécessaire des rivages et des effets de cette protection, y compris les effets écologiques ». Il a aussi été [traduction] « reconnu pour donner un témoignage précis sur la question de l’érosion du rivage au lac Seul, avant et après la construction et l’exploitation du barrage d’Ear Falls, et sur les exigences relatives à la restauration potentielle ».

[60] M. Zuzek a exprimé l’avis que la vitesse d’érosion au lac Seul avant la construction du barrage était similaire à la vitesse subséquente à la construction. Il a tiré cette conclusion pour les raisons suivantes : 1) la géologie était la même, 2) le climat des vagues était similaire, 3) la plateforme littorale, selon le niveau du lac préalable au barrage, démontrait qu’une érosion avait eu lieu durant cette période, et 4) il a utilisé le modèle COSMOS pour simuler la vitesse d’érosion après l’aménagement du barrage et pour créer une plateforme sublittorale et un recul horizontal de la berge d’un degré presque identique à celui qui avait été mesuré.

[61] Bien que M. Zuzek fût d’accord avec la déclaration dans le rapport d’expert que certains emplacements désignés s’érodaient, il estimait qu’ils s’érodaient également à l’époque préalable au barrage à une vitesse similaire. Il a décrit l’érosion comme un processus naturel et a précisé que l’inondation au lac Seul avait essentiellement déplacé l’érosion à un endroit plus élevé sur les berges par rapport au niveau de l’eau avant la construction du barrage. Il a affirmé que l’inondation n’avait pas altéré la vitesse d’érosion, mais qu’elle avait seulement déplacé l’endroit où elle se produisait.

Matthew Lacompte

[62] M. Lacompte a été reconnu à titre [traduction] « d’expert pour livrer un témoignage d’opinion d’ordre général sur l’histoire et la gestion des comptes en fiducie des Autochtones et, plus précisément, sur les dépenses historiques dans les comptes en fiducie de la Première Nation du lac Seul ».

[63] Il a analysé séparément les dépenses et les revenus inscrits dans les comptes de capital et d’intérêt pour la période de 1902 à 2012.

[64] Son analyse du compte de capital a fait état des dépenses suivantes, ventilées par catégorie et pourcentage des dépenses totales : biens de la Première Nation, 36,4 %; foresterie, 27,9 %; virements et émancipation, 15,8 %; distribution, 8,4 %; redressements, 7,8 %; frais inconnus, 2 %; routes, ponts et aqueducs, 1,3 %; aide financière, 0,1 %; agriculture et éducation, 0,0 %; et trois catégories de frais divers – services professionnels, 0,1 %; dommages-intérêts divers, 0,3 %; et main-d’œuvre occasionnelle, 0,0 %.

[65] Son analyse du compte d’intérêt a fait état des dépenses suivantes sur ce compte : biens de la Première Nation, 29,4 %; aide financière et rations, 21,5 %; salaires et traitements, 9 %; logement et puits, 6,7 %; versements d’intérêt, 4,5 %; frais automobiles, 4,4 %; frais médicaux, 4 %; redressements, 2,7 %; éducation, 2,7 %; frais inconnus, 1,9 %; prêts aux membres, 1,3 %; virements et émancipation, 0,7 %; agriculture, 0,5 %; routes, ponts et aqueducs, 0,4 %; remboursements, 0,0 %; frais divers – enrichissement culturel, 5,2 %; chasse et pêche, 3,7 %; subventions, 1,4 %; et loisirs et festivités, 0,2 %.

Robert Sandy

[66] M. Sandy a été convoqué conjointement par le Canada et l’Ontario. M. Sandy est comptable agréé possédant de l’expérience en quantification de pertes économiques, surtout dans l’industrie forestière, et a été reconnu pour livrer un témoignage précis sur la quantification des pertes économiques de la PNLS, le cas échéant, découlant de l’omission alléguée de défricher le rivage dans la réserve.

[67] M. Sandy a supposé que si la Couronne avait défriché le rivage avant d’inonder le lac Seul, elle aurait payé des frais pour ce faire à des parties autres que la PNLS, qui n’aurait tiré aucun avantage économique direct, car elle n’aurait pas été rémunérée pour ces travaux.

[68] En réponse à M. Scheifele, M. Sandy a d’abord fait valoir que M. Scheifele n’avait pas précisé la nature des désavantages ou leur montant pour la PNLS résultant du défaut de la Couronne de faire défricher le rivage. Ensuite, il a observé que les économies alléguées par la Couronne sur le coût estimatif du défrichage dans le cadre du projet du lac Seul n’avaient aucun rapport avec les pertes qu’aurait subies ou non la PNLS. En troisième lieu, il n’était pas d’accord avec M. Scheifele à propos des frais de défrichage qu’aurait engagés la Couronne si elle avait donné suite au projet. À son avis, le coût pour le Canada aurait été de beaucoup inférieur à celui indiqué par M. Scheifele.

Cliff Hamal

[69] M. Hamal a été reconnu [traduction] « en tant que témoin expert pour livrer un témoignage d’opinion d’ordre général sur l’industrie de l’électricité, y compris ses marchés, sa planification, sa structure et ses activités, et possédant une expertise particulière en économie de la conception, de l’exploitation, de la production, de la tarification, de l’évaluation et de la modélisation de projets de production d’électricité sur ce marché, y compris les projets hydroélectriques ». Il a également été reconnu [traduction] « pour livrer un témoignage précis sur l’évaluation des avantages économiques hydroélectriques découlant de l’inondation du lac Seul ou du développement hydroélectrique ».

[70] M. Hamal a témoigné sur le développement et l’histoire de l’hydroélectricité en Ontario. Il a examiné d’un œil critique les rapports produits par M. Gilles et a estimé que les conclusions que ce dernier avait tirées à propos de la valeur pour la PNLS n’étaient ni raisonnables ni prudentes. M. Hamal a aussi analysé les supposés aménagements comparatifs, y compris sur la rivière Bow conjointement avec la Première Nation de Stoney et le Traité du fleuve Columbia, et a fait valoir qu’aucun n’était comparable à la situation de la PNLS en 1929 au lac Seul.

Laurence Booth et Eric Kirzner

[71] MM. Booth et Kirzner ont produit un rapport conjoint (le rapport Booth-Kirzner) qui présentait une interprétation économique de l’arrêt Whitefish, et ont utilisé cette interprétation à titre de cadre pour avancer des montants estimatifs de la valeur actualisée de l’indemnisation pour le manquement commis par le passé.

[72] La Cour a reconnu MM. Booth et Kirzner en utilisant les mêmes termes : [traduction] « un témoin expert livrant un témoignage d’opinion sur l’application de la théorie financière et économique à l’évaluation de l’indemnisation actualisée pour les pertes subies par le passé, et possédant une expertise particulière en calcul de la valeur actuelle des pertes des Premières Nations, conformément au jugement rendu en 2007 par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Première Nation de Whitefish Lake ».

C. Les témoins de l’Ontario

Alan McCullough

[73] M. McCullough a été reconnu à titre [traduction] « d’expert en histoire canadienne, notamment en ce qui a trait aux interactions entre les gouvernements fédéral et provinciaux et les peuples autochtones d’après les documents historiques ».

[74] M. McCullough a rédigé et produit un rapport intitulé « Historical Narrative concerning the Lac Seul First Nation Claim with Respect to Flooding on Lac Seul Reserve No. 28 (and Off-Reserve Interests) as a result of the Construction of the Lower Ear Falls Dam ». Son rapport et son témoignage ont couvert la période allant de la signature du Traité no 3 en 1873 jusqu’au paiement versé à la PNLS en 1943.

Fred Lazar et Eliezner Prisman

[75] MM. Lazar et Prisman ont produit un rapport conjoint (le rapport Lazar-Prisman) intitulé « Estimating Alleged Economic Losses of the Lac Seul First Nation As a Result of the Construction of the Ear Fall’s Dam in 1929 ».

[76] M. Lazar a été reconnu en tant que [traduction] « témoin expert pour livrer un témoignage d’opinion en macro et microéconomie, y compris en économie du travail, et en ce qui concerne l’application de cette expertise au calcul de l’indemnisation des Premières Nations ». M. Prisman a été reconnu de [traduction] « témoin expert pour livrer un témoignage d’opinion concernant l’application de la théorie financière et économique à l’évaluation de pertes antérieures et pour présenter les valeurs à la date du procès et les exprimer sous forme d’indemnisation ».

III. ÉVALUATION DES TÉMOINS

[77] Les parties, comme nous l’avons signalé, ont convoqué de nombreux témoins experts. Chacun a été reconnu pour exprimer son avis sur une matière pertinente et pour présenter une évaluation du rapport pertinent préparé par l’expert en réponse de la partie adverse.

[78] La Cour a constaté qu’il y avait peu de désaccord, sinon aucun, entre les trois historiens : Mmes Jones et Baldwin et M. McCullough. Les différences dans leur rapport s’expliquaient par le point de vue particulier de chacun au sujet des nombreux événements pertinents, plutôt que les événements eux-mêmes.

[79] Il y avait un profond désaccord entre les experts en érosion – Marcel Deveau et James Hawken pour la PNLS, et Peter Zuzek pour le Canada. Pour les motifs exposés ci-après, la Cour privilégie le témoignage de M. Zuzek, sans cependant en retenir tous les éléments.

[80] Il y avait aussi des différences dans l’analyse des comptes en fiducie de la PNLS effectuée par Rob Rabichuk et Matthew Lacompte. M. Lacompte a examiné les deux comptes séparément, contrairement à M. Rabichuk, et a effectué un examen beaucoup plus nuancé et détaillé que celui de M. Rabichuk. L’analyse de M. Rabichuk a exclu plus de 45 % des comptes, pour lesquels il n’a fourni aucun renseignement ou explication, alors que M. Lacompte a catégorisé toutes les dépenses avec précision. Pour ces motifs, dans la mesure où cette preuve aurait été utile, l’analyse plus détaillée et approfondie de M. Lacompte aurait été préférable et la Cour lui aurait accordé plus de poids. En définitive, étant donné l’avis de la Cour au sujet de l’évaluation actualisée des pertes en 1929, le témoignage sur les comptes de la Première Nation n’était pas nécessaire ou utile.

[81] La Cour a été saisie de trois rapports d’économistes : le rapport Hosios, le rapport Booth-Kirzner et le rapport Lazar-Prisman. Chacun offrait une approche pour estimer les pertes subies en 1929 ou par la suite en fonction de la valeur actuelle. Chacun reposait également sur l’arrêt Whitefish de la Cour d’appel de l’Ontario. Leurs éléments de preuve, dans la mesure nécessaire, seront examinés après que la Cour déterminera l’approche à employer pour évaluer, en l’espèce, les dommages-intérêts en equity.

[82] Il y avait une divergence fondamentale dans les avis exprimés par les évaluateurs fonciers, Norris Wilson et Duncan Bell, qui découlait de leurs différences quant à l’utilisation optimale de la superficie des terres inondées de la réserve. Pour les motifs exposés ci-après, je privilégie le témoignage de M. Bell.

[83] Je préfère le témoignage de M. Hamal à celui de M. Gilles. Tout comme M. Hamal, j’estime que les conclusions tirées par M. Gilles à propos de la valeur des terres de la PNLS visées par l’aménagement à retenue du lac Seul n’étaient ni raisonnables ni prudentes. Comme il en est discuté ci-dessous, je rejette ses comparaisons de l’aménagement à retenue du lac Seul avec l’aménagement sur la rivière Bow de la Première Nation de Stoney et le Traité du fleuve Columbia. Contrairement à M. Gilles, je n’estime pas que ces circonstances soient comparables à la situation de la PNLS en 1929 au lac Seul.

[84] Je retiens la majorité des critiques émises par M. Sandy au sujet de l’estimation faite par M. Scheifele des frais pour défricher les berges du lac Seul. Je reconnais aussi que, quels qu’eussent été ces frais, ils ne sont d’aucune utilité pour calculer les pertes subies par la PNLS découlant du défaut d’abattre le bois d’œuvre. Les frais de défrichage ne constituent pas une base juste et équitable pour évaluer l’indemnité en equity devant être versée à la PNLS. Ce qu’il faut plutôt, c’est un examen des conséquences pour la PNLS découlant du défaut de défricher les berges.

[85] En général, j’estime que tous les témoins experts, sauf un, ont livré un témoignage honnête et franc et se sont acquittés de leur tâche avec un souci réel d’aider la Cour à trancher la question en l’espèce.

[86] La seule exception était Patricia (Patt) Larcombe, convoquée par les demandeurs, qu’ils ont décrite comme une experte en perte d’usage. Ses qualifications d’experte ont été vigoureusement contestées par le Canada et l’Ontario.

[87] Comme nous l’avons signalé ci-dessus, après un voir-dire prolongé, la Cour a reconnu Mme Larcombe en qualité de témoin experte, comme il est précisé dans l’ordonnance que j’ai rendue dans la décision 2016 CF 1132. Cependant, après avoir entendu son témoignage, je suis d’accord avec le Canada que [traduction] « l’avis d’experte exprimé par Mme Larcombe soulève de sérieux problèmes de crédibilité, et il ne faut accorder aucun poids à ses modèles ».

[88] J’estime que Mme Larcombe était un témoin ergoteur. J’ai conclu qu’elle défendait de façon partisane la cause de la Première Nation au lieu d’être une experte indépendante livrant un témoignage pour aider la Cour. Elle a, par exemple, refusé de considérer de manière raisonnable tout élément de preuve qui suggérait que les membres de la bande ont poursuivi leurs récoltes après l’inondation du lac Seul. L’annexe 5 des observations écrites du Canada renferme 14 illustrations à ce sujet. Elle a maintes fois adopté la même conduite en refusant carrément d’admettre comme évidents les faits qui étaient contraires à son opinion. Par exemple, au lieu de reconnaître que l’achat par la bande de pommes de terre de semence démontrait que la PNLS se livrait toujours au jardinage (une position contraire à celle qu’elle a exprimée), elle a insisté pour dire que tout ce que cela démontrait, c’était que la bande avait acheté des pommes de terre de semence. Elle a témoigné qu’il se peut que les membres de la PNLS les aient mangées au lieu de les semer. À mon avis, il est évident que les pommes de terre de semence ont été achetées pour être plantées. Sinon pourquoi ne pas avoir acheté des pommes de terre de consommation? En plus de son refus d’admettre l’évidence, sa volonté, comme dans l’exemple ci-dessus, de se fonder sur des suppositions non étayées (les membres de la PNLS n’auraient pas mangé de pommes de terre de semence), me porte à accorder peu de poids à son témoignage d’opinion.

[89] Il y avait d’autres exemples dans son témoignage qui ont également inquiété la Cour. Mme Reimer, une ethnohistorienne experte convoquée par le Canada pour examiner l’approche méthodologique utilisée par Mme Larcombe pour évaluer les pertes de la PNLS causées par l’inondation et se prononcer à ce sujet et, en particulier, pour exprimer son avis sur l’exactitude, la fiabilité, la validité et l’intégrité des données et de l’analyse présentées dans ce rapport, a livré un témoignage convaincant sur les lacunes que comporte le travail de Mme Larcombe. Comme l’a précisé Mme Reimer dans son témoignage, pour chacun des modèles de Mme Larcombe :

[traduction] [...] il existe une preuve dans le domaine public pour contester ou contredire certaines hypothèses formulées dans le rapport de Mme Larcombe. L’omission ou l’exclusion de ce genre de preuve contradictoire soulève des doutes au sujet de la méthodologie qu’elle a employée et de ses conclusions.

[90] Je suis d’accord avec les observations du Canada que les données sous-tendant les modèles de pertes de Mme Larcombe provenaient trop souvent [traduction] « d’opinions et de renseignements généralisés » plutôt que de données propres à la PNLS. Je suis d’accord [traduction] « qu’elle semble s’être fiée à des chiffres sans fondement probatoire pour établir l’existence de “pertes” permanentes ». À titre d’exemple, lorsqu’elle n’a pu trouver de données sur la chasse à l’orignal par la PNLS après 1929, elle a témoigné que [traduction] « n’ayant pas de chiffres concrets à ma disposition, je me suis fiée à mon avis d’experte ». Pourtant, elle n’avait aucune expertise pour exprimer un avis sur la chasse à l’orignal par la PNLS. Son supposé avis d’experte était uniquement basé sur des hypothèses et n’est d’aucune utilité pour la Cour. Pour ces motifs, son témoignage est suspect et d’aucune utilité, et je ne lui accorde aucun poids.

[91] Finalement, même la PNLS s’est distancée de son témoignage. En conclusion, l’avocat a affirmé : [traduction] « Nous reconnaissons que l’évaluation des dommages-intérêts par Mme Larcombe n’est pas appropriée en l’espèce ». Comme il a été mentionné ci-dessus, l’avocat a soutenu que son témoignage reflétait le rôle spécial des terres de réserve et hors réserve dans le mode de vie de la PNLS, mais cela n’explique pas le rapport volumineux qu’elle a rédigé, dont la majeure partie portait sur ses calculs des pertes que la PNLS avait subies à son avis.

IV. APPROCHE

[92] Je propose de traiter les questions examinées dans les présents motifs de la manière suivante. J’établirai d’abord le contexte entourant la décision de construire le barrage-réservoir d’Ear Falls et les événements qui sont survenus par la suite. Ce contexte est principalement tiré des rapports et des témoignages des trois historiens experts convoqués par les parties : Gwynneth Jones, convoquée par les demandeurs; Betsey Baldwin, convoquée par le Canada; et Alan McCullough, convoqué par l’Ontario. Les rapports de ces experts ont totalisé près de 1 000 pages décrivant avec force détails les événements qui ont précédé la création du Traité no 3 jusque vers 1990. Ils ont fait référence à des milliers de documents historiques, qui représentaient la plupart des 8 347 pièces produites au procès. Il n’existe presque aucune divergence entre les trois historiens au sujet de la « situation d’ensemble », mais chacun, à l’occasion, s’est attardé à des aspects particuliers ou a exprimé un différent point de vue.

[93] Après avoir résumé les faits comme je les entends, selon les documents historiques et les dispositions législatives pertinentes, j’examinerai les obligations juridiques et le rôle du Canada à l’égard de la PNLS. Il n’est pas contesté que le Canada avait et a toujours une obligation fiduciaire envers la Première Nation.

[94] Ensuite, je discuterai de la teneur de l’obligation de la Couronne envers les Premières Nations en général et envers la PNLS dans le dossier de l’aménagement à retenue du lac Seul en particulier.

[95] Je compte ensuite me pencher sur la nature de l’indemnisation en equity et les principes à prendre en considération dans l’évaluation d’une telle indemnisation.

[96] Avant d’examiner la question de savoir si le Canada s’est acquitté de ses obligations juridiques envers la PNLS dans le dossier de l’aménagement à retenue du lac Seul, je m’attarderai aux solutions de rechange qui s’offraient au Canada en 1929 relativement à la PNLS dans ce dossier.

[97] Je compte ensuite examiner ce qui serait survenu en 1929 en ce qui concerne la PNLS, si le Canada avait rempli ses obligations à son endroit.

[98] J’examinerai ensuite la valeur des terres de réserve inondées et des « pertes évitables » revendiquées en ce qui a trait à la perte de revenus sur le bois d’œuvre, l’érosion et l’infrastructure communautaire, après quoi, je me pencherai sur ce que je décris comme la « perte de moyens de subsistance » de la Première Nation.

[99] Après avoir résumé les pertes que j’estime avérées, j’examinerai le montant octroyé à la PNLS en 1943, puis j’analyserai en particulier les déductions sur le montant brut pour déterminer si elles étaient appropriées, de sorte que le Canada devrait en être crédité.

[100] J’entends ensuite me pencher sur les éléments de preuve dans les trois rapports des économistes et discuter de la méthode appropriée pour évaluer les dommages-intérêts actualisés pour les pertes subies par le passé.

[101] La revendication par la PNLS de dommages-intérêts punitifs et le jugement déclaratoire qu’elle sollicite en l’espèce seront ensuite examinés.

[102] J’analyserai ensuite la défense fondée sur le manque de diligence invoquée par le Canada (et les provinces).

[103] En dernier lieu, je discuterai de la procédure de mise en cause contre l’Ontario et le Manitoba, et les moyens de défense précis que chaque province a soulevés.

V. Contexte historique

Le Traité et la réserve

[104] En 1873, le Canada a négocié et signé le Traité no 3 avec les représentants de la [traduction] « tribu des Saulteux de la Nation des Ojibbeway à l’angle nord-ouest du lac des Bois ». À l’origine, la PNLS n’était pas signataire du Traité no 3, mais, le 9 juillet 1874, elle a signé une adhésion en s’engageant à en respecter les conditions.

[105] Les Premières Nations assujetties au Traité no 3 ont cédé près de 55 000 milles carrés de terres dans les régions qui sont ensuite devenues le Nord-Ouest de l’Ontario et le Sud-Est du Manitoba. Parmi les engagements qu’a pris le Canada envers les membres des Premières Nations en échange de la cession de leurs terres, se trouvent les deux engagements suivants qui sont pertinents pour le présent litige :

  1. Le Canada s’était engagé à [traduction] « mettre de côté des réserves de terres arables » et à [traduction] « mettre de côté et réserver pour le bénéfice desdits Indiens, pour être administrées et contrôlées pour eux par le gouvernement de Sa Majesté pour le Canada, de la manière qui semblera la meilleure, d’autres réserves de terres dans ledit territoire cédé par les présentes ». La réserve [traduction] « n’excède pas en tout un mille carré pour chaque famille de cinq, ou dans cette proportion pour des familles plus ou moins nombreuses ou petites ».

  2. Les Premières Nations avaient obtenu le droit de se livrer à la chasse et à la pêche (et possiblement à d’autres activités non précisées) sur leurs territoires traditionnels, dans la mesure où ces derniers demeuraient des terres de la Couronne, sous réserve de règlements pris par le Canada.

[106] En 1875, des fonctionnaires du gouvernement canadien ont rencontré des représentants de la PNLS pour choisir les terres qu’elle occuperait à titre de réserve. En 1883, A. H. Vaughan a arpenté la réserve de la PNLS. Il est indiqué sur le plan d’arpentage que la superficie de la réserve était de 49 000 acres (76,5 milles carrés). Dans son rapport d’arpentage, M. Vaughan a noté que bien que la PNLS ait eu droit à 84 milles carrés (53 760 acres) d’après sa population, il avait inclus une superficie de beaucoup supérieure à 84 milles carrés, afin de compenser une zone sans valeur de la réserve. Il n’a pas précisé la superficie des terres excédentaires qu’il avait incluses, mais en 1929, il a été déterminé que la réserve couvrait 66 276 acres.

[107] Le Traité no 3 renfermait des dispositions précises relatives à la possibilité que les terres de réserve soient affectées, louées ou vendues, et ces dispositions sont pertinentes pour le présent litige. Le Traité prévoit ce qui suit :

[traduction]

Il est de plus convenu entre Sa Majesté et les dits Indiens que le gouvernement de Sa Majesté dans la Puissance du Canada pourra s’approprier telles sections des réserves ci-dessus indiquées qui pourraient en aucun temps être nécessaires pour des travaux publics ou bâtisses de quelque nature que ce soit, une compensation équitable étant accordée pour la valeur des améliorations sur icelles.

[...]

[...] et pourvu aussi que les réserves susdites de terres ou tout intérêt ou droit sur elles ou en dépendant, puissent être vendus, loués ou aliénés autrement par ledit gouvernement pour l’usage et le bénéfice des dits Indiens, avec le consentement préalablement donné et obtenu des Indiens qui y ont droit.

[Non souligné dans l’original.]

[108] Il n’est pas contesté que les dispositions relatives à l’affectation et les autres clauses de cession du Traité no 3 lient la PNLS et le Canada. Selon la position de la PNLS, aucune affectation légale n’a jamais été faite par le Canada. Le Canada ne le conteste pas, mais il qualifie ses actes d’expropriation de facto. J’approfondirai cette question ci-après.

[109] Après avoir délimité la frontière ouest de la province d’Ontario, le Canada et l’Ontario ont entamé des négociations pour confirmer les réserves que le Canada avait établies en vertu du Traité no 3. Deux assertions de l’Ontario ont compliqué les négociations. Premièrement, l’Ontario a soutenu que selon la population des Premières Nations sur la superficie visée par le Traité no 3, une plus grande superficie de terres avait été attribuée aux réserves que celles prévues dans le Traité. En second lieu, l’Ontario a soutenu qu’une proportion plus élevée de terres de réserve avait été sélectionnée en Ontario qu’au Manitoba, selon la proportion des terres cédées en Ontario et au Manitoba.

[110] En 1915, l’Ontario a confirmé la réserve de la PNLS ainsi que les autres réserves visées par le Traité no 3 dans une loi provinciale et a transféré le titre au Canada en fiducie pour les Premières Nations. En contrepartie de la confirmation de l’Ontario des réserves cédées en vertu du Traité no 3, le Canada a accordé une indemnité de 20 672 $ à l’Ontario, équivalant à un dollar par acre pour la superficie excédentaire de 20 672 acres par rapport à la superficie prévue, selon la formule des droits fonciers issus de traités. La quantité totale de cette [traduction] « superficie excédentaire » a été négociée par l’Ontario et le Canada en fonction de l’ensemble de la population visée par le Traité no 3. Les documents de l’entente ne précisaient pas les acres excédentaires ou déficitaires dans les réserves particulières. À l’époque, tant l’Ontario que le Canada sont partis de l’hypothèse que la réserve no 28 de la Première Nation du lac Seul couvrait une superficie de 49 000 acres.

[111] En 1929, l’Ontario a appris que la superficie indiquée dans le plan d’arpentage de 1884 de la réserve du lac Seul était de 66 000 acres, plutôt que les 49 000 acres levés par M. Vaughan, ce qui a été confirmé par le ministère des Affaires indiennes. Ce chiffre a par la suite été révisé à 66 276 acres, à la suite du réexamen des plans. Puisqu’il avait été confirmé en 1915 que la réserve comptait 49 000 acres, les 17 276 acres « excédentaires » ont suscité un contentieux entre l’Ontario et le Canada et ont constitué un élément de négociation lors du calcul de l’indemnisation à verser à la PNLS pour les dommages causés par l’inondation de sa réserve.

Le mode de vie de la PNLS

[112] Des rapports et de la correspondance datant de la fin des années 1800 et du début des années 1900 comprenaient des références à certaines activités de la PNLS. Ses principaux moyens de subsistance étaient la chasse et le piégeage l’hiver, et la pêche l’été. Ces documents font également mention du commerce des fourrures et d’autres emplois rémunérés. Il y était indiqué que la PNLS cultivait la pomme de terre, le maïs, l’oignon, le chou, la carotte, le navet, l’orge et le blé. La PNLS élevait des bovins et d’autres bétails. Toutefois, en 1928, aucun bétail n’a été déclaré pour l’Agence de Savanne, dont la PNLS faisait partie. La réserve contenait des pâturages cultivés par la Première Nation. Ses membres cueillaient également des baies et récoltaient du riz sauvage. En 1928, les membres de la PNLS avaient construit des maisons, des dépendances et une école.

[113] En 1916, l’agent des Indiens McKenzie a décrit en ces termes les moyens de subsistance de l’Agence de Savanne :

[traduction] Les principales occupations de ces Indiens sont les suivantes : travailler pour la Compagnie de la Baie d’Hudson comme canotiers et transporteurs, dans les camps forestiers, les chemins de fer, se livrer à la chasse et à la pêche, servir de guides pour les touristes, cultiver leurs potagers et champs de pommes de terre, cueillir des baies et récolter le riz sauvage. Les Indiens qui possèdent des bovins en prennent généralement bien soin, mais ils sont peu nombreux à le faire.

[114] La PNLS tirait aussi des revenus de la vente de ses droits sur le bois d’œuvre dans la réserve. En 1919, la PNLS a cédé au Canada le droit d’abattre le bois d’œuvre de qualité marchande dans la réserve. Les droits de coupe du bois d’œuvre dans la réserve ont été octroyés sous licence à deux exploitants : la partie sud à la Keewatin Lumber Company, en 1920; et la partie nord à Charles W. Cox, en 1926. Les titulaires de licence devaient verser à la PNLS une redevance initiale (« prime » ou « droits de coupe »), ainsi qu’une rente foncière, des droits de licence et d’autres redevances annuels pour la quantité de bois d’œuvre abattu. Les paiements étaient déposés par le Canada dans le compte en fiducie de la PNLS. Des paiements étaient versés périodiquement aux membres de la Première Nation avec le consentement du ministère des Affaires indiennes.

[115] Avant l’inondation, comme il est exposé en détail ci-après, le chef de la PNLS, l’agent des Indiens et le ministère des Affaires indiennes étaient tous d’avis que l’inondation du lac Seul aurait des répercussions sur les moyens de subsistance de la PNLS.

L’aménagement à retenue du lac Seul

[116] Le gouvernement du Canada souhaitait maximiser le potentiel de développement hydroélectrique dans la rivière Winnipeg au Manitoba afin d’approvisionner en électricité la Ville de Winnipeg, qui était un important centre économique dans l’Ouest canadien et avait besoin d’énergie pour son expansion. L’aménagement d’installations hydroélectriques supplémentaires sur les rivières des Anglais et Winnipeg nécessitait l’accroissement de la charge hydraulique et du débit d’eau ainsi qu’un débit plus constant. Il fallait donc aménager un grand réservoir en amont.

[117] L’aménagement à retenue du lac Seul assurerait la capacité de retenue nécessaire pour la production d’énergie pour la Ville de Winnipeg et le Nord-Ouest de l’Ontario. Pour ce faire, il fallait construire le barrage-réservoir d’Ear Falls sur la rivière des Anglais en Ontario. En aval, la rivière des Anglais s’écoule vers l’ouest et se déverse dans la rivière Winnipeg. En amont, la rivière des Anglais est alimentée par le lac Seul et d’autres petits lacs du Nord-Ouest de l’Ontario.

[118] Le lac Seul et la rivière des Anglais font partie du bassin hydrologique de la rivière Winnipeg ainsi que le lac des Bois; toutefois, tous deux sont situés en Ontario. De plus, le lac des Bois et certains de ses tributaires longent la frontière du Minnesota. Par conséquent, le lac des Bois était visé par le Traité des eaux limitrophes de 1909 et administré par une entité mixte, la Commission mixte internationale.

[119] Le niveau de l’eau du lac des Bois a été relevé à deux reprises : la première fois durant la construction du barrage Rollerway en 1887 pour faciliter la navigation, et la seconde fois durant la construction du barrage Norman en 1899 aux fins de production d’énergie.

[120] Le 24 février 1925, le Canada et les États-Unis ont signé la Convention et le Protocole pour régulariser le niveau du lac des Bois, qui étaient fondés sur le rapport de la Commission mixte internationale. La Convention prévoyait que le niveau du lac des Bois serait réglé afin d’assurer [traduction] « [...] l’emploi le plus avantageux des eaux de ce lac et de celles qui s’y jettent ou qui en proviennent de chaque côté de la frontière des deux pays » [...] À l’intérieur des frontières normales, la réglementation relèverait de la Commission de contrôle du lac des Bois (CCLB) situé au Canada, et hors de ces frontières, elle incomberait au Bureau international de contrôle du lac des Bois. Après l’érection du barrage sur la rivière des Anglais et l’inondation du lac Seul, la régularisation du niveau de l’eau du lac Seul a été confiée à la CCLB.

[121] L’importante retenue naturelle du lac Seul a été mentionnée la première fois en 1911 dans les dossiers du ministère de l’Intérieur du Canada relativement au maintien des eaux d’amont de la rivière Winnipeg. En 1911, le Canada a créé la Direction générale des forces hydrauliques au sein du ministère de l’Intérieur, dont l’étude de la rivière Winnipeg constituait une importante activité.

[122] En 1914, le surintendant de la Direction générale des forces hydrauliques a demandé à la Section des relevés hydrographiques du Manitoba d’exécuter un levé de reconnaissance de la rivière des Anglais [traduction] « afin d’étudier son potentiel hydrologique ». Cependant, le levé n’a pas été effectué dans l’immédiat.

[123] En 1915, la Direction générale des forces hydrauliques a rédigé le rapport intitulé Report on the Winnipeg River Power and Storage Investigations, qui a souligné le potentiel de retenue du lac Seul aux fins du développement hydroélectrique. John T. Johnston, directeur adjoint et hydraulicien en chef de la Direction générale des forces hydrauliques, a écrit ce qui suit à la page 121 :

[traduction] Le lac Seul est le plus grand lac du bassin. Bien que les ingénieurs de la Direction générale des forces hydrauliques disposent de peu de renseignements sur son adaptabilité en réservoir de retenue et sur la superficie inondée selon différentes profondeurs de retenue, à tout le moins, il a été déterminé qu’une retenue limitée est disponible. Dans les lignes qui suivent, une profondeur de 10 pieds est considérée comme la limite recevable.

[124] M. Johnston a noté que si le niveau du lac Seul était relevé jusqu’à 10 pieds afin de retenir les eaux de ruissellement et de réguler le volume et l’écoulement en aval, il serait possible d’accroître de 233 % le potentiel hydraulique des centrales non encore aménagées sur la rivière des Anglais. La retenue du lac Seul pourrait également accroître le potentiel hydraulique du cours inférieur de la rivière Winnipeg. Il a aussi noté que la régularisation du lac Seul pourrait être coordonnée avec celle du lac des Bois afin d’assurer un débit annuel stable.

[125] En 1915, le surintendant de la Direction générale des forces hydrauliques avait donné des instructions supplémentaires à la Section des relevés hydrographiques du Manitoba au sujet du levé de reconnaissance en instance du lac Seul et de la rivière des Anglais. Le travail sur le terrain devait comprendre l’étude et la documentation d’un [traduction] « emplacement convenable pour le barrage à la décharge du lac Seul »; la reconnaissance du rivage pour déterminer [traduction] « le niveau maximal de l’élévation des eaux de surface du lac et les effets de l’inondation selon différents niveaux maximaux »; et [traduction] « l’effet du relèvement du niveau de surface sur les bâtiments, les ouvrages ou les biens existants ».

[126] La Section des relevés hydrographiques du Manitoba a effectué les travaux préliminaires sur le terrain au lac Seul à l’été 1915. Le chef John Akewance de la PNLS avait pris connaissance des travaux réalisés par la Section des relevés et a écrit à l’agent des Indiens R. S. McKenzie en 1915, lui faisant part de ses préoccupations en raison des dommages potentiels aux prairies de fauche et au bois d’œuvre si le niveau de l’eau était relevé. Ces préoccupations ont été transmises au ministère des Affaires indiennes par voie de lettre adressée par l’agent des Indiens McKenzie au secrétaire des Affaires indiennes, J. D. McLean. Le ministère des Affaires indiennes n’avait pas été informé des études en cours, malgré qu’il fît partie du ministère de l’Intérieur.

[127] Le secrétaire des Affaires indiennes, J. D. McLean, a écrit à la Section des relevés hydrographiques de l’Ontario (rayée, puis renommée Ontario Hydro Electric Power Company) pour transmettre les préoccupations du chef de la PNLS et pour demander si de tels travaux étaient envisagés. Si le niveau de l’eau était relevé, le secrétaire McLean a demandé si une indemnisation serait versée à la Première Nation pour ses pertes. Le secrétaire McLean a aussi répondu à l’agent des Indiens pour l’assurer que la Section des relevés hydrographiques du Manitoba [traduction] « n’avait nullement l’intention de relever le niveau de l’eau du lac Seul » et l’informer de sa lettre à ce sujet envoyée à la Section des relevés hydrographiques de l’Ontario. Le 1er septembre 1915, l’ingénieur en chef de la Commission de l’énergie hydroélectrique de l’Ontario (CEHO) a répondu au ministère des Affaires indiennes confirmant que la Section des relevés hydrographiques du Manitoba avait effectué des travaux de reconnaissance dans la région du lac Seul, mais qu’aucune mesure de quelque nature que ce soit ne devait être prise. Le 8 septembre 1915, le secrétaire McLean a informé l’agent des Indiens McKenzie de l’essentiel de la lettre de la CEHO, précisant [traduction] « il n’est pas prévu à l’heure actuelle de relever le niveau de l’eau du lac Seul ».

[128] Les résultats des travaux de reconnaissance ont été publiés dans un rapport daté du 1er mars 1916, rédigé par la Section des relevés hydrographiques du Manitoba pour la Direction générale des forces hydrauliques, intitulé Report on the Storage Possibilities of Lac Seul, qui examinait le potentiel de retenue du lac Seul aux fins du développement hydroélectrique. Il proposait deux solutions de retenue et précisait les dommages potentiels. Il y était observé que [traduction] « n’importe quelle proposition visant le relèvement du niveau du lac Seul créerait un certain degré d’inondation, principalement à l’embouchure de la rivière souche, où une terre de type fondrière de mousse serait touchée et dans la réserve autochtone no 28, où une grande étendue des prairies de fauche serait inondée ». Plus précisément, l’auteur a indiqué que dans la réserve, les prairies de fauche et la broussaille seraient touchées ainsi que la remise du chef Akwance.

[129] Le 23 mars 1917, John T. Johnston de la Direction générale des forces hydrauliques a écrit à son supérieur pour résumer le rapport de la Section des relevés hydrographiques du Manitoba. Il a recommandé de cadastrer les terres jusqu’à une hauteur de 1 170 pieds et de réserver des droits de submergement jusqu’à 1 175 pieds. Selon M. Johnston, ces droits devaient être réservés avant de procéder à tout règlement et de faire valoir d’autres intérêts au lac Seul.

[130] Dès lors, le 1er mai 1917, le Canada a présenté une recommandation officielle à l’Ontario afin de :

[traduction] réserver tous les droits de la Couronne provinciale jusqu’à une élévation de 1 170 pieds et les droits de submergement entre 1 170 et 1 175 pieds sur le lac et la rivière située en aval jusqu’à l’emplacement du barrage proposé.

réserver tous les droits de la Couronne provinciale sur la construction de barrages hydroélectriques ou de retenue aux emplacements envisagés à Upper et Lower Ear Falls et à Manitou Falls, jusqu’à ce que l’emplacement le plus favorable du barrage de retenue soit déterminé et les conditions d’exploitation du barrage à la suite de sa construction soient arrêtées.

[131] Thomas W. Gibson, le sous-ministre des Mines de l’Ontario, qui avait reçu la demande de réservation des droits, a répondu dans une note au dossier, datée du 15 juin 1917. Dans sa note, il a précisé que le ministre des Mines lui avait donné instruction [traduction] « de maintenir le statu quo jusqu’à ce qu’il reçoive d’autres instructions de sa part et qu’aucune demande de droits de production d’énergie, etc. ne serait traitée sans consulter le ministre ».

[132] Il n’y a pas eu d’autre correspondance à ce sujet jusqu’au 5 juillet 1919, lorsque le Canada a écrit à M. Gibson pour lui rappeler sa demande. Dans sa réponse, le ministre a demandé des précisions au sujet des progrès réalisés dans les ententes entre la Compagnie de la Baie d’Hudson et le ministère des Affaires indiennes relativement aux [traduction] « terres bordant le lac Seul à l’égard desquelles ils étaient intéressés et qui seraient inondées par l’aménagement à retenue ». En réponse à cette lettre, A. M. Beale de la Direction générale des forces hydrauliques a écrit à son directeur, J. B. Challies, l’informant qu’il avait communiqué avec Samuel Bray, l’arpenteur-géomètre en chef du ministère des Affaires indiennes, qui l’avait renseigné sur la [traduction] « procédure habituelle » pour obtenir des droits d’inondation :

1. Un levé altimétrique des berges de la réserve, préférablement un levé comprenant le contour tracé par une série de lignes droites abornées aux points de déviation, doit être effectué.

2. Une offre d’indemnisation définitive est présentée pour les terres et les améliorations à acquérir, réparties en fonction :

a) des terres uniquement;

b) des améliorations, détaillant dans chaque cas l’Indien qui les possède.

Si, à la suite des négociations, l’offre est acceptée au nom des Indiens, ou modifiée et par la suite acceptée, le montant de l’indemnité convenu est déposé auprès du ministre des Finances aux fins d’usage par la bande autochtone, et les terres sont cédées.

[133] De nouveau, en 1921, le Canada a écrit à l’Ontario pour lui demander de répondre de toute urgence à sa demande de réserver les droits d’inondation des terres de réserve bordant le lac Seul. Aucune réponse de l’Ontario n’a été trouvée.

[134] En août 1921, C. H. Attwood, l’ingénieur du district de Winnipeg, de la Direction générale des forces hydrauliques, a préparé le rapport intitulé Report on the Storage Possibilities of Lac Seul-English River, Ontario. Dans son rapport, M. Attwood a recommandé une élévation maximale de 1 170 ou 1 172 pieds au-dessus du niveau moyen de la mer. Il a finalement recommandé une élévation maximale de 1 172 pieds, en plus d’un pied pour [traduction] « inondation, action du vent et eaux d’infiltration ».

[135] Le 15 novembre 1922, le Canada, l’Ontario et le Manitoba ont signé une entente tripartite servant de [traduction] « base de travail en vue de la régularisation des rivières des Anglais et Winnipeg ». L’entente tripartite renfermait la disposition suivante relative au lac Seul :

En ce qui concerne la retenue des eaux du lac Seul, il est convenu que si les entreprises de force hydraulique du Manitoba ou leur organisme administratif désirent retenir les eaux du lac Seul, ils devront en aviser immédiatement le gouvernement de l’Ontario. Dans le cas d’un tel avis, le gouvernement de l’Ontario verra à interdire la construction de tout ouvrage qu’il faudrait détruire ensuite, totalement ou partiellement, en raison de cette retenue, et il consent à accorder des droits d’inondation sur les terres affectées de la Couronne, aux conditions habituelles, y compris un dédommagement pour la destruction du bois d’œuvre et le loyer habituel pour les forces hydrauliques qui peuvent être totalement ou partiellement détruites par suite de la construction desdits ouvrages. De plus, les entreprises de force hydraulique qui seront avantagées, lorsque le gouvernement de l’Ontario l’exigera, à verser audit gouvernement une somme que fixera le Bureau de contrôle et qui suffira à solder la différence entre le coût des forces hydrauliques susceptibles d’aménagement à Pelican Falls et le coût d’une énergie semblable à développer sur un autre emplacement possible désigné par le gouvernement de l’Ontario et livrée à Sioux-Lookout à un voltage de distribution.

Il est convenu que tout projet de retenue qui pourra être élaboré au sujet du lac Seul relèvera de l’autorité du Bureau de contrôle du lac des Bois, le coût en étant assumé par les entreprises de force hydraulique dès qu’elles en bénéficient.

[Non souligné dans l’original.]

[136] La PNLS n’a pas été informée des études et des ententes conclues relativement au réservoir de retenue du lac Seul. En janvier 1924, la correspondance entre l’agent des Indiens Frank Edwards et l’administration centrale du ministère des Affaires indiennes exposait les préoccupations du chef Paul Thomas de la PNLS à la suite de leur réunion, y compris la destruction des prairies de fauche, des potagers et possiblement des maisons, du bois d’œuvre sur les basses terres de la réserve, de certains lieux de sépulture et du cimetière, et des milliers de rats musqués.

[137] L’agent des Indiens Edwards a informé le ministère des Affaires indiennes qu’il avait [traduction] « fait savoir au chef que le ministère examinerait le dossier et protégerait les intérêts de la Première Nation dans la mesure du possible » [non souligné dans l’original]. Ces préoccupations ont été réitérées dans une lettre de J. D. McLean, sous-ministre adjoint et secrétaire du ministère des Affaires indiennes, qu’il a adressée au ministère des Terres et des Forêts de l’Ontario et au directeur de la Direction générale des forces hydrauliques.

[138] Le 15 février 1924, J. B. Challies de la Direction générale des forces hydrauliques a répondu à la lettre de M. McLean, indiquant [traduction] « rien de définitif n’a encore été décidé [...], mais lorsque la question sera soulevée aux fins de résolution définitive, elle sera discutée à fond avec votre ministère » [non souligné dans l’original].

[139] En 1924 et 1925, les plans de l’aménagement à retenue du lac Seul ont progressé, notamment des levés ont été effectués à Ear Falls, et l’ingénieur de district fédéral Attwood a rédigé le rapport intitulé Estimated Cost of Developing Storage on Lac Seul, English River.

[140] La découverte de gisements d’or à Red Lake, au nord-ouest du lac Seul, a suscité l’intérêt de l’Ontario pour l’énergie hydroélectrique à Ear Falls, car plusieurs promoteurs privés cherchaient à s’informer de la possibilité de développements hydroélectriques à Ear Falls en 1925 et 1926. Alors que l’Ontario estimait que les développements seraient bénéfiques pour le Nord-Ouest de la province en raison de l’accroissement de la capacité d’énergie totale, le gouvernement provincial n’y aurait pas donné suite pour son seul bénéfice. À la suite des demandes de renseignements de promoteurs privés, les représentants du Manitoba, de l’Ontario et du Canada se sont rencontrés au début de 1927, afin de protéger les intérêts du Manitoba à l’égard de la rivière des Anglais. Les promoteurs intéressés du Manitoba ont accepté de payer une juste part des coûts d’un barrage, s’il était construit et s’il relevait de l’administration publique.

[141] En 1927, l’Ontario a dirigé des études sur le potentiel énergétique du lac Seul et les dommages subséquents possibles.

[142] En janvier 1928, des représentants du Canada (Direction générale des forces hydrauliques), du Manitoba, de l’Ontario, de la CEHO, de la Ville de Winnipeg et des [traduction] « entreprises de force hydraulique du Manitoba » se sont rencontrés et sont parvenus à une entente de principe relativement au financement, au titre de propriété et à la réglementation du barrage du lac Seul, des aménagements à retenue et développements hydroélectriques connexes.

[143] Peu après la réunion, L. V. Rorke du ministère des Terres et des Forêts de l’Ontario a envoyé une note à son sous-ministre, recommandant que l’Ontario réserve des droits de superficie et de submergement jusqu’à 1 175 pieds. Il a expliqué que cette élévation serait de [traduction] « [...] deux ou trois pieds au-dessus du niveau maximal de l’eau après la construction du barrage, mais il est préférable de réserver cette élévation additionnelle pour tenir compte des eaux d’infiltration ».

[144] Le 24 janvier 1928, après avoir lu un reportage sur l’aménagement à retenue du lac Seul, l’agent des Indiens Frank Edwards a écrit au ministère des Affaires indiennes réitérant ses préoccupations à propos des dommages potentiels causés à la réserve du lac Seul. Il a reçu la réponse suivante du ministère des Affaires indiennes :

[traduction] J’ai lu votre lettre du 24 janvier exposant les dommages que pourrait subir la réserve de la Première Nation du lac Seul si le lac servait de bassin de retenue. En réponse, je tiens à préciser que lorsque ce dossier a été examiné auparavant, le ministère avait été informé que lorsque la question sera soulevée aux fins de résolution définitive, elle sera discutée à fond avec votre ministère. [Non souligné dans l’original.]

[145] Un mois plus tard, soit le 24 février 1928, le ministre fédéral de l’Intérieur, le ministre des Terres et des Forêts de l’Ontario et le premier ministre du Manitoba ont signé le « Lac Seul Storage Agreement » (l’Accord du barrage‑réservoir du lac Seul) [l’Accord]. Essentiellement, l’Accord prévoyait qu’un barrage serait construit à Lower Ear Falls, à la décharge du lac Seul, qu’il serait possédé, contrôlé et exploité par l’Ontario, et la CCLB aurait pleinement le pouvoir et l’autorité de réguler et de contrôler le débit sortant du lac Seul au moyen d’un barrage, conformément aux principes établis dans la loi en vigueur régissant la régularisation et le contrôle du débit sortant du lac Seul.

[146] L’Accord renfermait les dispositions d’intérêt suivantes :

[traduction] ATTENDU que la Couronne du chef de la province d’Ontario est propriétaire du lit du lac Seul et des terrains qui sont baignés par ses eaux [...] et aussi de tous les terrains non concédés situés dans le lit et bornés par les rivières et les eaux qui se déversent dans ledit lac dans la province d’Ontario, et qui en proviennent, ainsi que les chutes d’eau et les emplacements hydrauliques qui s’y trouvent;

ET ATTENDU que la Couronne pour le compte du Dominion du Canada est propriétaire de tous les terrains non concédés situés dans le lit de la rivière Winnipeg, province du Manitoba, et les chutes d’eau et les emplacements hydrauliques qui s’y trouvent, et qu’elle a cédés à bail certains de ces emplacements hydrauliques à des compagnies et autres qui les ont exploités en totalité ou en partie;

ET ATTENDU qu’il y a plusieurs chutes d’eaux et emplacements hydrauliques à la décharge du lac Seul et sur les rivières des Anglais et Winnipeg, entre ce lac et la frontière qui sépare les provinces d’Ontario et du Manitoba, toutes ces chutes d’eau étant attribuées à la Couronne du chef de la province d’Ontario et nulle d’entre elles n’ayant été exploitées jusqu’ici;

ET ATTENDU qu’il est à propos d’ériger un barrage régulateur à Lower Ear Falls, à la décharge du lac Seul, pour augmenter le rendement des usines hydrauliques déjà érigées et qui peuvent l’être à l’avenir sur la rivière Winnipeg dans la province du Manitoba;

ET ATTENDU que la construction d’un barrage à Lower Ear Falls facilitera le développement de l’énergie à cet endroit et constituera un avantage pour le développement de l’énergie aux autres emplacements hydrauliques sur les eaux qui s’écoulent du lac Seul entre Lower Ear Falls et ladite frontière provinciale;

ET ATTENDU que le Canada a demandé à l’Ontario de construire un barrage à cet endroit, et pour les fins susdites, et s’est offert de contribuer au coût de construction et d’entretien de ce barrage, et que l’Ontario a consenti à le faire, sous réserve des modalités, stipulations, conditions et réserves ci-après énoncées;

[...]

2. L’Ontario devra construire un barrage à Lower Ear Falls, aux fins de protection, de régularisation et de développement de l’énergie à la décharge du lac Seul sur les terres appartenant à [...] l’Ontario, lequel barrage appartiendra de façon absolue et sera contrôlé et mis en service par l’Ontario [...]

3. Ledit barrage sera construit en béton et muni des hausses nécessaires, ou autre dispositif régulateur, et sera aménagé de façon telle à permettre dans le lac Seul un niveau de retenue d’environ douze pieds, ou toute variation raisonnable de ce chiffre que l’ingénieur peut déterminer.

[...]

5. Le Canada paiera et prendra à sa charge les trois cinquièmes des dépenses en immobilisations dudit barrage et l’Ontario, les deux cinquièmes, lesdites proportions étant approximativement équivalentes à la différence qui existe entre l’élévation moyenne des eaux entre ladite frontière provinciale et le lac Winnipeg, et entre le niveau moyen actuel des eaux du lac Seul et ladite frontière provinciale.

[...]

7. Après que ledit barrage sera terminé et aura été mis en service, l’intérêt total sur les dépenses en immobilisations réparties à l’Ontario et auxquelles celui-ci a contribué [...] sera payé annuellement au taux de cinq pour cent par année par le Canada à l’Ontario [...]

[...]

10. Les frais d’entretien et d’exploitation dudit barrage seront payés en totalité par le Canada jusqu’à ce que l’on ait exploité et utilisé l’énergie fournie par lesdites eaux. Au fur et à mesure que cette énergie sera exploitée et utilisée, l’Ontario devra verser la proportion de deux cinquièmes des frais de cette exploitation et de cet entretien que les eaux d’amont ainsi exploitées et utilisées entraînent par rapport au volume total des eaux disponibles.

[...]

12. Dès que l’on aura déterminé les terrains sur lesquels il est nécessaire d’exercer les privilèges de submersion ou autres, l’Ontario les retirera de la vente, de la location ou du piquetage, conformément aux lois intitulées « The Public Lands Act » ou « The Mining Act of Ontario » ou toute autre loi, mais rien dans les présentes ne doit limiter ou restreindre le droit de l’Ontario d’exploiter ou de concéder ces terrains, ou de les utiliser ou de les assujettir à des négociations de la manière qu’il sera jugé à propos, pourvu que la retenue et la régularisation de l’eau au moyen dudit barrage n’en souffrent point.

[...]

16. Aucune disposition des présentes, soit implicitement ou autrement, ne doit être considéré à titre d’obligation ou de garantie de la part de l’Ontario en ce qui concerne le niveau auquel ces eaux seront maintenues, ou le débit de celles-ci, tel qu’il est prévu, et ni le Canada ou le Manitoba n’auront aucun recours contre l’Ontario, ni ne pourront réclamer des dommages-intérêts à l’égard de celui-ci par suite ou à cause de la construction dudit barrage, et de son exploitation [...]

[...]

18. Malgré toute clause des présentes, la Commission de contrôle du lac des Bois [...] aura pleinement le pouvoir et l’autorité de régulariser et de contrôler le déversement des eaux du lac Seul au moyen dudit barrage, selon les principes établis dans la législation concurrente concernant la régularisation et le contrôle du déversement des eaux du lac Seul.

[...]

20. Il est convenu et stipulé que toutes les contributions exigées du Canada sous l’empire des présentes [...] sont subordonnées au droit qu’a le Canada d’en obtenir le remboursement au moyen de péages ou de droits prélevés sur les entreprises d’énergie hydroélectrique déjà exploitées ou exploitées par la suite au Manitoba, ou imposées à celles-ci

[...]

23. Le présent Accord ne deviendra valide et n’aura d’effet que lorsqu’il aura été ratifié par une loi du Parlement du Canada et par une loi de la législature de l’Ontario ou que lorsque la loi du Parlement du Canada intitulée « Loi de 1921 pour le contrôle du lac des Bois » [...] aura été abrogée.

[147] Les « dépenses en immobilisations » sont définies dans l’Accord comme comprenant notamment [traduction] « le coût d’acquisition des privilèges de submersion et autres servitudes nécessaires » et [traduction] « l’indemnité pour coupe de bois, construction de bâtiments et améliorations, y compris les terres de la Couronne de l’Ontario, les terres des Indiens et les terres appartenant à des particuliers ».

[148] Le Canada et l’Ontario devaient chacun adopter une loi pour donner suite à l’Accord. Le 3 avril 1928, la loi provinciale requise, la Loi de la conservation du Lac Seul, 1928, 18-19 Geo V, c 12, a reçu la sanction royale et, le 11 juin 1928, la loi fédérale requise, la Loi de la conservation du Lac Seul, 1928, 18-19 Geo V, c 32, a reçu la sanction royale. Les deux lois ont été promulguées le 30 juin 1928.

[149] L’Ontario a confié la construction du barrage au cabinet Morrow & Beatty, Limited, suivant la méthode du prix coûtant majoré.

[150] En avril 1928, l’arpenteur général de l’Ontario, L. V. Rorke, a écrit à la Société missionnaire de l’Église anglicane, à la Compagnie de la Baie d’Hudson, au sous-ministre des Chemins de fer et Canaux, à la Backus-Brooks Company, et à la Spanish River Pulp and Paper Mills, qui détenaient tous des droits sur les terres qui pourraient être touchées par la construction et l’exploitation du barrage. Il les a informés de l’entente intervenue entre le Canada et l’Ontario visant à construire un barrage à la décharge du lac Seul aux fins de retenue et qu’il était proposé de relever le niveau normal de l’eau du lac Seul de 10 à 12 pieds.

[151] Le 29 mai 1928, L. V. Rorke a informé le ministère des Affaires indiennes qu’une entente avait été conclue pour [traduction] « la construction d’un barrage de retenue à Ear Falls dans la rivière des Anglais, à la décharge du lac Seul » et que le niveau de l’eau serait relevé d’environ 12 pieds au-dessus de la hauteur normale. M. Rorke a demandé au ministère de faire dresser des cartes de relief des terres touchées pour que les estimateurs de bois de sciage puissent évaluer les dommages causés au bois d’œuvre et aux terres.

Les répercussions du projet sur la réserve et les autres biens de la PNLS

[152] En réponse à la correspondance de L. V. Rorke, le ministère des Affaires indiennes a fait savoir que l’agence autochtone locale avait émis un avertissement, selon lequel [traduction] « l’élévation des eaux du lac Seul causerait des dommages considérables à la réserve du lac Seul, non seulement au bois d’œuvre, mais aussi aux prairies de fauche, aux champs de riz sauvage, aux maisons et aux potagers ». Le ministère des Affaires indiennes a aussi demandé à M. Rorke d’informer le ministère lorsque ses représentants se rendraient dans la réserve, de sorte qu’un représentant du ministère des Affaires indiennes y soit également présent.

[153] À l’été 1928, l’Ontario et le Canada ont estimé les dommages potentiels que pourrait subir la réserve de la PNLS. Pour le compte de l’Ontario, C. E. Bush a fait savoir que 7 440 acres et 25 bâtiments dans la réserve seraient touchés. Les estimateurs provinciaux de bois de sciage ont précisé que 1 356 acres de bois d’œuvre seraient inondés, causant une perte économique approximative de 13 327,07 $. Quant au Canada, H. J. Bury, superviseur des terres de bois d’œuvre indiennes, a estimé les pertes de la PNLS à 120 200 $, qu’il a résumées ainsi :

Perte de 8 000 acres de terre à 1 $

8 000 $

Perte de bois d’œuvre

15 000 $

Perte de cultures de foin

8 000 $

Perte de cultures de riz

15 000 $

Perte de chasse et de piégeage

15 000 $

Perte de pêche

10 000 $

Indemnisation pour 82 maisons et potagers

49 200 $

Total

120 200 $

[154] En juillet 1928, l’archidiacre du diocèse anglican de Keewatin a informé l’Ontario que 53 tombes seraient submergées sur les terres de la Société missionnaire de l’Église du lac Seul et d’autres tombes seraient emportées par les eaux. L’agent des Indiens Edwards a réitéré ces préoccupations auprès du ministère des Affaires indiennes et l’a informé que la Keewatin Lumber Company avait demandé que les gouvernements retardent le relèvement de l’eau jusqu’à ce que le bois d’œuvre soit abattu dans la réserve. Lorsque M. Bury s’est rendu dans la réserve pour évaluer les dommages potentiels, il a confirmé que 53 tombes seraient submergées. La Société missionnaire de l’Église a présenté une demande en dommages-intérêts de 4 222,50 $, qui comprenait les frais pour reconstruire l’église, exhumer et inhumer à nouveau les dépouilles et les frais liés au bois d’œuvre endommagé. Le 5 octobre 1929, le montant intégral de la demande a été payé.

[155] Le 29 septembre 1928, la demande d’indemnisation de 120 200 $ établie par M. Bury pour les pertes dans la réserve de la PNLS a été présentée à l’Ontario. L’Ontario a fait savoir que les dommages estimés par le ministère des Affaires indiennes [traduction] « soulevaient de graves préoccupations quant au montant calculé ». L’Ontario soutenait que s’il acceptait [traduction] « la méthode employée par les [Affaires indiennes] pour calculer les dommages causés aux terres bordant le lac Seul, le prix estimatif des terres de la Couronne de l’Ontario touchées serait tout compte fait prohibitif ».

[156] L’Ontario a aussi contesté la superficie estimative calculée par M. Bury, et a déterminé que la superficie inondée était de 7 440 acres en se fondant sur des photographies aériennes. L’Ontario était également d’avis que 19 maisons seulement seraient touchées par l’inondation. M. Bury a réitéré sa position et la demande d’indemnisation de 120 200 $ dans deux notes au sous-ministre, datées du 14 et du 16 mai 1929. Dans ses deux lettres, il a insisté à nouveau sur la gravité de la situation. Dans sa note du 14 mai 1929, il a affirmé que [traduction] « la réserve est tout compte fait ruinée aux fins pour lesquelles elle a été mise de côté par traité pour les Indiens ». Dans sa note du 16 mai 1929, il a brossé un sombre tableau des conséquences de l’inondation pour la PNLS, affirmant ce qui suit :

[traduction] Il y a 688 Indiens dans la réserve qui ne peuvent rien faire pour éviter cette calamité. Ils entrevoient leur avenir dans la plus grande consternation. Pourtant, je crois que les gouvernements en cause ne permettront pas que ces Indiens soient privés de leurs moyens de subsistance, dépouillés de leurs ressources naturelles et chassés de leur foyer sans leur accorder une indemnité généreuse. Les gouvernements doivent prendre des dispositions pour faire en sorte que durant les années où ils doivent s’adapter à de nouvelles conditions étranges, les Indiens bénéficieront de droits de piégeage exclusifs dans une région éloignée de la civilisation.

[157] Le 17 mai 1929, le surintendant général adjoint des Affaires indiennes a écrit au surintendant général des Affaires indiennes, joignant à sa lettre le rapport rédigé par M. Bury après sa visite de la réserve en 1928. Le surintendant adjoint a souligné la gravité de la situation et l’indifférence témoignée par l’Ontario :

[traduction] La situation est certes sérieuse. Ces pauvres Indiens font face à de rudes épreuves et à une catastrophe, à moins que des mesures soient prises de toute urgence pour leur verser une indemnité raisonnable et leur attribuer des terres de chasse et de pêche convenables à un autre endroit.

Entre-temps, nous avons eu une correspondance suivie avec les fonctionnaires de l’Ontario, mais, malheureusement, ceux-ci témoignent une certaine indifférence à ce dossier et veulent transférer toute responsabilité principalement au ministère de l’Intérieur. À mon avis, les dommages-intérêts estimatifs établis par M. Bury dans son rapport sont modérés. J’estime que ce dossier en est au point où il doit être examiné avec sérieux et il faut trancher la question de l’indemnisation, afin d’atténuer dans toute la mesure possible la détresse et l’anxiété des Indiens de cette réserve.

[158] Le surintendant général des Affaires indiennes, Charles Stewart, qui était aussi le ministre de l’Intérieur, a fait part des préoccupations de son adjoint à John T. Johnston de la Direction générale des forces hydrauliques. Dans sa réponse du 6 juin 1929, M. Johnston a précisé qu’une carte des terres de réserve inondées et les calculs hydrauliques seraient achevés sous peu, et il croyait que lorsque ces travaux seraient terminés [traduction] « on constaterait que les conditions ne seraient pas, somme toute, aussi désastreuses que celles décrites par M. Bury ». Il a ajouté que le niveau du lac ne serait pas relevé au-dessus de 1 163 pieds, soit [traduction] « à peu près la laisse de crue naturelle » pendant la saison en cours, car l’Ontario a l’intention d’abattre le bois d’œuvre sur les terres inondées. En dernier lieu, M. Johnston a indiqué qu’après [traduction] « avoir intégralement compilé les données matérielles nécessaires », une visite de la réserve par les représentants des Affaires indiennes, de l’Ontario et de la Direction générale des forces hydrauliques serait organisée afin de [traduction] « parvenir à une indemnisation équitable ».

[159] Le 19 juillet 1928, les premiers travailleurs sont arrivés à l’emplacement d’Ear Falls pour commencer la construction. En application de la Loi sur la protection des eaux navigables, le ministère des Travaux publics devait apparemment approuver le barrage d’Ear Falls avant le début de la construction, mais l’Ontario avait seulement soumis sa demande le 9 juillet 1928. La demande précisait : [traduction] « relativement aux travaux proposés, il sera nécessaire d’obtenir les droits de submergement sur les terres de la réserve autochtone. Cette question a déjà été soulevée auprès du ministère des Affaires indiennes » [non souligné dans l’original].

[160] Le ministère des Travaux publics a présenté deux demandes de renseignements au ministère des Affaires indiennes au sujet de la demande de l’Ontario. En particulier, il avait demandé au ministère des Affaires indiennes [traduction] « s’il avait des remarques à faire au sujet » de la demande et si l’approbation serait différée jusqu’à ce que des dispositions relatives aux dommages soient prises. Le ministère des Affaires indiennes a informé le ministère des Travaux publics que les deux gouvernements collaboraient pour [traduction] « parvenir à une entente mutuellement acceptable au sujet des dommages », que ce n’était pas son intention d’empêcher l’approbation de la demande et qu’une clause serait ajoutée lors de l’approbation précisant qu’elle était accordée sous réserve [traduction] « qu’une indemnisation équitable soit versée au ministère des Affaires indiennes pour les dommages causés à la ou aux réserves indiennes et aux améliorations apportées à celles-ci par suite du relèvement du niveau de l’eau après la construction du barrage proposé ». Le ministère des Travaux publics a informé le ministère des Affaires indiennes qu’une clause à cet effet serait jointe à l’approbation de la demande, ce qui a été finalement fait.

[161] Le 28 août 1928, le ministère des Travaux publics a informé l’Ontario qu’il avait recommandé d’approuver sa demande, sous réserve de certaines conditions exposées dans une lettre d’engagement provisoire, qui étaient habituellement imposées à la construction de barrages sur des voies navigables, de même que la clause demandée par le ministère des Affaires indiennes. L’Ontario s’est opposé aux conditions exposées dans la lettre d’engagement, ce qui a différé indéfiniment la demande. Le barrage d’Ear Falls n’a jamais été approuvé sous le régime de la Loi sur la protection des eaux navigables.

[162] Malgré l’absence d’approbation aux termes de la Loi sur la protection des eaux navigables, les travaux de construction du barrage ont été entrepris, puis terminés en juin 1929. La CEHO a construit la centrale électrique d’Ear Falls à l’emplacement visé et son exploitation a commencé le 15 février 1930.

L’abattage du bois d’œuvre sur les berges

[163] L’Ontario avait exprimé son intérêt à abattre le bois d’œuvre de la Couronne sur les berges du lac Seul avant l’inondation, puisqu’il s’agissait d’un actif de valeur. L’Ontario avait lancé un appel d’offres en 1928 pour la vente du bois d’œuvre sur les berges et avait fait deux tentatives pour que le titulaire du permis du bois d’œuvre de la réserve l’abatte, mais sans succès. En 1929, le Canada et l’Ontario ont convenu d’une solution provisoire, selon laquelle le niveau d’eau ne serait pas relevé au-dessus de la laisse de crue naturelle jusqu’à ce que la question du bois d’œuvre soit réglée. La CCLB a convenu de cette solution, et il a été noté que la laisse de crue naturelle était de 1 162,05 pieds, selon l’inondation naturelle survenue en 1927. H. J. Bury du ministère des Affaires indiennes a accusé réception de la décision que le niveau de l’eau ne serait pas relevé au-delà de la laisse de crue et a conclu [traduction] « [i]l ne sera donc nécessaire de soumettre notre demande d’indemnisation qu’ultérieurement ».

[164] Alors que les niveaux d’eau en 1930, 1931 et 1932 n’ont pas excédé la laisse de crue maximale dans les conditions naturelles (1 162,05, repère altimétrique de la CGC), des plaintes avaient été déposées localement en raison des niveaux supérieurs à la normale. Puisque l’inondation naturelle de 1927 avait causé des niveaux de crue extrêmement élevés, le relèvement de l’eau jusqu’au niveau de 1927 avait néanmoins inondé le bois d’œuvre.

[165] En 1930, le forestier de district A. B. Connel a cartographié les lieux où il avait constaté des dommages attribuables aux crues. John T. Johnston a indiqué, sur la carte dressée par M. Connel, que la superficie inondée totalisait 2 764 acres et a calculé que l’abattage coûterait 138 200 $. Le 4 mars 1931, M. Johnston du ministère de l’Intérieur fédéral a écrit à L.V. Rorke de l’Ontario pour lui suggérer ce qui suit :

[traduction] À la lumière des coûts excessifs liés aux travaux de défrichage proposés pour la saison prochaine, selon la superficie indiquée, je crois qu’il est nécessaire que nous réexaminions l’ensemble du dossier. La superficie de 2 764 acres représente seulement un vingtième de la superficie totale visée autour du réservoir, qui se situe sous l’élévation de 1 172 pieds.

Le soussigné est d’avis qu’une politique plus avisée à appliquer consiste à convenir d’une dépense modérée, disons de 25 000 à 30 000 $, et les travaux seraient engagés sous la supervision directe de fonctionnaires – potentiellement par un entrepreneur travaillant conformément à des instructions et dans des conditions adéquates.

[166] À l’été 1931, le niveau de l’eau était de plus d’un pied au-dessus du niveau de 1930. Plusieurs plaintes émanant de la région du lac Seul ont été enregistrées, dont celles de la PNLS et de l’agent des Indiens. Dans un procès-verbal daté du 11 décembre 1931, la CCLB [traduction] « convient que jusqu’à ce que la situation relative au défrichage soit clarifiée, la limite maximale de la retenue au lac Seul doit être maintenue à 1 161,50 pieds ». En 1932, le niveau de l’eau a atteint 1 160,50 pieds, et de nouvelles plaintes ont été déposées.

[167] Entre-temps, le Manitoba a fait pression pour faire relever le niveau du lac Seul pour que ses centrales bénéficient pleinement du réservoir du lac Seul.

[168] Le 31 juillet 1931, le sous-ministre de la Justice a présenté un avis juridique au Canada, selon lequel [traduction] « les dépenses en immobilisations du barrage, telles qu’elles sont définies dans l’Accord, ne comprennent pas le coût de l’abattage du bois d’œuvre dans le réservoir ». Si c’était exact, cela signifiait que le Canada ne pouvait transférer à l’Ontario et au Manitoba le coût de l’abattage du bois d’œuvre sur les berges de la réserve.

[169] Effectivement, le projet se trouvait dans une impasse. Alors que le barrage avait été construit pour relever les niveaux d’eau à des fins hydroélectriques, l’Ontario avait refusé de relever les niveaux jusqu’à ce que le bois d’œuvre en question soit abattu, et le Canada avait reçu un avis que l’abattage du bois d’œuvre n’était pas compris dans les dépenses en immobilisations du projet.

[170] La fin de 1929 est marquée par la Grande Dépression. Ce fut une période de difficultés économiques substantielles et de chômage généralisé au Canada. Le 28 octobre 1932, John T. Johnston a proposé d’entreprendre l’abattage du bois d’œuvre comme projet de lutte au chômage, conformément à la Loi de secours datant de l’époque de la dépression. En réponse, le gouvernement de l’Ontario a signalé qu’il n’était pas pressé d’utiliser l’aménagement à retenue du lac Seul, mais qu’il acceptait de collaborer au projet de secours. Le 26 mai 1933, le ministre des Terres et des Forêts de l’Ontario a écrit à son sous-ministre, déclarant de façon semblable que l’Ontario n’aurait pas besoin des eaux de retenue avant de nombreuses années et que les droits de la province devaient être protégés. Il a aussi rappelé au sous-ministre que [traduction] « le ministère des Affaires indiennes demande une indemnisation très déraisonnable pour les dommages ».

[171] John T. Johnston du gouvernement fédéral a souscrit à l’avis de l’Ontario que la demande d’indemnisation du ministère des Affaires indiennes était « excessive ». Le 9 juin 1933, il a écrit au sous-ministre par intérim du ministère de l’Intérieur, R. A. Gibson, affirmant qu’il [traduction] « croyait que lorsqu’il serait temps d’engager des négociations avec le ministère des Affaires indiennes, il serait possible de convaincre les représentants de ce ministère que les effets dommageables de l’exploitation du lac à titre de réservoir de retenue ne seraient pas aussi importants que ceux prévus et les dommages-intérêts seraient réduits proportionnellement ». Il a aussi réitéré auprès de M. Gibson que l’Ontario croyait que la demande d’indemnisation du ministère des Affaires indiennes était excessive. Il a finalement proposé d’accorder l’indemnité de 49 200 $ pour les logements indiens, dans le cadre du projet d’assistance-chômage.

[172] Le sous-ministre par intérim du ministère de l’Intérieur, R. A. Gibson a aussi écrit au surintendant général adjoint du ministère des Affaires indiennes le 9 juin 1933. Il a indiqué que la demande d’indemnisation du ministère des Affaires indiennes était fondée sur [traduction] « une évaluation incomplète de la méthode employée pour régulariser les niveaux du lac » après que le réservoir serait en exploitation, et il a proposé de préserver les logements indiens en les déplaçant sur des terres à une élévation supérieure à 1 172 pieds dans le cadre du projet de secours.

[173] Le 17 juin 1933, le ministre fédéral de l’Intérieur et surintendant général des Affaires indiennes, Thomas G. Murphy, a envoyé une lettre à M. Finlayson, le ministre des Terres et des Forêts de l’Ontario, décrivant le projet de secours proposé. Il a précisé que le Canada financerait le projet et serait responsable des travaux, et il s’était engagé à défricher les berges du lac Seul jusqu’à une élévation de 1 172 pieds. Il a aussi indiqué que le Canada s’occuperait de l’abattage du bois d’œuvre dans la réserve.

[174] Le 21 juin 1933, le ministre Finlayson a répondu à M. Murphy en faisant les remarques suivantes à propos du bois d’œuvre dans la réserve :

[traduction] Vous mentionnez que le Dominion se chargera du bois d’œuvre dans la réserve indienne. Je présume que vous voulez dire que le Dominion dégagera la province de toute responsabilité éventuelle à l’égard de la demande d’indemnisation du ministère des Affaires indiennes. J’aimerais m’assurer qu’il est clair que nous ne sommes nullement responsables envers le ministère de quelque façon que ce soit. Vous vous rappellerez que nous estimions que la demande d’indemnisation soumise par le ministère pour les dommages causés aux terres était absurde, et je tiens particulièrement à clarifier que nous ne pouvons en aucun cas être tenus responsables, même de 40 % des coûts aux termes de l’Accord.

[175] M. Murphy a ensuite clarifié que les précisions qu’il avait données dans sa première lettre [traduction] « visaient uniquement les négociations et les arrangements avec les preneurs du bois d’œuvre, qui étaient nécessaires pour autoriser l’abattage du bois d’œuvre dans la réserve ».

[176] Il a été déclaré que les deux preneurs du bois d’œuvre dans la réserve, Charles W. Cox et la Keewatin Lumber Company, étaient disposés à [traduction] « se conformer aux conditions » du projet de secours et à verser les redevances habituelles sur le bois d’œuvre abattu.

[177] Le 28 juin 1933, le sous-ministre de l’Intérieur, M. Rowatt, a demandé au sous-ministre de la Justice d’émettre un avis sur les questions suivantes :

[traduction] 1 a) Aux termes de l’Accord relatif au lac Seul, le ministre peut-il empêcher le relèvement des eaux du lac Seul jusqu’à ce que les Indiens aient été indemnisés?

b) Dans la négative, quelle procédure peut être engagée pour faire exécuter la demande de dommages-intérêts des Indiens contre l’Ontario?

2 Si le Dominion entreprend les travaux d’abattage en vertu de la Loi de secours et les finance conformément aux dispositions de la Loi, est-il autorisé à recouvrer auprès de l’Ontario 40 % des dépenses en immobilisations que l’Ontario est tenu d’assumer aux termes de l’Accord relatif au lac Seul?

[178] Le sous-ministre de la Justice a répondu par la négative aux questions 1a) et 2. En ce qui concerne la question 1b), il a émis l’avis que si le niveau de l’eau du lac Seul était relevé avant que les Indiens reçoivent une indemnisation, [traduction] « le seul recours pratique serait d’intenter la procédure requise devant la Cour de l’Échiquier afin de fixer le montant de l’indemnisation et de déterminer la responsabilité de la province ».

[179] Le 30 juin 1933, le ministère des Affaires indiennes a informé l’agent des Indiens Edwards que [traduction] « le ministère examine présentement, avec les parties intéressées, la question de l’indemnisation pour l’inondation, et il espère pouvoir donner une certaine assurance aux Indiens du lac Seul que leurs droits seront pleinement protégés et qu’une indemnisation adéquate leur sera versée avant que le niveau de l’eau soit relevé à 1 172 pieds ».

[180] Le 6 juillet 1933, le ministre Finlayson de l’Ontario a rencontré, entre autres, John T. Johnston et J. C. Caldwell du ministère des Affaires indiennes. M. Finlayson a dicté la version provisoire d’une lettre au ministre fédéral Murphy, dans laquelle il laissait entendre que l’Ontario renonçait à toute réclamation pour les dommages causés par l’inondation des terres de la Couronne de l’Ontario, étant donné que le gouvernement du dominion acquittait l’intégralité des frais d’abattage au lac Seul. Il a précisé que cette renonciation par l’Ontario ne serait juste que si une renonciation similaire était obtenue relativement aux dommages-intérêts à l’égard des terres de la réserve.

[traduction] Je suis reconnaissant que le gouvernement du Dominion acquitte l’intégralité (100 %) des frais d’abattage au lac Seul à titre de mesure de secours et, à ces causes, j’estime qu’il est sans doute juste que la province renonce à toute indemnisation pour les dommages causés par l’inondation des terres de la Couronne de la province d’Ontario. Ces terres seront touchées par le relèvement du niveau de l’eau à 1 172 pieds, ainsi que le bois d’œuvre qui s’y trouve. L’Accord prévoit le transfert des droits sur le bois d’œuvre en conformité avec la réglementation.

Je crois que nous ne devons renoncer à cette indemnisation que sous réserve d’une renonciation semblable à la réclamation pour les dommages causés à quelque huit mille acres de terres indiennes qui seront submergées. Il serait de toute évidence injuste de nous demander de payer une portion des huit mille acres de terres de réserve autochtone et de renoncer à une réclamation visant peut-être dix fois plus d’acres de terres provinciales devant être submergées. J’accepte de recommander le paiement de 40 % des coûts des dommages actuels causés aux biens des Indiens. À cet égard, je suis prêt à inclure les frais pour déplacer ou reconstruire les bâtiments indiens visés et à verser un montant raisonnable pour les potagers, les prairies de fauche et les champs de riz sauvage. À mon avis, ces montants devraient être fixés immédiatement et il serait possible de le faire sans trop de difficulté [...]

Afin de vous aider, je suis aussi prêt à convenir, au nom de la province, que le niveau de l’eau du lac Seul ne sera pas relevé à un niveau supérieur à la laisse de crue normale, jusqu’à ce que vous ayez eu suffisamment de temps pour traiter les réclamations des Indiens et pour régler la situation ayant trait à l’emprise des Chemins de fer nationaux du Canada.

Initialement, l’Ontario avait également suggéré ce qui suit : [traduction] « il peut être possible de trouver des terres convenables adjacentes à celles de la réserve actuelle afin d’indemniser les Indiens pour les terres qui seront submergées ». Cependant, après avoir appris que la réserve de la PNLS comptait plus de 17 000 acres, cette suggestion a été supprimée dans la version définitive de la lettre.

[181] Le 8 juillet 1933, M. Murphy, en qualité de surintendant général des Affaires indiennes, a écrit à son surintendant général adjoint. Il a exposé l’objectif du projet de secours, soit l’abattage du bois d’œuvre sur les berges de la réserve jusqu’à une élévation de 1 172 pieds. Il a demandé aux représentants du ministère qui devaient se rendre dans la réserve d’aviser la PNLS, [traduction] « qu’à titre de surintendant général des Affaires indiennes, je leur donne l’assurance que leurs droits seront protégés dans toute la mesure possible » [non souligné dans l’original].

[182] Le 12 juillet 1933, M. Murphy, en qualité de ministre fédéral de l’Intérieur, a signé l’entente sur le projet d’abattage au lac Seul, qui avait été autorisée par le Canada par voie de décret le 27 juillet 1933, ainsi que par l’Ontario, le 29 août 1933.

[183] Le 20 juillet 1933, l’inspecteur responsable du bois d’œuvre des Affaires indiennes, H. J. Bury, et l’agent des Indiens Edwards ont rencontré le chef William Tuckooshequan, six conseillers et près de 40 membres de la Première Nation. Ils ont informé la PNLS du projet de secours et l’ont assurée que le niveau de l’eau ne serait pas relevé [traduction] « avant plusieurs années à venir ». Ils ont aussi fait savoir à la PNLS qu’elle recevrait une indemnisation pour les dommages subis et que des maisons de remplacement seraient construites. En réponse à la préoccupation du chef que les tombes seraient [traduction] « emportées par les eaux », M. Bury lui a demandé de dresser une liste des tombes en cause, pour qu’elles soient déplacées sur des terres plus élevées.

[184] Le 9 septembre 1933, John T. Johnston a précisé que le projet de secours ne couvrait pas les travaux de défrichage au-delà de 1 172 pieds, ni la construction des maisons. Plutôt, les frais de défrichage des terrains pour les nouvelles maisons seraient compris dans la demande d’indemnisation des Indiens pour les dommages, conformément à l’Accord. Le ministère des Affaires indiennes a écrit un message similaire à l’agent des Indiens Edwards, et lui a demandé de comptabiliser les heures de travail exécuté et tous les frais associés directement ou indirectement à la préparation et au déplacement des maisons aux fins de l’indemnisation aux termes de l’Accord.

[185] À l’été 1933, les travailleurs du projet de secours ont commencé à arriver pour exécuter les travaux d’abattage sur les berges. Les membres de la PNLS n’étaient pas admissibles aux travaux du projet de secours, car, étant des Indiens inscrits, ils n’étaient pas reconnus comme des citoyens. Le 31 décembre 1935, seulement 659,7 acres avaient été défrichés, et le Canada avait engagé des frais totalisant 863 267,60 $. Le projet de secours s’est poursuivi jusqu’au 31 mars 1936. À cette date, il a été rapporté que 687,2 acres avaient été défrichés. Dans la réserve, le bois d’œuvre avait été abattu sur une petite superficie seulement. Précisément, 24,5 acres avaient été défrichés en 1933-1934 et 18,7 en 1935-1936, en plus des terrains défrichés pour les camps et les routes et le bois utilisé pour le projet de secours. Il n’existe aucun document sur des sommes versées à la PNLS pour le bois d’œuvre abattu durant le projet de secours.

[186] Le projet de secours a essentiellement échoué. La raison de l’échec n’est pas pertinente en l’espèce, mais, avec le recul, il semble que cet échec soit attribuable au fait d’avoir engagé des hommes venant de villes et de villages sans expérience en foresterie pour s’installer dans une région non peuplée et y accomplir le métier de bûcheron.

L’élévation du niveau de l’eau et les répercussions sur les logements de la réserve

[187] La centrale d’Ear Falls alimentait en électricité les exploitations minières dans la région de Red Lake en Ontario, qui a connu une ruée vers l’or en 1926 et de nouveau en 1934. Alors que la plupart des régions du Canada étaient aux prises avec des difficultés économiques et le chômage, les mines à Red Lake étaient en plein essor. En 1934, Red Lake avait besoin d’énergie supplémentaire et le niveau du lac Seul devait être relevé pour répondre à cette demande, malgré que l’Ontario ait dit vouloir protéger le bois d’œuvre sur ses terres et défricher les berges. Le 7 mai 1934, pour répondre aux besoins de Red Lake, la CCLB, par l’intermédiaire de F. A. Gaby, ingénieur en chef de la CEHO, a demandé la permission au ministre des Terres et des Forêts de l’Ontario, William Finlayson, de relever le niveau d’eau à 1 163,5 pieds, ce qui était plus de deux pieds au-dessus du niveau autorisé antérieurement. Dans sa réponse du 1er juin 1934, M. Finlayson a demandé si la CEHO pouvait installer un autre groupe électrogène à la centrale d’Ear Falls. Il a aussi affirmé ceci : [traduction] « [n]ous acceptons en quelque sorte de négocier un compromis et de vous autoriser à maintenir les eaux du lac à un niveau quelque peu supérieur à ce chiffre, étant entendu que si nous constatons des dommages, le niveau sera réduit à 1 161,5 pieds ».

[188] Le niveau de l’eau a été relevé. Il était indiqué dans le procès-verbal du 12 juin 1934 de la CCLB que le niveau du lac Seul s’élevait à 1 164,5 pieds. Plusieurs parties dans la région du lac Seul ont déposé des plaintes, y compris le chef de la PNLS. Le 23 juin 1934, le niveau du lac Seul se situait à 1 166,6 pieds. Une lettre du député provincial local et du ministre des Terres et des Forêts, Peter Heenan, adressée au quartier général du ministère de la Défense nationale à Ottawa indiquait que [traduction] « plus de 50 % de la zone devant être défrichée est actuellement submergée ». La lettre précisait également que le niveau élevé de l’eau nuisait aux travaux de défrichage. Le 15 juillet 1934, le lac a atteint 1 167,24 pieds. Vers cette date, il a été déclaré que le bois d’œuvre le long du rivage avait été endommagé et des débris flottaient à la surface du lac.

[189] En novembre 1934, H. J. Bury du ministère des Affaires indiennes et G. G. McEwen du Bureau fédéral de l’énergie hydroélectrique et des stations hydrométriques se sont rendus dans la réserve pour inspecter les maisons. M. McEwen a rapporté que 111 emplacements avaient été inspectés dans la réserve. Il avait conclu qu’au moins 22 maisons devraient être reconstruites, tandis que l’agent des Indiens Edwards avait estimé qu’au moins 29 maisons devraient l’être. Il a conclu ce qui suit :

[traduction] Notre estimation de 25 ou 26 maisons ne serait pas erronée. Le capitaine Edwards estime qu’il en coûterait 250 $ par maison; ce montant me semble très généreux.

[190] L’architecte du ministère a indiqué que le coût de chaque maison s’élèverait à environ 850 $. Le ministre a approuvé des fonds de 25 000 $ pour reconstruire les maisons, après quoi les travaux de construction ont débuté. Trois charpentiers ont été engagés pour donner des instructions à la PNLS et l’aider à construire les deux premières maisons. Il semble que la PNLS ait construit les autres maisons sans aide. Le 19 février 1936, l’agent des Indiens Edwards a indiqué que 20 maisons étaient achevées et les travaux liés à sept autres maisons n’avaient pas commencé. Au total, à la fin de l’exercice 1942-1943, le Canada avait engagé des frais de 33 529,81 $ au titre du logement dans la réserve.

Les autres répercussions de l’élévation du niveau de l’eau dans la réserve

[191] Des plaintes et préoccupations supplémentaires ont été documentées pour le compte de la PNLS entre 1935 et 1939. En particulier, le cimetière avait été partiellement inondé, le bois d’œuvre n’avait pas été abattu sur les berges comme promis, les berges étaient « emportées par les eaux », les prairies de fauche avaient été submergées, il n’y avait plus de riz sauvage, et il y avait peu de rats musqués à piéger.

[192] Le 17 août 1936, H. J. Bury du ministère des Affaires indiennes a insisté pour qu’une indemnisation soit versée à la PNLS, [traduction] « étant donné surtout que d’autres réclamations ont déjà été réglées ou des montants payés ». Le 31 août 1936, le surintendant général des Affaires indiennes du Canada, T. A. Crerar, a écrit les lignes qui suivent au ministre des Terres et des Forêts de l’Ontario, Peter Heenan :

[traduction] Comme vous le savez certes, l’élévation du niveau de l’eau du lac Seul a sérieusement nui aux intérêts des Indiens domiciliés dans la réserve du lac Seul.

Au moment de la construction du barrage de retenue à la décharge du lac Seul, aux termes de l’Accord tripartite relatif au barrage-réservoir du lac Seul de 1928, le ministère [Affaires indiennes], dans une lettre datée du 20 septembre 1928, a consigné certaines réclamations pour les dommages qui seraient causés à la réserve à la suite de l’érection du barrage réservoir et de l’élévation subséquente des eaux du lac Seul.

À l’époque, votre ministère n’avait apparemment pas l’intention – tel qu’il est indiqué dans votre réponse à notre lettre – de relever le niveau de l’eau du lac dans un avenir immédiat. Cette politique a été maintenue pendant quelques années, limitant le relèvement autorisé en 1929, 1930, 1931, 1932 et 1933. Toutefois, à partir de 1934, l’Ontario a autorisé le relèvement de l’eau, selon notre compréhension, afin d’alimenter en électricité les mines exploitées dans la région de Red Lake. Il a été autorisé de relever le niveau du lac Seul à 1 167,25 pieds en 1934, à 1 168,37 pieds en 1935 et à 1 170,19 pieds en 1936, et des niveaux un peu plus élevés ont été autorisés dans le lac Caché, qui borde aussi la réserve indienne.

Par conséquent, la réserve indienne du lac Seul a été si gravement inondée que nous avons été obligés de construire de nombreuses nouvelles maisons pour les Indiens, au coût de 25 000 $. Par surcroît, les crues ont non seulement inondé les prairies de fauche, les potagers et les terres cultivées par les Indiens, mais ont aussi gravement nui à leurs moyens de subsistance.

Le but de ma lettre d’aujourd’hui est de consigner officiellement les conditions qui prévalent dans la réserve par suite du niveau élevé de l’eau et les mesures que le ministère a estimé nécessaires pour répondre à ces conditions. Les Indiens de cette réserve ont reçu une assurance catégorique que leurs droits seraient pleinement protégés et ils sont pour l’heure perturbés et affligés par les dommages qui ont été causés. Nous vous saurions gré de porter une attention bienveillante à la situation dans les plus brefs délais. En tout état de cause, je souhaite que ces faits soient consignés au dossier lorsqu’un examen officiel sera effectué des questions non réglées touchant la mise en service du réservoir du lac Seul, comme il a été prévu dans l’Accord original de 1928

[Non souligné dans l’original.]

[193] Le 16 septembre 1936, M. Heenan a répondu que la réclamation de la PNLS était couverte par les dépenses en immobilisations liées au barrage, conformément à l’Accord de 1928. Il a transmis la réclamation à la CCLB, mais celle-ci n’a pas traité cette question à sa réunion suivante. John T. Johnston a par la suite fait savoir à son sous-ministre, J. M. Wardle, que la CCLB n’assumait [traduction] « aucune responsabilité quant aux réclamations découlant de l’Accord tripartite du lac Seul de 1928 ».

[194] Le 16 mars 1937, M. H. J. Bury a écrit une note au directeur de la Direction générale des terres et du bois d’œuvre, précisant qu’aucune autre mesure n’avait été prise relativement à la réclamation en suspens de la PNLS. Il a écrit ce qui suit :

[traduction] Je souhaite de nouveau attirer votre attention au grave manquement à l’engagement que notre ministère avait pris envers les Indiens de la réserve du lac Seul et aux promesses qui leur avaient été faites de les indemniser pour les dommages causés par l’inondation [...]

L’agent des Indiens à Kenora, dans une lettre du 12 mars [...] proteste contre le fait que de nombreuses maisons construites l’an dernier pour remplacer les maisons inondées ne sont pas encore achevées et d’autres n’ont pas encore été construites. Des fonds ne sont pas prévus dans le crédit parlementaire pour des travaux de reconstruction ultérieurs, et l’agent ne sait donc pas quelles explications fournir aux Autochtones.

J’estime que ces Indiens ont été rudement maltraités. Leurs terres de réserve, leur bois d’œuvre, leurs maisons, potagers, prairies de riz sauvage et marécages de rats musqués ont été submergés depuis maintenant plusieurs années. Pourtant, nous continuons de procrastiner. S’il s’était agi d’un peuplement de Blancs, personne n’aurait osé inonder leurs terres sans leur verser d’abord une indemnité.

[Non souligné dans l’original, sauf le mot « submergés » qui était souligné dans l’original.]

[195] D’autres notes ont été transmises au ministère des Affaires autochtones, après quoi le sous-ministre Camsell a approuvé des fonds de 10 000 $ pour la construction immédiate et urgente de maisons. Toutefois, il semble qu’une somme de 4 000 $ seulement ait été affectée à un « programme de logement » au lac Seul. M. John T. Johnston, dans une note à M. Wardle, a répondu qu’il était [traduction] « ouvert à l’idée que la réclamation de la réserve indienne reçoive la plus bienveillante attention afin de résoudre le problème posé par l’aménagement à retenue du lac Seul ». Cependant, il a attribué le retard dans le règlement à un problème de défrichage non résolu. Dans sa note du 2 avril 1937, il a affirmé ce qui suit :

[traduction] Le soussigné a toujours été tout à fait ouvert à l’idée que la réclamation de la réserve autochtone reçoive la plus bienveillante attention afin de résoudre le problème lié à l’aménagement à retenue du lac Seul. Ce fait a été expressément noté et reconnu dans l’Accord relatif au lac Seul de 1928.

Le retard dans le règlement est imputable aux mesures prises par l’Ontario qui insiste pour défricher les berges et aux problèmes associés subséquents, comme il est décrit brièvement dans ce qui précède. Aussi longtemps que le problème de l’abattage, chiffré à 3 000 000 $, n’est pas résolu, il demeure tout à fait impossible que l’Ontario accepte la réclamation des Indiens. Une telle action entraînerait assurément le dépôt de demandes reconventionnelles par l’Ontario, qui pourraient s’avérer très coûteuses pour le Dominion et le Manitoba afin de parvenir à un règlement définitif dans le dossier du lac Seul.

La négociation de la revendication de la PNLS

[196] Le 13 octobre 1937, J. C. Caldwell, chef de la Division des réserves, Division des affaires indiennes, a rédigé une demande d’indemnisation de 99 800 $ pour la PNLS. Il a calculé ce montant en soustrayant la somme de 20 400 $ qui avait été dépensée pour les maisons, selon M. Caldwell, de la réclamation de 120 200 $. Cette demande a été rejetée.

[197] Le 11 janvier 1939, MM. Johnston et Cain se sont rencontrés et sont parvenus à une entente, sous réserve de l’approbation ministérielle, afin de régler les questions liées à la rivière Winnipeg et au lac Seul. L’entente proposait qu’un représentant de la Division des affaires indiennes et qu’un représentant du ministère des Terres et des Forêts de l’Ontario effectuent une évaluation, de sorte que les deux parties parviennent à une entente mutuellement acceptable à propos du montant approprié pour régler la revendication des Affaires indiennes.

[198] L’inspection a commencé le 29 octobre 1940, à laquelle ont assisté D. B. Gow (ingénieur en chef de district, pour le compte du Bureau fédéral des eaux et de l’énergie), C. H. Attwood (directeur de la Direction générale des ressources hydrauliques du Manitoba), W. R. White (Direction générale des levés et de l’ingénierie d’Affaires indiennes), J. R. B. Coleman (Service fédéral de sylviculture), J. I. Morris (ministère des Terres et des Forêts de l’Ontario), et l’agent des Indiens Swartman. M. Morris est parti en soirée et, le 30 octobre, les autres parties ont poursuivi l’inspection.

[199] Le 27 novembre 1940, M. Morris a consigné son évaluation de l’inspection et a présenté son estimation de l’indemnisation à l’égard de la PNLS. Il a passé en revue l’évaluation de M. Bury datant de 1928 et a présenté ses observations. À son avis, les 5 000 acres de terres, pour lesquelles M. Bury avait proposé une indemnisation, ne faisaient pas partie de la réserve, mais étaient plutôt des terres provinciales. Il a fait savoir que [traduction] « les 3 000 acres de terres de bois d’œuvre sont les seuls qui peuvent être visés par la revendication, au titre des terres ». Par conséquent, M. Morris a conclu que les pertes liées aux prairies de fauche, aux champs de riz, à la chasse et au piégeage évaluées par M. Bury ne pouvaient être incluses dans la revendication. Il a soutenu qu’aucune revendication ne pouvait être présentée pour les pertes liées à la pêche, puisque la pêche s’était améliorée depuis le relèvement du niveau d’eau. Il a en conséquence établi les sommes qu’il considérait comme valides aux fins de l’indemnisation pour les habitations (25 000 $), le bois d’œuvre (15 000 $) et les terres (3 000 $). Il a conclu que [traduction] « la somme de 50 000 $ représente une estimation équitable de leurs revendications contre la province d’Ontario et le Dominion du Canada ».

[200] En plus de son évaluation de l’indemnisation de la PNLS, M. Morris a souligné le fait que l’Ontario avait ses propres réclamations valables. Il a déclaré ce qui suit :

[traduction] Puisque le Dominion du Canada n’a pas rempli son engagement à l’égard du marché de défrichage qu’il a passé, il devrait être tenu responsable de tous les dommages découlant de ce manquement.

La province d’Ontario a droit à un paiement pour les 17 000 acres supplémentaires de la réserve du lac Seul no 28 et pour les 68 461 acres de bois d’œuvre inondés et les 9 536 acres de prairies de fauche, de champs de riz et de marécages submergés; en plus d’un paiement pour l’intégralité du bois d’œuvre, de la pulpe, du bois de boîte, du bois cordé et des poteaux submergés dans les 68 461 acres.

[201] Le 10 février 1941, M. Morris a calculé comme suit la valeur de la revendication de l’Ontario se rapportant à ce qu’il a décrit comme le [traduction] « projet de submergement au lac Seul » : 365 714,20 $ pour la perte de 68 461 acres de terres provinciales et de bois d’œuvre, et 17 276 $ « réclamés à la Division des affaires indiennes du ministère fédéral des Mines et des Ressources », pour les 17 276 acres supplémentaires dans la réserve de la PNLS.

[202] Pour préparer une réunion entre le Canada, l’Ontario et le Manitoba, I. R. Strome du Bureau fédéral des eaux et de l’énergie a effectué une évaluation, datée du 30 janvier 1941, des dommages causés à la réserve de la PNLS à l’appui de la discussion. C’était essentiellement la position adoptée par le Canada durant les négociations.

[203] L’évaluation des dommages était la suivante :

Remplacement des bâtiments

(dépenses réelles de la Division

des Affaires indiennes – à vérifier)

31 039,00 $

8 000 acres de terres inondées à 1 $ par acre

8 000,00 $

Perte de bois d’œuvre

[en blanc]

Réclamation de la Keewatin Lumber Co. 5 000,00 $

[en blanc]

Perte de redevances sur le bois d’œuvre 2 215,11 $

7 215,11 $

 

[en blanc]

Plus, réclamation de C. W. Cox et perte de redevances sur le bois d’œuvre – pour un total de :

15 000,00 $

Dommages aux prairies de fauche, etc.

8 000,00 $

Améliorations indiennes

10 000,00 $

Frais de déplacement des tombes

500,00 $

Total

72 539,00 $

En plus des montants ci-dessus, une contrepartie pour la perte de cultures de riz et de piégeage de rats musqués totalisant 18 000,00 $ par année.

[204] Le 25 novembre 1942, les représentants du Canada et de l’Ontario sont parvenus à une entente de règlement générale. Les participants à la réunion ont convenu des montants suivants :

Division des affaires indiennes – indemnité pour cultures de riz et piégeage de rats musqués

72 539,00 $

Chemins de fer nationaux du Canada – travaux de protection

aucun

Chemins de fer nationaux du Canada, parcelle de terre no 10 – droits de submergement de 1 $ par acre

960,00 $

Ontario – droits de submergement de 1 $ par acre

68 461,00 $

Remboursement des dépenses fédérales liées aux ouvrages de protection de la voie ferrée – Loi sur la construction d’ouvrages publics supplémentaires

aucun

[205] Pour éviter d’augmenter les dépenses en immobilisations du projet dans une mesure [traduction] « exagérée », il a été suggéré de renoncer à « toutes réclamations pour pertes ou dommages liés au bois d’œuvre sur pied dans les terres submergées », y compris la réclamation de l’Ontario pour les dommages au bois d’œuvre. La somme de 15 000 $ pour les dommages au bois d’œuvre serait aussi supprimée de la revendication du ministère des Affaires indiennes et une [traduction] « indemnité de commisération correspondante de 15 000 $ serait versée aux Indiens pour la perte de cultures de riz et de piégeage de rats musqués, portant la réclamation du ministère des Affaires indiennes à 72 539 $ ». Enfin, la somme de 4 145,42 $ pour la perte de bois d’œuvre serait soustraite de la réclamation des Chemins de fer nationaux du Canada pour les dommages à sa parcelle de terre no 10.

[206] Il avait aussi été signalé à la réunion que la Division des affaires indiennes du ministère des Mines et des Ressources devait verser la somme de 17 276 $ à l’Ontario pour l’achat des terres excédentaires de la réserve de la PNLS.

[207] Le 3 décembre 1942, la réclamation finale de la Division des affaires indiennes s’établissait comme suit :

8 000 acres de terres inondées

8 000,00 $

Maisons autochtones, sommes engagées

31 039,00 $

Dommages aux prairies de fauche

8 000,00 $

Améliorations indiennes

10 000,00 $

Frais de déplacement des tombes

500,00 $

Indemnité pour perte de cultures de riz et de piégeage de rats musqués

15 000,00 $

[en blanc]

72 539,00 $

[208] En définitive, les parties se sont entendues sur cette réclamation en 1943. La PNLS n’a jamais été consultée ni informée de cette entente de règlement. Sur le montant de la réclamation de 72 539 $, 5 000 $ ont été déduits pour régler la réclamation de la Keewatin Lumber Company relativement au bois d’œuvre. Une somme supplémentaire de 17 276 $ a été déduite en paiement des « acres supplémentaires » de la réserve à l’Ontario. Le 17 novembre 1943, le solde de 50 263 $ a été déposé dans le compte en fiducie de la PNLS.

[209] Alors qu’il n’existe aucune preuve que la PNLS a été informée de cette indemnité en 1943, il a été démontré qu’en 1949, la PNLS comprenait qu’une [traduction] « indemnité d’un certain montant avait été versée au titre de la destruction ». Cette information a été communiquée par le surintendant de l’Agence de Sioux Lookout à la Division des affaires indiennes à la suite du dépôt d’une plainte au nom de la PNLS portant sur le niveau de l’eau du lac Seul et les répercussions sur la réserve et ses résidents :

[traduction] Lors d’une récente réunion avec la Première Nation du lac Seul, la question du niveau de l’eau a été soulevée. Les Indiens soutiennent que ce niveau est de beaucoup inférieur à ce qu’il était depuis 1930.

La Première Nation a adopté une résolution demandant que le ministère prenne une mesure immédiate pour rétablir, dans les plus brefs délais, le niveau de l’eau du lac (Seul) à son niveau antérieur. Les Indiens soutiennent que lorsque le niveau a initialement été relevé, leurs quais, maisons et potagers ont été inondés, ainsi que leurs prairies de riz sauvage. Le niveau de l’eau a aussi compromis leurs activités de pêche, de chasse et de piégeage. Ils comprennent qu’une indemnité d’un certain montant a été versée au titre de la destruction, mais il avait été entendu qu’un niveau d’eau relativement constant serait maintenu. En raison du faible niveau actuel de l’eau, ils ne peuvent à nouveau utiliser leurs quais, et ce niveau inférieur compromet la culture du riz sauvage, le piégeage de rats musqués et la pêche commerciale, en plus de rendre la navigation difficile.

Le lac se situe à environ 3,5 pieds sous le niveau normal au début de juillet, et il serait très avantageux qu’il soit relevé d’aussi peu que 1,5 pied dans les meilleurs délais. Il semble qu’un fonctionnaire du ministère ait fait toutes sortes de belles promesses il y a quelques années à propos d’une aide et d’une indemnisation ultérieures que recevrait la Première Nation dans l’éventualité où le niveau du lac était relevé ou diminué.

J’apprécierais recevoir des conseils à ce sujet ou l’information au dossier du ministère.

Le Manitoba rembourse les dépenses en immobilisations au Canada

[210] Lors de la signature de l’Accord en 1928, le Canada était responsable des ressources naturelles au Manitoba, y compris de l’énergie hydraulique, conformément à la Loi de 1870 sur le Manitoba. L’article 20 de l’Accord prévoyait que les exploitants hydroélectriques du Manitoba rembourseraient au Canada ses contributions financières au projet.

[211] Le 14 décembre 1929, le Canada et le Manitoba ont signé l’Accord sur le transfert des ressources naturelles du Manitoba afin de transférer la compétence sur les terres de la Couronne et les ressources naturelles, y compris l’énergie hydraulique, au Manitoba. L’Accord a été enchâssé dans la Loi sur le transfert des ressources naturelles du Manitoba, 1930, qui est entrée en vigueur le 15 juillet 1930. La Loi renfermait une disposition sur l’aménagement à retenue du lac Seul. Le Manitoba s’était engagé à rembourser au Canada ses dépenses avec intérêts sur une période de 50 ans. La disposition est rédigée ainsi :

La province s’engage à payer au Canada par versements annuels chaque 1er janvier suivant l’entrée en vigueur du présent accord sa quote-part, imputable à l’aménagement hydro-électrique du cours manitobain de la Winnipeg, des dépenses qui ont été ou seront effectuées par le Canada conformément à l’accord conclu entre le gouvernement du Canada et les gouvernements de l’Ontario et du Manitoba le 15 novembre 1922 et figurant à l’appendice, aux convention et protocole relatifs au lac des Bois intervenus entre Sa Majesté et les États-Unis d’Amérique le 24 février 1925 et à la loi de 1928 relative à la protection des eaux du lac Seul, 18 et 19 George V, chapitre 32, les versements étant calculés de façon à permettre l’amortissement de ces dépenses sur cinquante ans à compter de l’entrée en vigueur du présent accord et les intérêts étant payables au taux de cinq pour cent par an.

[212] Le Manitoba a donc remboursé au Canada une partie équivalant à trois cinquièmes des dépenses en immobilisations de l’aménagement à retenue du lac Seul, avec intérêts, sur une période de 50 ans. Le Manitoba a ensuite transféré les dépenses aux exploitants hydroélectriques sur son territoire, qui s’étaient auparavant engagés à verser des paiements au Canada aux termes de l’Accord du barrage-réservoir du lac Seul. Le Manitoba a liquidé cette dette en 1980.

Les revendications payées par le Canada et les provinces aux termes de l’Accord

[213] Les revendications suivantes ont été payées à la suite de l’inondation du lac Seul :

  1. Montant payé à la Société missionnaire de l’Église en 1929 : 4 222,50 $

  2. Montant payé à l’Ontario en 1931 pour l’inondation des rapides Pelican, un site hydroélectrique aménageable : 50 000 $

  3. Montant payé en 1931 à la Compagnie de la Baie d’Hudson au titre de « droits de submergement et de dommages au poste du lac Seul » : 7 000 $

  4. Montant payé à la Triangle Fish Company en 1940 pour perte d’ouvrages et de revenus de pêche pendant une saison : 5 685 $

  5. Montant payé à la Compagnie de la Baie d’Hudson en 1940 pour les travaux de reconstruction et de protection : 1 293,83 $

  6. Montant payé en 1943 aux Chemins de fer nationaux du Canada pour 960 acres inondés sur sa parcelle de terre no 10 (au prix de 1 $ par acre) : 960 $

  7. Montant payé à l’Ontario en 1943 (au prix de 1 $ par acre) pour les terres inondées : 68 461 $

  8. Montant payé à la PNLS en 1942 (après déduction de 17 276 $ au titre des acres supplémentaires et de 5 000 $ à la Keewatin Lumber Company) : 50 263 $.

Les revendications et les encaissements de la PNLS après 1943

[214] Le 24 septembre 1985, la PNLS a soumis une demande d’indemnisation pour les dommages imputables aux crues à la Direction générale des revendications particulières du ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada.

[215] Le 10 novembre 2006, la PNLS et Ontario Power Generation (OPG) ont conclu une entente accordant une indemnisation et d’autres avantages à la PNLS. OPG était tenue de verser une indemnisation de 11,2 millions de dollars à la PNLS et, en plus de ce paiement, il devait lui fournir des excuses, des bourses d’études et une formation et organiser une commémoration.

[216] Le 18 février 2009, OPG a ouvert la nouvelle centrale électrique du lac Seul, qui est adjacente à la centrale électrique d’Ear Falls à Ear Falls.

[217] En 2009, la route sur digue Kejick entre l’île de Kejick Bay et la partie continentale de la réserve a été achevée, afin de relier la collectivité de Kejick Bay sur l’île Kejick au réseau routier de la partie continentale. La PNLS a versé près de 1 500 000 $ à ce projet, et le ministère fédéral des Affaires autochtones et du Nord a versé 3 038 000 $. Un autre projet a été achevé en 2009, la route et le pont de Whitefish Bay, auquel la PNLS a versé environ 250 000 $ et le ministère fédéral des Affaires autochtones et du Nord, 1 043 600 $.

VI. RÉSUMÉ DES FAITS PERTINENTS DANS LE DOSSIER HISTORIQUE

[218] J’expose ci-après certains faits que j’estime pertinents pour le présent litige, selon le dossier historique, le Traité no 3 et la Loi sur les Indiens :

  1. Aux termes du Traité no 3, la PNLS avait droit à une réserve de 49 000 acres.

  2. Le Canada a arpenté les terres cédées et a créé une réserve en 1883, qui a été documentée comme comptant 49 000 acres.

  3. Dans les années 1910, il était devenu apparent que la superficie d’un nombre de réserves en Ontario visées par le Traité no 3 (dont la réserve de la PNLS) était plus grande que celle prévue aux termes du Traité, et l’Ontario a demandé une indemnisation pour les terres excédentaires.

  4. En 1915, le Canada a versé à l’Ontario 1 $ l’acre pour les 20 672 acres de terres des réserves qui étaient en sus de celles autorisées en vertu du Traité no 3.

  5. Le nombre de 20 672 acres était en partie fondé sur les 49 000 acres que devait compter la réserve de la PNLS.

  6. En 1929, le Canada et l’Ontario ont appris que la superficie de la réserve de la PNLS était supérieure à 49 000 acres, et il a par la suite été déterminé que cette superficie excédentaire était de 17 276 acres.

  7. L’Ontario a demandé une indemnisation pour les 17 276 acres excédentaires de la réserve de la PNLS.

  8. Il n’existe aucune preuve que la PNLS ait été consultée au sujet de cette superficie excédentaire ou de ses souhaits à cet égard.

  9. Conformément au Traité no 3, le Canada avait le droit de s’« approprier » des terres de réserve aux fins de travaux publics.

  10. L’article 48 de la Loi des Indiens, selon le libellé de l’époque, exigeait le consentement du gouverneur en conseil pour l’appropriation de terres de réserve aux fins de travaux publics.

  11. La PNLS n’a jamais cédé à la Couronne les terres de réserve submergées.

  12. Le consentement du gouverneur en conseil n’a jamais été obtenu pour autoriser l’appropriation des terres de la réserve de la PNLS avant ou après leur submersion.

  13. Le paragraphe 48(1) de la Loi des Indiens, selon le libellé de l’époque, disposait qu’à moins d’avoir obtenu le consentement du gouverneur en conseil pour l’appropriation, une indemnisation payable pour l’appropriation de terres de réserves aux fins de travaux publics [traduction] « [est] rég[i] par les prescriptions applicables à des procédures similaires prises par cette compagnie, ou cette autorité municipale ou locale dans des cas ordinaires ».

  14. Le rôle du Canada dans l’exécution de l’aménagement à retenue du lac Seul relevait de la compétence du ministère de l’Intérieur, qui était aussi responsable à l’époque des questions touchant la PNLS et les biens de sa réserve, par l’entremise de sa Division des affaires indiennes.

  15. Même avant la construction et l’exploitation du barrage de retenue d’EarFalls, la PNLS et les fonctionnaires du ministère des Affaires indiennes avaient soulevé des préoccupations à propos des dommages et des pertes que l’aménagement causerait au peuple de la PNLS.

  16. Dès janvier 1924, la PNLS a été « assurée » par les représentants du gouvernement du Canada que « leurs droits seraient protégés dans toute la mesure possible ».

  17. Le relèvement du niveau du lac Seul a commencé en 1929 et le lac a atteint son niveau maximal en 1936.

  18. Le nouveau niveau maximal normal du lac Seul avait été fixé à 1 171 pieds, et le niveau de 1 172 pieds était considéré comme une retenue d’urgence.

  19. Entre un quart et un tiers des maisons de la PNLS ont dû être déplacées ou remplacées à la suite de l’inondation, mais cela n’a été entrepris qu’en 1935, lorsque les maisons avaient déjà été touchées par le niveau de l’eau.

  20. En 1935, près de 25 à 30 maisons avaient été construites ou leur construction était en cours, dont les coûts étaient compris dans la demande d’indemnisation du ministère des Affaires indiennes (M. Baldwin a écrit : [traduction] « De fait, la Première Nation du lac Seul a touché une double indemnisation pour les maisons, soit les matériaux fournis pour la reconstruction de 1935-1936 à 1942-1943, et l’indemnité créditée à son compte ».).

  21. Bien que le Canada et les deux provinces aient convenu d’abattre le bois d’œuvre sur les berges avant l’inondation, une très petite partie du bois a de fait été coupée.

  22. Si le bois d’œuvre sur les berges de la réserve de la PNLS avait été abattu, la PNLS aurait touché des redevances de 34 917,33 $.

  23. Lorsque les eaux du lac ont inondé le bois d’œuvre, la PNLS et d’autres parties ont fait rapport des « dommages » qui en ont résulté.

  24. Deux collectivités voisines de la PNLS, celles de Kejick Bay et de Whitefish Bay, ont été séparées par les eaux après le relèvement du niveau de l’eau.

  25. Le barrage de retenue et l’aménagement à retenue du lac Seul ont servi en 1929 et par la suite à la production d’énergie électrique sur la rivière des Anglais en Ontario et la rivière Winnipeg au Manitoba.

  26. En 1942, le Canada, l’Ontario et le Manitoba ont versé une indemnité de 72 539 $ (moins les déductions) à la PNLS relativement à l’inondation du lac Seul.

  27. L’indemnisation de la PNLS comprenait les montants suivants : 8 000 $ pour 8 000 acres de terres inondées; 31 039 $ pour les habitations; 8 000 $ pour les prairies de fauche endommagées; 10 000 $ pour les améliorations; 500 $ pour le déplacement des tombes; et 15 000 $ pour « la perte de cultures de riz et de piégeage de rats musqués », mais qui se rapportaient en réalité aux pertes de bois d’œuvre, même si elles n’étaient pas décrites en ces termes parce que l’Ontario avait renoncé à sa demande d’indemnisation pour la perte de bois d’œuvre.

  28. La somme de 17 276 $ au titre de la partie de la réserve de la PNLS excédant 49 000 acres a été déduite de l’indemnisation payable à la PNLS, ainsi qu’une somme de 5 000 $ versée à la Keewatin Lumber Company pour perte de droits de bois d’œuvre dans la réserve; ainsi, la somme en espèces de 50 263 $ a été créditée à la PNLS.

  29. En 1949, la PNLS était au courant qu’un « certain montant » lui avait été payé pour ses pertes imputables au projet, mais il se peut qu’elle n’ait pas connu à l’époque le montant exact.

  30. Au moment de l’aménagement à retenue du lac Seul ou vers cette période, le Canada participait, au nom de la Première Nation de Stoney en Alberta, aux négociations avec les administrations de l’énergie hydroélectrique, qui voulaient construire des centrales à des emplacements d’énergie hydraulique potentiels situés en totalité ou en partie sur des terres de réserve.

  31. Dans chaque cas, un accord a été conclu qui procurait à la Première Nation de Stoney une source de revenus permanents provenant des centrales électriques sur ces emplacements.

  32. Le seul accord signé par la PNLS qui lui procure une source de revenus permanents pour l’utilisation de ses terres aux fins de stockage de l’eau est celui conclu avec OPG en 2006.

VII. L’OBLIGATION DE LA COURONNE ENVERS LA PNLS

[219] Les titres de propriété foncière des Autochtones sont un droit juridique qui découle de l’occupation et de la possession historiques de leurs terres ancestrales.

[220] Comme en l’espèce, de nombreuses Premières Nations ont négocié des traités avec la Couronne, aux termes desquels ils ont cédé leur droit à leurs terres ancestrales en échange d’avantages que la Couronne s’était engagée à leur accorder. Selon une condition du Traité no 3, le Canada devait mettre de côté pour la PNLS et d’autres Premières Nations des « réserves de terres dans le dit territoire cédé par les présentes, lesquelles dites réserves seront choisies et mises de côté où il sera jugé le plus convenable et le plus avantageux pour chaque bande ou bandes des Indiens ».

[221] Lorsqu’une réserve est créée pour une bande, le titre foncier ne lui est pas transféré, mais la Couronne en demeure le détenteur en fief simple : Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, au paragraphe 34. Cela ne signifie pas que la Couronne a toute liberté pour disposer des terres de réserve. Comme l’a observé le juge Dickson dans l’arrêt Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335 [arrêt Guerin CSC], à la page 376, le Canada a une obligation en equity d’utiliser les terres au profit de la Première Nation :

À mon avis, la nature du titre des Indiens et les modalités prévues par la Loi relativement à l’aliénation de leurs terres imposent à Sa Majesté une obligation d’equity, exécutoire en justice, d’utiliser ces terres au profit des Indiens. Cette obligation ne constitue pas une fiducie au sens du droit privé. Il s’agit plutôt d’une obligation de fiduciaire. Si, toutefois, Sa Majesté manque à cette obligation de fiduciaire, elle assumera envers les Indiens exactement la même responsabilité qu’aurait imposée une telle fiducie.

[222] Dans l’arrêt Guerin CSC, la Cour suprême du Canada a aussi observé que même avant qu’une réserve soit créée, une relation fiduciaire peut être établie entre la Couronne et la Première Nation. Dans ce cas, « l’obligation de la Couronne à cet égard se limite aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et d’exercice de la prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation ».

[223] La Cour suprême dans Bande indienne Wewaykum c Canada, [2002] 4 RCS 245 [Wewaykum], au paragraphe 86, a soutenu que la portée de l’obligation fiduciaire s’élargit après la création d’une réserve :

Après la création de la réserve, la portée de l’obligation de fiduciaire de la Couronne s’élargit et vise la préservation de l’intérêt quasi propriétal de la bande dans la réserve et la protection de la bande contre l’exploitation à cet égard.

Au paragraphe 100, dans la discussion portant sur la protection contre l’exploitation, le juge Binnie a affirmé : « la Couronne doit faire montre de la diligence ordinaire requise pour éviter l’empiétement ou la destruction de l’intérêt quasi propriétal de la bande en raison d’un marché abusif avec des tiers, voire de mesures qui seraient prises par la Couronne elle-même et constitueraient de l’exploitation ».

[224] Le juge Binnie a aussi observé au paragraphe 86 : « [l]e contenu de l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers les peuples autochtones varie selon la nature et l’importance des intérêts à protéger ». À cet égard, je note que les parties n’ont cité aucune décision canadienne, selon laquelle l’intérêt d’un peuple autochtone à l’égard de sa réserve ne soit pas de la plus haute importance.

[225] En plus de ces obligations, la Cour a aussi conclu que la Couronne a l’obligation de consulter une Première Nation sur les affaires touchant ses terres. Dans la décision Première Nation de Fairford c Canada (Procureur général) (1998), [1999] 2 CF 48 (CF 1re inst.) [Fairford], aux paragraphes 198 et 199, le juge Rothstein, tel était alors son titre, s’est arrêté à l’obligation de fiduciaire particulière en matière de consultation de la Couronne, citant le juge en chef Lamer dans l’arrêt Delgamuukw c Colombie-Britannique, [1997] 3RCS 1010, 153 DLR (4th), à la page 193 :

[...] Cet aspect du titre aborigène indique qu’il est possible de respecter les rapports de fiduciaire entre la Couronne et les peuples autochtones en faisant participer les peuples autochtones à la prise des décisions concernant leurs terres. Il y a toujours obligation de consultation. La question de savoir si un groupe autochtone a été consulté est pertinente pour décider si l’atteinte au titre aborigène est justifiée, au même titre que le fait pour la Couronne de ne pas consulter un groupe autochtone au sujet des conditions auxquelles des terres d’une réserve sont cédées à bail peut constituer un manquement à l’obligation de fiduciaire de celle-ci en common law : Guerin.

[...]

La nature et l’étendue de l’obligation de consultation dépendront des circonstances. Occasionnellement, lorsque le manquement est moins grave ou relativement mineur, il ne s’agira de rien de plus que la simple obligation de discuter des décisions importantes qui seront prises au sujet des terres détenues en vertu d’un titre aborigène. Évidemment, même dans les rares cas où la norme minimale acceptable est la consultation, celle-ci doit être menée de bonne foi, dans l’intention de tenir compte réellement des préoccupations des peuples autochtones dont les terres sont en jeu. Dans la plupart des cas, l’obligation exigera beaucoup plus qu’une simple consultation. Certaines situations pourraient même exiger l’obtention du consentement d’une nation autochtone, particulièrement lorsque des provinces prennent des règlements de chasse et de pêche visant des territoires autochtones.

[Non souligné dans l’original.]

[226] Selon cette jurisprudence, et compte tenu de la création de la réserve de la PNLS, je conclus que le Canada avait les obligations fiduciaires suivantes envers la PNLS relativement à l’inondation de la réserve pour l’aménagement à retenue du lac Seul :

[227] Indépendamment de la création de la réserve qui est à l’origine de ces obligations, il est possible de soutenir que la portée des obligations fiduciaires du Canada s’est élargie lorsqu’il s’était engagé envers la PNLS, relativement à l’inondation de sa réserve, de protéger ses droits [traduction] « dans toute la mesure possible ».

VIII. INDEMNISATION EN EQUITY

[228] Le Canada convient que s’il est démontré qu’il a manqué à ses obligations fiduciaires envers la PNLS alors, sous réserve que la PNLS fasse la preuve de ses pertes et sous réserve des moyens de défense dont dispose le Canada, la PNLS a droit à une indemnisation en equity.

[229] Je souscris à l’avis du juge Gray de la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans Lemberg v Perris, 2010 ONSC 3690, au paragraphe 76 : [traduction] « Il est difficile de formuler et d’appliquer le concept de l’indemnisation en equity ». En l’espèce, le calcul du montant de l’indemnisation en equity est exceptionnellement problématique.

[230] L’indemnisation en equity n’est pas équivalente aux dommages-intérêts équitables ni aux dommages-intérêts en common law.

[231] Les dommages-intérêts équitables sont accordés soit en sus ou au lieu d’une injonction ou d’une exécution en nature. L’indemnisation en equity, quant à elle, est une réparation découlant de la compétence inhérente en equity et opère un redressement pour la violation des droits strictement formels et, principalement, pour le manquement à une obligation fiduciaire (voir Jeffrey Berryman, The Law of Equitable Remedies, 2e éd., Toronto : Irwin Law Inc, 2013 [Berryman], à la page 476).

[232] Les arrêts de principe qui établissent les principes directeurs de l’indemnisation en equity et sa distinction par rapport aux dommages-intérêts en common law comprend les jugements rendus par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Canson Enterprises Ltd c Boughton & Co., [1991] 3 RCS 534 [Canson Enterprises] et Hodgkinson c Simms, [1994] 3 RCS 377 [Hodgkinson].

[233] Malgré qu’elle se soit exprimée au nom de la minorité dans les deux cas, la juge McLachlin a exprimé son avis sur les principes de l’indemnisation en equity dans l’arrêt Canson Enterprises, à la page 556, avis qui a depuis été accueilli au Canada et ailleurs [1] :

En résumé, l’indemnisation est une mesure de redressement pécuniaire fondée sur l’equity à laquelle on peut avoir recours lorsque les redressements d’equity que sont la restitution et la reddition de comptes ne conviennent pas. Par analogie avec la restitution, elle tente de rendre au demandeur ce qu’il a perdu par suite du manquement, c’est-à-dire la possibilité qu’il a perdue. La perte réelle du demandeur par suite du manquement doit être évaluée en bénéficiant pleinement de la rétrospective. La prévisibilité n’intervient pas dans le calcul de l’indemnité, mais il est essentiel que les pertes compensées soient seulement celles qui, selon une conception normale du lien de causalité, ont été causées par le manquement. Le demandeur n’est pas tenu de limiter le dommage, selon l’expression utilisée en droit, mais les pertes résultant d’un comportement manifestement déraisonnable de la part du demandeur seront considérées comme découlant de ce comportement, et non pas du manquement. Lorsque le manquement commis par le fiduciaire permet à des tiers d’accomplir des actes préjudiciables ou de négligence, ce qui a ainsi pour effet d’établir un lien direct entre le manquement et la perte, la perte en découlant pourra être recouvrée. Lorsqu’il n’existe aucun lien de ce genre, la perte doit être recouvrée auprès des tiers.

[Non souligné dans l’original.]

[234] À la page 485, l’auteur Berryman résume l’avis de la juge McLachlin sur l’indemnisation en equity comme [traduction] « étant distincte quant à ses méthodes d’évaluation et de quantification, extrapolant à partir des principes de la fiducie, mais trouvant parfois une justification analogue en common law ».

[235] Il existe plusieurs différences entre les dommages-intérêts en common law et l’indemnisation en equity quant à la quantification des dommages, y compris i) la causalité, la prévisibilité et le degré de proximité, ii) les principes de négligence contributive et de répartition de la responsabilité, iii) la date de l’évaluation des dommages, iv) la limitation du dommage, et v) les présomptions en equity.

[236] La juge McLachlin a exposé sa thèse relative aux principes de causalité, de prévisibilité et de degré de proximité dans leur application à l’indemnisation en equity, comme « une conception normale du lien de causalité ». Selon cette approche, la perte doit résulter du manquement. Toutefois, il n’est pas nécessaire que la perte soit raisonnablement prévisible au moment du manquement, ce qui constitue un aspect de l’approche rétrospective de l’indemnisation en equity.

[237] En ce qui concerne la négligence contributive et la répartition de la responsabilité, la juge McLachlin a soutenu qu’il faut exclure les pertes découlant des actes déraisonnables d’un demandeur. Elle a également appliqué ce principe à la limitation du dommage, de façon à inciter un demandeur à se conduire de manière raisonnable et prudente.

[238] La date à laquelle les dommages en equity sont évalués est la date du jugement et non celle du manquement.

[239] Enfin, il y a au moins quatre présomptions pertinentes pour l’évaluation de l’indemnisation en equity. Tout d’abord, le demandeur a le droit que l’indemnité soit évaluée comme s’il avait fait l’usage le plus favorable du bien. En second lieu, il est présumé qu’une réparation en equity comporte un élément dissuasif. Troisièmement, dans l’examen de ce qui se serait passé si le défendeur n’avait pas manqué à son obligation, il est présumé que le fiduciaire se serait acquitté de ses obligations conformément à la loi. Quatrièmement, s’il y a eu manquement à l’obligation de communiquer au bénéficiaire l’intégralité des faits essentiels, le fiduciaire ne peut soutenir que la décision aurait été la même si les faits avaient été communiqués. C’est ce qu’on appelle la règle de l’arrêt Brickenden, qui est énoncée dans l’arrêt Brickenden v London Loan Savings Co. et al., [1934] 3 DLR 465 (CP) [Brickenden].

[240] La première présomption a été réitérée et appliquée dans la décision Guerin c Canada, [1982] 2 CF 385 (CF 1re inst.) [décision Guerin CF], l’arrêt Whitefish, et la décision Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97, 2016 TRPC 15 [Beardy’s].

[241] Dans la décision Guerin CF, la bande a recouvré les dommages au motif de la perte de possibilité d’aménager un ensemble résidentiel sur les terres visées par un bail conclu par la Couronne. Alors que la majorité dans l’arrêt Guerin CSC n’a pas discuté de la façon de déterminer le montant des dommages-intérêts, si ce n’est le renvoi aux principes du droit des fiducies, le juge Wilson a souscrit à l’avis de la majorité, bien qu’il se soit exprimé au nom de la minorité, affirmant au paragraphe 52 : « il faut présumer que la bande aurait voulu aménager ses terres de la façon la plus avantageuse possible pendant la période visée par le bail non autorisé », sans que la bande soit tenue de prouver qu’elle aurait de fait aménagé les terres.

[242] Le juge Laskin a appliqué cette présomption en equity dans l’arrêt Whitefish, où il a indiqué au paragraphe 49 : [traduction] « il est présumé en equity que les fonds détenus en fiducie seront investis de la façon la plus profitable possible ou utilisés aux fins les plus avantageuses possible ». La bande avait cédé ses droits de coupe à la Couronne pour leur vente à un tiers. La relation de la Couronne avec la bande dans cette transaction était assimilable à celle de fiduciaire. Le manquement résidait dans le fait que la Couronne avait obtenu un faible prix d’achat. La bande avait le droit d’être placée dans la situation où elle se serait trouvée, n’eût été le manquement. En effet, n’eût été le manquement, les droits de coupe auraient été vendus à un prix supérieur à celui qu’a touché la bande. Afin de déterminer dans quelle situation la bande se serait trouvée à ce moment-là si cette somme lui avait été versée il y a de nombreuses années, il était présumé que les fonds auraient été investis ou utilisés de la façon la plus avantageuse possible. Cependant, le juge Laskin a souligné que cela ne signifiait pas que la bande avait droit [traduction] « au capital et à l’intérêt accumulés sur une période de 120 ans ». À son avis, l’indemnité accordée devait être réduite pour qu’elle [traduction] « reflète les éventualités réalistes ».

[243] La revendication dans la décision Beardy’s était particulière et découlait du non-paiement par la Couronne des rentes prévues dans le Traité no 6 aux membres de la bande entre 1885 et 1888, à la suite de la Rébellion du Nord-Ouest. La Cour a jugé que la revendication était valide et le montant de la perte historique a été évalué à 4 250 $. La question à trancher consistait alors à déterminer le montant de l’indemnité à verser. Le président Slade a indiqué : « l’equity permet également d’indemniser le bénéficiaire pour toute perte d’occasion d’utiliser ce bien [les rentes] de la façon la plus avantageuse possible » et non seulement la valeur du bien perdu.

[244] Il est possible de résumer ces trois jugements en disant que lorsqu’il y a manquement, le bénéficiaire a le droit de recouvrer 1) la somme qu’il aurait dû recevoir à l’époque, n’eût été le manquement, et 2) la perte de l’occasion d’utiliser de la façon la plus avantageuse possible le bien ou les fonds détenus en fiducie qu’il aurait dû recevoir.

[245] La seconde présomption, à savoir qu’une réparation en equity comporte un effet dissuasif, a été exprimée dans l’arrêt Nocton v Lord Ashburton, [1914] AC 932, où la Cour a clairement établi que l’un des éléments de l’indemnité est de dissuader les fiduciaires d’abuser de leurs pouvoirs.

[246] Selon la troisième présomption, dans son examen de ce qui se serait passé si le fiduciaire n’avait pas manqué à son obligation, la Cour doit présumer que le fiduciaire se serait acquitté de son obligation conformément à la loi et elle doit tenir compte uniquement des conduites licites – une proposition tout à fait sensée.

[247] La quatrième présomption, la règle de l’arrêt Brickenden, a été décrite dans l’arrêt Brickenden dans les termes suivants à la page 469 :

[traduction] Lorsqu’une partie à une relation fiduciaire manque à son obligation en ne divulguant pas des faits substantiels que son commettant avait le droit de connaître au sujet de la transaction, elle ne peut pas prétendre que cette divulgation n’aurait pas influé sur la décision de donner suite à la transaction puisque le commettant aurait simplement agi en fonction d’un autre facteur, tel que l’évaluation effectuée par une autre partie du bien visé par l’hypothèque. Dès lors que la Cour a déterminé que les faits non divulgués étaient substantiels, toute supposition au sujet de ce que le commettant aurait fait, s’ils lui avaient été divulgués, n’est que théorique.

[248] Cette règle a évolué au Canada depuis qu’elle a été formulée en 1934. À l’époque, elle était appliquée à titre de présomption irréfragable à l’égard du défendeur qui produisait des éléments de preuve, selon lesquels le demandeur aurait tout de même donné suite à la transaction, alors qu’à l’heure actuelle, la présomption déplace le fardeau de la preuve sur le défendeur qui doit démontrer que le demandeur aurait effectué la transaction malgré la non-communication [2] .

[249] Les principes de l’indemnisation en equity ont été appliqués dans trois affaires seulement depuis l’arrêt Canson Enterprises relativement à des questions touchant les Autochtones et comportant un manquement à l’obligation fiduciaire : l’arrêt Whitefish, la décision Premières Nations Huu-Ay-Aht, 2016 TRPC 14 (PNH) et la décision Beardy’s. Chacune mérite qu’on s’y attarde dans les présents motifs, car je m’en suis inspiré pour parvenir à mes conclusions au sujet de la façon dont une cour doit évaluer actuellement le montant juste et adéquat de l’indemnisation en equity pour un manquement passé de la Couronne à son obligation envers une Première Nation.

Première Nation du lac Whitefish

[250] Aux termes du Traité Robinson-Huron de 1850, la Première Nation du lac Whitefish a cédé l’intégralité de ses terres à la Couronne, sauf ses terres de réserve. Le Traité portait que si la Première Nation souhaitait aliéner une partie des terres de réserve, le ministère des Affaires indiennes se chargerait de leur vente ou location « pour [son] seul bénéfice et [son] meilleur avantage ». En 1886, la Première Nation a cédé les droits de coupe dans sa réserve à la Couronne, qui les a vendus pour 316 $. En 2002, la Première Nation du lac Whitefish a poursuivi en dommages-intérêts le Canada pour vente déraisonnable. Le Canada a reconnu avoir manqué à son obligation fiduciaire, car il n’avait pas obtenu une juste valeur marchande pour les droits de coupe.

[251] Le juge de première instance devait trancher deux questions : premièrement, la juste valeur marchande des droits de coupe en 1886 et, deuxièmement, la façon d’établir cette valeur en 2005 (la date du procès). Selon l’évaluation du juge de première instance, les droits de coupe de la Première Nation se chiffraient à 31 600 $ en 1886. Il a ensuite évalué à 1 095 888 $ l’indemnité de la Première Nation, rajustant la juste valeur marchande des droits de coupe en fonction de l’inflation pour la période de 1886 à 1992, et a accordé des intérêts simples sur le montant rajusté de 1992 à 2005 (voir Whitefish Lake Band of Indians v Canada (Attorney General), [2006] OJ 245).

[252] La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que le juge de première instance n’avait pas commis d’erreur relativement à la première question, mais que la réponse à la deuxième était entachée d’erreur (voir Whitefish Lake Band of Indians v Canada (Attorney General), 2007 ONCA 744 [Whitefish]. La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que le juge de première instance avait commis une erreur en n’accordant pas une indemnisation en equity à la Première Nation Whitefish pour perte de possibilité d’investissement, qui était imputable au manquement de la Couronne à son obligation fiduciaire. Elle a soutenu que la Première Nation avait droit à une indemnisation équivalente au montant de la juste valeur de ses droits de coupe, qui se serait accumulée dans son compte en fiducie administré par le gouvernement à son avantage, bien que d’un montant réduit pour refléter les éventualités réalistes. Le juge Laskin, s’exprimant au nom de la Cour, a indiqué qu’il s’était inspiré de l’approche adoptée par le juge Collier de notre Cour dans la décision Guerin CF et qu’il l’avait utilisée.

[253] En particulier, le juge Laskin a affirmé que la décision du juge de première instance était entachée de trois erreurs, car :

  1. il avait omis d’accorder une indemnisation en equity à la Première Nation pour sa perte de possibilité, puisque la somme de 31 600 $ n’avait pas été investie pour son bénéfice et qu’elle n’avait donc pu disposer du revenu de placement;

  2. il avait conclu qu’il ne pouvait attribuer d’intérêts composés à titre d’élément de l’indemnisation en equity;

  3. il avait conclu que le produit de la vente aurait été « dilapidé », conclusion que la Cour d’appel a estimé contraire aux conditions de la cession, aux dispositions de la Loi sur les Indiens et aux principes de l’indemnisation en equity et non corroborée par la preuve.

[254] Le juge Laskin a affirmé, au paragraphe 40, que l’attribution d’une indemnisation en equity par suite du manquement de la Couronne à son obligation fiduciaire visait à faire en sorte que la Première Nation [traduction] « soit placée dans la situation où elle se serait trouvée, n’eût été le manquement de la Couronne ». Alors que le juge Laskin a conclu que le juge de première instance avait commis une erreur dans son évaluation de l’indemnisation en equity, au paragraphe 104, il a indiqué qu’il lui était impossible de déterminer une indemnité [traduction] « juste et proportionnelle » en se fondant sur le dossier de la preuve. La question du montant a donc été renvoyée à la cour de première instance aux fins de réexamen. Afin d’orienter le réexamen, le juge Laskin a passé en revue les principes juridiques de l’indemnisation en equity et a formulé plusieurs observations.

[255] Il a observé que la Première Nation avait droit à une indemnisation en equity équivalente à la perte de possibilité, car elle n’avait pu investir l’actif ni bénéficier du revenu de placement.

[256] En donnant des précisions sur le jugement à rendre au sujet de l’indemnisation visée par le réexamen, le juge Laskin a affirmé, au paragraphe 68, que la principale question à trancher consistait à déterminer : [traduction] « ce qui se serait passé si la Couronne n’avait pas manqué à son obligation ». En réponse, la Cour doit supposer que la Couronne se serait acquittée de ses obligations juridiques envers la Première Nation.

[257] À ce sujet, il a observé ce qui suit au paragraphe 90 :

[traduction] En equity, l’indemnité est évaluée, et non calculée, et ce, à la date du procès, et non à la date du préjudice ou du manquement [...] Cela dit, pour parvenir à réaliser l’objectif de placer le bénéficiaire dans la situation où il se serait trouvé, n’eût été le manquement du fiduciaire à son obligation, l’évaluation fondée sur l’equity peut tenir compte de l’intérêt composé.

Conformément à la notion d’évaluation plutôt que de calcul, le juge Laskin a précisé que la Première Nation n’avait pas droit [traduction] « au capital et à l’intérêt accumulés sur une période de 120 ans » et qu’il serait justifié de réduire le montant accordé [traduction] « afin de prendre en compte les éventualités réalistes ».

Premières Nations Huu-Ay-Aht

[258] En 1938, les Premières Nations Huu-Ay-Aht avaient cédé au Canada l’intégralité du bois d’œuvre de qualité marchande sur leur plus grande réserve [traduction] « aux conditions les plus favorables pour notre bien-être ». Durant la première phase de l’instance devant le Tribunal des revendications particulières, la Première Nation a établi la validité de sa revendication et le montant de ses pertes historiques [Premières Nations Huu-Ay-Aht c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2014 TRPC 7].

[259] Dans la seconde phase, le Tribunal a déterminé la valeur actualisée du montant de l’indemnité : voir Premières Nations Huu-Ay-Aht c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TRPC 14 [PNH]. Les experts qui ont comparu dans cette affaire ont aussi témoigné en l’espèce. Le professeur Hosios, dont les services ont été retenus par le Canada dans l’arrêt Whitefish, a rédigé un rapport pour la Première Nation, et les professeurs Booth et Kirzner ont rédigé le rapport pour le Canada.

[260] Les experts des deux parties devaient estimer l’indemnité pour les pertes subies par la PNH au 31 décembre 2014. Dans leurs estimations finales, ils ont tous tenu compte des revenus que la PNH aurait touchés n’eût été le manquement de la Couronne et les revenus qu’elle avait touchés. Les experts des deux parties ont précisé qu’ils s’étaient inspirés du jugement du juge Laskin dans l’arrêt Whitefish pour orienter leurs approches. Ils ont créé des scénarios hypothétiques sur l’utilisation que la PNH aurait faite des fonds jusqu’en décembre 2014, si la Couronne n’avait pas manqué à ses obligations.

[261] Les experts ont utilisé la même analyse comptable des comptes en fiducie de la PNH pour les années 1941 à 2012, dans laquelle les dépenses imputées sur les comptes en fiducie étaient réparties dans 17 différentes sous-catégories. Ces 17 sous-catégories ont ensuite été regroupées dans trois catégories principales : épargne, placements et dépenses de consommation.

[262] Alors qu’il y avait des différences entre les deux modèles (deux comptes en fiducie distincts ou un compte combiné, en tenant compte de l’amortissement, etc.), la différence la plus marquée était la question de savoir si une indemnité devrait être attribuée pour la perte de possibilité liée aux dépenses de consommation.

[263] Le Tribunal des revendications particulières a privilégié le modèle du professeur Hosios, qui comprenait une indemnisation en equity pour la perte de possibilité liée aux dépenses de consommation.

[264] Dans la décision PNH, au paragraphe 146, le juge Whalen a passé en revue les principes de l’indemnisation en equity, dont ont convenu les parties, et a observé ce qui suit :

Les parties ont reconnu que l’indemnisation en equity était la mesure de réparation appropriée en l’espèce. Elles étaient aussi d’accord, de manière très générale, sur la plupart des principes directeurs de l’indemnisation en equity, mais ne s’entendaient pas sur d’importants aspects de l’application de ces principes aux faits de l’espèce. Les parties, qui convenaient toutes les deux du caractère restitutoire de l’indemnisation en equity, ont également dit de cette mesure de réparation qu’elle nécessitait un examen attentif de la nature de l’obligation de fiduciaire et du manquement en cause. Elles ont reconnu que les principes d’equity guidaient les tribunaux dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, et ont précisé que, dans le cadre de leur analyse, ceux-ci devaient soupeser attentivement les faits, ou, selon l’expression employée par l’intimée, procéder à un « examen méticuleux des faits (observations écrites de l’intimée, au para 29, citant Hodgkinson c Simms, 1994 CanLII 70 (CSC), [1994] 3 RCS 377, au para 37, 117 DLR (4th) 161 [Hodgkinson]). Les deux parties s’accordaient pour dire que les tribunaux devaient effectuer une analyse rétrospective, mais ne pas tenir compte des considérations liées à la prévisibilité et à l’éloignement du dommage (quoique l’intimée ait souligné que, dans certaines circonstances, la question de l’éloignement pouvait se poser : observations écrites de l’intimée, au para 42) et calculer l’indemnité au moment du procès; que la perte devait découler du manquement, mais que l’analyse à effectuer pour déterminer le lien de causalité entre le préjudice subi et la perte en ayant découlé se distinguait de l’analyse applicable à des dommages-intérêts en common law; et, enfin, que le montant accordé devait être juste et réaliste.

[265] Le juge Whalen s’est aussi attardé aux principes sur lesquels les parties ne s’entendaient pas :

Au sujet des principes en question, les désaccords les plus importants portaient sur le sens à donner aux notions de restitution, d’analyse rétrospective et d’évaluation à la date du procès – dans la mesure de leur application à la présente revendication – et en particulier sur l’interprétation et l’application de l’arrêt Whitefish. Je me pencherai sur ces divergences de vues, ainsi que sur plusieurs autres points de désaccord, en commençant par la façon dont les parties ont décrit la nature particulière de la relation de fiduciaire en l’espèce.

[266] Le juge Whalen a conclu que la décision de la juge McLachlin dans l’arrêt Canson Enterprises énonçait les principes directeurs de l’indemnisation en equity. Il a souligné que le juge Reed avait indiqué dans l’arrêt AIB Group (UK) Plc v Mark Redler & Co Solicitors, [2014] UKSC 58 (AIB) que le jugement de la juge McLachlin avait influencé la décision dans l’arrêt Target Holdings Ltd v Redferns, (1995), [1996] AC 421 (HL) et d’autres affaires dans les ressorts de common law partout dans le monde. Dans l’arrêt AIB, le juge Reed a indiqué, au paragraphe 133 :

[traduction] Malgré certaines différences, il semble qu’un large consensus se soit dégagé dans un nombre de ressorts de common law quant à l’approche générale à appliquer pour évaluer l’indemnisation en equity pour un manquement à l’obligation de fiduciaire. Cette approche a été exposée par la juge McLachlin dans l’arrêt Canson Enterprises et adoptée par le juge Browne-Wilkinson dans l’arrêt Target Holdings. Au Canada, l’approche de la juge McLachlin semble avoir été largement acceptée dans la jurisprudence récente, et il est acquis que l’indemnisation en equity et les dommages-intérêts en matière délictuelle ou contractuelle peuvent différer dans les cas où différents objectifs de politique sont applicables.

[267] Le juge Whalen a commencé son examen du droit en s’attardant à la description effectuée par la juge McLachlin du fondement et des objectifs de l’equity. Il a souligné la nature dissuasive des redressements en equity, la présomption que les sommes détenues en fiducie seront utilisées aux fins les plus profitables possible, ainsi que les concepts de la dilapidation et des éventualités réalistes.

[268] Le juge Whalen a observé au paragraphe 235 : « Au moment d’évaluer l’étendue des pertes et d’examiner les scénarios hypothétiques, une autre présomption entre en jeu, selon laquelle le fiduciaire est présumé s’être acquitté de ses obligations conformément à la loi ».

[269] Le juge Whalen a discuté la façon dont les principes de l’equity ont été appliqués dans l’arrêt Guerin CSC. Il a précisé que la Cour suprême du Canada avait appliqué « les concepts de perte d’occasion et de présomption relative à la meilleure utilisation possible ». Il a observé que le juge de première instance dans la décision Guerin CF, en recourant à une analyse rétrospective, avait appliqué une déduction pour les coûts et éventualités liés aux utilisations hypothétiques et réelles. Le juge Whalen a aussi discuté des éventualités prises en compte dans Bande indienne de Lower Kootenay c Canada (1991), 42 FTR 241 (CF 1re inst.), et de l’intérêt composé attribué dans Roberts c Canada (1995), 99 FTR 1 (CF 1re inst.) (sub nom. Bande indienne Wewaykum c Canada et Bande indienne Wewayakai). Finalement, il a discuté de l’arrêt Whitefish.

[270] Le juge Whalen a accueilli l’hypothèse des experts que les sommes auraient été déposées dans les comptes en fiducie de la PNH.

[271] Le juge Whalen a conclu que c’était la bande qui, à titre collectif, avait demandé une indemnisation pour la perte de possibilité de dépenser les sommes qu’elle aurait dû recevoir, n’eût été le manquement, ce qui comprend le versement de fonds aux fins de consommation. La thèse du Canada, à savoir que la PNH, à titre collectif, ne pouvait être indemnisée pour les dépenses de consommation, car elle n’avait pas retiré d’avantages à long terme de la consommation, a été rejetée par le juge Whalen.

[272] Selon le modèle Booth-Kirzner, dans cette affaire et en l’espèce, les comptes de capital et de revenu étaient distincts, alors que le professeur Hosios les a combinés. Le juge Whalen a commenté la validité des deux approches, mais croyait que celle du professeur Hosios était préférable. Quant aux versements en raison d’émancipations, MM. Booth et Kirzner les ont exclus, alors que le professeur Hosios a proposé plusieurs traitements de rechange qui ont produit un éventail de résultats possibles. Selon le juge Whalen, il y avait lieu de tenir compte de la façon dont les fonds de la PNH avaient été détenus après la signature du Traité et du virement des fonds détenus en fiducie de la PNH dans ses propres comptes externes; c’est pourquoi l’approche du professeur Hosios a été retenue.

[273] MM. Booth et Kirzner ont appliqué la méthode du solde dégressif à l’amortissement, alors que le professeur Hosios a implicitement pris en compte l’amortissement dans son approche pour déterminer la perte de possibilité à l’aide du coût d’option. Alors qu’aucun élément de preuve n’a démontré que les calculs finaux différaient sensiblement selon les deux approches, celle du professeur Hosios a été retenue. Le juge Whalen a indiqué que cette approche semblait être largement reconnue et solide sur le plan théorique, tout en étant logique et rationnelle et de conception et d’application plus simples.

[274] La question centrale à trancher dans cette affaire était de savoir s’il y avait lieu d’attribuer une indemnisation pour le manque à gagner hypothétique, qui aurait été consacrée à des dépenses de consommation, conformément à la mesure de réparation de l’indemnisation en equity. Le Canada a interprété l’arrêt Whitefish comme excluant de l’indemnisation les dépenses de consommation. Selon son argument, la consommation sacrifiée n’aurait procuré aucun avantage à long terme et n’aurait pas contribué à placer la Première Nation dans la situation où elle se retrouverait aujourd’hui, n’eût été le manquement. La Première Nation a demandé une indemnisation pour les dépenses de consommation au titre de la perte de possibilité, car elles auraient procuré des avantages tangibles qui auraient eu une incidence non négligeable sur la vie future de ses membres.

[275] Le juge Whalen a rejeté l’interprétation de l’arrêt Whitefish faite par le Canada. Il a conclu que l’indemnisation en equity devrait remédier à la perte de possibilités découlant des manquements particuliers en cause, et a souligné que la juge McLachlin, dans l’arrêt Canson Enterprises, avait précisé que l’indemnisation en equity « tente de rendre au demandeur ce qu’il a perdu par suite du manquement, c’est-à-dire la possibilité qu’il a perdue ».

[276] Le juge Whalen a soutenu que la bande disposait des pouvoirs et des obligations prévus par la Loi sur les Indiens, y compris au chapitre des décisions relatives à l’épargne ou à la dépense de fonds détenus en fiducie. Alors que le conseil de bande avait choisi de dépenser pour construire des écoles, des routes, des ponts, etc., il a aussi pris des décisions concernant le virement de fonds à des membres individuels aux fins de consommation, et d’autres dépenses considérées par les experts comme des dépenses de consommation. Selon le Tribunal, il importait peu de savoir si les fonds avaient été consacrés à des dépenses de consommation ou aux infrastructures – les deux types de dépenses ayant été faites au profit de la Première Nation et pour assurer son avancement. Il a aussi soutenu qu’il serait injuste de ne pas reconnaître les dépenses de consommation comme un élément important de la perte de possibilité globale.

[277] Le juge Whalen a accepté l’avis du professeur Hosios que les dépenses de consommation peuvent avoir des effets importants malgré leur courte « durée de vie ». Les fonds non versés auraient été dépensés en nourriture, médicaments et autres biens non durables qui auraient eu des répercussions importantes sur le bien-être des membres individuels de la Première Nation et, par conséquent, de la Première Nation à titre collectif.

Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97

[278] Une revendication avait été présentée à la suite du non-versement par la Couronne de rentes, prévues au Traité 6, aux membres de la bande Beardy’s et Okemasis entre 1885 et 1888, à la suite de la Rébellion du Nord-Ouest. La revendication a été jugée valide et le montant des pertes historiques a été évalué à 4 250 $ (voir la décision Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2015 TRPC 3). Le Tribunal des revendications particulières a ensuite considéré l’évaluation de ce montant actualisé en se fondant sur les principes de l’indemnisation en equity (voir la décision Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 15 [Beardy’s].

[279] Le président Slade a commencé son examen par un bref survol des principes de l’indemnisation en equity aux paragraphes 7 à 10 :

L’indemnisation en equity est une mesure de redressement qui relève d’un pouvoir discrétionnaire, et qui vise à placer le bénéficiaire dans la situation où il se serait trouvé, n’eût été le manquement. Par ailleurs, en equity, l’indemnité à accorder pour la perte est évaluée, et non calculée. Cette évaluation doit se faire au moment du procès plutôt qu’au moment où le manquement a eu lieu. Il ne s’agit pas uniquement de prendre en compte la valeur du bien perdu; l’equity permet également d’indemniser le bénéficiaire pour toute perte d’occasion d’utiliser ce bien de la façon la plus avantageuse possible. Il faut procéder à l’évaluation en bénéficiant pleinement de la rétrospective, sous réserve des éventualités réalistes jugées applicables.

Dans l’arrêt Canson Enterprises, la juge McLachlin a expliqué que les différences qui sont maintenues entre l’indemnisation en equity et les dommages-intérêts en common law étaient justifiées, dans la mesure où « l’equity se préoccupe non seulement d’indemniser l[e] demandeur, mais encore de faire respecter la confiance qui est au cœur de ce système » (au para 3). Ainsi, les redressements fondés sur l’equity ne visent pas seulement l’indemnisation, mais ils ont également un caractère dissuasif.

Une indemnité en equity a été octroyée dans des cas où un fiduciaire fautif avait sous son contrôle un bien appartenant au bénéficiaire, ou détenait un tel bien au profit de celui-ci. Son application dans le contexte des revendications particulières a également été confirmée par le Tribunal.

Dans l’arrêt Whitefish Lake Band of Indians c Canada (AG), 2007 ONCA 744, (2007) 87 OR (3d) 321 [Whitefish], le juge Laskin, de la Cour d’appel de l’Ontario, a donné les explications suivantes au sujet de l’application de cette mesure de réparation dans le contexte du droit autochtone :

[traduction] L’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers notre peuple autochtone est d’une importance primordiale dans ce pays. Une façon de reconnaître son importance est d’accorder une indemnité en equity dans les cas de manquement. L’indemnisation en equity facilite l’atteinte des objectifs d’application de la loi et de dissuasion. Elle confirme l’importance que la cour accorde à l’obligation continue de la Couronne de respecter son obligation fiduciaire et à la nécessité de la dissuader de commettre d’autres manquements. [Au para 57]

[références et jurisprudence omises]

[280] Même si les parties ont convenu que le redressement approprié dans cette affaire était une indemnité en equity, elles n’étaient pas d’accord sur l’applicabilité des « éventualités réalistes », que le président Slade a décrites au paragraphe 12 comme suit : « des éventualités susceptibles d’influer sur le montant de l’indemnité à accorder, suivant la pleine application des facteurs régissant l’évaluation de l’indemnité en equity, notamment la présomption relative à l’utilisation la plus avantageuse possible (Guerin) ».

[281] Le président Slade a commenté le fait que la dissuasion constituait un aspect de l’indemnisation en equity et a souligné que les objectifs de la dissuasion en equity et des dommages-intérêts exemplaires et punitifs en matière délictuelle ou contractuelle en common law différaient. Il a précisé aux paragraphes 84 et 85 :

En outre, le principe de dissuasion qui existe en equity repose sur des fondements différents de ceux des dommages-intérêts punitifs en matière délictuelle ou contractuelle. Bien qu’elle comporte un élément qui s’apparente aux dommages-intérêts exemplaires ou punitifs, la dissuasion participe de l’indemnité en equity, qui ne saurait être octroyée en sus des dommages-intérêts compensatoires [...]

Ainsi, la fonction de l’élément d’exemplarité contenu dans l’indemnisation en equity est la dissuasion. L’indemnité en equity n’est pas, à proprement parler, une indemnité accordée à titre exemplaire.

[en gras dans l’original]

[282] Il a conclu que l’indemnisation en equity supplée la restitution, en nature, d’un bien au patrimoine confié en fiducie. De plus, au paragraphe 94, le président Slade a cité le juge Wilson dans l’arrêt Guerin CSC (qui reprenait les propos du juge Street dans Re Dawson; Union Fidelity Trustee Co. v Perpetual Trustee Co. (1966), 84 W.N. (Pt. 1) (N.S.W.) 399, aux pp 404 à 406) pour expliquer pourquoi l’évaluation de l’indemnité se fait à la date du procès, et a souligné en particulier le passage suivant des motifs du juge Street :

[traduction] L’obligation de restituer au patrimoine les biens dont il l’a privé sous-entend nécessairement que, si une indemnité pécuniaire doit être versée au lieu de restituer des biens, cette indemnité doit être évaluée en fonction de la valeur des biens au moment de la restitution et non au moment de leur perte. En ce sens, l’obligation est permanente et, d’ordinaire, si pour une raison quelconque les biens ne sont pas restitués en nature, leur évaluation se fait en fonction du moment où la restitution doit être effectuée et pas avant.

[283] Le Tribunal s’est particulièrement attardé à deux principes de l’évaluation de l’indemnité en equity : l’analyse rétrospective et l’utilisation la plus avantageuse possible. Le président Slade s’est exprimé en ces termes au sujet de l’analyse rétrospective aux paragraphes 99 et 100 :

L’indemnité s’évalue au moyen d’une analyse rétrospective effectuée à la date du procès, ce qui signifie que la totalité de la valeur de la perte subie par le bénéficiaire est à la charge du fiduciaire fautif, même si cette perte était imprévisible. À titre d’exemple, ce dernier serait susceptible d’assumer les conséquences de fluctuations inattendues des valeurs foncières ou de la monnaie. L’analyse rétrospective consiste à utiliser la preuve disponible à la date du procès de telle sorte que l’évaluation soit ancrée dans la réalité. Elle se situe tout particulièrement en opposition à l’application du facteur de la prévisibilité du point de vue du moment du manquement (Canson, au para 24). En ce sens, la rétrospective illustre bien le caractère « restitutoire » de l’indemnité en equity. [Non souligné dans l’original.]

Cela dit, comme il a été mentionné précédemment, la Cour suprême a par la suite conclu, dans l’arrêt Hodgkinson, qu’il « est loisible à un tribunal qui exerce sa compétence d’equity d’examiner les principes de l’éloignement du dommage, de la causalité et de l’acte intermédiaire lorsque cela est nécessaire pour arriver à un résultat juste et équitable » (je souligne; au para 80).

[284] Fait important concernant la présomption relative à l’utilisation la plus avantageuse possible, le président Slade a indiqué que cette présomption ne pouvait être tenue pour réfutable, contrairement à de nombreuses présomptions de droit.

[285] En résumé, les principaux points relatifs à l’indemnisation en equity que je retiens de l’arrêt Canson Enterprises et des trois affaires précitées dans le contexte autochtone sont les suivants :

  1. L’objectif de l’indemnisation en equity est de restituer au demandeur ce qu’il a perdu par suite du manquement.

  2. Ce que le demandeur a perdu est une possibilité qu’il n’a pu réaliser en raison du manquement.

  3. Il faut évaluer la perte subie par le demandeur en raison du manquement en procédant à une analyse rétrospective, et cette perte n’est pas évaluée en fonction des faits connus au moment du manquement ni de ce qui était raisonnablement prévisible.

  4. Les pertes doivent être évaluées selon une conception normale du lien de causalité, ce qui veut dire que la perte de possibilité doit avoir été causée par le manquement.

  5. La Cour doit présumer que le demandeur aurait fait l’utilisation la plus avantageuse possible du bien – la possibilité optimale pour le demandeur – et la perte doit être évaluée en conséquence.

  6. Dans son examen de ce qui se serait passé si le défendeur n’avait pas manqué à son obligation envers le demandeur, la Cour doit présumer que le défendeur se serait acquitté de ses obligations envers le demandeur conformément à la loi.

[286] Ce sont les principes de base de l’indemnisation en equity à appliquer en l’espèce, dans la mesure où il est établi qu’il y a eu manquement. Avant de nous arrêter aux obligations juridiques particulières du Canada envers la PNLS en 1929, et s’il a manqué à ses obligations, à mon avis, il est essentiel de déterminer en premier quelles solutions de rechange s’offraient en 1929 relativement à l’appropriation des terres de réserve par suite de leur submersion. Cette approche correspond à celle que le juge Collier a adoptée dans la décision Guerin CF lorsqu’il a examiné les solutions relatives aux terres qui s’offraient au Canada lorsqu’il a conclu le bail.

[287] L’un des aspects les plus complexes en l’espèce est la détermination de la situation où se serait trouvée la PNLS en 1929, si le Canada n’avait pas manqué à son obligation. La réponse semble comporter des considérations à la fois financières et non financières. Le second aspect problématique consiste à déterminer, dans le présent, la perte subie en 1929.

IX. LES SOLUTIONS DE RECHANGE QUI S’OFFRAIENT EN 1929

[288] Dans le contexte de l’espèce, la présomption que l’utilisation la plus avantageuse aurait été faite du bien en fiducie de la PNLS s’applique premièrement en 1929, au moment de l’appropriation des terres de réserve pour l’aménagement à retenue du lac Seul, puis au traitement de l’indemnité que la PNLS aurait touchée à la suite de cette appropriation.

[289] Les demandeurs soutiennent que ce que la Première Nation aurait touché en 1929 pour les terres submergées doit être fondé sur l’utilisation des terres aux fins de stockage des eaux pour les centrales hydroélectriques, puisqu’il s’agit de l’utilisation optimale de ces terres. Le Canada soutient, quant à lui, que la valeur des terres submergées doit être fondée sur les utilisations traditionnelles qui en auraient été faites en 1929 ou la valeur des terres dans une situation analogue, en faisant abstraction des centrales hydroélectriques.

[290] Dans la jurisprudence canadienne pertinente, pour évaluer l’indemnisation en equity, une cour doit considérer un scénario hypothétique et se poser la question suivante : « Que ce serait-il vraisemblablement passé si la Couronne n’avait pas manqué à son obligation, mais s’était acquittée de ses obligations de fiduciaire conformément à la loi ».

[291] L’affaire la plus pertinente devant notre Cour, où elle a ordonné une indemnisation en equity pour le manquement de la Couronne à son obligation fiduciaire envers une Première Nation relativement à ses terres de réserve, est la décision Guerin CF, suivie de l’arrêt Whitefish entendue par la Cour d’appel de l’Ontario. Comme dans la décision Guerin CF, la Cour d’appel de l’Ontario, dans l’arrêt Whitefish, a soutenu que pour déterminer une indemnité en equity, un tribunal doit tenir compte des « éventualités réalistes ». Quelles étaient les éventualités réalistes en 1929 associées à l’aménagement à retenue du lac Seul?

[292] Dans la présente cause dont est saisie la Cour, je conclus que l’aménagement à retenue du lac Seul aurait été entrepris. Il n’existait aucune probabilité raisonnable que le projet soit annulé si la PNLS ou le ministère des Affaires indiennes avait refusé la submersion des terres. La Cour dispose d’éléments de preuve convaincants que le ministère fédéral de l’Intérieur et le Manitoba cherchaient à accroître la production d’énergie hydroélectrique pour alimenter la Ville de Winnipeg. Il a aussi été démontré qu’en 1929, l’Ontario voulait fournir plus d’énergie aux exploitations minières dans le Nord-Ouest de la province. Il n’existe aucun élément de preuve que ces deux objectifs auraient été atteints à cette époque par d’autres moyens que l’aménagement à retenue du lac Seul.

[293] Par conséquent, afin de déterminer la situation dans laquelle la PNLS se serait trouvée, n’eût été le manquement par le Canada à son obligation à son endroit, je tiendrai pour acquis que le barrage-réservoir d’Ear Falls et la submersion résultante de la réserve se seraient produits lorsqu’ils se sont produits. Cette conclusion établit une distinction entre l’espèce et la décision Guerin CF, où le juge Collier a conclu, au paragraphe 228, qu’il était non seulement difficile de déterminer le moment où les terres de réserve auraient été mises en valeur, mais il a aussi tenu compte de [traduction] « l’éventualité que la zone n’ait pas, même aujourd’hui, été aménagée de manière satisfaisante ».

[294] À mon avis, il n’existe aucune éventualité réaliste que l’aménagement à retenue du lac Seul n’ait pas été entrepris lorsqu’il l’a été et, par conséquent, il n’existe aucune éventualité réaliste que les terres de réserve de la PNLS n’aient pas été submergées en 1929.

[295] La prochaine question à trancher est la suivante : Quelles obligations juridiques la Couronne devait-elle remplir envers la PNLS au moment de réaliser l’aménagement à retenue du lac Seul? Comme il sera exposé en détail ci-dessous, le Canada avait un droit légal d’approprier les terres requises soit avec ou sans le consentement de la PNLS. Si l’on suppose que le Canada aurait agi conformément à la loi, il aurait fait l’un ou l’autre.

X. LES OBLIGATIONS JURIDIQUES DU CANADA ENVERS LA PNLS DANS LE CADRE DE L’AMÉNAGEMENT À RETENUE DU LAC SEUL

[296] Les obligations juridiques de la Couronne envers la PNLS en 1929 étaient régies par les dispositions du Traité no 3, de la Loi des Indiens, SC 1927, c 84, et celles autrement imposées, comme il est discuté ci-dessus. En somme, les obligations du Canada consistaient à : 1) agir loyalement et de bonne foi envers la PNLS dans l’exercice de son mandat; 2) communiquer tous les faits essentiels et consulter la PNLS; 3) agir avec la prudence ordinaire dans l’intérêt supérieur de la PNLS; et 4) préserver le droit de propriété de la bande sur sa réserve et la protéger contre toute exploitation.

[297] J’estime que le Canada a manqué à chacune de ces obligations.

[298] La conduite du Canada envers la PNLS est inexplicable et est contraire à sa conduite à l’égard d’autres Premières Nations dans des circonstances similaires. Il est particulièrement difficile de comprendre pourquoi le Canada n’a pris aucune des mesures juridiques prévues par le Traité et la Loi des Indiens pour obtenir de la PNLS qu’elle cède les terres de réserve visées ou leur expropriation s’il n’avait pas obtenu son consentement.

[299] Malgré l’assurance offerte que les droits de la PNLS seraient protégés [traduction] « dans toute la mesure possible », rien n’a été fait pour protéger ses droits avant la submersion des terres. Le ministère des Affaires autochtones avait fait savoir qu’il n’empêcherait nullement le projet, ce qui constitue une preuve suffisante du défaut du Canada. Si le Canada avait agi comme il le devait, il aurait protégé les droits de la Première Nation, même si le projet avait été plus coûteux.

[300] Il ne peut être mis en doute qu’il était dans l’intérêt supérieur de la PNLS qu’elle soit informée que le rivage dans sa réserve serait submergé, ainsi que du moment où la submersion aurait lieu et des conséquences probables pour la réserve et les membres. Elle serait aussi vivement concernée par les mesures, y compris l’indemnisation, que prendrait le Canada pour compenser les effets de la submersion. Là encore, il n’existe aucun élément de preuve au dossier que le Canada ait communiqué ces faits à la PNLS ni qu’il ait communiqué le montant du paiement versé à la PNLS en 1943 ou la méthode employée pour le calculer. De plus, il n’y a aucun élément de preuve que la PNLS a été consultée au sujet d’un paiement adéquat ou de la justesse des déductions effectuées sur ce paiement.

[301] À mon avis, il était encore plus important de communiquer tous les faits essentiels à la PNLS, compte tenu du fait qu’un ministre dirigeait à la fois le ministère des Affaires indiennes (qui était responsable des dossiers indiens) et le ministère de l’Intérieur (qui faisait une promotion active de l’aménagement à retenue du lac Seul). Bien que cela n’ait pas suscité en soi de conflit d’intérêts, l’apparence d’un tel conflit exigeait la communication de l’intégralité des faits dans les meilleurs délais. Rien ne laisse croire que la communication avec la PNLS ait été entravée d’une façon quelconque en raison de ce que savait le ministère des Affaires indiennes, car son ministre était aussi le ministre de l’Intérieur, soit le ministère responsable de l’aménagement à retenue du lac Seul.

[302] Les quelques communications avec la PNLS sont résumées dans les lignes qui suivent.

[303] En 1915, le Canada et le Manitoba ont entrepris une analyse des emplacements convenables pour aménager un barrage à la décharge du lac Seul. À cette fin, le personnel de la Section des relevés hydrographiques du Manitoba a examiné le rivage du lac Seul. La PNLS aurait dû être avisée, car une partie du rivage était située dans sa réserve. Pourtant, elle n’a pas été avisée de ce fait, ni que les gouvernements en cause envisageaient de submerger le rivage du lac Seul à des fins hydroélectriques. C’est plutôt la PNLS qui a en premier soulevé cette question auprès du Canada.

[304] Le 30 juillet 1915, le chef John Akewance a écrit ceci à l’agent des Indiens R. S. McKenzie :

[traduction] Nous avons appris que la Section des relevés hydrographiques du Manitoba avait l’intention de relever le niveau de l’eau du lac Seul.

Si elle le fait, le relèvement aurait des effets sur nous. S’il est vrai que le niveau de l’eau sera relevé de 10 à 15 pieds, cela signifie que toute la région où nous récoltons du foin pour nos bovins sera entièrement submergée. Par surcroît, le relèvement causera probablement de graves dommages au bois d’œuvre dans notre réserve.

Nous tenons à porter cette question à votre attention. Veuillez m’informer des effets possibles sur notre bande.

[305] Il est clair que la PNLS avait considéré les effets sur sa réserve, si l’inondation allait de l’avant. Le ministère des Affaires indiennes a écrit à la Section des relevés hydrographiques du Manitoba, qui a transmis la lettre à la Ontario Hydro Electric Power Commission (Ontario Hydro). Ontario Hydro a répondu en disant notamment : [traduction] « L’information que vous avez reçue n’a aucune importance pour l’instant, mais si des mesures sont prises à l’avenir pour utiliser l’aménagement à retenue du lac Seul, les intérêts sous le contrôle de votre ministère seront certes pris en considération ». [Non souligné dans l’original.]

[306] Le rapport, « Storage Possibilities of Lac Seul » rédigé le 1er mars 1916 par S. C. O’Grady de la Section des relevés hydrographiques du Manitoba, décrivait les répercussions possibles du relèvement du niveau du lac sur la réserve de la PNLS. Comme Mme Jones l’a observé dans son rapport : [traduction] « Le Canada attendait impatiemment ce rapport ». Le Canada n’a pas transmis le rapport à la PNLS, et le ministère de l’Intérieur ne l’a pas envoyé aux représentants du ministère des Affaires indiennes.

[307] En février 1920, H. J. Bury du ministère des Affaires indiennes a parlé aux représentants de la Direction générale des forces hydrauliques [traduction] « dans le but d’obtenir des renseignements les plus véridiques possible au sujet de la proposition de relever le niveau d’eau du lac Seul ». Il a été [traduction] « informé de l’étude de 1915 et du barrage de retenue proposé qui relèverait le niveau du lac Seul à 1 175 pieds. Selon l’assurance qu’il avait reçue, ce niveau “avait été accepté en principe et ce n’est qu’une question de quelques années avant que le projet soit lancé” » [non souligné dans l’original].

[308] J’estime qu’il est particulièrement troublant que le Canada, en 1920, soit neuf ans avant l’achèvement du barrage, ait su que l’aménagement à retenue du lac Seul était un fait accompli et pourtant n’a rien fait pour résoudre les questions pertinentes pour la PNLS, notamment l’abattage du bois d’œuvre et le déplacement des maisons et des tombes, alors qu’il y avait suffisamment de temps pour le faire.

[309] Malgré que le ministère des Affaires indiennes ait été informé de l’inondation future de la réserve de la PNLS, il n’existe aucun élément de preuve qu’il ait communiqué ces renseignements à la PNLS ou qu’il ait tenté d’engager un dialogue à propos des intentions des parties concernant les biens dans la réserve de la PNLS. Cela n’a pas été fait avant 1924, lorsqu’à nouveau le chef de la PNLS a fait part de ses préoccupations à l’agent des Indiens. Le ministère des Affaires indiennes semble avoir été satisfait de la réponse communiquée par la Direction générale des forces hydrauliques le 23 janvier 1924, l’informant que [traduction] « aucune mesure définitive n’a encore été prise [...] lorsque la question sera soulevée aux fins de résolution, le dossier sera examiné à fond avec votre ministère ». Le ministère des Affaires indiennes s’est fié à cette « assurance » lorsqu’il a répondu à une lettre de l’agent des Indiens Frank Edwards, datée du 24 janvier 1928, où il a écrit : [traduction] « Je constate à la lecture des journaux qu’un barrage à la décharge du lac Seul, sur la rivière des Anglais, est projeté cette année ».

[310] Pendant toute cette période, le Canada était au courant des progrès liés à ce projet. L’entente tripartite signée en 1922 et la réunion des différents représentants au début de janvier 1928, dans laquelle ils étaient parvenus à un accord de principe, constituent des moments clés de la progression du projet. La PNLS avait présenté des demandes de renseignements bien précises et, de toute évidence, n’a pas reçu de réponse directe et franche. Il semble souvent qu’elle n’ait reçu aucune réponse du tout.

[311] Répétons que même si les trois gouvernements avaient signé l’Accord relatif au lac Seul le 28 février 1928, où il était clairement indiqué que la construction du barrage était imminente, le Canada n’avait nullement avisé la PNLS. Ce n’est que le 29 mai 1928 que le ministère des Affaires indiennes a officiellement été avisé de la construction du barrage et de l’Accord relatif au lac Seul.

[traduction] Les gouvernements du Dominion et de la province sont parvenus à une entente relative à la construction d’un barrage de retenue et de régularisation à Ear Falls sur la rivière des Anglais, à la décharge du lac Seul, dans le district de Kenora. Il est proposé que ce barrage retienne les eaux du lac Seul et les eaux de communication à une élévation d’environ douze (12) pieds au-dessus du niveau normal de l’eau du lac Seul.

Plusieurs parties ayant des droits sur les terres ou le bois d’œuvre sont avisées de ces propositions de sorte que lorsque la question des dommages-intérêts pour la destruction du bois d’œuvre, s’il y a lieu, sera soulevée, elle pourra être soumise à un examen.

Votre ministère semble avoir un droit sur les terres contiguës aux eaux de la réserve autochtone no 28, et il est proposé de dresser, dans les plus brefs délais, une carte de relief montrant les terres visées. À cette fin, des arrangements seront probablement pris sous peu pour dépêcher des estimateurs de bois de sciage pour évaluer les dommages causés au bois d’œuvre et aux terres.

Je tiens à vous informer à ce jour pour que vous puissiez, si tel est votre souhait, dépêcher un représentant de votre ministère sur place lorsque les travaux seront exécutés le long du rivage dans la réserve autochtone.

[312] M. Rorke, l’arpenteur général de l’Ontario, a contacté plusieurs parties détenant des droits sur les terres qui seraient touchées par la construction du barrage : la Société missionnaire de l’Église anglicane, la Compagnie de la Baie d’Hudson, le sous-ministre des Chemins de fer et Canaux, la Backus-Brooks Company, et la Spanish River Pulp and Paper Mills. Il les a informés de l’entente intervenue entre le Canada et l’Ontario visant à construire un barrage à la décharge du lac Seul aux fins de retenue et qu’il était proposé de relever le niveau normal de l’eau du lac Seul de 10 à 12 pieds. Cependant, il n’a pas communiqué avec la PNLS.

[313] Dans son rapport, Mme Jones décrit les événements qui ont fait suite à la demande présentée par l’arpenteur général de l’Ontario Rorke au ministère des Travaux publics concernant la construction du barrage, dans laquelle il a souligné qu’il [traduction] « sera nécessaire [...] d’acquérir des droits de submergement sur les terres dans une réserve autochtone ». Le ministère des Travaux publics a ensuite demandé au ministère des Affaires indiennes de commenter le plan, qui a répondu qu’il avait déjà communiqué avec le ministère des Terres et des Forêts de l’Ontario [traduction] « dans le but d’obtenir une indemnisation pour les dommages causés par l’inondation dans la réserve indienne du lac Seul ». À la question de savoir si l’approbation devrait être différée jusqu’à ce qu’un arrangement soit pris, le ministère des Affaires indiennes a répondu :

[traduction] J’insiste que s’il est estimé que les intérêts de notre ministère seraient protégés par l’ajout d’une disposition au document d’approbation de votre ministère, selon laquelle l’approbation a été accordée sous réserve d’une contrepartie juste et équitable accordée au ministère des Affaires indiennes pour les dommages qui seront causés à la ou aux réserve(s) indienne(s) visée(s) et à leurs améliorations par suite de l’élévation du niveau de l’eau.

[Non souligné dans l’original.]

[314] Le ministère des Travaux publics a ajouté cette disposition à la demande du ministère des Affaires indiennes, mais la demande n’a jamais été approuvée sous le régime de la Loi sur la protection des eaux navigables. Le ministère des Travaux publics a informé l’Ontario qu’il avait été recommandé d’approuver la demande sous réserve de certaines conditions, qui étaient exposées dans une lettre d’engagement. Ces conditions différaient de la disposition demandée par le ministère des Affaires indiennes. L’Ontario s’opposait aux conditions énoncées dans la lettre d’engagement, et la demande n’a jamais été approuvée.

[315] Le dossier d’instruction révèle une omission flagrante de la part des ministères fédéraux de communiquer avec les membres de la PNLS. Il est aussi évident que le ministère de l’Intérieur ainsi que les autres parties en cause, qui faisaient une promotion active de l’aménagement à retenue du lac Seul, n’ont informé le ministère des Affaires indiennes que tout juste avant le début des travaux de construction, alors que la décision d’y procéder était irrévocable.

[316] Le Canada a manqué à son obligation de communiquer avec la PNLS avant le début du projet et même par la suite.

[317] Il n’y a eu presque aucune communication directe au sujet de l’inondation probable et de ses effets sur la réserve. Il semble que les décisions au sujet de la construction de nouvelles maisons pour les personnes touchées par l’inondation aient été « prises à Ottawa » sans consulter la PNLS. De même, les décisions relatives à l’abattage du bois d’œuvre sur les berges, à l’emploi de chômeurs dans le cadre du projet de secours, puis à son abandon subséquent, ont aussi été prises avec peu de renseignements, sinon aucuns, communiqués à la PNLS. En dernier lieu, la négociation d’un paiement pour la PNLS a été autorisée et effectuée par le Canada, et il ne semble pas que la PNLS ait jamais été informée des modalités du règlement ou du montant en cause.

[318] Bien que le Canada ait manqué à son obligation de communiquer tous les faits essentiels à la PNLS et de la consulter, les conséquences de ce manquement sont moins évidentes. Comme il a été souligné précédemment, j’estime que le projet aurait eu lieu, peu importe les vues des membres de la PNLS. Même s’ils avaient été pleinement informés, il me semble qu’ils n’aient pu mettre fin au projet. De plus, ayant peu de possibilités, rien n’indique qu’ils seraient parvenus à une meilleure entente que celle que j’expose ci-après dans les présents motifs. En particulier, il n’y a aucune raison de croire qu’ils auraient pu négocier une entente de partage des bénéfices, comme celle que propose actuellement la PNLS, ou attendre qu’une telle entente soit négociée.

[319] Néanmoins, avec le recul, ils auraient pu mieux se préparer aux conséquences de l’inondation et auraient été en meilleure position pour faire pression sur le Canada pour qu’il réponde à leurs préoccupations.

[320] Je soutiens toutefois qu’avec une communication en temps utile de tous les faits, il est plus probable que les revendications relatives à la perte de l’utilisation des terres et aux pertes évitables auraient probablement été entendues et réglées avant que les terres soient inondées. Cela mis à part, le manquement à cette obligation constitue sans doute un facteur à considérer, s’il est jugé que des dommages-intérêts punitifs sont justifiés.

[321] L’obligation de se conduire avec prudence ainsi que de protéger et de préserver les droits que la Première Nation détenait sur les berges de la réserve exige, à tout le moins, que la Couronne prenne certaines mesures positives et précises.

[322] Une mesure que le Canada aurait dû prendre, une fois que le projet était un fait accompli, était d’informer la PNLS afin de voir s’il était possible de parvenir à une entente au sujet de la cession des berges dans la réserve, sinon, à prendre les mesures juridiques requises pour s’approprier les terres et verser une indemnité convenable à la Première Nation. Ces exigences juridiques sont exposées dans la Loi des Indiens, qui n’a pas été observée.

[323] Conformément au Traité no 3, les terres de réserve pouvaient être vendues ou louées par la Couronne avec le consentement de la bande :

[...] pourvu aussi que les réserves susdites de terres ou tout intérêt ou droit sur elles ou en dépendant, puissent être vendus, loués ou aliénés autrement par ledit gouvernement pour l’usage et le bénéfice des dits Indiens, avec le consentement préalablement donné et obtenu des Indiens qui y ont droit.

[324] Pourtant, toute vente ou location des terres de réserve exige au préalable d’obtenir de la bande une renonciation ou une cession au profit de la Couronne et, en vertu de la Loi des Indiens, le consentement de la majorité des membres de sexe masculin de la Première Nation :

Sauf les restrictions prévues par la présente Partie, nulle réserve ou portion de réserve ne peut être vendue, aliénée ou affermée, avant d’avoir été cédée ou abandonnée à la Couronne pour les objets prévus en la présente Partie; mais le surintendant général peut donner à bail, au profit de tout sauvage, sur sa demande, le terrain auquel celui-ci a droit, sans formalité préalable de cession ou d’abandon, et il peut sans qu’il y ait eu abandon, disposer de la manière la plus avantageuse possible pour les sauvages, des graminées sauvages et du bois mort ou abattu par le vent.

[...]

Sauf les restrictions autrement établies par la présente Partie, nulle cession et nul abandon d’une réserve ou d’une partie de réserve à l’usage d’une bande ou de tout sauvage individuel, n’est valide ni obligatoire, à moins que la cession ou l’abandon ne soit ratifié par la majorité des hommes de la bande qui ont atteint l’âge de vingt et un ans révolus, à une assemblée ou à un conseil convoqué à cette fin conformément aux usages de la bande, et tenu en présence du surintendant général, ou d’un fonctionnaire régulièrement autorisé par le gouverneur en conseil ou par le surintendant général à y assister.

[325] De plus, aux termes du Traité no 3, les terres de réserve étaient visées par l’appropriation ou la prise de possession par la Couronne, sans le consentement de la bande, aux fins d’utilité publique :

Il est de plus convenu entre Sa Majesté et les dits Indiens que le gouvernement de Sa Majesté dans la Puissance du Canada pourra s’approprier telles sections des réserves ci-dessus indiquées qui pourraient en aucun temps être nécessaires pour des trauvaux [sic] publics ou bâtisses de quelque nature que ce soit, une compensation équitable étant accordée pour la valeur des améliorations sur icelles.

[Non souligné dans l’original.]

[326] L’appropriation de terres de réserve à des fins publiques était circonscrite par l’article 46 de la Loi des Indiens, et le consentement du gouverneur en conseil était exigé :

46. Nulle partie d’une réserve ne doit être prise pour les besoins d’un chemin de fer, d’une route, d’un ouvrage public ou d’un ouvrage destiné à quelque utilité publique sans le consentement du Gouverneur en conseil, mais toute compagnie ou toute autorité municipale ou provinciale possédant le pouvoir statutaire, soit fédéral soit provincial, de prendre et d’utiliser des terres ou quelque intérêt dans des terres, sans le consentement du propriétaire, peut, avec le consentement du Gouverneur en conseil comme susdit, et subordonnément aux termes et conditions imposés par ce consentement, exercer ce pouvoir statutaire à l’égard de toute réserve ou partie d’une réserve, et dans tout pareil cas une indemnité doit être versée aux sauvages de la bande, et l’exercice de ce pouvoir et la prise des terres ou d’un intérêt dans des terres, ainsi que la détermination et le versement de l’indemnité doivent, à moins de dispositions contraires dans l’arrêté du conseil qui fait preuve du consentement du Gouverneur en conseil, être régis par les prescriptions applicables à des procédures similaires prises par cette compagnie, ou cette autorité municipale ou provinciale dans des cas ordinaires.

[327] Il ne fait aucun doute que la création du réservoir du lac Seul par suite de l’aménagement à retenue du lac Seul constituait des travaux publics, comme l’atteste l’article 2 de la Loi de 1921 régularisant le lac des Bois, 11-12 George V, c 38 (Canada) :

[traduction] L’ensemble des barrages, structures et autres ouvrages de quelque description que ce soit qui ont été ou pourraient être construits dans, sur, au-dessus ou à proximité [...] de la rivière des Anglais à la décharge et en aval du lac Seul qui, en tout temps, servent ou peuvent servir à contrôler, réguler ou peuvent toucher l’écoulement des eaux ou le niveau naturel desdits lacs, individuellement ou collectivement, ou l’écoulement naturel de la rivière Winnipeg ou de la rivière des Anglais, sont chacun déclaré être à l’avantage général du Canada.

Dans une lettre du 10 mai 1933, le ministre de l’Intérieur Thomas Murphy a pressé son collègue, le ministre de la Défense nationale, Donald Sutherland, d’entreprendre le projet de défrichage proposé sur les berges du lac. Il a signalé que [traduction] « les travaux sont presque exclusivement exécutés par des manœuvres » et a décrit l’accroissement du potentiel hydraulique dans le réservoir élargi comme [traduction] « des travaux publics procurant des dividendes réels sous forme d’énergie supplémentaire pour approvisionner le Nord-Ouest de l’Ontario et le Sud du Manitoba – qui avantagera principalement le secteur minier ainsi que le commerce et l’industrie en général, et rehaussera le confort domestique des résidents ».

[328] Le Canada pouvait légalement « approprier » les terres de la PNLS qui étaient nécessaires pour le stockage de la charge hydraulique dans le barrage-réservoir. Il pouvait prendre des dispositions relatives à une cession assortie de conditions (avec le consentement de la bande) ou exproprier les terres (sans son consentement). Dans l’un ou l’autre cas, le Canada avait l’obligation d’agir de façon à nuire le moins possible aux droits fonciers de la bande.

[329] Compte tenu de ces obligations envers la PNLS, on peut se demander ce qui se serait passé en 1929 relativement aux terres de réserve, si le Canada s’était acquitté de ses obligations envers la PNLS conformément à la loi?

XI. QUE SE SERAIT-IL PASSÉ EN 1929?

[330] Les demandeurs soutiennent que si le Canada s’était acquitté de ses obligations de fiduciaire en 1929, il aurait négocié une entente offrant à la PNLS un revenu annuel tiré du projet hydroélectrique. Ils estiment que [traduction] « le Canada était obligé d’aliéner les terres de réserve à l’avantage des bénéficiaires en obtenant un taux de rendement raisonnable sur le capital investi ». En conclusion, les demandeurs ont affirmé ce qui suit :

[traduction] [...] la principale différence, soit la divergence entre les vues de la Couronne et celles des demandeurs en ce qui a trait aux dommages, forme le cadre qu’il y a lieu d’utiliser. Les Couronnes plaident pour un cadre d’expropriation inopposable qui fait abstraction du projet hydroélectrique. Quant aux demandeurs, ils préconisent un cadre d’utilisation optimale qui tient compte du projet hydroélectrique. À notre avis, l’approche des demandeurs est la seule qui soit valide en droit et par les faits.

[331] Les demandeurs font valoir que toute approche qui occulte la valeur des terres dans les projets hydroélectriques est contraire à la loi, car elle ne tient pas compte de l’indemnisation en equity qui doit être évaluée rétrospectivement, ni de la présomption que le fiduciaire fautif doit rendre des comptes au bénéficiaire d’une façon qui lui soit la plus favorable possible.

[332] À mon avis, la thèse formulée par les demandeurs, à savoir que seule leur approche tient compte de l’analyse rétrospective, démontre leur incompréhension de ce que signifie l’évaluation rétrospective de l’indemnisation. Je suis d’accord avec l’observation formulée par le président Slade, au paragraphe 284 susmentionné, que l’analyse rétrospective, dans ce contexte, signifie que la Cour ne doit pas prendre position comme si c’était 1929 pour se demander : « Qu’est-ce qui est raisonnablement prévisible? », mais elle doit plutôt se situer en 2017 et se demander : « Qu’est-ce qui s’est passé? » De toute façon, une analyse rétrospective n’est pas nécessaire pour savoir si les terres seraient utilisées aux fins de stockage de l’eau, car ce fait était connu en 1929.

[333] Alors qu’il faut observer à la fois le principe de l’analyse rétrospective et la présomption que le Canada rende des comptes à la PNLS de la façon la plus avantageuse pour elle, leur application en l’espèce ne peut faire en sorte que la PNLS soit en meilleure situation aujourd’hui que celle dans laquelle elle se serait trouvée si le Canada avait rempli ses obligations en 1929. À mon avis, les demandeurs insistent pour que la Cour adopte une position qui aurait justement cet effet.

[334] Les demandeurs se fondent sur deux ententes mettant en cause des Premières Nations à l’appui de leur argument que le Canada devait et aurait dû négocier une entente offrant à la PNLS un revenu annuel provenant du projet hydroélectrique, soit les ententes de la rivière Bow et de la Première Nation de Stoney (chutes Horseshoe, chutes Kananaskis et rivière Ghost), et le Traité du fleuve Columbia.

Chutes Horseshoe, 1911

[335] En 1903, une demande pour exploiter l’énergie hydraulique dans la rivière Bow aux chutes Horseshoe a été présentée. Une note interne du ministère des Affaires indiennes, datée du 14 juillet 1903, soulignait la nouveauté de cette demande : [traduction] « Il n’y a jamais eu auparavant de disposition ou de demande relative à l’exploitation de l’énergie hydraulique d’une rivière dans une réserve autochtone [...] »

[336] Cette demande n’a pas été accueillie, mais en 1906, une seconde demande a été soumise par une entreprise, qui est devenue par la suite la société Calgary Power and Transmission. Comme l’a souligné Mme Jones : [traduction] « Les terres requises pour les travaux et les terres qui seraient submergées étaient toutes situées à l’intérieur de la réserve de la Première Nation de Stoney ». La société Calgary Power and Transmission (Calgary Power) [traduction] « a présenté une offre non sollicitée proposant de payer dix dollars par acre de terres requises, en plus d’un loyer annuel de mille cinq cents dollars “pour bénéficier des privilèges d’utilisation de l’eau et de l’intégralité de l’énergie” ».

[337] Dans sa correspondance avec le ministère des Affaires indiennes, la société a précisé qu’elle comptait acheter environ 1 000 acres, au coût de 10 $ l’acre, et a ajouté ceci :

[traduction] Nous proposons de louer le lit, les berges et d’utiliser exclusivement les eaux de la rivière Bow (afin d’exploiter l’énergie hydroélectrique) entre les frontières est et ouest de la parcelle susmentionnée [...] et demandons d’être autorisés à construire des barrages sur la rivière et à retenir les eaux au niveau de la laisse de crue à l’extrémité est de l’île au pied des chutes Kananaskis. Le bail serait à perpétuité.

Le loyer du bail à perpétuité [traduction] « pour l’énergie hydraulique et tous les droits sur la section visée de la rivière » s’élevait à 1 500 $ par année.

[338] Cette installation est entrée en service en 1911, et Mme Jones a précisé qu’une unité d’alimentation supplémentaire avait été installée en 1913.

Chutes Kananaskis, 1914

[339] Mme Jones a indiqué que Calgary Power avait présenté une demande pour aménager l’emplacement Kananaskis le 12 janvier 1910. [TRADUCTION] « Les terres où seraient exécutés les travaux de cet aménagement sont situées dans la réserve de la Première Nation de Stoney, mais la majorité des terres submergées sont situées à l’extérieur de la réserve, dans le Dominion Rocky Mountains Park (aujourd’hui le parc national de Banff) ».

[340] Lorsque le ministère de l’Intérieur a informé le ministère des Affaires indiennes de l’aménagement de l’emplacement et lui a demandé son autorisation, le ministère des Affaires indiennes lui a accordée, mais a précisé, comme l’a écrit Mme Jones, [traduction] qu’« “en donnant [...] son consentement, le ministère s’attend à ce que les Autochtones soient pleinement indemnisés pour leur participation à la production d’énergie hydraulique”, indiquant un paiement annuel de 1 500 $ pour l’énergie hydraulique aux chutes Horseshoe ». [Non souligné dans l’original.]

[341] Mme Jones a observé que les négociations entre le ministère des Affaires indiennes et Calgary Power avaient été difficiles :

[traduction] Le ministère a aussi donné les instructions suivantes à l’évaluateur foncier indépendant engagé à la demande de Calgary Power :

Le ministère est conscient que la valeur des terres à des fins agricoles est minime, mais leur valeur est grandement augmentée en raison de leur lien à l’exploitation des chutes à des fins énergétiques.

Je vous saurais gré de me faire parvenir :

1. La valeur à attribuer aux deux parcelles séparément, en contrepartie, comme il est précisé, de leurs droits sur l’énergie hydraulique et sans référence au loyer se rapportant aux droits riverains.

2. Votre évaluation de la valeur des deux parcelles distinctes, établie en tenant compte du fait que les Indiens doivent recevoir 1 500 $ par année pour leurs droits riverains.

En réponse, l’évaluateur a fait savoir que « les chutes, sans les terres sur lesquelles ériger une centrale, seraient sans valeur » et il a évalué « l’emplacement complet » à 67 000 $. Il a haussé la valeur estimative des terres requises, passant de 5 ou 7 $ par acre (leur valeur agricole), à 320 ou 360 $ par acre sans le loyer pour les droits riverains, ou à 60 ou 90 $ par acre avec un loyer annuel de 1 500 $. Le ministère des Affaires indiennes a soumis l’évaluation, y compris le loyer annuel, à la société dans une lettre datée du 14 janvier 1914. Dans sa lettre, J. D. McLean, secrétaire du ministère des Affaires indiennes, a déclaré :

Il convient de souligner que [...] vous avez évalué les terres à des fins agricoles, alors qu’elles ne sont pas propres à cet usage, votre entreprise n’en a pas besoin pour cet usage et le ministère ne les vendrait pas à votre entreprise à des fins agricoles. La valeur des terres réside dans leur utilité pour l’exploitation des chutes Kananaskis à des fins énergétiques et, à cet égard, leur valeur est considérable.

[342] Calgary Power a finalement accepté de payer des frais annuels de 1 500 $ pour l’énergie hydraulique et une somme de 9 000 $ pour près de 93,85 acres de terres de réserve.

Rivière Ghost, 1915

[343] Mme Jones a fait savoir qu’en 1915, la Direction générale des forces hydrauliques avait [traduction] « décrit, dans une note interne, les terres de la réserve de la Première Nation de Stoney comme des “emplacements de valeur pour l’énergie hydroélectrique” ». L’un de ces emplacements bordait la rivière Ghost. Dans sa demande, Calgary Power a indiqué que [traduction] « les terres qui seront submergées sont principalement situées dans la localité de Morleyville et la réserve de la Première Nation de Stoney ». Dans sa correspondance avec le ministère des Affaires indiennes, la Direction générale des forces hydrauliques a indiqué qu’une approbation préliminaire avait été accordée à la demande et a précisé ce qui suit :

[traduction] [...] vous verrez qu’il est proposé de submerger une superficie considérable de la réserve de la Première Nation de Stony [sic]. L’entreprise a été avisée qu’elle devra acquérir tous les droits nécessaires sur les terres indiennes auprès de votre ministère, comme cela a été fait pour les aménagements aux chutes Horseshoe et Kananaskis.

Il ne fait aucun doute dans ce dossier, comme dans le dossier précédent, que des dépenses en immobilisations seront fixées pour les terres acquises ainsi qu’un loyer annuel pour l’utilisation de l’énergie hydraulique. Une redevance est fixée par décret, conformément au règlement en vigueur, que doivent acquitter les titulaires de permis d’exploitation de l’énergie hydraulique qui, dans le cas de l’aménagement sur la rivière Ghost, s’élèvera probablement à près de 2 400 $ par année. La rivière Bow à cet endroit traverse les terres fédérales et la réserve indienne, de sorte que les Indiens détiendraient la moitié de la participation à l’énergie hydraulique.

[344] Calgary Power a accepté de payer 21 200 $ pour acquérir 1 324,3 acres (couvrant les terres qui seraient submergées et celles requises pour les ouvrages du barrage et l’emprise d’une ligne de transport d’énergie) et un loyer de 50 % de l’énergie hydraulique, l’autre moitié étant payable au Canada à titre de propriétaire de l’autre moitié de l’emplacement hydroélectrique.

Les accords de la Première Nation de Stoney

[345] Les accords décrits ci-dessus me permettent de tirer les trois conclusions suivantes :

  1. les avantages de l’énergie hydroélectrique pour la Première Nation ont été déterminés en fonction de l’emplacement du barrage et non des terres submergées pour créer le réservoir;

  2. un prix unique fixe par acre de terres inondées a été attribué en guise d’indemnité, qui a été évaluée séparément du partage des bénéfices hydroélectriques;

  3. la valeur des terres de réserve inondées n’était pas fondée sur leur valeur agricole, mais sur « leur utilité pour l’exploitation [...] à des fins énergétiques ».

[346] Comme il est mentionné précédemment, à l’époque de la construction du barrage d’Ear Falls, le seul précédent pour une entente comme celle proposée par les demandeurs en l’espèce, qui mettait en cause une Première Nation, était les accords avec la Première Nation de Stoney. Cependant, dans chaque cas, l’indemnité, comme celle que recherche la PNLS en l’espèce, a été accordée à la Première Nation pour l’appropriation ou l’utilisation de l’emplacement hydraulique qui était soit entièrement, soit partiellement situé sur sa réserve. La situation de la PNLS en l’espèce est assimilable à celle où des terres sont submergées pour un emplacement d’énergie hydraulique et pour lesquelles une indemnité unique a été accordée. En l’espèce, l’emplacement d’énergie hydraulique n’était pas situé dans la réserve de la PNLS, mais se trouvait à quelque 80 kilomètres à Ear Falls, sur des terres appartenant à l’Ontario. Tout ce à quoi la PNLS contribuait au projet était ses terres, qui seraient submergées dans un réservoir. Je ne suis pas d’accord que le versement de bénéfices hydroélectriques à la Première Nation de Stoney confirme que la PNLS avait droit à des bénéfices similaires en raison de l’aménagement à retenue du lac Seul. De plus, comme il a été mentionné ci-dessus, aucune autre partie dont les terres ont été inondées par suite de l’aménagement à retenue du lac Seul n’a touché de bénéfices comme ceux que demande la PNLS en l’espèce.

Traité du fleuve Columbia

[347] Le Traité du fleuve Columbia entre le Canada et les États-Unis d’Amérique a été ratifié en 1961. Il porte sur l’aménagement et l’exploitation de barrages dans le bassin supérieur du fleuve Columbia procurant ainsi des avantages en matière d’énergie et de régularisation des crues aux deux pays. Quatre barrages ont été construits aux termes du Traité : trois en Colombie-Britannique et un au Montana. Le Traité prévoyait le partage avec le Canada de la moitié des bénéfices américains en matière d’énergie et de régularisation des crues en aval. Ces barrages ont procuré d’énormes avantages économiques à la Colombie-Britannique et à la région du Nord-Ouest du Pacifique aux États-Unis provenant de la production hydroélectrique et de la régularisation des crues.

[348] M. Gilles a fait valoir au paragraphe 28 de son rapport que le Traité du fleuve Columbia offrait un exemple des avantages hydroélectriques qu’a obtenus le Canada et qui sont similaires à ceux qu’aurait obtenus la PNLS.

[traduction] L’intérêt de ce précédent réside dans le fait qu’il concerne le stockage d’énergie et reflète la position commerciale du gouvernement du Canada en ce qui concerne le partage équitable des bénéfices. À mon avis, il est raisonnable de s’attendre à ce que le gouvernement du Canada s’efforce d’obtenir, pour une Première Nation, un avantage financier provenant du stockage d’énergie qui constitue une occasion économique aussi avantageuse que celle qu’il a négociée à son propre avantage dans une situation similaire.

[349] À l’instar de M. Hamal, j’estime que le Traité du fleuve Columbia est de peu d’intérêt pour évaluer ce que le Canada aurait dû faire en 1929. La difficulté la plus évidente est que le Traité a été ratifié 32 ans après l’entrée en vigueur de l’Accord du barrage-réservoir du lac Seul. Alors que les accords relatifs à la rivière Bow et de la Première Nation de Stoney étaient concomitants avec l’aménagement à retenue du lac Seul ou lui étaient antérieurs, le Traité du fleuve Columbia ne l’était pas. En outre, comme l’a reconnu M. Hamal dans son témoignage, le Traité visait une entreprise multinationale complexe comportant la construction de quatre barrages dans deux pays, sur des rivières qui s’étendaient sur les deux territoires. Je conclus donc que cette entente n’est d’aucun secours pour la Cour pour les raisons mentionnées.

Le Canada aurait-il négocié une entente de partage des bénéfices?

[350] J’ai de la difficulté à accepter la thèse des demandeurs pour plusieurs raisons, à savoir que le Canada aurait dû négocier une entente offrant à la PNLS un revenu annuel tiré du projet hydroélectrique.

[351] Tout d’abord, il n’existe aucun précédent quant aux faits à l’époque concernant la PNLS pour appuyer la possibilité d’une telle entente, encore moins une façon de faire habituelle.

[352] En second lieu, il n’existe aucune preuve qu’une telle entente a ou aurait été envisagée par le Canada ou les provinces, ou même par la PNLS. Au contraire, le dossier historique révèle que la « façon de faire habituelle » était d’obtenir une servitude de submergement pour autoriser l’inondation des terres requises dans le but de créer un réservoir à perpétuité. Il semble que c’est justement ce qui a été fait avec les terres des autres parties touchées par l’aménagement à retenue du lac Seul. C’est aussi ce qui a été fait avec les terres de réserve de la Première Nation de Stoney, qui ont été appropriées pour le projet à la suite de leur submersion ou pour les bâtiments et les lignes de transport d’énergie.

[353] Troisièmement, si le Canada avait proposé une telle entente aux provinces, rien ne démontre que celles-ci auraient accepté de la considérer. L’Ontario s’est fermement opposé au montant proposé à verser à la PNLS, et il s’est montré « intransigeant » lors de la négociation du paiement définitif qui a été versé. Il me semble qu’il soit encore moins probable que le Manitoba ait accepté une entente comme celle que propose actuellement la PNLS, car ses centrales étaient situées à grande distance de la réserve de la PNLS et bon nombre ont été construites longtemps après le barrage d’Ear Falls.

[354] En outre, je n’accorde aucun poids à la pièce 1385, une note non signée datée du 4 janvier 1928, qui a été retrouvée dans les dossiers du ministère des Ressources naturelles de l’Ontario indiquant que [traduction] « l’aménagement de centrales dans ce tronçon [de la rivière Winnipeg] pourrait rapporter un dollar ou plus par cheval-vapeur d’énergie produite ». M. Gilles, un expert convoqué par les demandeurs, s’est fondé sur cette note, mais il a reconnu qu’elle n’était pas signée, il n’en connaissait pas vraiment l’auteur, il ne pouvait dire si elle avait été envoyée au destinataire, et la note ne précisait pas le prix courant négocié par les parties indépendantes. Abstraction faite des questions soulevées par ce document, il ne contient aucune analyse expliquant la méthode employée pour calculer le prix d’un dollar par cheval-vapeur.

[355] En quatrième lieu, aucune des ententes conclues durant cette période avec la Première Nation de Stoney, c’est-à-dire l’exemple donné par les demandeurs, ne lui ont procuré un revenu tiré d’une centrale quelconque en aval à partir de l’emplacement d’énergie hydraulique dans la réserve. En l’espèce, la PNLS suggère que c’est le genre d’entente que le Canada aurait dû négocier en son nom.

[356] Cinquièmement, aucune autre partie qui avait cédé des terres avoisinant le lac Seul n’a reçu de rendement du capital investi du genre que proposent les demandeurs.

[357] On peut mettre en doute le fait que les gouvernements actuels soient disposés à conclure des ententes comme celles proposées par les demandeurs. Quoi qu’il en soit, j’estime qu’il serait déplacé d’essayer de déterminer les mesures que le Canada aurait prises concernant les terres de réserve en 1929 en appliquant les normes et les pratiques actuelles. Pour répondre à la question de savoir : dans quelle situation la PNLS se serait trouvée n’eût été le manquement, il faut remonter aux années 1920 et 1930.

[358] À mon avis, ce que le Canada aurait fait s’il avait agi conformément à la loi, c’est d’obtenir la cession des terres à submerger et une servitude de submergement, ou encore il aurait exproprié les terres à cette seule fin.

[359] Si l’on tient compte du fait que la Couronne devait se conformer à la loi et agir dans l’intérêt supérieur de la bande, l’option privilégiée est une servitude de submergement dans la partie visée de la réserve, plutôt que l’achat et la vente des terres. J’estime que cela n’aurait eu aucune incidence sur le montant de l’indemnité à verser à la PNLS, et ce, que les terres de réserve aient été achetées ou une servitude obtenue ou non. De plus, alors que le montant de l’indemnité serait demeuré le même, une servitude de submergement aurait porté minimalement atteinte aux droits de la PNLS sur les terres et à de futurs revenus provenant, par exemple, des droits miniers. Les terres seraient englouties et inaccessibles à la Première Nation à tout jamais. Bref, cette situation est presque identique à une vente foncière, et une indemnité adéquate devait être accordée en conséquence.

[360] L’arrêt Bande indienne d’Osoyoos c Oliver (Ville), 2001 CSC 85, concernait l’appropriation, en vertu de la Loi sur les Indiens, de terres de réserve occupées par un canal d’irrigation aux fins d’utilité publique. La bande a par la suite adopté des règlements d’imposition foncière visant ses terres de réserve et a déterminé que les terres occupées par le canal étaient aussi visées par le règlement. La Ville s’y était opposée. La Cour devait trancher la question de savoir si les terres appropriées constituaient des « immeubles [ou] des droits sur ceux-ci » situés dans la réserve assujettie à la Loi sur les Indiens, de sorte qu’elles soient imposables.

[361] En concluant que la bande détenait un droit sur ces terres, la Cour suprême a observé que l’obligation fiduciaire de la Couronne ne se limitait pas uniquement aux cessions de terres de réserve, mais s’appliquait aux ententes régissant leur usage. Fait important, elle a soutenu, au paragraphe 52, que cette obligation supposait que la Couronne prenne les mesures requises aux fins d’intérêt public de façon à nuire le moins possible à l’utilisation et à la jouissance des terres par la bande :

À mon avis, l’obligation de fiduciaire de la Couronne ne se limite pas aux cessions. L’article 35 permet clairement au gouverneur en conseil d’autoriser l’usage de terres de réserve à des fins d’intérêt public. Cependant, une fois qu’il est établi que l’expropriation de terres indiennes est dans l’intérêt du public, la Couronne a l’obligation de fiduciaire de n’exproprier que le droit minimal requis pour réaliser cette fin d’intérêt public et ainsi de faire en sorte que le droit de la bande d’utiliser des terres indiennes et d’en jouir ne subisse qu’une atteinte minimale. Cette obligation est compatible avec les dispositions de l’art. 35, qui confèrent au gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire absolu de prescrire les modalités de l’expropriation ou du transfert. De cette manière, plutôt que de faire prévaloir l’intérêt public sur les droits des Indiens, l’approche que je préconise tend à concilier les intérêts en jeu.

[Non souligné dans l’original.]

[362] De plus, les éléments de preuve produits au procès démontraient que l’obtention d’une servitude de submergement sur les terres de réserve, plutôt que l’appropriation de l’intégralité des droits de la bande sur les terres, était compatible avec la pratique adoptée par la Couronne en 1929.

[363] Dans une lettre du 11 juin 1919, Thomas W. Gibson, le sous-ministre des Mines de l’Ontario, a demandé au sous-ministre fédéral de l’Intérieur, W. W. Cory, si des progrès avaient été accomplis concernant les arrangements avec la Compagnie de la Baie d’Hudson et le ministère des Affaires indiennes [traduction] « relativement aux terres bordant le lac Seul auxquelles ils portent un intérêt et qui sont visées par l’aménagement à retenue envisagé ». La réponse à cette question était reproduite dans le rapport de Mme Baldwin, aux pages 27 et 28 :

[traduction] Après avoir reçu la lettre [du sous-ministre] Gibson le 24 juillet 1919, concernant les terres autochtones, A. M. Beale de la Direction générale des forces hydrauliques a écrit à son directeur, J. B. Challies, pour l’informer qu’il avait communiqué avec Samuel Bray, l’arpenteur-géomètre en chef du ministère des Affaires indiennes, qui l’avait renseigné sur « la procédure habituelle à suivre » pour obtenir des droits d’inondation :

Un levé altimétrique des berges de la réserve, préférablement un levé comprenant le contour tracé par une série de lignes droites abornées aux points de déviation, doit être effectué.

1. Une offre d’indemnisation définitive est présentée pour les terres et les améliorations à acquérir, réparties en fonction :

a) des terres uniquement;

b) des améliorations, détaillant dans chaque cas l’Indien qui les possède.

Si, à la suite des négociations, l’offre est acceptée au nom des Indiens, ou modifiée et par la suite acceptée, le montant de l’indemnité convenu est déposé auprès du ministre des Finances aux fins d’usage par la bande autochtone, et les terres sont cédées.

[364] En effet, l’article 1 de l’Accord du barrage-réservoir du lac Seul, daté du 28 février 1928, précisait, dans la définition des « dépenses en immobilisation », « les coûts de l’obtention des droits de submergement ou autres droits d’usage nécessaires » [non souligné dans l’original].

[365] De plus, il s’agit de la ligne de conduite particulière qui a été adoptée pour les terres ecclésiastiques qui ont été submergées. Le récépissé daté du 5 octobre 1929 entre le synode du diocèse de Keewatin et la Direction des levés, du ministère des Terres et des Forêts de l’Ontario, est libellé ainsi :

[traduction] REÇU du trésorier de la province d’Ontario la somme de quatre mille deux cent vingt-deux dollars et cinquante cents (4 222,50 $) à titre de paiement intégral du droit de submerger à perpétuité les terres de la Société missionnaire de l’Église, situées à l’est et contiguës à la réserve de la Compagnie de la Baie d’Hudson sur le rivage nord du lac Seul dans le district de Kenora, la partie dénommée Patricia, jusqu’à une élévation de 1 172 pieds d’altitude, et de l’ensemble des dommages aux terres et aux biens qui peuvent être causés par suite de l’élévation du niveau des eaux, comme il a été susmentionné.

[Non souligné dans l’original.]

[366] Le rapport d’Alan McCullough, aux paragraphes 527 à 537, indique qu’un [traduction] « plan des biens de l’église montrant le rivage, la laisse de crue, la courbe de niveau de 1 172 pieds et l’enclos paroissial [...] indiquait que les 13 acres de terres entre la laisse de crue et la courbe de niveau de 1 172 pieds seraient inondées ». Il avait été convenu que 53 tombes (surtout des membres décédés de la PNLS, mais non exclusivement) seraient aussi submergées ainsi que le bois d’œuvre.

[367] Le 13 septembre 1928, l’archidiacre a écrit à l’arpenteur général pour lui présenter l’estimation suivante des dommages probables qui seraient causés aux biens de l’église :

Démontage, enlèvement et reconstruction de l’église

3 500 $

Travaux préparatoires du nouveau cimetière et enlèvement des dépouilles de l’ancien cimetière

400 $

Valeur du bois d’œuvre qui sera détruit par l’inondation

[blank/en blanc]

23 000 pieds de pin rouge à 10,50 $

231,00 $

4 100 pieds de pin blanc à 10,50 $

43,50 $

3 000 pieds d’épinette à 6 $

18,00 $

60 cordes de pin gris, peuplier, bouleau et sapin baumier à 0,50 $

30,00 $

[blank/en blanc]

_______

[blank/en blanc]

322,50 $

[blank/en blanc]

4 222,50 $

M. McCullough a noté que l’archidiacre [traduction] « n’avait pas estimé la superficie qui serait inondée, car il n’avait pas de données à ce sujet ».

[368] Lorsque l’église a demandé le paiement de ce montant, le directeur de la Direction générale des forces hydrauliques a affirmé qu’il semblait raisonnable. La Commission de contrôle du lac des Bois avait indiqué que la somme de 4 222,50 $ était [traduction] « raisonnable et qu’un règlement pour ce montant serait entièrement satisfaisant ».

[369] La Compagnie de la Baie d’Hudson possédait également un poste sur le rivage nord du lac Seul. Plusieurs de ses bâtiments seraient submergés, et les négociations relatives à l’indemnisation se sont prolongées sur une longue période. Durant les négociations, L. V. Rorke a écrit aux avocats de la Compagnie de la Baie d’Hudson le 28 décembre 1929, précisant [traduction] « aucun titre sur les terres n’est requis, sauf le droit de submergement à une élévation de 1 172 pieds » [non souligné dans l’original]. En fin de compte, les parties ont convenu qu’un paiement de 7 000 $ serait versé à la Compagnie de la Baie d’Hudson pour les dommages et les lettres patentes pour les terres qui lui avaient été promises, aux termes d’un acte de cession lorsque les terres de Rupert avaient été transférées au Canada. M. McCullough a signalé au paragraphe 550 de son rapport que les [traduction] « comptes de dépenses en capital comprenaient un élément daté du 9 juillet 1931 lié à un paiement de 7 000 $ à la Compagnie de la Baie d’Hudson pour les “droits de submergement et dommages, poste du lac Seul” » [non souligné dans l’original]. Lorsque les lettres patentes pour les terres ont été délivrées en 1939, M. McCullough mentionne qu’elles [traduction] « renfermaient des droits réservés autorisant la Couronne à inonder et à submerger toutes les terres cédées jusqu’à une élévation de 1 172 pieds » [non souligné dans l’original].

[370] Enfin, deux pièces (7831 et 7832) ont été produites au procès qui portaient sur une servitude de submergement datant de 1935 et autorisant la CEHO à inonder une partie des terres de la Compagnie de la Baie d’Hudson au lac St. Joseph.

[371] Dans tous les autres cas visés par l’inondation du lac Seul, les parties, pour déterminer la valeur de la servitude, ont tenu compte des dommages qui seraient causés par l’inondation, tels que le déplacement des tombes, des bâtiments, la perte du bois d’œuvre, etc. À mon avis, cela aurait aussi été fait pour établir la valeur des terres de la PNLS. De plus, un paiement aurait été versé pour compenser la valeur des terres.

[372] Pour conclure, les demandeurs ont soutenu, contrairement à la thèse à laquelle ils avaient adhéré auparavant, que la perte de moyens de subsistance de la Première Nation, résultant de l’inondation, ne représentait pas une évaluation appropriée des dommages. Ils ont exprimé cette thèse principalement, mais non exclusivement, parce qu’ils estimaient que les avantages hydroélectriques discutés ci-dessus représentaient l’évaluation appropriée des dommages.

[373] À mon avis, en 1929, si la PNLS avait été disposée à vendre, elle aurait tenu compte des répercussions de l’inondation sur les terres de réserve, qui lui procuraient ses moyens de subsistance. Elle aurait pris en considération l’ensemble des pertes qui seraient causées par l’inondation, au même titre que le Canada s’il avait rempli ses obligations envers la Première Nation. Les terres, le bois d’œuvre, les bâtiments et les améliorations, les tombes à l’emplacement visé, la séparation physique des communautés par l’élévation de l’eau et les moyens de subsistance auraient été inclus dans les pertes de la PNLS.

[374] La difficulté réside donc dans l’évaluation des pertes qu’a subies la PNLS en 1929, puisque le Canada a manqué à ses obligations envers elle. Je me rappelle les propos qu’a tenus le juge Collier au paragraphe 222 dans la décision Guerin CF : [traduction] « Même s’il peut être difficile, voire presque impossible, d’évaluer les dommages-intérêts, dans la mesure où une cour est convaincue que des dommages ou des pertes se sont de fait produits, elle doit évaluer les dommages-intérêts au mieux de sa connaissance, même si elle doit faire des suppositions ». Le caractère acceptable de cette approche est reconnu depuis longtemps au Canada et dans d’autres ressorts de common law. Dans l’arrêt Wood c Grand Valley Railway Co, (1915), 51 RCS 283, à la page 289, le juge Davies a observé ce qui suit :

[traduction] A la lumière des faits de cette cause, c’était vraiment impossible d’évaluer avec grande précision le préjudice subi par la demanderesse, mais il me semble que les savants juges ont clairement établi qu’une telle impossibilité ne « décharge pas pour autant l’auteur du préjudice de l’obligation de payer des dommages pour la rupture du contrat » et que d’autre part, le tribunal doit évaluer le préjudice même si, en pareilles circonstances, le jury ou le juge doit « agir au mieux », et sa conclusion ne sera pas infirmée même si le montant accordé n’est en fait que le fruit de conjectures [3] .

[375] Il est possible de calculer mathématiquement certains éléments des pertes essuyées en 1929, et c’est que nous entreprendrons ci-après. D’autres éléments de perte, à mon avis, ne peuvent être calculés avec un degré de certitude mathématique. Néanmoins, je conclus que la PNLS a subi une perte qu’elle n’aurait pas subie si le Canada s’était acquitté de ses obligations.

XII. LA VALEUR DES TERRES DE RÉSERVE INONDÉES DE LA PNLS

[376] Comment faut-il procéder pour évaluer les terres? L’estimateur dépêché par le Canada et l’Ontario, Duncan Bell, a estimé qu’en 1929, la valeur des terres riveraines (3 $ par acre) dans la zone visée était supérieure à celle des terres intérieures (1,10 $ par acre). M. Bell a reconnu qu’une [traduction] « évaluation exacte des terres riveraines inondées n’était pas disponible ». Après un examen visuel des cartes disponibles, il a estimé que 10 % de l’ensemble des terres inondées étaient constitués de terres riveraines perdues, alors que 90 % des terres restantes étaient formées de terrains boisés. Il a conclu qu’à son avis, la valeur moyenne des terres de réserve inondées en 1929 s’élevait à 1,29 $ par acre. Selon la superficie submergée convenue de 11 304 acres, il a estimé que la valeur des terres de réserve inondées en 1929 se situait à 14 582,16 $. M. Bell a aussi estimé que la valeur des bâtiments et des améliorations des emplacements sur ces terres se chiffrait à 24 648 $.

[377] M. Norris Wilson, l’expert convoqué par les demandeurs, a critiqué M. Bell pour avoir omis d’analyser la valeur des améliorations anticipées sur les terres, soit à l’emplacement visé ou à proximité, puisqu’il existait une amélioration publique à proximité des terres visées, c’est-à-dire le projet hydroélectrique à Ear Falls. De plus, j’estime que les terres de réserve inondées faisaient partie de l’aménagement à retenue qui a facilité le système hydroélectrique en aval sur les rivières des Anglais et Winnipeg. Il a témoigné que le projet hydroélectrique à Ear Falls aurait affecté la valeur des terres bordant les berges du lac Seul, car l’utilisation optimale des terres serait la retenue d’eau pour un projet énergétique, et non l’usage traditionnel préalable à l’inondation.

[378] M. Norris a aussi témoigné que l’évaluation foncière fondée sur l’utilisation optimale des terres ne peut être prise en compte dans le cas d’une expropriation, car, dans un tel cas, il faut faire abstraction de l’augmentation ou de la réduction de la valeur qui est attribuable au projet ou à l’imminence de l’expropriation ou à l’expropriation même. Je constate que ce témoignage est conforme à l’article 14 de la Loi sur l’expropriation, LRO 1990, c E.26, qui dispose ce qui suit :

Pour fixer la valeur marchande d’un bien-fonds, il n’est pas tenu compte des éléments suivants :

a) l’utilisation particulière à laquelle l’autorité expropriante destine le bien-fonds;

b) l’augmentation ou la diminution de la valeur du bien-fonds résultant de l’exploitation ou de l’imminence de l’exploitation en vue de laquelle l’expropriation a lieu, ou d’une expropriation ou de la perspective imminente d’expropriation;

c) l’augmentation de la valeur du bien-fonds résultant de l’affectation de celui-ci à une utilisation qui pourrait être interdite par un tribunal, qui contrevient à la loi ou qui porte préjudice à la santé des occupants du bien-fonds ou à la santé publique.

Le paragraphe 26(11) de la Loi sur l’expropriation, LRC (1985), c E-21 (Canada) renferme une disposition similaire relativement à l’évaluation :

En déterminant la valeur d’un droit ou intérêt exproprié, il n’est tenu aucun compte :

a) de tout usage que la Couronne envisage de faire ou fait réellement du bien-fonds après l’expropriation;

b) de toute valeur établie ou prétendue établie par une opération ou un contrat comportant le louage ou la disposition du droit ou intérêt ou d’un droit plus restreint ou d’une partie de l’intérêt, ou par référence à ceux-ci, lorsque cette opération ou ce contrat a été passé après l’enregistrement de l’avis de l’intention d’exproprier;

c) de toute augmentation ou diminution de la valeur du droit ou intérêt résultant de la prévision d’une expropriation par la Couronne ou d’une connaissance ou prévision, avant l’expropriation, de l’ouvrage public ou de l’autre fin d’intérêt public pour lesquels le droit ou intérêt a été exproprié;

d) de toute augmentation de la valeur du droit ou intérêt résultant de son usage en contravention avec la loi.

[379] Selon M. Norris, l’évaluation effectuée par M. Bell était fondée sur une présomption tacite que les terres visées seraient expropriées. En contre-interrogatoire, il a reconnu que si l’on suppose que l’utilisation optimale était l’usage traditionnel (à l’opposé de l’utilisation des terres pour la production d’énergie hydraulique), les comparables sélectionnés par M. Bell pour la comparaison directe étaient appropriés. Comme il l’a dit, les ventes de terres bordant d’autres lacs dans la région du Nord-Ouest de l’Ontario que M. Bell avait relevées étaient [traduction] « les meilleures possible dans les circonstances ». Bref, M. Norris avait peu d’objections importantes à soulever concernant la valeur proposée par M. Bell des terres inondées, si l’évaluation avait été faite sans tenir compte du projet hydroélectrique.

[380] J’estime que la méthode d’évaluation de M. Bell était appropriée et adaptée aux circonstances, et j’accepte ses conclusions.

[381] Cette manière de procéder peut sembler contraire à celle adoptée par le ministère des Affaires indiennes dans le projet d’aménagement aux chutes Kananaskis où, on se souviendra, le ministère avait informé Calgary Power que le prix des terres pourrait être supérieur à leur valeur agricole, car [traduction] « la valeur des terres est fonction de leur utilité pour la production d’énergie aux chutes Kananaskis et, à cet égard, leur valeur est considérable ».

[382] Pourtant, l’aménagement à retenue du lac Seul et l’exploitation aux chutes Kananaskis différaient sensiblement au moins sous un aspect important. Le ministère des Affaires indiennes avait reçu un avis juridique selon lequel Calgary Power n’avait pas la capacité voulue pour exproprier des terres de réserve. Ainsi, Calgary Power se trouvait dans une situation, à l’égard de la Première Nation de Stoney, tout à fait différente de celle du Canada envers la PNLS. Calgary Power n’a pas exproprié de terres. Donc, le principe énoncé ci-dessus ne s’appliquait pas.

[383] Toutes choses étant par ailleurs égales, le Canada pouvait unilatéralement s’approprier les terres au moyen d’une servitude de submergement à la juste valeur marchande des terres, soit 1,29 $ par acre. L’Ontario et le Manitoba auraient été au courant de ce fait. Il n’existe aucun élément de preuve que ces deux provinces auraient accepté que le Canada paie un montant plus élevé, soit en exerçant son pouvoir d’appropriation ou en négociant avec la PNLS. J’estime que la suggestion que le Canada devait et aurait dû payer un prix supérieur pour les terres se résume à des suppositions fantaisistes. Le Canada avait une obligation envers la PNLS d’obtenir un prix juste et raisonnable pour ses terres, mais sans plus. En outre, s’il l’avait fait, on peut soutenir qu’il aurait manqué à son obligation envers les citoyens canadiens d’agir dans l’intérêt public.

[384] Selon le Canada, le prix de 1 $ par acre payé pour d’autres terres inondées serait plus approprié pour calculer le montant à verser à la PNLS. D’après l’évaluation fournie par son propre expert, M. Bell, le chiffre de 1 $ est trop faible. Le Canada était dans l’obligation d’obtenir un prix juste et raisonnable. Alors que 1,29 $ est un montant légèrement supérieur à celui envisagé par d’autres parties, je ne dispose d’aucun élément de preuve montrant que si le Canada avait insisté pour un montant plus élevé, les provinces ne l’auraient pas accepté.

[385] Les parties s’entendent pour dire que 11 304 acres de terres de réserve ont été inondées, et je crois comprendre que ces terres sont comprises dans la courbe de niveau de 1 172 pieds tracée en 1928 par C. E. Bush, l’arpenteur-géomètre de l’Ontario. Les parties ont également convenu que la zone de franc-bord de cinq pieds était incluse, selon le témoignage de M. Falk; donc la superficie comprendrait 2 817 acres de plus.

[386] M. Falk a exprimé un avis au sujet de la courbe de niveau plus élevée qui aurait dû être utilisée pour déterminer la superficie des terres de réserve touchées par l’aménagement à retenue du lac Seul. Il affirme qu’elle aurait dû être relevée de cinq pieds, car il fallait tenir compte du vent et des vagues qui peuvent relever le niveau de l’eau de plusieurs pieds – ce qui constitue la zone de franc-bord.

[387] Il a témoigné que durant la construction d’un barrage, il faut prévoir une zone tampon pour tenir compte des effets de l’élévation du niveau de l’eau. M. Falk a donné un exemple et a précisé que si Ontario Hydro avait construit le barrage et si le niveau d’eau devait atteindre 1 170 pieds, alors elle aurait dû acquérir des droits sur les terres visées jusqu’à 1 175 pieds.

[388] Je n’accepte pas ce témoignage. En contre-interrogatoire, M. Falk a reconnu qu’il n’y avait aucun document d’Ontario Hydro qui confirmait que sa pratique normale était d’utiliser une servitude de submergement de cinq pieds, ni pour démontrer qu’elle avait utilisé une servitude de submergement de cinq pieds. Au contraire, le Canada lui a présenté des exemples où Ontario Hydro n’avait pas utilisé une zone tampon de cinq pieds.

[389] Soulignons que M. Falk a reconnu, en contre-interrogatoire, que les données révélaient que, depuis 1929, le niveau de l’eau du lac Seul n’avait jamais atteint 1 172 pieds. L’eau a atteint un niveau maximal en 1974, qui était un peu moins de 1 172 pieds.

[390] À la lumière de cette preuve, il n’est pas justifié d’indemniser la PNLS pour des terres au-dessus de 1 172 pieds.

[391] Par conséquent, je conclus que la PNLS aurait dû toucher une indemnité de 14 582,16 $ pour la servitude de submergement sur ces terres.

[392] Les éléments de preuve établissent que l’intégralité de ces terres n’a pas été immédiatement submergée en 1929, lorsque la construction du barrage a été achevée. Le niveau de l’eau a continué d’augmenter jusque vers 1934, lorsque le lac a atteint son niveau maximal normal. J’estime qu’un fiduciaire prudent et avisé n’aurait pas permis une inondation, à moins de verser en premier une indemnité intégrale. Par conséquent, ce montant aurait dû être porté au crédit de la PNLS en 1929.

[393] Il se peut que l’avis de M. Bell soit exact, à savoir que la valeur de la perte des bâtiments et des améliorations se chiffrait à 24 648 $. Toutefois, j’estime que cet avis n’est pas pertinent. À moins que les bâtiments submergés aient été déplacés sur des terrains en hauteur, de nouvelles structures auraient été construites pour les remplacer, et c’est ce qui semble avoir été fait. La preuve démontre que le Canada a fait construire 55 maisons de remplacement pour les membres de la PNLS entre 1930 et 1940, au coût de 31 039 $. Alors que certains travaux de construction ont eu lieu après que le lac a été entièrement submergé, il n’existe aucun élément de preuve que les maisons inondées n’ont pas été finalement remplacées. Ayant reçu des bâtiments en remplacement de ceux submergés, la PNLS ne peut prétendre à juste titre que le Canada doit lui verser une indemnité pour les bâtiments perdus. Quoi qu’il en soit, il se peut que la PNLS ait droit à une certaine indemnisation pour d’autres pertes imputables au déménagement, y compris les coûts de main-d’œuvre et les inconvénients subis.

[394] En fait, ce montant était inclus dans le règlement de 1943. Comme l’a souligné M. McCullough au paragraphe 734 de son rapport : [traduction] « La somme de 31 039 $ a déjà été dépensée. Ainsi il faut prendre en considération le fait que la Première Nation ou ses membres individuels ont reçu deux fois un paiement de 31 039 $, une fois sous forme d’hébergement et une autre fois sous forme de montant crédité à son compte en fiducie ». Cependant, le Canada avait pris une décision délibérée en 1943 de ne pas réclamer cette somme à son profit, mais de la verser à la PNLS. Il serait maintenant inapproprié de déduire de cette somme des montants dus par le Canada. De plus, selon la preuve, ces bâtiments ont été construits en utilisant la main-d’œuvre non rémunérée des membres de la PNLS. Cette somme supplémentaire peut être considérée comme un salaire pour le travail effectué. Qui plus est, d’autres travaux n’ont pas été effectués pour construire de nouveaux quais ou d’autres ouvrages qui ont été endommagés par l’inondation, et ce montant pourrait aussi être inclus dans les pertes.

[395] D’autres pertes ont été causées par l’inondation, qui sont décrites par les demandeurs comme des « pertes évitables », pour lesquelles ils demandent une indemnité que le Canada aurait dû accorder à la PNLS pour avoir manqué à ses obligations. Cette indemnité vise à compenser en particulier le bois d’œuvre, l’infrastructure communautaire et l’érosion, dont il est question ci-après.

XIII. LE BOIS D’ŒUVRE

[396] M. Daly, l’avocat du ministère de l’Intérieur, indique dans une note sur les dépenses en immobilisations de l’aménagement à retenue du lac Seul, datée du 20 juillet 1931, qu’il a adressée au sous-ministre, que [traduction] « le coût de dégagement du bassin inondé représente une charge habituelle et appropriée dans ce cas et est conforme à la pratique générale en ingénierie dans des travaux de construction de ce genre » [non souligné dans l’original]. Il a conclu ceci : [traduction] « Étant donné ce qui précède, il n’y a aucun doute que le Dominion est en définitive résolu à donner suite à tous les arrangements prévus et doit accepter les dispositions prises pour dégager le bassin, etc. » [4] .

[397] Le bois d’œuvre a été cédé en 1919. Les droits sur les terres dans la partie sud de la réserve ont été vendus à la Keewatin Lumber Company en 1920, et les droits sur les terres dans la partie nord ont été vendus à C. W. Cox en 1926.

[398] Au procès, les parties ont convenu que la PNLS avait subi une perte liée aux droits sur le bois d’œuvre couvrant 11 304 acres jusqu’à la courbe de niveau de 1 172,57 pieds, que cette perte se chiffrait à 34 917,33 $ et qu’elle était attribuable au défaut des parties de défricher les berges.

[399] Je suis d’accord avec l’argument de la PNLS qu’une [traduction] « personne raisonnablement prudente dans la gestion de ses propres affaires prendra des mesures pour atténuer ses pertes ». En l’espèce, sachant que les berges de la réserve seraient submergées, causant la perte du bois d’œuvre, une personne raisonnablement prudente aurait pris des mesures pour abattre le bois d’œuvre avant la submersion du lac.

[400] Je reconnais que le Canada a pris certaines mesures pour faire abattre le bois d’œuvre, mais l’équipe de secours a manqué lamentablement à la tâche. Cela n’est pas du tout surprenant, car les hommes venaient de Winnipeg et possédaient peu de connaissances, sinon aucune, du métier de bûcheron. J’accepte également que durant la Grande Dépression dans les années 1930, en raison des conditions du marché du bois d’œuvre, l’abattage et la vente de bois étaient peu rentables. Néanmoins, il était raisonnable de s’attendre à ce que le marché du bois d’œuvre se rétablisse une fois la dépression terminée, et l’argent investi dans l’abattage et l’entreposage du bois d’œuvre en 1929 serait entièrement recouvré lors de la vente du bois à un prix raisonnable. Par surcroît, il ne faut pas oublier que le Canada s’était engagé auprès de la PNLS à faire abattre le bois d’œuvre sur les berges.

[401] Une personne raisonnablement prudente aurait commencé le projet d’abattage plus tôt en 1919, lorsqu’il était évident qu’il serait entrepris et qu’il existait un marché pour le bois d’œuvre. Le défrichage du bois d’œuvre était important, car sa valeur marchande était considérable et serait autrement perdue. Il était en outre évident que le bois d’œuvre non abattu ferait tache sur les berges du lac Seul et serait dangereux pour les transports.

[402] Les demandeurs estiment qu’ils ont le droit d’être indemnisés pour le défaut d’abattre le bois d’œuvre sur les berges et que l’indemnité doit couvrir plus que la perte des droits sur le bois d’œuvre. Dans leurs observations écrites, ils ont soutenu ceci :

[traduction] Les berges de la réserve offraient aux membres de la Première Nation un accès au lac Seul – où ils chassaient, piégeaient, vivaient et récoltaient. Le Canada, en qualité de fiduciaire, devait s’assurer que l’abattage était terminé avant l’inondation. En fait, en 1933, M. Bury a affirmé à la Première Nation que le niveau de l’eau ne serait pas relevé jusqu’à ce que le défrichage soit terminé sur l’ensemble des berges du lac – et non seulement dans sa réserve. La Première Nation croyait que ce travail important serait accompli. Elle avait le droit de voir l’achèvement de ce travail, car celui-ci avait une incidence sur son lieu de résidence et sa subsistance.

[403] En 1929, après l’achèvement du barrage, l’Ontario a lancé un appel d’offres pour faire abattre le bois d’œuvre des berges sur ses terres. Dans l’appel d’offres, l’Ontario a précisé que le but des travaux était [traduction] « de préserver la beauté du lac, de protéger la navigation et de prévenir la perte de bois d’œuvre de valeur marchande ». En fait, Mme Jones, à la page 126 de son rapport, écrit que l’Ontario avait refusé de submerger le réservoir [traduction] « jusqu’à ce que les dommages à ses intérêts soient atténués par l’abattage du bois d’œuvre ».

[404] Le Canada a obtenu un avis juridique, selon lequel le coût du défrichage du bois d’œuvre sur les berges ne représentait pas des « dépenses en immobilisations » recouvrables aux termes de l’Accord relatif au lac Seul. Pour préparer sa réponse, le ministère de la Justice avait demandé au ministère de l’Intérieur si le défrichage des terres à submerger était [traduction] « un travail habituel ou nécessaire rattaché à la construction d’un barrage ». La réponse fut la suivante : [traduction] « la question de savoir si le défrichage est ou non habituel dépend entièrement de la politique appliquée à ce moment-là par l’organisme gouvernemental chargé de l’administration » [soulignement dans l’original]. Bien que le Canada ait refusé de collaborer à l’abattage du bois d’œuvre sur les berges, le dossier semble indiquer que l’Ontario et le Manitoba auraient été disposés à le faire. Toutefois, le coût était une tout autre affaire. En définitive, après l’échec essuyé dans le projet de secours fédéral pour faire abattre le bois d’œuvre, le réservoir a été submergé sans que le bois d’œuvre ait été abattu.

[405] Selon M. Scheifele, un expert en foresterie convoqué par les demandeurs, le coût total de l’abattage de 8 920 acres boisés sur les berges de la réserve en 1929 se serait élevé à 767 800 $. Cette économie, comme l’ont affirmé les demandeurs, constitue un avantage que le Canada a conféré à l’Ontario et au Manitoba et un manquement à son obligation envers la PNLS. M. Scheifele a décrit cet acte comme un enrichissement injustifié.

[406] L’expert pour le Canada, Robert Sandy, a critiqué le rapport de M. Scheifele. M. Sandy a à juste titre observé que si le Canada avait fait défricher le rivage après la construction du barrage, il aurait versé les droits de coupe à des parties autres que la PNLS, qui n’aurait reçu aucun avantage économique direct, car elle n’aurait pas été payée pour ce travail. Les fonds auraient été versés aux parties autres que la PNLS. Il a exprimé l’avis que la quantification des pertes économiques comporte deux éléments clés : ce qui s’est passé et ce qui aurait dû se passer. La différence entre ces deux éléments est le montant des pertes économiques. Dans ce cas, il a conclu que la PNLS n’avait pas subi de perte économique.

[407] Premièrement, M. Sandy a affirmé que si la PNLS avait de fait subi des pertes par suite du défaut de défricher le rivage, il s’attendrait alors à ce que M. Scheifele analyse les pertes, ce qu’il n’a pas fait. M. Sandy a précisé qu’il n’affirme pas que la PNLS n’a pas subi de pertes. M. Scheifele a indiqué que la PNLS avait subi un préjudice, des inconvénients et des conditions dangereuses, sans toutefois donner de précisions sur les pertes.

[408] Il a noté que le premier rapport de M. Scheifele faisait état de la perte de bois d’œuvre de qualité marchande, de souches qui émergeaient de l’eau et de falaises. Dans son rapport en réponse, M. Scheifele a fourni un complément d’information sur certaines pertes réelles que la PNLS aurait subies. Par exemple, les membres de la Première Nation n’avaient plus accès à leurs lieux de chasse préférés ou ils devaient faire un plus long chemin pour s’y rendre. M. Scheifele a précisé dans son témoignage que le défaut de défricher les berges avait nui aux activités de piégeage, à la récolte de riz sauvage et à la pêche. Comme l’a cependant observé M. Sandy, aucun détail n’a été fourni. Le rapport en réponse de M. Scheifele mentionnait également les épaves et la perte de la possibilité de construire des chalets, mais de nouveau sans fournir de détail. Bref, M. Sandy a critiqué M. Scheifele pour ne pas avoir quantifié les pertes essuyées par la PNLS. M. Sandy ne croyait pas que les coûts d’abattage donnant lieu à une [traduction] « perte de jouissance et d’usage des terres de réserve » étaient appropriés, car il n’y a aucun rapport entre les deux.

[409] En second lieu, M. Sandy a témoigné que si la Première Nation avait engagé des dépenses relatives à la minimisation des dépenses liées au présumé défaut de défricher les berges, il se serait attendu à voir une évaluation de ces dépenses dans le rapport de M. Scheifele, mais ce n’était pas le cas.

[410] Troisièmement, M. Sandy a indiqué dans son rapport que [traduction] « si la PNLS s’attendait à être payée par la Couronne pour défricher le rivage, alors je me serais attendu à ce que la réclamation pour le défrichage dans le rapport de [M. Scheifele] comprenne une estimation de la perte de revenus de la PNLS, mais aucune estimation ne s’y trouvait ».

[411] M. Sandy a conclu que M. Scheifele n’avait pas démontré que la PNLS avait subi des pertes économiques et il n’avait pas quantifié ces pertes. Il a réitéré qu’il n’affirmait pas que la PNLS n’avait pas essuyé de pertes, mais simplement que le rapport de M. Scheifele ne renfermait aucune précision sur ces pertes.

[412] Selon les demandeurs, ce qui s’est passé, c’est que le Canada a permis aux provinces de bénéficier du manquement à son obligation envers la PNLS. Dans l’arrêt Canson Enterprises, la juge McLachlin a affirmé aux pages 555 et 556 : « Si le manquement permet à un tiers de tirer un avantage illicite qui cause une perte au demandeur, la personne soumise à une obligation fiduciaire sera responsable, car il existe un lien de causalité entre le manquement et la perte ».

[413] À mon avis, cette citation de l’arrêt Canson Enterprises ne s’applique pas en l’espèce, car les pertes pour la PNLS, s’il en est, sont celles décrites par M. Scheifele. Je conviens avec M. Sandy qu’aucune perte économique à proprement parler n’a été déterminée et des pertes non économiques n’ont pas été quantifiées. Peu importe, ce n’est pas parce que l’Ontario et le Manitoba peuvent avoir généré quelques économies par suite du manquement du Canada à son obligation, qui a causé une perte à la PNLS – c’est plutôt que celle-ci a subi un préjudice direct par suite du manquement du Canada.

[414] Mise à part la perte de bois d’œuvre de qualité marchande et des droits connexes, pour lesquels la PNLS a droit à une indemnisation, il reste à trancher la question suivante : Que doit faire une cour pour indemniser une perte de jouissance et d’accès, conformément aux principes de l’indemnisation en equity? Je suis prêt à conclure que la PNLS a de fait subi des pertes parce que la Couronne n’a pas fait défricher les berges avant de submerger le réservoir, et il en sera tenu compte dans le calcul du montant définitif.

XIV. L’ÉROSION

[415] La PNLS soutient qu’une personne raisonnablement prudente dans la gestion de ses propres affaires aurait protégé les berges de la réserve contre les effets de l’érosion causée par l’inondation. Le Canada soutient que : [traduction] « L’inondation a altéré les lieux de la réserve qui sont soumis à l’effet de l’érosion (soit entre le niveau de l’eau avant la construction du barrage et le niveau de l’eau actuel), mais n’a pas modifié la façon dont l’érosion s’est produite ou sa vitesse ». Somme toute, le Canada allègue que la PNLS n’a pas droit à une indemnité pour les pertes imputables à l’érosion qu’elle réclame.

[416] Trois témoins ont présenté des rapports et des témoignages pertinents sur cette question : Marcel Deveau et James Hawken au nom des demandeurs, et Peter Zuzek convoqué par le Canada.

[417] La Cour a reconnu M. Zuzek à titre d’expert qualifié pour présenter : [traduction] « des éléments de preuve précis sur l’érosion du rivage du lac Seul avant et après la construction et l’exploitation du barrage d’Ear Falls, ainsi que sur les exigences relatives à la restauration potentielle ».

[418] La Cour a refusé de reconnaître M. Deveau, ingénieur de structures maritimes, pour exprimer un avis sur : [traduction] « l’érosion du rivage causée par l’inondation du lac Seul », comme le demandaient les demandeurs. Il a plutôt été reconnu comme un [traduction] « expert pouvant livrer un témoignage d’opinion d’ordre général sur la géologie côtière, l’érosion et la protection du littoral et, particulièrement, sur les mesures de protection adéquates pour atténuer les effets de l’érosion du lac Seul ». Il n’a cependant pas été précisément reconnu pour témoigner à propos des raisons particulières de l’érosion du sol au lac Seul.

[419] M. Hawken a été reconnu à titre d’expert pour livrer un témoignage d’opinion d’ordre général sur la gestion de projets de génie civil se rapportant aux ressources hydrologiques et, particulièrement, sur la conception d’ouvrages de protection du rivage du lac Seul pour atténuer les problèmes d’érosion, et l’établissement des coûts connexes.

[420] Je conviens avec le Canada que le témoignage de M. Deveau est suspect et je ne lui accorde que peu de poids. Sa contribution au rapport d’expert que lui et M. Hawken ont présenté était minime. Il a seulement supervisé l’équipe chargée de concevoir les ouvrages de protection du rivage et a « revu » les travaux. Il a corédigé de petites parties du rapport seulement et n’a pas participé à la préparation de l’exposé PowerPoint qu’il a utilisé pour livrer son témoignage. Il a admis qu’il ne possédait pas d’expertise dans les processus d’érosion, mais que son expertise se résumait plutôt à trouver des solutions après que l’érosion avait été observée.

[421] Dans le rapport d’expert, M. Hawken a recensé les emplacements qui s’érodaient. Initialement, il a recensé 58 emplacements dans la réserve, puis a révisé ce chiffre à 41 après que M. Zuzek [traduction] « a fort justement [l’expression utilisée par M. Hawken] recensé un nombre d’emplacements qui ne s’érodaient pas ». Non seulement ces emplacements ne s’érodaient pas, mais ils ne pouvaient s’éroder, car ils étaient formés de rochers. Il a reconnu qu’il n’avait aucune connaissance directe de la méthode employée pour colliger les données qu’il utilisait ou de leur fiabilité. Le fait qu’il s’est fié à ces données me porte à mettre en doute tous les aspects de son témoignage.

[422] Quoi qu’il en soit, un seul témoin a été reconnu pour se prononcer sur l’érosion dans la réserve du lac Seul avant et après l’exploitation du barrage-réservoir d’Ear Falls : Peter Zuzek.

[423] Je retiens entièrement son témoignage que le rivage s’érodait avant l’aménagement du barrage et après sa mise en exploitation. Je suis aussi disposé à accepter son avis qu’« à long terme », les vitesses d’érosion étaient [traduction] « très similaires », mais cela ne répond pas à la question de savoir si durant les premières années après l’inondation, la vitesse d’érosion du nouveau rivage était supérieure à ce qu’elle aurait autrement été. Lorsque cette question lui a été posée, il a répondu :

[traduction] Je ne peux répondre à cette question parce que je ne l’ai pas examinée. Nous ne disposons pas de données d’évaluation. Alors je ne crois pas qu’il serait avisé de faire des suppositions ou d’émettre une hypothèse.

[424] Je souscris à l’observation formulée par les demandeurs que M. Zuzek, lorsqu’il a présenté l’illustration dans le rapport sur le lac Wuskwatim du cabinet JDMA, a supprimé les indications relatives à l’année et le graphique montrant qu’il [traduction] « faut des siècles pour que les vitesses d’érosion initialement élevées diminuent à une faible vitesse constante (c.à-d. l’équilibre dynamique) ». Cela m’inquiète profondément et je conclus, ce que M. Zuzek a omis de dire, notamment que la vitesse d’érosion du rivage susceptible d’érosion touché était supérieure, durant les années qui ont suivi immédiatement l’inondation du lac Seul, à celle de la période où l’équilibre dynamique a été atteint. Même si la vitesse d’érosion a augmenté à court terme, puisque l’érosion à long terme n’a pas accéléré, je suis toujours d’avis que la hausse temporaire de la vitesse d’érosion ne représente pas une perte indemnisable.

[425] Le rapport d’expert a classé les 41 emplacements soumis à l’érosion selon une échelle à trois niveaux. Le premier niveau comprenait [traduction] « les zones où un bâtiment, un ouvrage, les résidences d’hiver, les campements, la route, le cimetière ou les lieux rituels ou spirituels ont été endommagés par l’érosion et les emplacements où l’érosion avait causé des dommages environnementaux ». Le deuxième niveau désignait [traduction] « les emplacements utilisés régulièrement, comme il est indiqué pour le premier niveau ci-dessus, où des dommages ne se produisent pas actuellement, mais qui sont situés à proximité de ceux soumis à l’érosion ». Le troisième niveau comprenait [traduction] « les emplacements qui sont utilisés à l’occasion et qui sont considérés comme étant de moindre valeur par le groupe que ceux des premier et deuxième niveaux ».

[426] Le classement des emplacements a été fait par les membres de la PNLS [traduction] « à l’occasion d’une journée d’accueil dans la réserve ». La liste révisée des emplacements, le tableau 3 dans le rapport d’expert en réponse, renferme de l’information qui n’est pas comprise dans le tableau similaire à l’annexe 4 du rapport d’expert original. Certains changements sont étonnants. Par exemple, l’emplacement 29, de premier niveau, est décrit dans le rapport d’expert en réponse comme présentant [traduction] « une valeur culturelle à titre de lieu d’inhumation »; pourtant, dans le rapport original il est noté qu’il s’agit d’un [traduction] « lieu de sépulture érodé précédemment » [non souligné dans l’original], tout comme les emplacements 30 à 33 qui ne sont pas désignés de cette façon dans le rapport en réponse. En raison de ces divergences inexpliquées, je conclus qu’il est impossible de se fier à la désignation des emplacements en fonction des niveaux dans l’un ou l’autre rapport.

[427] De plus, les auteurs du rapport d’expert donnent une estimation du coût de la construction des ouvrages de protection du rivage dans tous les 41 emplacements identifiés – un coût estimatif de 28,13 millions de dollars. Même si j’acceptais la caractérisation des emplacements présentée dans le rapport d’expert en réponse, 25 des 41 emplacements, soit plus de 60 %, portent la remarque [traduction] « aucun constaté » dans la colonne « Lieux spéciaux », et 7 autres emplacements sont décrits comme des « campements ».

[428] Je ne trouve rien à l’appui de la proposition que si le Canada n’avait pas manqué à son obligation, il aurait fait aménager des ouvrages de protection du rivage sur toute l’étendue des 11 300 mètres soumis à l’érosion, selon l’affirmation des auteurs du rapport d’expert. Il n’existe aucune preuve historique que ces ouvrages ont été faits et payés dans des situations où un bâtiment ou une structure était ou aurait été à risque, comme la protection de l’emprise des Chemins de fer nationaux du Canada. Un remboursement des frais de protection d’un entrepôt a été accordé à la Compagnie de la Baie d’Hudson, mais il est signalé que cet entrepôt avait ensuite été déplacé. La demande de remboursement a été soumise après l’achèvement des travaux. Les travaux de protection de la voie ferrée des Chemins de fer nationaux du Canada ont été effectués aux frais du Canada, mais non aux termes de l’Accord du barrage-réservoir du lac Seul. Les travaux de protection l’ont été aux termes de la Loi sur la construction d’ouvrages publics supplémentaires. En plus des travaux de protection, les installations de la Compagnie de la Baie d’Hudson ont été agrandies afin d’accueillir le volume de trafic accru attribuable à Red Lake. Certaines revendications des Chemins de fer nationaux du Canada rattachées à la protection ont été rejetées par les parties aux termes de l’Accord relatif au lac Seul, et les frais des travaux de protection ont été acquittés par les Chemins de fer nationaux du Canada. La raison pour laquelle les réclamations ont été rejetées est que le Canada avait payé certains travaux de protection et l’agrandissement des installations, donc les Chemins de fer nationaux du Canada avaient déjà grandement bénéficié des travaux réalisés.

[429] Ce qu’indique le dossier, c’est que là où il y aurait perte d’un bâtiment ou d’une tombe, ceux-ci étaient déplacés avant l’inondation aux frais du Canada. Il se peut que certains lieux de sépulture aient été omis, parce qu’ils n’étaient pas situés dans un cimetière de type occidental, mais à un autre endroit dans la réserve. Alors qu’un propriétaire prudent aurait déplacé les lieux de sépulture avant l’inondation, je ne dispose d’aucune preuve fiable me permettant de tirer une conclusion au sujet du nombre de ces lieux.

[430] Pour ces motifs, je ne peux conclure que des pertes ont été subies en 1929 ou par la suite attribuables à l’érosion, tel qu’il est revendiqué.

XV. L’INFRASTRUCTURE COMMUNAUTAIRE

[431] La PNLS réclame une indemnisation pour l’infrastructure communautaire, notamment l’aménagement de la route sur digue de Kejick Bay ainsi que de la route et de la route sur digue de Whitefish Bay, ces deux projets terminés en 2008-2009 au coût de 4,15 et de 1,48 million de dollars respectivement. La majorité des fonds provenait du Canada.

[432] M. Gordon a témoigné que la PNLS avait entrepris le projet de Whitefish Bay parce qu’elle [traduction] « voulait avoir un accès routier à la communauté de Whitefish Bay ». Elle a défriché l’emprise, et une route de neuf kilomètres a été construite avant que la route sur digue et le pont soient construits.

[433] M. Gordon a témoigné que le projet de Kejick Bay avait été réalisé parce que [traduction] « la Première Nation voulait avoir [...] un accès toute l’année pour la collectivité et ses résidents ». Il a indiqué que la seule façon de se rendre à ces collectivités était par bateau l’été et sur une route de glace l’hiver.

[434] M. Gordon a expliqué que Kejick Bay est actuellement située sur une île, mais qu’elle était reliée à Whitefish Bay avant l’inondation du lac Seul.

[435] Le Canada reconnaît que [traduction] « [c]es projets étaient nécessaires pour relier les collectivités de Kejick Bay et de Whitefish Bay à Frenchman’s Head, qui avaient été séparées à la suite de l’inondation ». Le Canada signale que la PNLS a assumé 1,75 million de dollars du coût total et le solde a été acquitté par Affaires indiennes et du Nord Canada.

[436] Le Canada avance qu’une indemnité versée à la PNLS équivalant au coût total de ces projets, y compris la contribution du Canada, représenterait une double indemnisation [traduction] « puisque la Première Nation a déjà reçu du Canada plus de 5 millions de dollars pour ces projets ». Je suis du même avis.

[437] On pourrait soutenir que les projets auraient dû être entrepris en 1929, mais aucune preuve n’a été produite démontrant qu’ils étaient réalisables dans les années 1920. Par conséquent, les demandeurs ont le droit de recouvrer la somme de 1,75 million de dollars qu’ils ont engagée en 2008, calculée en dollars courants. Alors que les collectivités ont probablement subi un préjudice en raison de la séparation, il est impossible de calculer cette perte avec un degré de certitude mathématique, car aucune preuve n’a été produite à ce sujet.

XVI. LA PERTE DE MOYENS DE SUBSISTANCE

[438] Une personne raisonnablement prudente, qui avait un droit sur les terres de réserve qui seraient submergées, chercherait à obtenir une indemnisation à tout le moins égale à ses pertes estimatives attribuables à l’inondation. Seraient comprises les pertes désignées ci-dessus par M. Scheifele, soit la perte de champs de riz sauvage, de gibier, de piégeage, etc. Il n’existe pas de perte financière directe à ce chapitre, mais la preuve a néanmoins établi l’existence de ces pertes.

[439] MM. Lazar et Prisman ont témoigné que pour évaluer la perte subie par la PNLS en 1929, le décisionnaire doit jeter un regard prospectif pour déterminer la valeur de la perte éventuelle imputable à l’incapacité d’utiliser 11 304 acres de terres de réserve ainsi que certaines terres hors réserve. Ils ont également tenu compte d’une contrepartie non pécuniaire dans leur évaluation. Après l’évaluation de cette perte ou valeur, ils estiment pouvoir prendre une décision au sujet d’une indemnité équitable. Je conviens qu’une personne raisonnablement prudente aurait adopté cette approche en 1929, confrontée à l’appropriation inévitable des terres.

[440] MM. Lazar et Prisman ont calculé que les pertes en 1929 s’élevaient à 74 675 $ dans la réserve et à 54 734 $ hors de la réserve, pour une perte totale de 129 409 $. Ils ont affirmé que ce calcul comprenait toutes les pertes et qu’il était complet.

[441] M. Lazar a fait savoir que la perte dans la réserve évaluée par acre en 1929 s’élevait à 6,61 $ l’acre. Si les pertes globales sont prises en compte, ce montant est de 11,45 $ par acre de terre de réserve.

[442] Pour calculer la valeur totale des pertes, MM. Lazar et Prisman se sont fondés sur les chiffres fournis par Mme Larcombe, qu’ils ont rajustés. J’estime qu’il faut accorder peu de poids au témoignage de cette dernière et je suis d’accord avec les demandeurs que l’analyse de MM. Lazar et Prisman est basée sur des hypothèses non corroborées. Je ne suis donc pas prêt à accepter leur chiffre, mais je note cependant que les pertes totaliseraient 28 751 809,21 $, en dollars courants, selon leur multiplicateur.

XVII. RÉSUMÉ DES PERTES

[443] Voici les pertes financières évaluées que la PNLS a subies par suite du manquement du Canada :

  1. 14 582,16 $ en 1929 pour la servitude de submergement de ses terres de réserve;

  2. 34 917,33 $ en 1929 pour les droits sur le bois d’œuvre;

  3. 1 750 000 $ en 2008 pour l’infrastructure communautaire.

[444] En plus de ces pertes évaluées, je conclus que la PNLS, par suite du manquement de la Couronne à son obligation, a subi les pertes suivantes, qu’il est impossible de calculer mathématiquement :

  1. la perte de moyens de subsistance dans la réserve et hors réserve;

  2. la perte d’accès au rivage, les dommages aux embarcations et les dommages généraux à l’esthétique du rivage découlant du défaut d’avoir abattu le bois d’œuvre avant l’inondation.

XVIII. L’INDEMNISATION VERSÉE ANTÉRIEUREMENT À LA PNLS POUR LES PERTES LIÉES À L’INONDATION

[445] En 1943, le Canada a déposé, dans le compte de capital de la PNLS, la somme de 50 263 $, calculée comme suit :

  1. 8 000 $ pour 8 000 acres à 1 $ par acre;

  2. 31 039 $ pour les habitations;

  3. 8 000 $ pour les prairies de fauche endommagées;

  4. 10 000 $ pour les améliorations;

  5. 500 $ pour le déplacement des tombes;

  6. 15 000 $, montant indiqué pour [traduction] « la perte de cultures de riz et de piégeage de rats musqués », mais qui en fait était pour les pertes de bois d’œuvre (non indiqué en ces termes, car l’Ontario avait abandonné sa réclamation pour les pertes de bois d’œuvre);

  7. une déduction de 17 276 $ pour la superficie de la réserve de la PNLS en plus des 49 000 acres (au taux de 1 $ par acre);

  8. une déduction de 5 000 $ payée à la Keewatin Lumber Company pour la perte de bois d’œuvre dans la réserve.

Par conséquent, un dépôt en espèces de 50 263 $ a été crédité à la PNLS.

[446] Les demandeurs estiment que les déductions effectuées n’étaient pas appropriées et, de fait, étaient incompatibles avec l’obligation du Canada envers la PNLS.

[447] En ce qui concerne la déduction de 17 276 $ pour les acres excédentaires, la Première Nation soutient ceci :

[traduction] Le Canada a déduit 17 276 $ pour les « acres supplémentaires de la réserve » et a versé ce montant à l’Ontario sans autorisation légale. Les Premières Nations visées par le Traité no 3 n’ont jamais versé de somme pour les réserves mises de côté à leur intention. Parmi les 28 Premières Nations, la Première Nation du lac Seul est la seule à avoir payé une pénalité pour une erreur de son fiduciaire.

Je suis du même avis.

[448] Le Canada n’aurait pas dû déduire cette somme en 1943. Il n’a jamais consulté la Première Nation pour savoir si elle était d’accord ou si elle acceptait de céder ses terres à l’Ontario. Le Canada a corrigé son erreur en transférant indûment le coût et a manqué à son obligation envers la PNLS. De plus, je souligne l’ambiguïté dans le dossier, à savoir si le Canada a informé ou non la Première Nation de ces déductions.

[449] Les demandeurs estiment que la déduction de 5 000 $ pour les pertes de bois d’œuvre accordée à la Keewatin Lumber Company était aussi inappropriée. Ils écrivent que bien [traduction] « qu’officiellement, la Première Nation n’ait touché aucune indemnité pour son bois d’œuvre, le Canada l’a néanmoins obligée à payer 5 000 $ pour les pertes d’un exploitant de bois d’œuvre, la Keewatin Lumber Company, en activité dans la réserve au moment de l’inondation ».

[450] Selon le Canada, la preuve établit qu’un[traduction] « paiement de 5 000 $ a été versé à la Keewatin en contrepartie du fait qu’une partie du bois d’œuvre qu’elle avait payée sous forme de gratification avait été submergée ». Bref, le Canada soutient que le paiement a été déposé au crédit de la PNLS et que celle-ci a donc touché 5 000 $ de plus que ce qui était justifié. Il était donc équitable que la PNLS rembourse cette somme à la Keewatin.

[451] Je ne puis accepter cet argument. Si le fiduciaire n’avait pas manqué à son obligation, le bois d’œuvre aurait été abattu au lieu d’être submergé. La PNLS aurait touché les droits convenus sur le bois d’œuvre, totalisant 34 917,33 $, et elle n’aurait pas été obligée de rembourser la Keewatin. Cette déduction en 1929 constitue un manquement du Canada à ses obligations envers la PNLS.

[452] Je conclus que le Canada aurait dû payer les sommes suivantes en 1929 : 14 582,16 $ pour la servitude de submergement des terres et 34 917,33 $ pour les droits sur le bois d’œuvre. En contrepartie de ces sommes, portées au crédit du Canada, se trouvent les sommes qu’il a payées à la PNLS en 1943 : 8 000 $ pour la perte de terres et 10 000 $ (15 000 $ moins 5 000 $ versés à la Keewatin Lumber Company) pour les pertes de bois d’œuvre.

[453] Par contre, la PNLS a droit à une indemnisation en equity pour les montants que le Canada a incorrectement déduits en 1943 par suite de son manquement à son obligation envers la Première Nation.

[454] Le 10 novembre 2006, la Première Nation et OPG ont réglé certains de leurs griefs en suspens en signant une entente prévoyant une indemnisation et certains autres avantages. L’entente prévoyait en particulier le paiement de 11,2 millions de dollars et d’autres avantages à la PNLS. Le Canada soutient que l’intégralité du paiement de 11,2 millions devrait être déduite de l’indemnité en equity accordée à la Première Nation.

[455] L’entente de règlement précise qu’elle couvre, en partie, les pertes découlant de la centrale électrique d’Ear Falls et les [traduction] « impacts différentiels en plus des répercussions résultant de l’élévation du niveau du lac Seul par le barrage d’Ear Falls dans les années 1930 ». Selon le Canada, il est spécieux de distinguer les pertes découlant du barrage et celles de la centrale. Il estime que toutes pertes imputables au barrage dans les années 1930 sont aussi imputables à la centrale.

[456] Je conviens avec la PNLS que la Cour ne peut passer outre au libellé exprès de l’entente de règlement, qui exempte les pertes causées par l’élévation du niveau du lac en 1929. De plus, la revendication en l’espèce se rapporte à une indemnisation en equity pour les pertes subies par suite du manquement de la Couronne à ses obligations envers la PNLS. Il me semble qu’il serait inéquitable de permettre à un fiduciaire de se dérober à ses obligations ou de les réduire par des mesures qui ne sont pas expressément énoncées comme étant conformes aux obligations de la Couronne.

XIX. L’INDEMNISATION ACTUELLE POUR LES PERTES ANTÉRIEURES

[457] Ayant déterminé que les pertes subies par la PNLS en raison des manquements du Canada à son obligation de fiduciaire représentent le montant de l’indemnité qui aurait été versée en 1929 (moins les sommes payées en 1943), les autres déductions indues en 1943, et le montant supplémentaire au titre de l’infrastructure communautaire que la Première Nation a payé en 2008, la question à trancher est donc la suivante : Comment interpréter les principes de l’indemnisation en equity afin d’évaluer la valeur actuelle des pertes?

[458] Le but de l’indemnisation en equity, comme il a été exposé précédemment, est de placer la PNLS dans la situation où elle se trouverait actuellement si le Canada n’avait pas manqué à son obligation.

[459] La Cour a reçu trois rapports d’expert pour l’aider à répondre à cette question : le rapport Hosios, le rapport Booth-Kirzner, et le rapport Lazar-Prisman. Chacun est censé être orienté par l’interprétation économique exposée dans l’arrêt Whitefish de la Cour d’appel de l’Ontario. La description ci-dessous de l’approche adoptée dans chaque rapport est essentiellement résumée dans les observations écrites de la partie qui a convoqué l’auteur ou les auteurs du rapport.

[460] Avant d’entreprendre l’analyse requise des approches présentées dans ces rapports, je tiens à faire quelques observations préliminaires.

[461] Tout d’abord, comme l’Ontario l’a souligné, notre Cour n’est pas liée par l’arrêt Whitefish. De plus, dans l’arrêt Whitefish, la Cour d’appel de l’Ontario n’a pas effectué l’analyse prévue, car, comme elle l’a indiqué, elle ne disposait pas d’éléments de preuve suffisants pour le faire. À cet égard, comme nous l’a rappelé l’avocat de l’Ontario, cette affaire est [traduction] « imparfaite » puisqu’elle n’a [traduction] « jamais été menée à terme ».

[462] En second lieu, dans l’arrêt Whitefish, la Cour d’appel, au paragraphe 113, a dressé [traduction] « une liste de certains éléments de preuve qui pourraient être utiles et de certains facteurs à considérer dans le but de fixer une indemnité “juste et proportionnelle” au moment de la nouvelle audience » [non souligné dans l’original]. Ces suggestions ne lient pas notre Cour et ne constituaient pas l’intégralité des facteurs à considérer par un juge de première instance auquel la Cour d’appel a renvoyé l’affaire.

[463] Troisièmement, je souscris à la déclaration suivante du juge Whalen au paragraphe 275 de la décision PNH, qui se rapporte à l’approche suggérée dans l’arrêt Whitefish d’examiner les habitudes de dépenses pour envisager les éventualités réalistes :

Je me dois de préciser, toutefois, que l’approche utilisée ici nécessite énormément de temps et d’argent. Elle est en effet très complexe. Je crains qu’elle ne complique également le processus de règlement des revendications particulières, ainsi que l’accès des Premières Nations à la justice. Je doute que le juge Laskin ait prévu un déroulement du processus tel que celui qui a eu lieu en l’espèce, et qui pourrait se reproduire dans d’autres instances.

[464] Quatrièmement, comme l’a de nouveau souligné l’Ontario dans ses observations de clôture, le juge Laskin, pour parvenir à une décision dans l’arrêt Whitefish, n’a pas bénéficié du type d’analyse économique présentée dans le rapport Lazar-Prisman et, s’il y avait eu accès, ses « suggestions » à l’intention du juge de première instance auraient peut-être été différentes. Je souligne en outre que le juge Whalen dans la décision PNH ne disposait pas non plus de l’approche Lazar-Prisman pour déterminer une indemnité en equity.

[465] À mon avis, comme je l’expose ci-après, l’analyse de l’indemnisation en equity dans les affaires comme celles-ci ne doit pas et ne devrait pas être compliquée, longue ou coûteuse. Comme l’a précisé le juge Laskin au paragraphe 90 dans l’arrêt Whitefish : [traduction] « En equity, l’indemnisation est évaluée et non calculée » [non souligné dans l’original]. La décision repose donc sur l’évaluation et le jugement, car la Cour doit prendre en compte les éventualités réalistes (positives ou négatives) qui, à la suite d’une analyse rétrospective, peuvent être présentes et, ce faisant, modifier la méthode de calcul qui pourrait être utilisée.

[466] J’estime également que l’arrêt Whitefish a donné lieu à une incompréhension fondamentale de la référence aux « éventualités réalistes » faite par le juge Collier dans la décision Guerin CF. Ces éventualités que décrit le juge Collier et dont il discute dans ses motifs se rapportent aux terres, à leurs améliorations ou aux baux avec options de la Première Nation, et les autres éventualités qu’il a envisagées concernent le « rendement du capital investi » qu’aurait réalisé la Première Nation sur les sommes qu’elle aurait tirées de l’usage de ses terres. Aucune des éventualités qu’il a examinées ne concerne de près ou de loin la façon dont la Première Nation aurait dépensé les sommes qu’elle aurait touchées en premier lieu. Malgré tout le respect que je dois au juge Laskin, il ne s’agit pas d’une éventualité qui, à mon avis, exige une contrepartie en droit. Le professeur Lazar a également témoigné qu’une telle contrepartie ne constituait pas une éventualité réaliste d’un point de vue économique.

[traduction] Je ne connais pas le distingué juge Laskin. Je suis sûr que c’est un juriste brillant, mais ce n’est pas un économiste. Il est vrai que dans le domaine économique, il existe des éventualités dont il faut tenir compte dans une approche prospective. Il peut s’agir de choses qui vont mal tourner ou de variables à prendre en considération. Si nous appliquons l’approche prospective, quelles seraient les éventualités réalistes d’un point de vue économique? Les rentes économiques. Donc, ce ne sont pas les pertes de revenu agrégées ou brutes, mais bien les pertes cumulatives qui comptent. Voilà une éventualité réaliste.

Peut-on donner un autre exemple? Bien, dans le contexte de 1929, ces sources de revenus étaient incertaines. Quel est donc le taux d’intérêt approprié à utiliser? Ce serait un taux d’intérêt rajusté selon les risques. Voilà l’éventualité réaliste.

J’ajouterai une remarque, nous n’avons pas fait ça. Nous avons utilisé un taux d’intérêt hors risque, qui a essentiellement augmenté notre estimation des pertes définitives jusqu’à la fin de l’année 2016 et, bien entendu, en 1929. Si nous avions utilisé un taux d’intérêt rajusté selon les risques, ce que nous aurions pu faire, nos estimations des pertes auraient été inférieures. Donc, voilà des éventualités réalistes.

Selon l’approche rétrospective, adoptée par Mme Larcombe, en quoi consistent les éventualités réalistes? Il faut tenir compte des rentes économiques. Deuxièmement, que se passe-t-il dans l’économie? Les personnes quittent-elles ce secteur d’activité? Si c’est le cas, à quelle vitesse? Quelles sont les incidences sur les rentes économiques?

Quelles sont les éventualités réalistes applicables au modèle locatif? Quels sont les coûts des opérations? Il faut négocier des baux, que ce soit chaque année, tous les cinq ou dix ans.

Il faut aussi tenir compte des possibilités de défaut de paiement et des coûts d’exécution. Voilà des éventualités réalistes.

Dans la décision Guerin précitée, les éventualités réalistes se rapportaient aux incertitudes liées à l’achèvement à temps d’un projet résidentiel et les problèmes qui pourraient survenir durant la gestion du projet, à l’opposé de l’impartition du projet. Ce sont des éventualités réalistes d’un point de vue économique.

Malheureusement, le juge Laskin a défini une éventualité réaliste comme, eh bien, ce qui se serait passé si l’argent avait été remis à la Première Nation.

Cela n’a rien à voir avec la prise de décisions. Il ne s’agit pas d’une éventualité réaliste du point de vue économique. C’est peut-être une question intéressante, mais elle n’a rien à avoir avec l’estimation des pertes ou ce qu’un économiste définit comme une éventualité réaliste.

Malheureusement, cela a ajouté énormément de confusion à la présente affaire parce qu’on a tenté de déterminer la façon dont l’argent aurait été dépensé et d’évaluer un montant de façon prospective. Comme je l’ai expliqué, tout cela n’est pas nécessaire.

[Non souligné dans l’original.] [5]

[467] Dans ma conclusion ci-après, j’ai adopté ce point de vue. J’estime aussi que le modèle Lazar-Prisman créant un multiplicateur basé sur les taux historiques des fonds en fiducie des Autochtones, en l’absence d’indications contraires, est le modèle approprié pour analyser prospectivement une perte antérieure aux fins de l’indemnisation en equity.

Le rapport Hosios

[468] Dans son rapport, le professeur Hosios indique qu’il cherche à résoudre le problème suivant : [traduction] « Comment peut-on évaluer actuellement, de façon juste et proportionnelle, les pertes subies dans un passé lointain? » À son avis, [traduction] « il n’existe pas de précédent indiquant la marche à suivre ».

[469] Il estime que la meilleure façon de comprendre les pertes, c’est de les envisager comme un [traduction] « manque à gagner », qu’il s’agisse d’une perte unique (comme les redevances sur le bois d’œuvre) ou de pertes annuelles (comme les pertes liées au piégeage). Un manque à gagner est l’écart entre le montant que la PNLS estime qu’elle aurait dû recevoir ou gagner et le montant réel qu’elle a reçu. Puisqu’on a renoncé aux pertes annuelles quantifiées par Mme Larcombe, toutes les pertes quantifiées en l’espèce sont des pertes uniques, et j’examinerai seulement cet aspect de son témoignage.

[470] M. Hosios semble fonder son avis sur la décision du juge Laskin dans l’arrêt Whitefish. Pour chaque année à compter de 1929 jusqu’à la date de l’évaluation, M. Hosios estime un multiplicateur propre à une année donnée. Ce multiplicateur est appliqué à une perte antérieure et transforme le manque à gagner au cours de cette année en valeur à la date de l’évaluation. Il a donné l’exemple suivant : Si le multiplicateur en 1950 est 85, alors un manque à gagner de 1 000 $ en 1950 est multiplié par 85 pour arriver à une indemnité en equity de 85 000 $ à la date de l’évaluation en 2012. L’indemnité en equity totale est la somme des valeurs individuelles de tous les manques à gagner passés.

[471] Le professeur Hosios a cherché à créer un historique de ce qui se serait passé si un paiement au lieu d’un manque à gagner avait été reçu à la date prévue. De cette date jusqu’à la date de l’évaluation, il dresse un historique hypothétique qui décrit : 1) les revenus qui auraient été générés si le manque à gagner n’avait pas eu lieu, et 2) les dépenses et l’épargne au fil du temps associées au manque à gagner.

[472] Pour chaque année depuis 1929, il a examiné les registres des comptes en fiducie combinés de la PNLS, qui ont été compilés par M. Rabichuk, pour déterminer la fraction du revenu total dans le compte en fiducie qui a généré de l’épargne et la fraction dépensée dans les cinq catégories suivantes : infrastructure communautaire, santé et bien-être, divers, statut de membre, et versements aux membres individuels. Il a présumé que les habitudes d’épargne et de dépense de la Première Nation n’auraient pas changé si celle-ci avait touché un paiement au lieu d’un manque à gagner en 1929.

[473] J’estime que la façon dont M. Hosios a traité la perte de dépenses de consommation dans le manque à gagner au fil du temps était particulièrement complexe. Comme il l’a souligné, il est impossible de remonter dans le temps et de rétablir les dépenses de consommation que la PNLS n’a pas effectuées. Selon ce que je comprends de sa méthodologie, il a considéré le taux marginal de substitution entre les dépenses de consommation courantes et futures, qui est le taux de la renonciation par une personne ou un groupe à une unité de consommation aujourd’hui pour bénéficier d’unités de consommation de beaucoup supérieures à l’avenir. Ce niveau de consommation actuel rétablit le bien-être de la Première Nation à un point tel, qu’il lui est égal si elle a consommé par le passé ou a reçu un montant supérieur pour consommer à l’avenir.

[474] M. Hosios a établi un multiplicateur de la consommation pour chaque année. Ce multiplicateur est le rendement composé de l’épargne, qui peut comprendre un agencement de différents instruments d’épargne (taux d’intérêt des comptes en fiducie et taux des obligations à court terme). Il n’y a pas de « taux de rendement » pour les dépenses de consommation, car elles ne produisent aucun rendement. Néanmoins, la perte de dépenses de consommation entraîne une perte de bien-être, c’est pourquoi M. Hosios a attribué un multiplicateur aux dépenses de consommation.

[475] Au cours de certaines années, des fonds n’ont pas été retirés pour des dépenses de consommation. M. Hosios suppose que d’autres fonds ont été utilisés pour des dépenses de consommation et, durant ces années, le taux marginal de substitution a été estimé en fonction du taux des obligations à court terme. Le multiplicateur pour cette année serait un agencement du taux des obligations à court terme et du taux d’intérêt dans les comptes en fiducie (lorsque des renseignements étaient disponibles dans les comptes en fiducie pour d’autres années).

[476] Pour calculer la contrepartie d’investissement, M. Hosios a utilisé deux taux substitutifs : le taux d’intérêt dans les comptes en fiducie et les obligations publiques sur 10 ans. Il a dit avoir utilisé ces taux substitutifs, car il n’existe pas de données sur le rendement historique du capital investi propre à la PNLS. Il a aussi témoigné que pour calculer des produits de placement nets, il a tenu compte implicitement des charges comptables et de l’amortissement.

Le rapport Booth-Kirzner

[477] Le rapport Booth-Kirzner a adopté plus ou moins la même approche que celle du rapport Hosios. La principale différence est que MM. Booth et Kirzner n’ont accordé aucune valeur à la perte de dépenses de consommation. De façon générale, ils croyaient qu’il n’y avait pas lieu d’indemniser les dépenses de consommation pour les raisons suivantes : les personnes décédées, l’ensemble des décisions prises et les membres ayant quitté la réserve.

[478] Il convient de souligner que MM. Booth et Kirzner ont établi des catégories différentes. Ils se sont fondés sur l’analyse des comptes en fiducie de la Première Nation effectuée par M. Lacompte, tandis que le professeur Hosios avait utilisé celle de M. Rabichuck. De plus, le rapport Booth-Kirzner a examiné séparément chaque compte en fiducie (capital et revenu), alors que le professeur Hosios les a combinés.

[479] Les trois économistes ont adopté l’approche rétrospective avec laquelle ils ont essayé d’estimer ou d’évaluer les pertes économiques pour chaque année.

Le rapport Lazar-Prizman

[480] MM. Lazar et Prisman estiment qu’il est plus approprié d’utiliser une approche prospective pour évaluer, en dollars courants, une perte subie en 1929. Ils ont décrit leur approche dans une perspective décisionnelle, où le raisonnement est prospectif à partir du moment de la décision et est fondé sur les événements qui devraient se produire à l’avenir.

[481] En l’espèce, ils croient qu’il est approprié d’envisager une situation hypothétique, à savoir que la PNLS en 1929 avait la capacité de négocier avec le Canada la vente des terres inondées. La PNLS se serait demandé : « Faut-il vendre? Dans l’affirmative, quel est le prix minimal que nous sommes prêts à accepter? ». Le prix maximal que le Canada aurait accepté de payer est fonction de nombreux facteurs, mais surtout des solutions de rechange qui s’offraient à lui. MM. Lazar et Prisman ont témoigné qu’ils n’étaient pas au courant de ces faits. En effet, il n’existe aucune preuve au dossier au sujet d’une quelconque solution de rechange pour approvisionner l’Ouest canadien en énergie.

[482] Il est possible de résumer comme suit l’approche employée dans le rapport Lazar-Prisman pour transposer en dollars courants les sommes qui auraient dû être versées en 1929. MM. Lazar et Prisman ont utilisé une approche prospective et le concept des rentes économiques pour parvenir à une estimation initiale des pertes en 1929, puis ont transposé prospectivement l’ensemble des pertes en utilisant le taux d’intérêt annuel dans les comptes en fiducie des Autochtones, qui est fixé par le gouvernement du Canada.

Comment placer la PNLS dans la situation où elle se serait trouvée, n’eût été le manquement?

[483] Bien que les trois rapports économiques renferment des renseignements utiles, j’estime qu’aucun ne reflète correctement le concept de l’indemnisation en equity.

[484] Presque tous les experts, sauf MM. Lazar et Prisman, mettent l’accent sur les observations du juge Laskin au sujet des dépenses historiques de la Première Nation du lac Whitefish et intègrent à leurs modèles, à titre d’éventualités réalistes, les dépenses et placements historiques de la PNLS. J’estime que c’est une approche erronée. Ces experts n’ont pas dûment tenu compte du contexte des observations du juge Laskin. Au paragraphe 105 dans l’arrêt Whitefish, le juge Laskin discute de la conclusion tirée par le juge de première instance, à savoir que la Première Nation aurait immédiatement dépensé l’intérêt sur le capital. Il souligne au paragraphe 105 que le nombre limité de documents dont disposait le juge (1887-1890) [traduction] « révèlent que chaque année la Première Nation du lac Whitefish dépensait la majorité sinon l’intégralité des fonds dans son compte d’intérêt ». Il a cependant ajouté que les montants étaient minimes et [traduction] « il est aussi plausible de supposer que les besoins annuels de la Première Nation du lac Whitefish au titre des dépenses demeuraient modestes et, par conséquent, des intérêts demeuraient dans le compte aux fins de réinvestissement ». Le défaut d’envisager cette éventualité réaliste est plus flagrant dans le rapport Booth-Kirzer, car les auteurs n’ont pas tenu compte des dépenses de consommation et ont supposé que ce ratio aurait été maintenu, comme le montraient les comptes, même si un montant supérieur avait été versé à la PNLS en 1929.

[485] À l’instar du professeur Hosios, mais à l’encontre des professeurs Booth et Kirzner, je crois que pour évaluer l’indemnité en equity, on ne peut tout bonnement faire abstraction de la perte des dépenses de consommation. Je reconnais que l’examen des dépenses de consommation dans le rapport Booth-Kirzner portait sur un groupe plus précis et limité de biens consommables, soit seulement ceux consommés au cours d’une année et qui n’ont procuré aucun avantage futur à la Première Nation. Un taux de rendement n’a pas été attribué à ces dépenses de consommation, car le modèle Booth-Kirzner suppose qu’elles ne produisent aucun rendement.

[486] MM. Booth et Kirzner ont raison de dire que les fonds dépensés depuis 1929 en biens consommables ne seraient plus disponibles à la PNLS actuellement ni les biens consommables qu’elle a achetés. M. Hosios a attribué une valeur à la consommation, puisque même en l’absence de dépenses de consommation réelles, il y a eu perte de la possibilité de consommer. À mon avis, cette situation cadre plus étroitement avec la jurisprudence relative à l’indemnisation en equity. En particulier, elle cadre avec l’observation de la juge McLachlin dans l’arrêt Canson Enterprises à la page 556, à savoir que l’indemnisation en equity « tente de rendre au demandeur ce qu’il a perdu par suite du manquement, c’est-à-dire la possibilité qu’il a perdue » [non souligné dans l’original].

[487] Contrairement à la perte d’une possibilité de placement ou d’épargne qui se répète chaque année – et qui procure un intérêt composé en conséquence – la perte de la possibilité de consommer survient une seule fois. Si, en 1929, la Première Nation a perdu la possibilité de consommer 100 $, ce qu’elle aurait fait d’après ses habitudes de dépenses, cette perte n’aurait pas été portée à 105 $ l’année suivante, car aucun rendement n’aurait été réalisé sur cette perte. Si je subis une perte de possibilité de dépenser 100 $ en biens consommables en 1929, il est juste de dire que le montant requis aujourd’hui pour compenser ce montant est de 100 $ indexé sur l’inflation.

[488] Si l’on envisage la perte de possibilité de cette façon, il serait incorrect de multiplier la valeur rattachée à la perte de possibilité au fil du temps, car une possibilité perdue ne l’est qu’une seule fois. Pourtant, est-ce la façon appropriée en equity d’indemniser pour la perte de possibilité de consommer? Je ne le crois pas.

[489] Il existe une variété de biens consommables. Le rapport Booth-Kirzner note que les dépenses de consommation comprennent celles liées à l’alimentation, aux produits de première nécessité, aux soins médicaux et à l’éducation. Certaines de ces dépenses, comme en éducation, procurent des avantages à long terme plus évidents pour l’individu et l’ensemble des membres de la Première Nation. Cependant, même les dépenses en aliments peuvent procurer des avantages à long terme, par exemple les aliments fournis à une femme enceinte peuvent être bénéfiques pour l’enfant à naître et lui assurer une vie plus longue et plus saine. Ce sont tous des impondérables, mais qui sont tout de même réalistes, à mon avis. Par conséquent, l’évaluation de l’indemnité en equity doit refléter ces éventualités réalistes.

[490] La perte de placements et d’épargnes s’accompagne de la perte de rendement (produits d’intérêt) sur ces fonds. Cependant, les dépenses de consommation ne génèrent pas de rendement. Toutefois, d’après M. Hosios, la perte de dépenses de consommation peut être évaluée d’une manière similaire à celle relative à la perte de produits de placement et de rendement de l’épargne.

[491] À son avis, l’indemnisation pour la perte de dépenses de consommation au cours d’une année donnée devrait être au moins égale au taux composé du rendement de l’épargne. Son avis est fondé sur le fait qu’une personne devant décider d’épargner ou de consommer les fonds choisirait de ne pas les consommer seulement si le rendement de la non-consommation était égal au rendement de l’épargne. Ainsi, la valeur de la perte des dépenses de consommation durant une année est égale au montant non affecté aux dépenses de consommation, en plus, à tout le moins, du taux d’intérêt dans le compte en fiducie pour cette année.

[492] MM. Booth et Kirzner rejettent l’utilisation par M. Hosios du taux marginal de substitution, du fait que la PNLS est une collectivité et c’est elle qui doit être placée dans la situation où elle se serait trouvée n’eût été le manquement.

[493] Leur modèle a été conçu pour placer la Première Nation dans la situation où elle se serait trouvée, n’eût été le manquement, et pour procurer une indemnité pour les dépenses supplémentaires qui auraient apporté des avantages à long terme, comme l’infrastructure, le logement, l’éducation, les soins médicaux et d’autres investissements sociaux. Ils estiment que les pertes de dépenses de consommation par le passé n’auraient pas amélioré le bien-être actuel de la Première Nation et ne seraient donc pas comprises dans l’évaluation de la situation où elle se serait trouvée, n’eût été le manquement. Ils ont aussi exprimé l’avis que l’application d’un taux d’intérêt composé aux dépenses de consommation, comme dans le modèle de M. Hosios, place la PNLS dans une meilleure situation que celle où elle se serait trouvée n’eût été le manquement.

[494] Je suis d’accord avec M. Hosios que si un individu mérite une indemnité pour les dépenses de consommation, alors deux individus ou plus (la collectivité) la méritent également. Je souscris aussi à son avis qu’il est courant que les groupes comptant deux membres ou plus prennent des décisions. Mon avis diverge cependant du sien en ce qui concerne l’élaboration d’un modèle à partir de théories applicables à la prise de décisions individuelles et son application à la prise de décisions collectives, sans fournir de preuve que ce modèle produit des résultats valables.

[495] Je n’accepte pas la position prise dans le rapport Booth-Kirzner que l’indemnisation en equity ne comprend pas une contrepartie pour l’indemnité perdue, parce que le fiduciaire n’a pas convenablement indemnisé la Première Nation en 1929. Leur modèle place les demandeurs dans la situation financière où ils se seraient trouvés, n’eût été le manquement, sans toutefois les placer dans cette situation relativement à la perte de la possibilité de consommer. Je n’estime pas qu’il soit correct de dire que ce sont les membres de la Première Nation qui ont perdu la possibilité de consommer et non la Première Nation elle-même. Il faut tenir compte du fait que la partie des fonds en fiducie qui reflète les dépenses de consommation reflète aussi les décisions de la Première Nation – que les biens consommables se rapportent ou non à un seul ou à plusieurs membres de la Première Nation. C’est une décision collective qui est prise vraisemblablement dans l’intérêt supérieur de la Première Nation.

[496] Selon mon analyse, l’approche de MM. Lazar et Prisman est préférable à celle des autres experts, qui nécessite une estimation ou une évaluation des pertes économiques subies chaque année. Je suis d’accord avec M. Lazar lorsqu’il dit que parce que les terres ne seront jamais restituées, les estimations des pertes au-delà du temps présent devraient être effectuées en utilisant une approche prospective. Pourquoi utiliser deux approches différentes lorsqu’une seule fait bien l’affaire? Je souscris aussi à l’avis de MM. Lazar et Prisman que leur approche nécessite moins de suppositions et ne dépend pas de résultats futurs en fonction de variables clés, comme les loyers, la valeur foncière, le chômage et l’état de l’économie. À mon avis, une approche moins complexe est préférable. La valeur principale qu’offre une approche moins complexe est l’accès à la justice, car elle permet aux plaideurs, à la Couronne et à la Cour d’épargner beaucoup de temps et évite, en particulier, à ceux qui ont été lésés des contrariétés inutiles découlant de la quantification de la nature et de la valeur exactes du préjudice qu’ils ont subi. De toute évidence, il faut trouver un juste équilibre entre l’exactitude et le fardeau imposé aux demandeurs de prouver les particularités de leur cas. De plus, dans les affaires comme en l’espèce, qui comportent des préjudices historiques, il arrive souvent qu’on ne puisse évaluer l’indemnité en equity avec une précision mathématique.

[497] J’estime que l’avis de MM. Lazar et Prisman soulève une difficulté, car ils supposent que l’évaluation de la perte en 1929 devait reposer sur une estimation établie à cette époque où [traduction] « la négociation aurait été possible ou, à l’époque précédant tout juste le moment où surviennent les dommages ». Leur analyse de cette valeur, qui est fondée sur le prix minimal que la PNLS aurait accepté et le prix maximal que le Canada aurait offert, ne s’applique tout simplement pas à la situation parce qu’il ne s’agit pas nécessairement d’un scénario entre [traduction] « un vendeur consentant et un acheteur consentant ». Comme il a été décrit ci-dessus, la cession volontaire des terres de réserve n’était qu’une solution possible. J’estime que si les parties ne pouvaient convenir d’un prix, le Canada aurait exercé ses pouvoirs d’expropriation en vertu du Traité pour « s’approprier » les terres en les submergeant, après avoir toutefois versé une indemnité adéquate à la Première Nation.

[498] Je suis d’accord avec M. Prisman que l’instrument le plus réaliste pour déterminer le rendement des fonds est les taux d’intérêt annuels sur les comptes en fiducie des Autochtones fixés par le Canada. Comme il l’a affirmé [traduction] « pourquoi auraient-ils opté pour un placement potentiellement risqué alors qu’ils disposaient d’un instrument sans risque, leur compte en fiducie, qui n’est pas soumis à des risques de crédit puisqu’il est garanti par le gouvernement [...]? »

[499] Il se peut que la Première Nation ait investi dans une action à haut rendement – IBM ou Google, mais il se peut aussi qu’elle ait investi dans BreX ou Nortel et perdu la majorité de son capital.

[500] Le modèle Lazar-Prisman, comme le modèle Hosios, tient compte des dépenses de consommation et les traite exactement de la même façon que les épargnes et les placements. Dans son témoignage, M. Prisman a donné des précisions à ce sujet :

[traduction] Il faudrait leur offrir une indemnité pour chaque dollar qu’ils n’ont pas touché qui correspond exactement au rendement dans leur compte en fiducie. Ce qu’ils avaient fait auparavant ou auraient fait de ce dollar est sans importance, car s’ils l’avaient utilisé à une autre fin, par exemple pour des dépenses de consommation, cela signifie qu’ils accordaient une valeur aux dépenses de consommation qui était au moins égale au rendement qu’ils auraient obtenu s’ils l’avaient investi dans leur compte en fiducie.

[501] Bien que je ne sois pas nécessairement d’accord que chaque décision relative à la valeur des dépenses de consommation soit prise comme l’entend M. Prisman, j’estime que le modèle qu’il a employé est aussi efficace pour déterminer la valeur actuelle de la perte de la possibilité d’investir, d’épargner et de consommer. De plus, son modèle est moins complexe que ceux exposés dans le rapport Hosios ou le rapport Booth-Kirzner.

[502] Nous devons mentionner particulièrement une catégorie de dépenses de consommation – les paiements faits aux membres sortants.

[503] Je comprends la position exprimée par le Canada et les autres parties, à savoir que si les sommes réclamées avaient été versées en 1929, le paiement fait aux membres sortants aurait été supérieur et les membres actuels de la PNLS sembleraient actuellement être avantagés, alors qu’ils ne devraient pas l’être. En revanche, les membres sortants ou leurs héritiers peuvent maintenant réclamer des fonds supplémentaires à la Première Nation à la suite d’un jugement qui lui accorde une indemnité en equity. Si c’est le cas et la Première Nation n’a pas été dûment indemnisée par la Cour pour ces sommes, en définitive, cette dernière ne serait pas placée dans la situation où elle devrait se trouver. J’estime que c’est une justification suffisante pour ne pas déduire de tels paiements des fonds globaux de la Première Nation.

[504] Selon le modèle Lazar-Prisman, le calcul est effectué en utilisant des multiplicateurs et les taux d’intérêt dans les comptes en fiducie des Autochtones de la façon suivante [6] :

1 $ en 1929 est porté à 222,201 $ en 2016;

1 $ en 1943 est porté à 112,277 $ en 2016;

1 $ en 2006 est porté à 1,414 $ en 2016.

[505] En utilisant ces multiplicateurs, les pertes évaluées et les paiements faits en 2016 sont les suivants :

servitude de submergement de 14 582,16 $ payable en 1929 = 3 240 170,53 $ en 2016;

redevances sur le bois d’œuvre de 34 917,33 $ payables en 1929 = 7 758 665,64 $ en 2016;

somme de 8 000 $ versée pour la perte de terres en 1943 = 898 216 $ en 2016;

somme de 10 000 $ versée pour la perte de bois d’œuvre en 1943 = 1 122 770 $ en 2016;

déduction de 17 276 $ pour les acres excédentaires en 1943 = 1 939 697,45 $ en 2016.

[506] Depuis 2008, les taux d’intérêt dans les comptes en fiducie des Autochtones ont fluctué d’un creux de 0,3929 % à un pic de 1,0200 %, et depuis la fin de 2016, ils ont fluctué de 0,3929 à 0,5627 %.

[507] En 2008, la PNLS a engagé des dépenses de 1 750 000 $ en infrastructure communautaire et a droit à une indemnité en equity en dollars de 2017 pour ces dépenses, qui s’élèvent à 1 913 949,23 $ calculées à un taux composé annuel de 1 %.

[508] En utilisant un taux annuel d’environ 1 % de 2016 à 2017, les montants ci-dessus et les autres montants pertinents jusqu’en 2017 seraient approximativement les suivants :

Montants dus par le Canada :

servitude de submergement de 3 272 572,22 $;

redevances sur le bois d’œuvre de 7 836 252,23 $;

déduction de 1 959 094,45 $ pour les acres excédentaires;

somme de 1 913 949,23 $ au titre de l’infrastructure communautaire.

Total = 14 981 868,10 $.

Montants crédités au Canada :

somme de 907 198,16 $ versée pour la perte de terres;

somme de 1 133 997,70 $ versée pour la perte de bois d’œuvre.

Solde = 14 981 868,10 $ - 1 133 997,70 $ = 13 847 870,40 $

[509] Je tiens à préciser que je ne statue pas que le montant ci-dessus représente l’indemnité en equity que le Canada doit accorder à la PNLS, car elle a subi d’autres pertes qui ne peuvent être calculées mathématiquement.

[510] Comme l’a souligné le juge Collier au paragraphe 227 de la décision Guerin CF, l’attribution d’une indemnité en equity payable aujourd’hui pour les pertes subies en 1929, est [traduction] « une réaction réfléchie, fondée sur la preuve administrée, les opinions fournies, les moyens soulevés et, finalement, mes conclusions quant aux faits ». En plus des pertes pouvant être calculées de façon mathématique, le fiduciaire prudent en 1929 envisagerait une indemnité pour les pertes qui ne se prêtent pas à un calcul mathématique.

[511] J’évalue les dommages-intérêts en equity à 30 000 000 $.

[512] Les facteurs dont j’ai tenu compte pour arriver à ce chiffre comprennent ce qui suit :

  1. Le montant des pertes calculables.

  2. Le fait que de nombreuses pertes non quantifiables survenues en 1929 ont persisté pendant des décennies et se poursuivent actuellement.

  3. Le défaut d’abattre le bois d’œuvre sur les berges, ce qui a créé une intrusion visuelle et a porté atteinte à la beauté naturelle des terres de réserve.

  4. Le défaut d’abattre le bois d’œuvre sur les berges a aussi créé, pour les membres de la PNLS un risque à très long terme pour la navigation et la pêche.

  5. L’inondation a nui à la chasse et au piégeage, obligeant les membres à se déplacer sur de longues distances pour se livrer à ces activités, et a réduit le nombre d’animaux pendant un certain temps après l’inondation.

  6. Même si le Canada a fourni les matériaux pour construire les maisons de remplacement, les membres de la PNLS ont fourni la main-d’œuvre.

  7. Les quais et les autres dépendances de la PNLS n’ont pas été remplacés.

  8. Les prairies de fauche, les potagers et les champs de riz sauvage de la PNLS ont été détruits.

  9. Les terrains de chasse et de piégeage dans la réserve ont été touchés.

  10. Deux collectivités de la PNLS ont été séparées par les eaux, et les terres de l’une d’elles ont été transformées en île, ce qui a nui à la facilité des déplacements des résidents de l’île.

  11. Le Canada a omis d’informer et de consulter la PNLS au sujet des questions relatives à l’inondation qui la touchaient directement, créant de l’incertitude et, sans doute, une certaine anxiété pour la Première Nation.

  12. Le Canada n’a pas agi de manière prompte et efficace pour discuter de l’indemnisation avec la PNLS avant l’inondation et ne l’a pas fait pendant de nombreuses années après l’inondation, malgré le fait qu’il ait été au courant des conséquences négatives pour les membres de la Première Nation.

XX. LES DOMMAGES-INTÉRÊTS PUNITIFS

[513] La PNLS demande que lui soient attribués d’importants dommages-intérêts punitifs. Elle soutient qu’une telle attribution est justifiée pour les raisons suivantes : 1) le Canada a adopté une conduite préméditée et délibérée, 2) le Canada a agi dans son propre intérêt, 3) la « conduite outrageante » du Canada a persisté sur une longue période, 4) le Canada a essayé de dissimuler son inconduite, 5) le Canada était et est conscient que ses actes étaient fautifs et illégaux, 6) le Canada a profité de son inconduite en enrichissant les provinces, 7) le Canada savait que les intérêts de la Première Nation étaient profondément personnels et irremplaçables, et 8) la Première Nation était dans une situation vulnérable en raison des actes, de la puissance et du pouvoir discrétionnaire du Canada.

[514] Je suis d’accord avec la PNLS que la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Whiten c Pilot Insurance Co, 2002 CSC 18 [Whiten] est l’arrêt de principe en droit canadien relativement aux dommages-intérêts punitifs.

[515] La résidence de la famille Whiten avait été détruite par un incendie. Elle a ensuite loué un chalet aménagé pour l’hiver pour une somme de 650 $ par mois. L’assureur a versé un paiement forfaitaire de 5 000 $ pour les frais de subsistance et a payé le loyer pendant quelques mois, puis a cessé les paiements sans en informer la famille. La famille Whiten se trouvait dans une situation financière difficile. L’assureur a allégué que la famille avait incendié sa résidence, même si le chef des pompiers local, qui était l’enquêteur principal de l’assureur, et son premier expert ont tous deux affirmé qu’il n’existait aucune preuve d’incendie criminel. L’assureur a rejeté la déclaration de sinistre et la famille a été obligée d’intenter des poursuites. La famille a obtenu gain de cause au procès. Le jury lui a accordé des dommages-intérêts compensatoires et des dommages-intérêts punitifs d’un million de dollars contre l’assureur. La Cour d’appel a accueilli l’appel en partie et a réduit les dommages-intérêts punitifs à 100 000 $.

[516] La Cour suprême du Canada a accueilli le pourvoi et a rétabli la somme d’un million de dollars en dommages-intérêts punitifs, soutenant qu’ils se situaient dans des limites rationnelles. Elle a conclu que la conduite de l’assureur envers la famille était exceptionnellement répréhensible. Le rejet de la demande d’indemnité de la famille visait à la contraindre à accepter un règlement inéquitable, soit une somme inférieure à celle à laquelle elle avait droit. La Cour a conclu que l’assureur s’était livré, avec préméditation et de propos délibéré, à la conduite reprochée pendant plus de deux ans, tandis que la situation financière de la famille empirait. De plus, la Cour a conclu que l’assureur, en prenant ces mesures, avait contraint la famille à risquer son dernier élément d’actif (son indemnité d’assurance de 345 000 $) et à s’endetter de 320 000 $ en frais de justice. Enfin, il a été déterminé que l’assureur savait dès le départ que la défense d’incendie criminel était une fiction insoutenable.

[517] Le juge Binnie, au début de son analyse des dommages-intérêts punitifs, a donné les précisions suivantes au paragraphe 36 :

Exceptionnellement, des dommages-intérêts punitifs sont accordés lorsqu’une conduite « malveillante, opprimante et abusive [...] choque le sens de la dignité de la cour » : Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 196. Ce critère limite en conséquence de tels dommages-intérêts aux seules conduites répréhensibles représentant un écart marqué par rapport aux normes ordinaires en matière de comportement acceptable. Parce qu’ils ont pour objet de punir le défendeur plutôt que d’indemniser le demandeur (la juste indemnité à laquelle ce dernier a droit ayant déjà été déterminée), les dommages‑intérêts punitifs chevauchent la frontière entre le droit civil (indemnisation) et le droit criminel (punition).

[518] Le juge Binnie a exposé les principes généraux suivants relatifs aux dommages-intérêts punitifs, qui sont pertinents en l’espèce :

  1. Les dommages-intérêts punitifs ne se limitent pas à certaines catégories de cas. Plutôt, le mécanisme de modération repose sur « la détermination rationnelle des circonstances justifiant, dans une action civile, d’ajouter une sanction en sus des dommages-intérêts compensatoires » (au paragraphe 67).

  2. Les objectifs généraux des dommages-intérêts punitifs sont le châtiment, la dissuasion et la dénonciation (au paragraphe 68; voir aussi le paragraphe 43).

  3. Il faut recourir aux dommages-intérêts punitifs uniquement dans les cas exceptionnels et avec modération (au paragraphe 69).

  4. La panoplie des épithètes péjoratives consacrées (« abusif » « oppressif », « malveillant », etc.) est insuffisante pour aider le juge ou le jury à fixer le montant à accorder. Il est préférable de recourir à une approche qui fasse appel davantage à la raison et moins à l’exhortation (au paragraphe 70).

  5. Lorsqu’un tribunal se penche sur la question des dommages-intérêts punitifs, il doit mettre en corrélation les faits de l’affaire et les buts visés par de tels dommages-intérêts et se demander en quoi, dans ce cas particulier, leur attribution favoriserait la réalisation de l’un ou l’autre des objectifs du droit, et quelle est la somme la moins élevée qui permettrait d’atteindre ce but, car l’attribution de toute somme plus élevée serait irrationnelle (au paragraphe 71).

  6. Il est rationnel d’utiliser les dommages-intérêts punitifs pour dépouiller l’auteur de la faute des profits qu’elle lui a rapportés lorsque le montant des dommages-intérêts compensatoires ne représenterait rien d’autre que le coût d’un permis lui permettant d’accroître ses bénéfices tout en bafouant de façon inacceptable les droits d’autrui, d’ordre juridique ou fondés sur l’equity (au paragraphe 72).

  7. En procédant de façon mécanique ou en appliquant une formule, on ne fait pas une place suffisante aux nombreuses variables qui doivent être prises en considération pour prononcer une décision équitable. L’aspect auquel il faut s’attacher n’est pas la perte du demandeur, mais la conduite répréhensible du défendeur (au paragraphe 73).

  8. La règle cardinale en matière de quantum est la proportionnalité. La réparation globale accordée doit avoir un lien rationnel avec les objectifs poursuivis par l’attribution des dommages-intérêts punitifs. Le critère « si, mais seulement si » jouit d’assises solides (Rookes c. Barnard, [1964] AC 1129; Hill) (au paragraphe 74), à savoir que des dommages-intérêts punitifs doivent seulement être accordés « si, mais seulement si » les dommages-intérêts compensatoires ne suffisent pas à punir le défendeur. Les dommages-intérêts punitifs sont « complémentaires » et constituent une réparation de dernier ressort (au paragraphe 50).

  9. Les dommages-intérêts punitifs ne sont pas généraux et ne peuvent excéder la limite maximale d’une réponse rationnelle et mesurée aux faits en cause (au paragraphe 76).

[519] Le Canada soutient que la PNLS ne s’est pas acquittée de son fardeau de prouver qu’il s’agit d’une affaire exceptionnelle justifiant l’attribution de dommages-intérêts punitifs. Il avance que la preuve ne démontre aucune conduite « malicieuse, oppressive et abusive » de sa part. Il ajoute que parce qu’un décret n’a pas été délivré, aux termes de l’article 48 de la Loi sur les Indiens, pour exproprier les terres de réserve, cela ne constitue pas un motif suffisant pour attribuer des dommages-intérêts punitifs.

[520] Il décrit l’argument avancé par la Première Nation que le Canada a cherché à dissimuler les déductions sur l’indemnité en 1943 comme une « pure conjecture », et soutient qu’il n’existe aucune preuve que la Première Nation n’était pas au courant du montant de l’indemnité versée à cette époque.

[521] Finalement, le Canada soutient que le montant de l’indemnité en equity permettra d’atteindre l’objectif de dissuasion et que l’attribution de dommages-intérêts punitifs n’est pas nécessaire et appropriée.

[522] Aucune décision mettant en cause une Première Nation, dans laquelle des dommages-intérêts punitifs avaient été prononcés contre la Couronne pour manquement à son obligation, n’a été présentée à la Cour.

[523] Dans l’arrêt Guerin CSC, la Cour suprême du Canada a confirmé la conclusion du juge Collier que la Couronne avait manqué à son obligation de fiduciaire lorsqu’elle avait contracté un bail à des conditions moins favorables que celles dont avait convenu la Première Nation lorsqu’elle avait cédé ses terres. La Cour suprême du Canada a aussi confirmé la décision du juge de première instance de ne pas imposer de dommages-intérêts exemplaires ou punitifs. Le juge Collier a conclu au paragraphe 243 qu’il n’y avait pas eu de conduite oppressive, arbitraire ou abusive :

[traduction] Je ne peux qualifier les actes de MM. Anfield et Arneil et des fonctionnaires à Ottawa d’oppressifs, arbitraires ou abusifs. Je me suis déjà prononcé contre les allégations de malhonnêteté, de fraude morale ou de dissimulation délibérée ou malicieuse. Le personnel de la Direction des Affaires indiennes croyait avoir le droit de négocier les conditions définitives du bail sans consulter la Première Nation. J’ai conclu de fait qu’il n’avait pas ce droit. Cette conclusion n’a cependant pas pour effet de transformer leurs actes en conduite oppressive ou arbitraire qui justifierait une sanction sous forme de dommages-intérêts exemplaires.

[524] Le juge Binnie dans l’arrêt Whiten a recommandé aux cours d’attribuer uniquement des dommages-intérêts punitifs dans des cas exceptionnels, lorsque les autres types de dommages-intérêts ne permettent pas d’atteindre les objectifs du châtiment, de la dissuasion et de la dénonciation. En l’espèce, ces objectifs sont suffisamment accomplis par l’attribution d’une indemnité en equity. Bien qu’il n’existe aucune preuve que le Canada ait cru qu’il agissait conformément à la loi lorsqu’il a fait inonder les terres de réserve sans les exproprier, comme il y était tenu en vertu de la Loi des Indiens, il n’existe pas de preuve non plus démontrant pourquoi il a agi de cette façon. En fait, il aurait pu exproprier les terres légalement et la perte essuyée par la PNLS serait identique.

[525] Sans avancer de suppositions à propos des intentions qu’avait le Canada quand il a agi comme il l’a fait, j’estime que le rétablissement des demandeurs dans la situation où ils se seraient trouvés, n’eût été le manquement du Canada, répond aux objectifs du châtiment, de la dissuasion et de la dénonciation, de sorte que l’attribution de dommages-intérêts punitifs serait disproportionnée en l’espèce.

XXI. LE JUGEMENT DÉCLARATOIRE

[526] Les demandeurs sollicitent un jugement déclaratoire selon lequel leurs droits juridiques sur les terres submergées et la zone de franc-bord n’ont été ni grevés ni éteints.

[527] Dans l’arrêt Daniels c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, au paragraphe 11, la Cour suprême du Canada a précisé qu’un jugement déclaratoire visant une demande de réparation peut seulement être prononcé si certaines conditions sont remplies. L’une de ces conditions est que le jugement doit avoir une utilité pratique, c’est-à-dire qu’il règle un litige actuel entre les parties.

[528] Je ne suis pas convaincu que le prononcé d’un jugement déclaratoire, comme le demandent les demandeurs, ait une utilité pratique quelconque. Il n’y a aucun doute que les demandeurs conservent leurs droits sur la zone de franc-bord, que j’ai exclue de l’évaluation des dommages-intérêts. Il est aussi fort peu probable que la zone inondée soit asséchée à l’avenir. Pour l’heure, le Canada reconnaît et accepte que les demandeurs [traduction] « ont conservé leurs droits sur les terres de réserve inondées ».

[529] Les dommages-intérêts en equity attribués en l’espèce visent à rétablir la PNLS dans la situation où elle se serait trouvée, n’eût été le manquement, ce qui comprend un paiement de 30 000 000 $ par le Canada. Il résulte de ce paiement que le Canada obtient rétroactivement une servitude de submergement jusqu’à 1 172 pieds, alors que le rivage submergé fait toujours partie de la réserve. Un jugement déclaratoire, comme il est demandé, ne serait d’aucune utilité.

XXII. LE MANQUE DE DILIGENCE

[530] Le Canada invoque le manque de diligence.

[531] La doctrine du manque de diligence peut servir de moyen de défense opposable à une allégation par une Première Nation que le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79 [Wewaykum]). L’equity vient à l’aide de la personne diligente et à ceux qui ne tardent pas à faire valoir leurs droits. Par conséquent, lorsqu’il a été démontré qu’un demandeur ayant différé une action a, soit acquiescé à la conduite du défendeur ou l’a contraint à modifier sa position parce qu’il avait une confiance raisonnable que le demandeur avait accepté le statu quo, soit autrement permis qu’une situation se produise qu’il serait injuste de perturber, une cour peut appliquer la doctrine du manque de diligence pour rejeter l’allégation.

[532] Dans l’arrêt Chippewas of Sarnia Band c Canada (2001), 51 OR (3d) 641, la Cour d’appel de l’Ontario a rejeté la revendication de la Première Nation relative à un titre de propriété sur une parcelle de terrain dans la Ville de Sarnia et à proximité. La Cour estimait qu’aucune revendication n’avait été avancée en 150 ans et des tiers innocents s’étaient peut-être fondés sur la validité apparente des lettres patentes de la Couronne. La Cour a noté que la connaissance du demandeur était un facteur clé à considérer, mais a conclu que la Première Nation connaissait les faits essentiels – la terre avait été cédée et était occupée par des tiers – et que cela constituait une assise suffisante pour la doctrine du manque de diligence.

[533] Le Canada a fait valoir que la PNLS connaissait les faits essentiels de cette affaire dès 1950. Il soutient que la PNLS était au courant de l’inondation de sa réserve à la fin des années 1930, sinon plus tôt, thèse à laquelle je souscris. Je ne peux cependant souscrire à l’argument du Canada que la PNLS connaissait le montant qui lui avait été accordé dans les années 1950.

[534] Quant à la connaissance de l’indemnisation, le Canada avance ce qui suit :

[traduction] En ce qui concerne la connaissance du montant de l’indemnité, en 1936, la Première Nation était « préoccupée par le délai » à recevoir l’indemnité. Le chef s’est rendu à Ottawa en 1938 pour faire valoir ses droits à ce sujet. Cependant, les observations présentées par la Première Nation en 1947 au Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes ne renfermaient aucune plainte ni demande relative à une indemnisation pour l’inondation ni aucune mention de l’inondation. Si le chef n’avait pas été au courant de l’indemnité accordée, il aurait probablement inclus une demande d’indemnité pour l’inondation dans sa présentation. Mais il ne l’a pas fait.

De plus, en 1949, l’agent des Indiens Edwards a écrit que les membres de la Première Nation « savent qu’ils ont reçu une indemnité d’un certain montant pour la destruction [...] » L’expression « d’un certain montant » donne à penser que la Première Nation connaissait le montant précis de l’indemnité accordée. Donc, la preuve démontre que la Première Nation avait été informée du montant accordé à titre d’indemnité pour l’inondation entre 1943 (lorsqu’elle a reçu l’indemnité) et 1949.

[Non souligné dans l’original.]

[535] Le Canada se perd en vaines suppositions, mais ne s’est pas déchargé de son fardeau d’établir que la PNLS connaissait le montant de l’indemnité accordée ou les conditions associées. Les expressions soulignées « aurait probablement » et « donne à penser » dénotent clairement qu’il s’agit d’idées chimériques qu’exprime le Canada. Puisqu’il était tenu d’informer la Première Nation du montant payé et des déductions, la Cour s’attend à ce que des éléments de preuve clairs, directs et convaincants sur les « faits » soient produits, sur lesquels elle pourrait se fonder. Non seulement le Canada n’a pas établi que le montant du paiement était connu en 1950, mais il n’a pas démontré que ce montant était connu à une date quelconque avant 1977. En contre-interrogatoire, le chef Bull a témoigné que le Grand Conseil du Traité no 3 avait écrit aux Affaires autochtones en 1977 et, dans une lettre du 23 août 1977, il avait reçu des [traduction] « copies de la partie du dossier de la Direction des enquêtes et de la recherche sur la réserve de la Première Nation du lac Seul, qui traitait de l’indemnisation pour la perte de terres imputable à l’inondation à la suite de la construction du barrage d’Ear Falls, en Ontario ». Il n’est pas clair si cette correspondance contenait des détails sur l’indemnité ou son calcul.

[536] Le 24 septembre 1985, dans une lettre adressée au ministre des Affaires indiennes, la PNLS a présenté une demande de dommages-intérêts pour l’inondation.

[537] Le Canada se fonde sur une réponse communiquée en interrogatoire préalable pour soutenir sa requête relative au manque de diligence. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il avait attendu si longtemps avant de présenter une réclamation, le déposant a répondu qu’il ne savait pas. Cependant, lorsque l’intégralité de l’échange est lue en contexte, il est évident que le déposant, comme il l’a affirmé maintes fois, ne savait pas ce que la Première Nation connaissait et ne connaissait pas à l’époque. Bien que le Canada ait posé la question : [traduction] « Existait-il des faits essentiels dont vous n’étiez pas au courant avant les années 1980 qui vous ont empêché d’intenter cette poursuite? », il n’a pas insisté pour obtenir une réponse.

[538] Le fardeau incombe au Canada de démontrer que la Première Nation connaissait tous les faits essentiels à l’appui de sa requête, mais il ne s’en est pas déchargé. Le Canada n’a pas établi l’applicabilité de la doctrine du manque de diligence.

XXIII. LA PROCÉDURE DE MISE EN CAUSE

[539] Le Canada présente une requête contre l’Ontario et le Manitoba relativement aux montants attribués aux demandeurs, qui entrent dans la catégorie des « dépenses en immobilisations » au sens de la Loi de la conservation du lac Seul. Il souligne que la Loi de conservation du lac Seul et l’Accord sur le transfert des ressources naturelles du Manitoba prévoyaient que les dépenses en immobilisations du barrage-réservoir d’Ear Falls soient partagées par chaque province, selon la proportion des avantages que chacune retirait du projet.

[540] Les deux provinces ont soutenu que l’accord de 1943 conclu avec le Canada au sujet des paiements à verser à la PNLS a satisfait toutes leurs obligations. Le Manitoba avance que l’article 8 de l’Accord sur le transfert des ressources naturelles du Manitoba a été respecté en 1980 et l’Accord n’impose aucune autre obligation au Manitoba de verser des paiements supplémentaires au Canada.

[541] L’Ontario fait valoir que l’obligation du Canada de verser une indemnité en equity ne représente pas des dépenses en immobilisations au sens de la Loi de conservation du lac Seul. L’Ontario invoque aussi l’alinéa 45(1)g) de la Loi sur la prescription des actions, LRO 1990, L 15, qui prévoit un délai de prescription de six ans pour les réclamations découlant de différends en matière contractuelle et soutient que ce délai a expiré en 1997.

[542] Enfin, l’Ontario estime que s’il est déterminé que le Canada a manqué à son obligation fiduciaire envers la PNLS, de façon à accorder à cette dernière une indemnisation en equity, le Canada ne peut en droit ou en equity, en qualité de fiduciaire, impartir les dommages-intérêts imposés pour son manquement à une autre partie.

[543] À mon avis, le dernier argument est exact et répond pleinement à la procédure de mise en cause.

[544] L’Ontario a cité trois affaires à l’appui de sa proposition que la responsabilité à l’égard d’un manquement à une obligation fiduciaire n’est pas assujettie à la répartition : Johnston v Sheila Morrison Schools, 2012 ONSC 1322 [Johnston]; Nelson v Affleck Greene McMurtry LLP, 2015 ONSC 1932 [Nelson]; et Anderson v Canada (Attorney General), 2013 NLTD (G) 154 [Anderson 2013].

[545] L’Ontario a cité l’arrêt Johnston à l’appui de sa proposition voulant que la responsabilité à l’égard d’un manquement à une obligation fiduciaire ne soit pas assujettie à la répartition. Au paragraphe 16 de la décision, la Cour a exposé avec justesse cette proposition :

[traduction] De plus, il ne peut y avoir de droit à la contribution et à l’indemnisation découlant du manquement aux obligations fiduciaires. La responsabilité à l’égard d’un manquement à une obligation fiduciaire n’est pas assujettie à la répartition. Par conséquent, sur le plan du droit, les réclamations de tiers ne peuvent être présentées. En outre, sur le plan de l’équité, nous notons également qu’il n’est pas demandé aux intimés de payer plus que leur part proportionnelle des pertes alléguées.

[546] Dans cette affaire, la Cour a rejeté la requête de l’intimé visant à obtenir une contribution et une indemnité des parents et tuteurs des membres de la classe dans un recours collectif relatif à des pensionnats. La réclamation dans le recours principal visait les dommages causés uniquement par les intimés, donc il n’y avait pas lieu de réclamer de contribution et d’indemnisation. De plus, comme il a été mentionné ci-dessus, la Cour a jugé que la responsabilité à l’égard d’un manquement à une obligation fiduciaire n’était pas assujettie à la répartition.

[547] Le protonotaire dans l’arrêt Nelson a appliqué le jugement rendu dans l’arrêt Johnston. Relativement à une requête des défendeurs de déposer une mise en cause, la Cour a conclu qu’alors qu’une mise en cause pouvait être déposée, l’acte de procédure devait être modifié afin d’annuler la demande d’indemnité découlant de l’obligation fiduciaire alléguée des défendeurs. Le protonotaire a affirmé au paragraphe 28 que : [traduction] « [l’]obligation fiduciaire alléguée est celle que l’avocate doit remplir à l’égard du demandeur. S’il y a eu manquement, le demandeur ne peut être indemnisé par d’autres parties ». Cette assertion, bien que simple, fournit à mon avis la justification pour laquelle la responsabilité à l’égard d’un manquement à une obligation fiduciaire n’est pas assujettie à la répartition. Seul le défendeur avait une obligation fiduciaire à l’égard du demandeur, et non les tierces parties comme il a été proposé.

[548] L’arrêt Johnston a aussi été cité dans la décision Anderson 2013 et dans la décision Anderson v Canada (Attorney General), 2015 NLTD (G) 167 [Anderson 2015]. L’Ontario a invoqué la décision Anderson 2013 dans ses observations. Dans la décision Anderson 2015, la Cour a affirmé que les principes de droit relatifs à la répartition de la responsabilité à l’égard d’un manquement à l’obligation fiduciaire ne sont pas encore bien établis. Cependant, par suite de la concession du Canada dans la décision Anderson 2013 que le manquement à une obligation fiduciaire ne peut donner lieu à une répartition de responsabilité avec les tierces parties, la Cour a empêché le Canada de reprendre cet argument, invoquant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et l’abus de procédure.

[549] J’estime que les questions soulevées dans la décision Anderson 2015, bien qu’illustrant qu’il existe des circonstances limitées dans lesquelles la question de la répartition demeure vague, démontrent clairement qu’il est établi en droit que lorsque des tiers n’ont pas d’obligation fiduciaire envers le bénéficiaire, le défendeur ne peut leur impartir sa responsabilité à l’égard de l’indemnisation en equity.

[550] La Cour suprême du Canada dans l’arrêt Citadelle (La), Cie d’assurances générales c Banque Lloyds du Canada [1997] 3 RCS 805, [1997] ACS 92, a décrit, au paragraphe 19, les circonstances très restreintes dans lesquelles un tiers à une fiducie peut être tenu responsable :

Il y a trois manières de tenir un tiers à une fiducie responsable du manquement à une obligation fiduciaire, à titre de fiduciaire par interprétation. Premièrement, il peut être responsable à titre de fiduciaire « de son tort ». Deuxièmement, il peut être responsable du manquement à une obligation fiduciaire s’il aide sciemment les fiduciaires à réaliser un dessein frauduleux et malhonnête (« aide apportée en connaissance de cause »). Troisièmement, la responsabilité peut être imposée au tiers à la fiducie qui a reçu des biens en fiducie et doit en rendre compte (« réception en connaissance de cause »; voir Air Canada c. M & L Travel Ltd., précité, aux pp. 809 à 811).

[551] Je conclus, au regard de la preuve, que chacune des provinces n’est pas responsable à titre de fiduciaire « de son tort », car elle n’a pas agi en cette qualité et de façon à posséder et à administrer des biens détenus en fiducie. Il n’existe pas de « dessein frauduleux et malhonnête » de la part du Canada qu’elles aient sciemment aidé à réaliser. Enfin, je n’estime pas que les provinces aient reçu des biens en fiducie en connaissance de cause. Il a été suggéré dans la plaidoirie que les provinces ont bénéficié des eaux stockées sur les terres de la PNLS, et je reconnais qu’elles en ont bénéficié. Cependant, le Canada avait le droit aux termes du Traité de s’approprier les terres et, s’il l’avait fait, cet avantage ne constitue pas des biens en fiducie. L’indemnité en equity attribuée par le présent jugement rétablit effectivement la PNLS dans la situation où elle se serait trouvée si le Canada s’était acquitté de ses obligations en 1929.

[552] Le Canada a pris des décisions en 1929 et 1943 et vers ces dates. En prenant ces décisions, il a manqué à son obligation envers la PNLS et doit maintenant rendre des comptes. Il n’est pas pertinent, à mon avis, de savoir si le Canada avait agi correctement à l’époque, que les coûts aient été ou non des « dépenses en immobilisations » au sens de l’Accord. Ce qui importe, c’est que les sommes que le Canada doit payer à la PNLS, par suite du jugement aujourd’hui, ne sont manifestement pas des « dépenses en immobilisations », et le Canada ne peut intenter d’action récursoire contre l’Ontario ou le Manitoba. Il n’est pas demandé au Canada de payer plus que sa proportion des pertes, car il est seul responsable de ces pertes.

XXIV. DÉPENS

[553] Il a été convenu que la question des frais et dépens serait tranchée après le prononcé du jugement sur le fond. Si les parties ne peuvent parvenir à une entente quant au montant et à la responsabilité des frais et dépens de l’instance, elles peuvent en informer la Cour dans un délai de 30 jours suivant la publication des présents motifs, et une conférence téléphonique sera organisée pour fixer un échéancier afin de résoudre la question.

XXV. CLÔTURE

[554] En dernier lieu, j’aimerais exprimer aux parties et à leurs avocats la reconnaissance de la Cour. Le procès s’est déroulé à l’aide de documents électroniques, ce qui a épargné énormément de temps et de frais à la Cour et aux parties. Je tiens à remercier personnellement les avocats de leur conduite durant les nombreux jours qu’a duré le procès et de leurs efforts sincères pour résumer la preuve factuelle et la jurisprudence dans une instance complexe.

[555] J’estime que le retard considérable qui serait causé si la décision était publiée en même temps dans les deux langues officielles créerait une injustice ou des difficultés pour les parties. Par conséquent, j’ai décidé de faire publier la version anglaise de la décision, et la traduction vers le français sera effectuée dans les meilleurs délais.

 


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. Il est statué que le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire envers les demandeurs relativement à l’aménagement à retenue du lac Seul.

  2. Des dommages-intérêts en equity de 30 000 000 $ sont octroyés aux demandeurs, payables par le Canada.

  3. La procédure de mise en cause contre l’Ontario et le Manitoba est rejetée.

  4. La question des frais et dépens est reportée et doit être tranchée conformément aux présents motifs.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 21e jour de septembre 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T -2579-91

INTITULÉ :

ROGER SOUTHWIND ET AL. c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATES DE L’AUDITION :

LES 12, 13 ET 19 AU 21 SEPTEMBRE 2016

LES 3 AU 5, 11 AU 13, 17 AU 20, 24 AU 26 ET 31 OCTOBRE 2016

LES 1ER, 2, 7, 14 AU 17, 21 AU 24 ET 28 AU 30 NOVEMBRE 2016

LES 1ER, 5 ET 13 AU 16 DÉCEMBRE 2016

LES 9 AU 13, 16 ET 23 AU 25 JANVIER 2017

DU 29 AU 31 MAI 2017

LES 1ER, 2, 5, 6 ET 7 JUIN 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

DATE DES MOTIFS :

Le 12 octobre 2017


COMPARUTIONS :

William J. Major

Yana R. Sobiski

David G. Leitch

Kevin Scullion

Ben Hiemstra

 

Pour les demandeurs

 

Michael Roach

Jennifer Francis

Sarah Sherhols

POUR LE DÉFENDEUR

CANADA

 

Leonard Marsello

Dona Salmon

Vanessa Glasser

Nikita Rathwell

POUR LA MISE EN CAUSE

ONTARIO

W. Glenn McFetridge

Kirsten Wright

POUR LA MISE EN CAUSE

MANITOBA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Major Sobiski Moffatt LLP

Avocats

Kenora (Ontario)

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

CANADA

Ministère du Procureur général

Toronto (Ontario)

POUR LA MISE EN CAUSE

ONTARIO

Justice Manitoba

Winnipeg (Manitoba)

POUR LA MISE EN CAUSE

MANITOBA

 



[1] Voir AIB Group (UK) Plc v Mark Redler & Co Solicitors, [2014] UKSC 58.

[2] Voir l’arrêt Hodgkinson, au paragraphe 76.

[3] Voir aussi Penvidic Contracting Co c International Nickel Co of Canada Ltd, [1976] 1 RCS 267; McCain Produce Co v Canadian Pacific Ltd, [1980] NBJ No 138, 113 DLR (3d) 584; conf. par Canadien Pacifique Ltée c McCain Produce Co. Ltd., [1981] 2 RCS 219; 9071-5392 Quebec Inc c. Katsoulis, [2007] OJ 2413.

[4] Rapport McCullough, au paragraphe 429.

[5] Transcription du procès, vol. 44, aux pages 67 à 69.

[6] Je crois comprendre, d’après le rapport Lazar-Prisman, que le multiplicateur jusqu’en 2016 est établi comme suit : les taux d’intérêt applicables à chaque année « t » sont indiqués comme R(t), la valeur [W(T)] au 31 décembre 2016 de l’indemnité de 1929 [C(1929)] (si l’on suppose que l’indemnité a été versée au début de 1929, elle se calcule comme suit : W(T) = C(1929)[1+R(1929))(1+R(1930))(1+R(1932)) [...] (1+R (2015))(1+R(2016))], ou W(2016) = C(1929) Πt =1929, [...] 2016 (1+R(t)).

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