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Date : 20170721


Dossier : IMM-2575-16

Référence : 2017 CF 708

Ottawa (Ontario), le 21 juillet 2017

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

JACQUES MUNGWARERE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS

(version publique émise le 11 octobre 2017)

[1] Le 2 juin 2016, la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR] a émis une mesure d’expulsion contre le demandeur, M. Jacques Mungwarere, au motif qu’il est interdit de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux [décision contestée].

[2] Le 17 juin 2016, le demandeur a déposé la présente demande de contrôle judiciaire aux fins de déclarer nulle ou illégale, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement, conformément aux instructions que la Cour estime appropriées, la décision contestée.

[3] Le 4 octobre 2016, la présente Cour a ordonné le caviardage et la mise sous scellés des dossiers principaux des parties ainsi que du mémoire en réplique conformément à l’Annexe « A » jointe au dossier de réponse du défendeur, ainsi que la mise sous scellés du dossier de requête du demandeur et du dossier de réponse du défendeur visant l’obtention de l’ordonnance de confidentialité. Le 16 décembre 2016, la présente Cour a reçu sous pli confidentiel une copie certifiée du dossier du tribunal – la SI ayant, le 2 novembre 2015, ordonné le huis clos pour l’ensemble de l’enquête en matière d’immigration. Les 16 février et 24 avril 2017, la Cour a entendu les représentations orales des procureurs.

[4] Pour les motifs qui suivent, il y a lieu d’accueillir en partie la présente demande de contrôle judiciaire. Une version intégrale du jugement et des motifs confidentiels de la Cour a été émise le 21 juillet 2017. La Cour est satisfaite que les paragraphes 49, 50, 56, 58, 79, 86 à 91 et 97 des motifs du jugement doivent demeurer confidentiels en partie ou en totalité. Ce qui suit est la version publique desdits motifs, tel que révisés par la Cour le 11 octobre 2017 à la suite des propositions de caviardage des parties. Une ordonnance maintenant en partie le caractère confidentiel de certaines pièces sous scellés et de certaines parties du dossier certifié du tribunal et des dossiers des parties est émise concurremment par la Cour suite aux représentations reçues des procureurs.

I. Droit applicable

[5] Comme nous le verrons plus loin, le demandeur soumet dans un premier temps que l’enquête menée par la SI au sujet de son implication dans le génocide rwandais constitue un abus de procédure du fait qu’il a été acquitté par la Cour supérieure de justice de l’Ontario [CSJO] des accusations criminelles de génocide et de crime contre l’humanité qui avaient été portées contre lui. Subsidiairement, le demandeur prétend que les conclusions de fait de la CSJO ont force de chose jugée, de sorte que la décision contestée est déraisonnable. Nous allons successivement considérer le droit applicable aux cas de génocide et de crime contre l’humanité sous l’angle des trois scénarios possibles (accusations criminelles, exclusion du statut de réfugié et interdiction de territoire).

A. Accusations criminelles

[6] Premièrement, en droit international, un crime contre l’humanité peut être perpétré autant en temps de guerre qu’en temps de paix. Divers instruments internationaux, dont l’article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, signé le 17 juillet 1998, entré en vigueur le 1er juillet 2002 [2187 RTNU I-38544] [Statut de Rome], définissent la notion de crime contre l’humanité. De manière générale, on parle d’actes criminels commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile et en connaissance de cette attaque, pour des raisons nationales, politiques, ethniques, raciales ou religieuses. Pensons à toute une série d’actes inhumains, tels le meurtre, l’extermination, l’esclavage et la déportation. De la même façon, les crimes tels que la torture, le viol et la persécution, sont également inclus. Il va de soi que le génocide est lui-même un crime contre l’humanité.

[7] Reconnaissant que les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ne sauraient rester impunis et que leur répression doit être effectivement assurée par des mesures prises dans le cadre national et par le renforcement de la coopération internationale, le Parlement du Canada a adopté la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24 [LCHCG], qui criminalise les infractions de génocide, de crime contre l’humanité et de crime de guerre, que celles-ci soient commises au Canada (articles 4 et 5) ou à l’étranger (article 6). En particulier, quiconque commet à l’étranger un génocide ou un crime contre l’humanité – avant ou après l’entrée en vigueur de l’article 6 de la LCHCG – est coupable d’un acte criminel (alinéas 6(1)a) et b) de la LCHCG). Est également coupable d’un acte criminel, quiconque complote ou tente de commettre l’une de ces infractions, est complice après le fait à son égard ou conseille de la commettre (paragraphe 6(1.1) de la LCHCG). De fait, l’auteur d’un tel acte peut être inculpé et faire l’objet d’une poursuite criminelle aux conditions prévues aux articles 8 et 9 de la LCHCG, ainsi qu’aux dispositions applicables du Code criminel, LRC 1985, c C-46.

[8] À ce chapitre, bien que la Cour suprême du Canada ait examiné les questions de génocide et de crime contre l’humanité sous l’angle des anciennes dispositions du Code criminel et de l’ancienne Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I-2, ce qui a été écrit en 2005 dans l’arrêt Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] ACS no 39 [Mugesera], demeure encore pertinent aujourd’hui. Ayant noté que les paragraphes 7(3.76) et (3.77) du Code criminel ont été depuis abrogés, que le crime contre l’humanité est désormais défini et proscrit aux articles 4 et 6 de la LCHCG et que la définition actuelle « diffère légèrement » de celle que l’on retrouvait au Code criminel, la Cour suprême explique que, selon le Code criminel et les principes de droit international, un acte criminel – comme le meurtre qui constitue une « infraction sous-jacente » – doit remplir quatre conditions pour que celui-ci soit considéré comme un crime contre l’humanité (Mugesera aux paras 118 et 119).

[9] Ces conditions sont les suivantes :

  • a) Un acte prohibé énuméré a été commis, ce qui exige de démontrer que l’accusé a commis l’acte criminel et qu’il avait l’intention criminelle requise;

  • b) L’acte a été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique;

  • c) L’attaque était dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes; et

  • d) L’auteur de l’acte prohibé était au courant de l’attaque et savait que son acte s’inscrirait dans le cadre de cette attaque ou a couru le risque qu’il s’y inscrive.

[10] Cela dit, le paragraphe 2(2) de la LCHCG précise que « [s]auf indication contraire, les termes de la [LCHCG] s’entendent au sens du Code criminel ». La culpabilité de la personne accusée de génocide ou d’un crime contre l’humanité est donc décidée au Canada selon la norme de la conclusion du « hors de tout doute raisonnable ».

B. Exclusion du statut de réfugié

[11] Deuxièmement, en marge du régime pénal, divers instruments internationaux établissent non seulement les critères de reconnaissance du statut de réfugié, mais également les critères en vertu desquels les personnes ayant commis des crimes contre l’humanité peuvent être exclues de la protection internationale. Les clauses d’exclusion contribuent à maintenir l’intégrité de l’institution de l’asile. En particulier, l’alinéa 1Fa) de la Convention relative au Statut des Réfugiés des Nations Unies, signée à Genève le 28 juillet 1951 [Convention] vise l’exclusion des « personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser […] qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes ».

[12] En droit canadien, l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] prévoit spécifiquement qu’une personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention ne peut avoir la qualité de « réfugié » au sens de la Convention (article 97 de la LIPR). Comme l’explique la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] ACS no 40 au para 38 [Ezokola], contrairement aux tribunaux pénaux internationaux, la SPR ne conclut ni à la culpabilité du demandeur, ni à son innocence, mais exclut plutôt ab initio celui qui n’est pas un réfugié authentique au moment de la présentation de sa revendication. Autre différence à souligner : le droit d’asile peut être refusé s’il existe des raisons sérieuses de penser que le demandeur a commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité (article 1Fa)). Cette norme de preuve est moins stricte que celle appliquée dans un procès criminel, mais elle requiert davantage qu’un simple soupçon.

[13] D’un autre côté, selon l’arrêt Ezokola, les divers modes de commission reconnus en droit pénal international définissent les contours d’un concept général de complicité. Toutefois, même interprétés de manière extensive, ils ne font pas en sorte qu’une personne soit tenue responsable du crime commis par un groupe seulement parce qu’elle est associée à ce groupe ou qu’elle a passivement acquiescé à son dessein criminel (Ezokola at para 68). La responsabilité qui découle du fait d’agir de concert dans un dessein commun – le mode de commission résiduel général reconnu par le Statut de Rome – paraît exiger une contribution significative au crime qu’un groupe animé d’un dessein commun a perpétré ou tenté de perpétrer. Reconnue par les tribunaux ad hoc, l’entreprise criminelle commune englobe l’insouciance à l’égard du crime ou du dessein criminel, même si elle n’est pas imputée à une personne uniquement sur la base des fonctions ou de l’association. De plus, la Cour suprême rappelle que d’autres États parties à la Convention ont interprété l’article 1Fa) de manière à s’attacher au rôle véritable de la personne en cause. Ainsi, un individu peut être complice d’un crime auquel il n’a ni assisté, ni contribué matériellement, mais pour lui refuser le droit d’asile, il doit être prouvé qu’il a consciemment contribué de manière significative au crime perpétré par le groupe ou à la réalisation de son dessein criminel. En d’autres termes, la complicité susceptible de s’entendre de la culpabilité par association ou de l’acquiescement passif va à l’encontre des principes fondamentaux du droit pénal.

[14] Aussi, la Cour suprême a décidé dans Ezokola que le refus de protection fondé sur les activités criminelles du groupe plutôt que sur la contribution de l’individu à ces activités criminelles doit clairement être exclu en droit canadien. Le fait que les actes d’un individu correspondent ou non à l’actus reus et à la mens rea exigés pour qu’il y ait complicité dépend des faits de chaque affaire, notamment (i) de la taille et de la nature de l’organisation, (ii) de la section de l’organisation à laquelle le demandeur était le plus directement associé, (iii) des fonctions et des activités du demandeur au sein de l’organisation, (iv) du poste ou du grade du demandeur au sein de l’organisation, (v) de la durée de l’appartenance du demandeur à l’organisation, surtout après qu’il ait pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel, ainsi que (vi) du mode de recrutement du demandeur et de la possibilité qu’il ait eue ou non de quitter l’organisation. Ces considérations ne font pas nécessairement état de tous les éléments à examiner et chacune ne s’applique pas à tout coup. Leur examen doit nécessairement être particulièrement contextuel, toujours s’attacher à la contribution de l’individu aux crimes ou au dessein criminel et tenir compte des moyens de défense opposables.

C. Interdiction de territoire

[15] Troisièmement, de manière distincte, le paragraphe 35(1) de la LIPR, crée une interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux, à la présence des faits suivants :

a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

b) occuper un poste de rang supérieur – au sens du règlement – au sein d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

c) être, sauf s’agissant du résident permanent, une personne dont l’entrée ou le séjour au Canada est limité au titre d’une décision, d’une résolution ou d’une mesure d’une organisation internationale d’États ou une association d’États dont le Canada est membre et qui impose des sanctions à l’égard d’un pays contre lequel le Canada a imposé – ou s’est engagé à imposer – des sanctions de concert avec cette organisation ou association.

[16] L’article 33 de la LIPR précise : « Les faits – actes ou omissions – mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir ». Ce qui distingue l’accusation criminelle portée en vertu de la LCHCG et la procédure d’interdiction ou d’exclusion entreprise en vertu de l’article 35 ou de l’article 98 de la LIPR, c’est essentiellement le fardeau de preuve applicable, lequel est beaucoup plus exigeant lorsqu’il s’agit d’une accusation criminelle. Au passage, il ne semble pas y avoir de différences importantes entre les « raisons sérieuses de penser » de la clause d’exclusion du statut de réfugié (article 1F de la Convention) et les « motifs raisonnable de croire » en matière d’interdiction de territoire (Moreno c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration, (CA), [1994] 1 CF 298).

[17] Pour le constat de l’interdiction de territoire, certaines décisions (findings of fact set out in that decision) ont, « quant aux faits, force de chose jugée » (conclusive findings of fact). S’agissant de l’application de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR, l’article 15 du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR], prévoit :

Les décisions ci-après ont, quant aux faits, force de chose jugée pour le constat de l’interdiction de territoire d’un étranger ou d’un résident permanent au titre de l’alinéa 35(1)a) de la Loi :

 

For the purpose of determining whether a foreign national or permanent resident is inadmissible under paragraph 35(1)(a) of the Act, if any of the following decisions or the following determination has been rendered, the findings of fact set out in that decision or determination shall be considered as conclusive findings of fact:

 

a) toute décision rendue à l’égard de l’intéressé par tout tribunal pénal international établi par résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies ou par la Cour pénale internationale au sens de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

 

(a) a decision concerning the foreign national or permanent resident that is made by any international criminal tribunal that is established by resolution of the Security Council of the United Nations, or the International Criminal Court as defined in the Crimes Against Humanity and War Crimes Act;

 

b) toute décision de la Commission, fondée sur les conclusions que l’intéressé a commis un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, qu’il est visé par la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés;

 

(b) a determination by the Board, based on findings that the foreign national or permanent resident has committed a war crime or a crime against humanity, that the foreign national or permanent resident is a person referred to in section F of Article 1 of the Refugee Convention; or

 

c) toute décision rendue en vertu du Code criminel ou de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre par un tribunal canadien à l’égard de l’intéressé concernant un crime de guerre ou un crime contre l’humanité commis à l’extérieur du Canada.

 

(c) a decision by a Canadian court under the Criminal Code or the Crimes Against Humanity and War Crimes Act concerning the foreign national or permanent resident and a war crime or crime against humanity committed outside Canada.

[18] Conformément au paragraphe 44(1) de la LIPR, un agent du ministre peut établir un rapport circonstancié s’il estime qu’un résident permanent ou qu’un étranger, qui se trouve au Canada, est interdit de territoire [rapport d’interdiction]. À partir de ce moment, le ministre – le présent défendeur – peut déférer le rapport, s’il l’estime bien fondé, à la SI pour enquête (paragraphe 44(2) de la LIPR).

[19] En l’espèce, la décision contestée a été prise sous l’autorité de l’alinéa 45(1)d) de la LIPR, qui autorise la SI de prendre la mesure de renvoi applicable contre un étranger ou un résident permanent après que le ministre lui ait déféré l’affaire si elle est satisfaite, après enquête, que l’étranger ou le résident permanent visé par le rapport préparé en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR est interdit de territoire.

II. Chronologie des événements

[20] Actuellement, le demandeur n’est ni citoyen canadien, ni un résident permanent. La chronologie des événements ayant abouti aux accusations criminelles portées contre le demandeur, à la perte de son statut de réfugié et à son interdiction de territoire malgré son acquittement, n’est pas contestée.

A. Toile de fond

[21] Un génocide et des crimes contre l’humanité ont été perpétrés au Rwanda en 1994. Il faut savoir que, depuis les années soixante, le Rwanda et le Burundi ont été le théâtre de conflits internes sanglants entre les membres de deux groupes ethniques opposés, les Hutus et les Tutsis, qui ont mené une lutte acharnée pour conserver ou s’accaparer le pouvoir depuis la décolonisation et l’indépendance de ces deux pays voisins d’Afrique de l’Est. En 1973, à la suite d’un coup d’état, le chef de l’armée, Juvénal Habyarimana, prend le pouvoir au Rwanda et fonde en 1975 le Mouvement révolutionnaire national pour le développement [MRND]. En 1986, des réfugiés tutsis en Ouganda forment le Front patriotique rwandais [FPR] dont l’objet est de prendre le pouvoir au Rwanda. Le 1er octobre 1990, le FPR entre en force au nord du Rwanda, déclenchant ainsi la guerre civile. Cette attaque est notamment appuyée par la majorité des Tutsis de l’étranger. D’ailleurs, en octobre 1992, au Burundi, des soldats tutsis enlèvent et tuent le nouveau président hutu ayant été élu démocratiquement quelques mois auparavant. Les accords d’Arusha concernant le Rwanda se déroulent de juin 1992 à août 1993 par étapes successives entre l’État rwandais et le FPR de Paul Kagame afin de mettre un terme à la guerre civile. Les accords demeureront cependant lettre morte.

[22] En 1993, des extrémistes hutus forment un groupe appelé le « Hutu Power ». En opposition aux accords d’Arusha et transcendant les rivalités partisanes, il incarne la solidarité ethnique prônée par le président Habyarima depuis trois ans. De fait, le Hutu Power organise des réunions dans de nombreuses communautés et plusieurs personnes influentes se réunissent pour élaborer des plans génocidaires. Des milices sont créées à même l’aile jeunesse des partis politiques et reçoivent un entraînement militaire. Les membres de la milice issue de l’aile jeunesse du parti du président Habyarimana (le MRND) portent le nom d’Interahamwe, tandis que ceux de l’aile jeunesse de la Coalition pour la défense de la République [CDR], un nouveau parti rwandais, sont connus sous le nom d’Impuzamugambi. Des machettes sont distribuées aux miliciens, tandis que le FPR, conscient du risque que la reprise des combats ferait courir aux Tutsis, recrute de nouveaux partisans et combattants en violation des accords de paix. À la fin de l’année 1993, les discours haineux de la CDR diffusés sur les ondes de la Radio Télévision Libre des Mille Collines [RTLM] collent aux Tutsis et aux Hutus modérés l’étiquette de collaborateurs du FPR et encouragent les miliciens à prendre les Tutsis pour cible.

[23] Le 6 avril 1994, le président Habyarimana et le nouveau président Cyprien Ntaryamira du Burundi, ainsi que plusieurs hauts responsables du Rwanda et du Burundi, sont tués à bord de l’avion qui les ramène de Tanzanie, où ils ont participé à un sommet consacré aux crises burundaise et rwandaise. La responsabilité de ce crime n’a jamais été établie. Il n’empêche, un petit groupe proche du président Habyarimana décide de passer à l’action. La Garde présidentielle puis d’autres troupes de l’armée rwandaise commandées par le colonel Bagosora et appuyées par les milices profiteront de cette disparition pour tuer des responsables gouvernementaux et des chefs de partis d’opposition – créant ainsi un vide permettant au colonel Bagosora et à ses partisans de prendre le pouvoir et de constituer dans les jours suivants un gouvernement intérimaire constitué principalement de membres du Hutu Power.

[24] De fait, entre le 7 avril et la mi-juillet 1994, un génocide a lieu au Rwanda et des crimes contre l’humanité sont perpétrés par plusieurs individus et groupes – incluant l’armée, le gouvernement intérimaire, la gendarmerie et les milices – agissant de concert et visant la population civile tutsie dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique qui s’étalera sur une période d’environ 100 jours. Mais si les premiers organisateurs du génocide ont été des responsables militaires et administratifs dans l’entourage direct du colonel Bagosora, encore faut-il que ceux-ci obtiennent non seulement la collaboration des hommes politiques, des préfets et des bourgmestres liés au MRND, mais également celle des administrateurs et des responsables locaux des autres partis qui sont dominants dans le centre et le sud du Rwanda. Ceci deviendra possible au fur et à mesure que la campagne d’extermination progressera et que les Hutus modérés seront tués.

[25] Les génocidaires poursuivent un dessein commun : exterminer la population tutsie. Or, la perpétration du crime de génocide requiert une concertation de plusieurs éléments de la population civile et une planification des actions menant à l’extermination des individus visés. Car, pour mettre le plan génocidaire à exécution, il faut dans un premier temps rassembler les Tutsis dans des lieux centraux. Aussi, dans bon nombre de communautés, les milices du Hutu Power attaquent et incendient les demeures des Tutsis pour les forcer à fuir. Les autorités encouragent ensuite ces derniers à se réfugier dans les églises, les écoles et les autres édifices publics où ils sont soi-disant mieux protégés. Une fois les Tutsis rassemblés, des miliciens et des civils – dont plusieurs ont pu être recrutés sous le commandement de soldats, gendarmes et policiers communaux – procèdent à l’assaut. Ceux qui ont des armes ouvrent le feu et lancent des grenades au milieu de la place. Parfois, on met aussi le feu aux édifices. Ensuite, les assaillants pénètrent dans les lieux, armés de machettes, de haches et de couteaux pour achever les survivants. Une fois les massacres terminés dans leur propre collectivité, les milices se déplacent dans les collectivités environnantes pour poursuivre l’extermination ou pour déclencher des manifestations de violence contre les Tutsis, si cela n’est pas déjà fait. À ces occasions, les femmes tutsies sont fréquemment violées, torturées et mutilées avant d’être tuées par les assaillants hutus.

[26] Le demandeur est un ressortissant rwandais appartenant à l’ethnie hutue. Il est âgé de 22 ans au moment du génocide. Il vit avec le reste de sa famille à la préfecture de Kibuye – une des onze régions administratives du pays. Son père est un notable de la place. Les premiers massacres d’envergure dans la préfecture de Kibuye commencent autour du 12 avril 1994. De fait, le 16 avril 1994, une grande attaque est lancée contre les Tutsis qui se sont réfugiés au complexe hospitalier de Mugonero. Situé à Ngoma, secteur de la commune de Gishyta, le complexe est dirigé par l’Association des infirmières adventistes du septième jour. On y trouve l’école des infirmières, une chapelle et l’hôpital. Participent à l’attaque de nombreux miliciens de la région ou d’autres régions. Une grande majorité de Tutsis périsse et les survivants se réfugient dans les collines avoisinantes de Gitwe, Murambi et Bisesero. Durant les mois de mai à juin 1994, des convois d’individus armés procèdent à des attaques presque quotidiennes dans les collines. Des centaines de Tutsis sont tués ou gravement blessés. On retrouve parmi les attaquants des militaires de l’armée rwandaise, des miliciens et d’autres hommes hutus faisant partie de la population civile.

[27] C’est le FPR, avec l’aide des troupes françaises, qui mettra un frein au génocide rwandais en mettant en déroute le gouvernement intérimaire et l’armée. Mais, dans les mois qui suivent, les soldats du FPR seront prompts à tuer des individus pris pour des Interahamwe ou soupçonnés d’avoir participé au génocide, et il y aura plusieurs exécutions sommaires dans les semaines et les mois suivants la prise de contrôle du territoire rwandais par les forces du général Kagame. En juillet 1994, environ deux millions de Rwandais – la plupart des Hutus – fuiront leur pays et se retrouveront dans des camps de réfugiés situés au Zaïre, en Tanzanie et au Burundi.

[28] Le demandeur quitte le Rwanda en juillet ou août 1994, avant l’arrivée du FPR. De son côté, celle qui sera la future épouse du demandeur, Marie Claire Kubwiman, quitte le Rwanda en juillet 1994. Le couple vivra un temps dans le camp de réfugiés au Zaïre où ils se sont rencontrés. En 1998, ils s’établissent en Belgique. C’est là que leur enfant mineur, Jerry Benson Simbi est né. Les trois arrivent au Canada à l’automne 2001 et présentent aussitôt des demandes d’asile. Un an auparavant, ils s’étaient vu refuser la protection des autorités belges pour manque de crédibilité, un fait matériel important qui ne sera pas dévoilé à la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la CISR.

B. Statut de réfugié

[29] Le 11 avril 2002, le demandeur, son épouse et leur enfant mineur obtiennent le statut de réfugié au Canada. Il n’empêche, le demandeur a menti sur son âge réel et a faussement déclaré qu’il avait quitté le Rwanda en février 1995, tandis que son épouse a également menti sur son âge réel et a déclaré faussement avoir quitté le Rwanda en octobre 1994. Qui plus est, dans sa demande belge, l’épouse du demandeur a indiqué le nom de son père comme étant Charles Sikubwabo et non pas Ferdinand Seburikoko tel que mentionné dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) canadien. Or, Charles Sikubwabo était le bourgmestre de Gishyita à l’époque du génocide et est toujours recherché par le Tribunal pénal international pour le Rwanda.

C. Accusations de génocide et de crime contre l’humanité

[30] Le 9 novembre 2009, au terme d’une enquête menée par la Gendarmerie Royale du Canada [GRC], le demandeur est arrêté et accusé de génocide et de crime contre l’humanité en raison de sa participation et de sa complicité dans les massacres ayant eu lieu dans la région de Kibuye en 1994. L’acte d’accusation original contient alors quatre chefs : deux chefs de génocide et deux chefs de crime contre l’humanité. Le 16 avril 2012, la poursuite décide de réduire l’acte d’accusation à seulement deux chefs, à savoir :

QUE LEDIT, JACQUES MUNGWARERE, entre le 1er avril 1994 et le 31 juillet 1994, dans la préfecture de Kibuye, au Rwanda, a commis le meurtre intentionnel de membres d’un groupe identifiable de personnes, à savoir : les Tutsis, dans l’intention de détruire, en tout ou en partie les Tutsis, commettant un génocide, tel que défini aux paragraphes 6(3) et 6(4) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24, commettant ainsi l’acte criminel de génocide, tel que prévu à l’alinéa 6(1)(a) de ladite Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre; et

QUE LEDIT, JACQUES MUNGWARERE, entre le 1er avril 1994 et le 31 juillet 19994, dans la préfecture de Kibuye, au Rwanda, a commis le meurtre intentionnel de membres d’une population civile ou d’un groupe identifiable de personnes, à savoir : les Tutsis, sachant que ledit meurtre intentionnel s’inscrivait dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre les Tutsis, commettant un crime contre l’humanité, tel que défini aux paragraphes 6(3), 6(4), et 6(5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24, commettant ainsi l’acte criminel de crime contre l’humanité, tel que prévu à l’alinéa 6(1)(b) de la ladite Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre.

[Souligné dans l’original.]

[31] Le procès criminel du demandeur se déroule devant le juge Charbonneau de la CSJO, du 28 mai 2012 au 21 mars 2013. Le 5 juillet 2013, le demandeur est déclaré non coupable des deux chefs d’accusation subsistants (R c Jacques Mungwarere, 2013 ONCS 4594 [jugement d’acquittement]). Pour les fins des présentes, il n’est pas nécessaire de résumer le jugement d’acquittement qui fait 202 pages – sinon pour mentionner ce qui suit.

[32] D’emblée, les parties s’entendent sur les faits entourant le génocide et les massacres commis dans la région de Kibuye, incluant la grande attaque du 16 avril 1994 au complexe hospitalier de Mugonero – durant laquelle la grande majorité de Tutsis a été exterminée –, et la poursuite des survivants dans les collines de Bisesero dans les mois qui ont suivi cette attaque. Il est également admis ce qui suit :

Des milliers de Tutsis ont été tués par les attaquants à tous ces endroits. Le groupe d’attaquants était composé de militaires de l’armée rwandaise, de membres des milices, d’interahamwes, et de membres de la population civile regroupés et dirigés par les autorités militaires et locales. Durant les mois de mai et de juin, la quasi-totalité des hommes hutus de la préfecture de Kibuye participait aux attaques.

(Jugement d’acquittement au para 1187 section 10).

[33] Comme question de fait, le demandeur a-t-il ou non participé à la grande attaque du 16 avril 1994 et aux attaques dans les mois qui ont suivi dans les collines de Bisesero?

[34] Non seulement le demandeur attaque-t-il la crédibilité de nombreux témoins de la poursuite, mais il choisit de témoigner en présentant un alibi. Il nie avoir été sur les lieux où les crimes qui lui sont reprochés ont été perpétrés. De surcroît, dans les semaines qui ont suivi l’attaque du 16 avril 1994, il affirme avoir continué d’enseigner à l’Esapan – ce qui est ensuite corroboré par certains témoins de la défense – de sorte qu’il ne pouvait pas faire partie des groupes d’attaquants qui quittaient le village le matin pour se rendre dans les collines de Bisesero.

[35] Dans sa décision, le juge Charbonneau souligne les distinctions au niveau de la responsabilité criminelle de l’individu qui agit comme auteur ou coauteur d’un crime contre l’humanité ou d’un génocide, et celle de celui qui agit comme complice (jugement d’acquittement aux paras 46 à 62). D’un point de vue juridique, réitérant que les principes de droit criminel en la matière s’inspirent du droit international pénal, le juge Charbonneau établit trois scénarios suivant lesquels la culpabilité du demandeur pourrait être retenue ou non (jugement d’acquittement au para 66) :

Dans cette affaire, la question centrale est à savoir si l’accusé a participé activement et avec l’intention criminelle requise, aux attaques meurtrières contre les Tutsis qui se sont déroulées dans le secteur de Kibuye d’avril à juillet 1994. M. Mungwarere a témoigné et nié toute implication dans ces attaques. Si son témoignage est cru, il doit être acquitté. La présomption d’innocence s’applique. Par conséquent, même si M. Mungwarere n’est pas cru, si son témoignage soulève un doute raisonnable sur sa participation, il doit être acquitté. De même, si le témoignage de M. Mungwarere est rejeté, il ne peut être déclaré coupable à moins qu’à la lueur de l’ensemble du reste de la preuve, le tribunal soit convaincu hors de tout doute raisonnable de sa culpabilité.

[Je souligne.]

[36] Le juge Charbonneau indique clairement que pour déterminer la culpabilité du demandeur, il doit d’abord soupeser chaque élément de preuve afin de déterminer s’il est plus probable qu’il croit son contenu. Cette première analyse s’effectuera selon la prépondérance des probabilités, et non selon le fardeau du hors de tout doute raisonnable qui n’intervient qu’au moment où le juge doit considérer l’ensemble de la preuve afin de rendre son verdict.

[37] Lors du procès, la Couronne a fait entendre plusieurs témoins rwandais, dont la plupart ont témoigné à distance, via Skype. Ceux-ci ont témoigné sur les terribles événements qui ont frappé la préfecture de Kibuye et certains ont identifié le demandeur comme étant un membre du groupe d’attaquants. Le problème cependant, c’est qu’il y a fabrication de preuve du côté de plusieurs témoins, ce que reconnaît la poursuite pour les témoignages de TIP 111, TIP 117 et TIP 112, tandis que « [t]out porte à croire qu’Alphonse Nsemgi-Yumba et François Ndaduma ont manigancé de faux témoignages contre l’accusé » (jugement d’acquittement au para 1169). En effet, certains rescapés de la région de Kibuye ont délibérément menti aux enquêteurs canadiens. Le juge Charbonneau en vient même à conclure que ces fausses déclarations constituent une partie substantielle de la cause de la poursuite au moment de l’arrestation du demandeur en novembre 2009 (jugement d’acquittement au para 1222).

[38] En revanche, le juge Charbonneau rejette la défense d’alibi du demandeur, selon lequel il se serait caché ou serait resté chez lui lors de l’attaque du 16 avril 1994, et dans les semaines suivantes, il n’aurait pas pris part aux attaques contre les Tutsis dans les collines de Bisesero parce qu’il enseignait à l’Esapan. Le juge Charbonneau indique clairement qu’il ne croit pas le témoignage rendu par le demandeur, en ce que l’ensemble de la preuve démontre que l’école Esapan n’a pas été ré-ouverte après l’assassinat du président Habyarimana (jugement d’acquittement aux paras 1195 à 1210).

[39] En dernière analyse, le juge Charbonneau conclut que la Couronne n’a pas prouvé, hors de tout doute raisonnable, tous les éléments essentiels des crimes reprochés au demandeur. Mais avant d’en arriver à cette conclusion, le juge Charbonneau a pris soin de revenir, un à un, sur tous les témoins entendus et à expliquer pour chacun s’il accorde ou non crédibilité ou une certaine valeur probante à leur déposition (jugement d’acquittement aux pp 29 à 83 pour les témoins de la poursuite, pp 84 à 142 pour les témoins de la défense). Au final, le juge Charbonneau déclare le demandeur non coupable des accusations criminelles de génocide et de crime contre l’humanité. Le demandeur – qui est incarcéré depuis son arrestation – est donc libéré. La Couronne décide de ne pas en appeler du jugement d’acquittement.

D. Révocation du statut de réfugié

[40] Le 25 juin 2013, dix jours avant que la CSJO n’ait rendu le jugement d’acquittement, le ministre présente une demande à la SPR en vertu de l’article 109 de la LIPR afin d’annuler la décision accordant au demandeur son statut de réfugié au sens de la Convention. Le 10 septembre 2014, le statut de réfugié du demandeur est révoqué au motif que ce dernier a fait des présentations erronées dans sa demande d’asile notamment sur ce qu’il faisait pendant le génocide.

[41] S’appuyant sur les révélations faites par le demandeur lors de son témoignage devant la CSJO, la SPR détermine que celui-ci a présenté les faits entourant son départ du Rwanda de façon erronée. Qui plus est, la SPR considère que si les faits additionnels découverts au cours du procès du demandeur avaient été portés à la connaissance de la SPR en 2002, celle-ci ne lui aurait pas accordé sa demande d’asile, étant donné qu’il existait des motifs sérieux de croire qu’il avait été complice de crimes contre l’humanité en raison de sa contribution significative, volontaire et consciente aux attaques menées contre les Tutsis en 1994, l’excluant donc en vertu de l’alinéa 1Fa) de la Convention. En effet, même si la SPR n’est pas liée par les conclusions de la CSJO, elle est tenue d’évaluer la valeur probante de la preuve de la poursuite et de la défense au procès criminel. Selon la lecture du jugement d’acquittement, la SPR note à ce sujet :« Quoiqu’il était probablement coupable de complicité, il y avait un doute raisonnable parce qu’aucun des témoins crédibles a vu ce qu’il faisait quand il était avec ces groupes [d’attaquants]. En particulier, personne ne l’a vu attaquer qui que ce soit […]. Cependant, il était vraisemblablement armé au moins une fois avec un fusil et une fois avec une grenade au sein d’un groupe qui poursuivait des Tutsis et Hutus modérés pour les tuer […] il y a des raisons sérieuses de penser que M. Mungwarere a participé volontairement aux poursuites des Tutsis et Hutus modérés afin de les tuer au sein d’une attaque généralisée et systématique dirigée contre une population civile et un groupe identifiable de personnes. Il a ainsi contribué sciemment au plan génocidaire […] ». Il n’empêche, la SPR reconnaît qu’elle n’a pas le pouvoir de conclure à l’exclusion du demandeur conformément à l’article 109 de la LIPR parce qu’il s’agit d’une demande d’annulation du statut de réfugié pour fausses déclarations.

[42] Le demandeur porte cette décision en révision judiciaire, mais l’autorisation lui ait refusée par la présente Cour, le 10 janvier 2015.

E. Interdiction de territoire

[43] Le 3 février 2015, le demandeur fait l’objet d’un rapport d’interdiction de territoire par un agent d’immigration. Ce dernier se fonde exclusivement sur le fait que, le 18 septembre 2014, la SPR a conclu qu’il y a des raisons sérieuses de penser que le demandeur a commis un crime contre l’humanité au sens de l’article 1Fa) de la Convention – étant d’opinion que, selon l’alinéa 15b) du RIPR, la décision de la SPR a force de chose jugée pour le constat de l’interdiction de territoire d’un étranger ou d’un résident permanent au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

[44] Le ministre défère l’affaire à la SI pour enquête.

[45] Le 26 août 2015, le commissaire Stéphane Morin [commissaire] tient une première audience au cours de laquelle un certain nombre de questions préliminaires sont débattues. Du côté du ministre, l’agent d’audience, M. Daniel Morse – conformément à ce qu’il avait indiqué dans sa correspondance du 7 mai 2015 – fait valoir que « le cas du ministre est prima facie », et qu’il est « prêt à présenter les soumissions du ministre en se fiant sur les conclusions de la décision de la SPR en date du 18 septembre 2014 ». Par contre, « dépendant des divulgations de M. Mungwarere, il se pourrait que le ministre divulgue des preuves en réplique ». Non seulement l’avocate du demandeur, Me Annick Legault, s’objecte-t-elle à cette façon de procéder – car, il « revient au Tribunal de trancher la question litigieuse » –, mais de surcroît, elle invite la SI à accueillir la requête pour abus de procédure formulée par le demandeur au motif qu’il a été déclaré non coupable par la CSJO des accusations criminelles – crime de génocide et crimes contre l’humanité – ayant été portées contre lui en vertu de la LCHCG.

[46] Une décision interlocutoire est rendue le jour même. Dans un premier temps, le commissaire rejette la requête en arrêt des procédures, au motif que les procédures en interdiction de territoire engagées par le ministre en vertu de la LIPR devant la SI sont de nature différente des procédures criminelles entreprises par Sa Majesté la Reine sous l’égide de la LCHCG et du Code criminel devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Le commissaire refuse également de suspendre l’enquête en attendant que la Cour fédérale ait eu l’opportunité de se prononcer sur la question d’abus de procédure. Dans un deuxième temps, le commissaire rejette la proposition du ministre que la SI applique l’alinéa 15b) du RIPR pour traiter de la présente affaire, de sorte qu’il incombera « au ministre à faire la preuve que M. Mungwarere, tel que c’est marqué sur son rapport [en vertu de l’article] 44 [de la LIPR] qui nous a été déféré […] a commis au terme de l’article 35(1)a) [de la LIPR] un crime de guerre ou un crime contre l’humanité défini aux articles 4 à 7 [de la LCHCG] ».

[47] Ayant entretemps tenté sans succès de faire réviser par la Cour fédérale cette décision interlocutoire – la demande de contrôle judiciaire étant prématurée –, l’audition devant le commissaire se poursuit les 16 et 17 février 2016. De son côté, le ministre accepte de bon gré la détermination du commissaire que la décision de la SPR n’a pas force de chose jugée en vertu de l’alinéa 15b) des RIPR. Aussi, à l’appui des allégations d’interdiction de territoire, le conseil du ministre dépose une preuve documentaire volumineuse (M-1 à M-29). En plus de déposer plusieurs documents disculpatoires (D-1 à D-37), le demandeur témoigne à l’enquête. Après la clôture de celle-ci, les parties plaident par écrit. Dans leurs représentations écrites respectives, les procureurs se penchent de manière très détaillée sur tous les éléments de preuve au dossier, incluant les déclarations du demandeur et les dépositions de plusieurs témoins entendus lors du procès criminel du demandeur.

[48] En bref, le ministre soumet au commissaire que le rapport d’interdiction de territoire est bien fondé, car il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur a commis un crime contre l’humanité pendant le génocide à cause de son association avec des génocidaires connus, soit M. Charles Sikwabwabo, le Dr. Gérard Ntakirutimana, le Pasteur Eliezer Ntakirutimana et M. Obed Ruzindana, et de sa participation volontaire au génocide – le demandeur n’ayant aucun alibi crédible, malgré qu’il nie catégoriquement avoir participé d’aucune façon aux attaques contre la population civile. Or, selon la preuve au dossier criminel, le demandeur faisait partie d’un groupe de personnes armées de massues, qui a pourchassé un civil tutsi, M. Eliézer Nsabimana, le 14 avril 1994 – ce dernier ayant cependant pu s’échapper (jugement d’acquittement au para 1253). Le 15 avril 1994, la veille de la grande attaque contre le complexe de Mugonero, le demandeur a témoigné qu’il y avait 27 personnes chez lui et que le 16 avril 1994, il n’en restait que six incluant lui et ses frères. Le demandeur a témoigné que sa maison était à 700 mètres de l’hôpital et qu’il pouvait voir la foule d’attaquants – formée de civils au torse nu et armés de pieux – qui se dirigeait vers l’hôpital pour tuer les Tutsis qui s’étaient réfugiés à l’intérieur. Le demandeur a également témoigné avoir vu le matin du 16 avril 1994, M. Obed Ruzindana, un des principaux dirigeants du génocide, transporter des milices dans le coffre d’une camionnette pour attaquer l’hôpital. En analysant les déclarations du demandeur, ainsi que des passages de l’arrêt rendu le 21 février 2003 par le Tribunal pénal international pour le Rwanda [TPIR] dans les affaires Élizaphan Ntakirutimana et Gérard Ntakirutimana, Affaires no ICTR-96-10-T et ICTR‑96-17-T (pièce M-19), le ministre infère que le demandeur était probablement parmi un des groupes d’assaillants lors de l’attaque du complexe hospitalier de Mugonero. Après le 16 avril 1994, le demandeur se serait joint à un groupe d’attaquants à Ngoma afin de tuer les survivants tutsis qui s’étaient réfugiés dans les collines de Bisesero. À cet égard, le ministre se fonde en grande partie sur le témoignage de Maria Nyirbamboyi« je l’ai vu aller dans des attaques nuits et jours » (pièce M-18 page 71), ainsi que sur le fait que « [l]e soir, il fréquentait le cabaret avec les attaquants » (jugement d’acquittement au para 1198). Le ministre souligne également que le demandeur avait beaucoup à perdre en ne participant pas au génocide. Son père était un notable de la communauté et possédait plusieurs terrains; il fallait donc le protéger contre l’ennemi tutsi. N’oublions pas que les médias, et la RTLM en particulier, appelaient les Hutus à l’autodéfense. D’ailleurs, la preuve documentaire démontre que la quasi-totalité des Hutus de la préfecture de Kibuye ont participé aux attaques de Bisesero.

[49] Le demandeur nie, de son côté, toute participation directe au génocide et toute complicité par association. D’une part, le ministre se fonde sur des extraits hors contexte du jugement d’acquittement. D’autre part, par exception au principe de la chose jugée, il y a lieu d’admettre et de considérer les nouvelles preuves soumises par le demandeur, notamment les pièces D-6, D-7, D-25, D-26 et D-27. Au demeurant, le ministre insinue une responsabilité collective au génocide, soit celle de tous les hommes hutus, ce qui est contraire à ce qui a été décidé dans l’arrêt Ezokola. Or, le demandeur n’a jamais été associé à l’armée, ni même aux autorités locales, tandis qu’il n’était pas membre d’un parti politique et/ou d’une milice, mais un simple civil. Dans un affidavit daté du 19 octobre 2013 (pièce D-7), M. Fernand Batard, l’un des enquêteurs ayant procédé personnellement à l’audition approfondie de 272 témoins potentiels, explique avoir « rapidement acquis l’intime conviction de l’innocence de Jacques MUNGWARERE ». M. Batard a personnellement rencontré et interrogé, après leurs aveux de faux témoignage, les témoins de la poursuite TIP 111 et TIP 112. Les deux témoins admettent avoir menti par intérêt pécuniaire, ce qui est également le cas de plusieurs autres témoins lorsqu’ils « ont compris qu’ils pouvaient gagner de l’argent en allant témoigner à l’extérieur du Rwanda, et principalement à Arusha ». Au surplus, la preuve concernant l’épisode du 14 avril 1994 rapportée par M. Eliézer Nsabimana n’est pas suffisamment concluante et digne de foi. Le demandeur ne partageait pas le dessein criminel des génocidaires. Bien au contraire, selon l’enquête menée par M. Batard, lors de l’attaque du 16 avril 1994 et dans les jours précédant, le demandeur et ses frères ont recueilli et protégé à leur domicile plusieurs Tutsis menacés, notamment Lydia Nyirere et cinq de ses enfants, Pauline Kabagwira et Erina Nyirazagima. D’un autre côté, la CSJO a rejeté toute la preuve qui tentait d’impliquer le demandeur dans l’attaque du 16 avril 1994. Fait important, les procureurs du demandeur déposent en preuve des déclarations de témoins (Pièces D-6, D‑25, D-26 et D-27 (sous scellés)) qui viennent mettre en doute la preuve soi-disant « crédible » entendue lors du procès. |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| De plus, M. Batard, qui avait été témoigné au procès et avait été trouvé crédible, fournit une déclaration venant corroborer l’alibi du demandeur, pourtant rejeté par le juge Charbonneau. Il explique que vers la mi-mai 1994, les cours avaient repris à l’école Esapan, l’établissement scolaire de Ngoma où le demandeur était professeur, ce qui lui a été confirmé par l’ancien directeur de l’Esapan, le préfet de discipline, deux professeurs, quelques anciens élèves et parents d’élèves (témoins protégés). Enfin, reprenant chacun des facteurs de l’arrêt Ezokola à la lumière de l’ensemble des preuves au dossier, les procureurs du demandeur font valoir que le demandeur ne saurait être trouvé complice de génocide et de crimes contre l’humanité. En effet, il n’y a aucune preuve crédible démontrant que le demandeur faisait partie d’un groupe et on ne sait rien de la nature de l’organisation en question, du grade que pouvait avoir le demandeur, du temps passé dans l’organisation et de l’implication qu’aurait pu avoir le demandeur.

[50] Le 2 juin 2016, la SI rend la décision contestée, selon laquelle le demandeur est interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR. Bien que la preuve dans le dossier criminel ne permettait pas à la CSJO de conclure, hors de tout doute raisonnable, que le demandeur était criminellement responsable comme auteur, coauteur et/ou complice d’un crime contre l’humanité ou d’un génocide, la SI considère que le jugement d’acquittement n’empêche pas que le demandeur puisse autrement être interdit de territoire sur la base des « motifs raisonnables de croire ». Les conclusions de fait du juge Charbonneau aux paragraphes 1186 à 1260 du jugement d’acquittement sont pertinentes – en particulier, les témoignages d’Eliézer Nsabimana, de Jonas Bizimana, d’Asinathe Nyiragwiza et de Maria Nyiramaboyi. S’agissant des nouvelles preuves invoquées par le demandeur, la SI refuse de les admettre. Vu l’alinéa 15c) du RIPR, la SI est liée, quant aux faits, par la décision de la CSJO qui a force de chose jugée. Puisque « ce n’est qu’exceptionnellement qu’il peut y avoir dérogation au principe de la chose jugée », et que le juge Charbonneau « a méticuleusement soupesé les éléments de preuve et chaque témoignage », la SI n’est pas satisfaite en l’espèce que « la première instance a été entachée de fraude ou malhonnêteté découlant |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| constituent une nouvelle preuve qui jette de façon probante un doute sur le résultant initial », comme le prétend en l’espèce le demandeur. La SI est donc liée par la conclusion de fait de la CSJO, qui établit que le demandeur faisait partie d’un groupe qui partait commettre des attaques – la présomption de validité de cette conclusion, n’ayant pas été renversée par la nouvelle preuve (notamment les documents D-6, D-25, D-26 et D-27 (sous scellés)), |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| qui ne sont pas admissibles ou sont autrement non fiables.

[51] La SI est satisfaite qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur est complice de crime contre l’humanité, sans être lié à un crime en particulier. Même si la CSJO n’a pas procédé à une analyse de la preuve en fonction des critères d’Ezokola, la SI « en est tenu aux conclusions de la Cour de justice de l’Ontario » pour ce qui est de l’application des critères d’Ezokola (décision contestée aux paras 78 à 82). Sur la base de la conclusion finale du juge Charbonneau que l’on retrouve au paragraphe 1260 du jugement d’acquittement, la SI se dit notamment satisfaite que le demandeur a participé à un certain nombre d’attaques après le 16 avril 1994. D’autre part, la SI se fonde sur l’analyse détaillée que fait la SPR de la complicité du demandeur selon les critères d’Ezokola. La SI « accorde à cette preuve documentaire une importante valeur probante » et se fonde sur la conclusion de la SPR que « […] la contribution que Monsieur Mungwarere a apportée était significative et a avancé les crimes ou les desseins criminels des génocidaires ».

III. Questions en litige et positions des parties

[52] Le demandeur est la deuxième personne au Canada à avoir été accusé au criminel en vertu de la LCHCG. En 2009, la Cour supérieure du Québec a rendu un verdict de culpabilité contre M. Désiré Munyaneza (R c Munyaneza, 2009 QCCS 2201, [2009] JQ no 4913 conf. 2014 QCCA 906, [2014] JQ no 3059 demande d’autorisation rejetée [2014] CSCR no 313), mais contrairement à ce dernier, le demandeur a été acquitté par la CSJO des accusations de génocide et de crime contre l’humanité.

[53] Il s’agit de statuer sur la raisonnabilité du refus de la SI d’accorder un arrêt des procédures, d’une part, et de sa conclusion au mérite que le demandeur est interdit de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux, d’autre part.

[54] Le dossier du tribunal est volumineux et celui-ci fait tout près de 4 000 pages. On y retrouve non seulement des pièces ou des extraits de témoignages du dossier criminel, mais également des nouvelles preuves qui n’étaient pas devant la CSJO ou la SPR. Il n’empêche, la SI se base presque exclusivement sur l’analyse du juge Charbonneau des quelques témoignages crédibles qui n’ont pas été écartés, ce qui soulève un questionnement concernant l’application de l’alinéa 15c) du RIPR, ainsi que sur l’utilisation et la valeur probante de certaines conclusions du juge Charbonneau aux fins de déterminer si le demandeur faisait partie d’un groupe d’attaquants et était complice de génocide et de crimes contre l’humanité selon les critères de l’arrêt Ezokola – l’application de ces critères n’ayant pas été considérée par le juge Charbonneau mais l’ayant été par la SPR lorsqu’elle a annulé le statut de réfugié du demandeur.

[55] Le demandeur soumet que la SI a commis de nombreuses erreurs révisables. D’une part, le commissaire a agi de façon abusive en acceptant d’enquêter sur le rapport d’interdiction : le ministre ne peut remettre en question le jugement d’acquittement qui déclare le demandeur non-coupable des accusations de génocide et crime contre l’humanité. La poursuite de l’enquête constitue un abus de procédure, en ce qu’elle porte atteinte aux principes d’économie, de cohérence, du caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice. Le tribunal a également erré en refusant d’analyser ou en écartant arbitrairement les nouvelles preuves produites par le demandeur, lesquelles confirment la fausseté des allégations ayant été faites par des témoins ayant été trouvés crédibles par la CSJO. Enfin, s’agissant de la conclusion de la participation consciente du demandeur à des crimes de meurtre, d’extermination et de torture contre une population civile ou un groupe identifiable, la SI devait faire sa propre analyse de la preuve au dossier et ne pouvait exclusivement se fonder sur l’analyse de certains témoignages faite par le juge Charbonneau.

[56] S’agissant de l’utilisation, hors contexte, que le ministre fait de certains passages du jugement d’acquittement, le demandeur soumet que, de façon générale, l’alinéa 15c) du RIPR ne trouve pas application lorsqu’il est question d’un jugement d’acquittement. |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| Ainsi, même s’il n’adhère pas à certaines conclusions de fait du juge Charbonneau, le demandeur ne peut les remettre en question ou les attaquer en appel. Il a déjà été acquitté. Il était donc contraire à l’équité procédurale ou autrement déraisonnable d’admettre ces conclusions de la CSJO comme chose jugée, considérant les grandes inquiétudes soulevées par le juge Charbonneau sur la véracité de ces témoignages et de n’accorder aucun poids aux nouvelles preuves, en particulier les pièces D-6, D-25, D-26 et D-27 (sous scellés), |||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||

[57] Le demandeur conteste également la raisonnabilité de la décision au mérite, en ce que non seulement la CSJO n’a jamais conclu qu’il faisait partie du groupe d’attaquants, mais également, qu’il n’y a aucune preuve tangible qui puisse permettre au commissaire d’arriver à une telle conclusion même sous un fardeau de preuve moins exigeant qu’en matière criminelle. D’ailleurs, le juge Charbonneau n’a jamais indiqué clairement que le demandeur faisait partie d’un « groupe d’attaquants », ni décrit en détail qui pouvait faire partie de celui-ci, étant donné l’état de la preuve. Les critères d’Ezokola sont inapplicables ici.

[58] Le défendeur soumet que la position du demandeur est contradictoire. D’un côté, le demandeur invoque le principe de la chose jugée ou de l’abus de procédure afin de faire reconnaître l’effet juridique d’un jugement d’acquittement rendu par une cour de juridiction criminelle selon un fardeau de preuve plus exigeant que dans une procédure d’interdiction de territoire engagée en vertu de la LIPR. D’un autre côté, le demandeur se fonde sur des nouvelles preuves pour contredire les conclusions de fait du juge Charbonneau sur lesquelles la SI s’est appuyée dans la décision contestée pour confirmer l’interdiction de territoire du demandeur. Sur ce point, le défendeur souligne que |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| en question ne sont pas fiables parce qu’elles ne sont pas assermentées. Aussi, il était raisonnable pour la SI de les écarter, sinon de leur accorder peu de poids, tout comme il était raisonnable de considérer que les conclusions factuelles sur la base des « motifs raisonnables de croire » que le demandeur avait participé au génocide et commis des crimes contre l’humanité.

[59] D’autre part, le défendeur soutient que, bien que le présent dossier ne soit pas une bonne illustration, l’alinéa 15c) du RIPR peut quand même s’appliquer à des jugements d’acquittement en raison des différents fardeaux qui existent avec le droit d’immigration pour une même situation. À titre d’illustration, la complicité pour crime contre l’humanité est très différente en criminel et en immigration. Le premier cas exige la preuve hors de tout raisonnable de la commission d’un crime spécifique. Dans le second cas, selon Ezokola, il suffit d’un motif raisonnable de croire qu’une contribution significative a été faite par le demandeur au sein d’une attaque généralisée. Au surplus, il est erroné d’inférer que le demandeur ait été innocenté par la CSJO : il a seulement été déclaré non coupable des accusations de génocide et de crime contre l’humanité. Le défendeur insiste plutôt sur le fait qu’un acquittement n’équivaut pas à la conclusion que l’inculpé n’a pas fait ce dont on l’accuse, mais plutôt, comme c’est d’ailleurs le cas en l’espèce, qu’il n’a pas été prouvé, hors de tout doute raisonnable, qu’il a commis les crimes dont il a été accusé.

[60] Le défendeur soutient au contraire que la décision du commissaire est raisonnable en indiquant que la conclusion générale du paragraphe 1260 du jugement d’acquittement est suffisante pour prouver l’appartenance du demandeur au groupe d’attaquants. D’ailleurs l’avocate du défendeur, lors de l’audience devant cette Cour, a reconnu que le fondement principal de la décision du commissaire d’interdire le demandeur pour atteinte aux droits humains et internationaux repose sur la conclusion finale, de fait et de droit, que l’on retrouve au paragraphe 1260 du jugement d’acquittement :

[1260] Même si je fais fi des inquiétudes que j’ai soulevées concernant le témoignage d’Asinathe Nyiragwiza et de Maria Myiramaboyi, l’ensemble de la preuve qui m’apparait crédible, ne me permettrait pas de conclure, hors de tout doute raisonnable, qu’après le départ vers les attaques [sic] avec le groupe d’attaquants, l’accusé a posé des actes qui ont largement facilité la perpétration de meurtres de Tutsis ou posé des actes qui ont contribués de façon appréciable à la mort de Tutsis. Je suis d’avis que dans les deux cas, la preuve doit identifier les actes spécifiques sur lesquels s’appuie la poursuite. Ici, ce que l’accusé a fait après le départ du petit centre, n’est que pure spéculation. Tout au plus, cette preuve établit une probabilité de culpabilité.

[Je souligne.]

[61] Lors de l’audience devant cette Cour, l’avocate du défendeur souligne que le juge Charbonneau a bien pesé ses mots lorsqu’il indique « qu’après le départ vers les attaques [sic] avec le groupe d’attaquants » (paragraphe 1260 du jugement d’acquittement). Cette constatation est lourde de sens, en ce qu’elle indique que la preuve était suffisante pour prouver que le demandeur faisait partie du groupe d’attaquants qui partait pour les collines de Bisesero. C’est dans ce sens que la CSJO a conclu en droit que la preuve établissait tout au plus « une probabilité de culpabilité ». Par ailleurs, la CSJO a clairement rejeté la défense d’alibi et le témoignage général du demandeur à l’effet qu’il n’avait pas participé aux attaques. Or, le défendeur rappelle qu’en matière d’immigration, il n’est pas nécessaire de faire la preuve des actes spécifiques posés par le demandeur. Tel qu’énoncé dans l’arrêt Mugesera, la norme des motifs raisonnables exige davantage qu’un simple soupçon, mais reste moins stricte que la prépondérance des probabilités. Considérant que les attaques généralisées et systématiques ont eu lieu à la préfecture de Kibuye contre les Tutsis, il était raisonnable pour la SI de conclure que le demandeur avait volontairement apporté une contribution significative et consciente à un crime contre l’humanité à la lumière des critères développés dans Ezokola.

IV. Analyse

[62] La Cour a considéré les représentations respectives des parties à la lumière de la preuve au dossier et des principes de droit applicables. La poursuite de l’enquête par la SI au sujet des allégations dans le rapport d’interdiction ne constitue pas un abus de procédure. Cependant, il y a lieu d’intervenir dans ce dossier, vu les erreurs révisables commises par le commissaire et le caractère déraisonnable de la décision contestée dans son ensemble.

A. Norme de contrôle

[63] Les procureurs ont reconnu devant cette Cour, lors de l’audience du 16 février 2017, que le commissaire avait compétence pour entendre et décider la requête en abus de procédure (Kaloti c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 365 au para 10). La question de savoir si les conditions de la préclusion ou d’abus de procédure sont remplies est une question mixte de droit et de fait, qui doit être révisée selon la norme de la décision raisonnable.

[64] Il est bien établi que la décision de la SI d’émettre une mesure d’expulsion relève de la norme de la décision raisonnable (Faci c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 693, [2011] ACF no 893 au para 17; Melendez c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2016 CF 1363, [2016] ACF no 1434 au para 11). Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] ACS no 9 au para 47 [Dunsmuir]).

[65] Cela dit, à la lumière des représentations des procureurs et des positions quelque peu confuses au sujet de la notion de chose jugée, le demandeur plaide que la portée juridique de l’alinéa 15c) du RIPR doit être analysée selon la norme de la décision correcte, puisqu’il est question de savoir si la SI a appliqué le bon critère juridique (Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336, [2015] ACF no 296 au para 17).

[66] Comme le rappelle la Cour Suprême dans Mouvement laïque québécoise c Saguenay (Ville), 2015 CSC 16 aux paragraphes 46-48, lors d’un contrôle judiciaire de la décision d’un tribunal administratif spécialisé qui interprète et applique sa loi constitutive, il y a lieu de présumer que la norme de contrôle est la décision raisonnable (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654 aux paras 30, 34 et 39 [Alberta Teachers]). Cette présomption peut cependant être repoussée, notamment lorsque se soulève une question de droit générale d’importance pour le système juridique et étrangère au domaine d’expertise du tribunal administratif spécialisé (Dunsmuir aux paras 55 et 60).

[67] Dans McLean (McLean c Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 RCS 895), le juge Moldaver note ceci à ce propos au paragraphe 27 :

Le raisonnement qui sous-tend l’exception prévue à l’égard de la « question de droit générale » est simple. Comme l’expliquent les juges Bastarache et LeBel dans Dunsmuir, « [p]areille question doit être tranchée de manière uniforme et cohérente étant donné ses répercussions sur l’administration de la justice dans son ensemble » (par. 60). Autrement dit, comme le précisent les juges LeBel et Cromwell dans Mowat, cette question est assujettie à la norme de la décision correcte « dans un souci de cohérence de l’ordre juridique fondamental du pays » (par. 22)

[68] Dans son plan d’argumentation déposé lors de l’audience du 24 avril 2017 [plan d’argumentation], l’avocat du demandeur a plaidé que l’application de l’alinéa 15c) du RIPR constituait un rempart important pour prévenir et arrêter des procédures iniques, vexatoires ou abusives, sans compter que les décisions de la SI sont d’une importance vitale pour les gens concernés. Bien que le demandeur tente d’une certaine façon de réfuter la présomption établie dans Alberta Teachers, je ne suis pas convaincu que la question d’interprétation débattue aujourd’hui par les parties rentre dans les cas d’exception (Kidd c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1044, [2016] ACF no 1022 au para 15). Somme toute, l’alinéa 15c) du RIPR ne redéfinit pas la portée du principe de la chose jugée mais circonscrit plutôt son application dans le cadre des recours sous l’alinéa 35(1)a) de la LIRP. Il ne s’agit pas d’une question qui aura des répercussions sur l’administration de la justice dans son ensemble. La norme de contrôle judiciaire est donc celle de la décision raisonnable.

[69] Il reste donc à déterminer si la SI a erré dans son application de l’alinéa 15c) du RIPR tant au niveau des faits mais également au niveau des principes de droit applicables. Mais commençons d’abord par la question d’abus de procédure débattue préliminairement par les parties.

B. La poursuite de l’enquête par la SI ne constitue pas un abus de procédure

[70] La Cour Suprême du Canada rappelle dans l’arrêt Toronto (Ville) c SCFP, section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] ACS no 64 au paragraphe 64, que la doctrine d’abus de procédure est appliquée pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion (issue estoppel) découlant d’une question déjà tranchée ne seraient pas applicables. L’abus de procédure survient lorsque les procédures sont « injustes au point qu’elles soient contraire à l’intérêt de la justice ».

[71] En présumant que la Cour ait refusé d’intervenir pour casser la décision interlocutoire du commissaire en rejetant la requête en abus de procédure, parce que prématurée, et ayant maintenant la chance d’avoir une vue d’ensemble sur le dossier, je suis satisfait que la poursuite de l’enquête par la SI ne constitue pas un abus de procédure. Le commissaire n’a commis aucune erreur révisable en refusant de donner plein effet au jugement d’acquittement dans le contexte de la procédure d’interdiction de territoire. En effet, le décideur doit être convaincu que le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt public dans l’application de la loi, s’il était mis fin aux procédures (Blencoe c Colombie-Britannique (Commission des droits de la personne), 2000 CSC 44, [2000] ACS no 43 [Blencoe]).

[72] Or, dans le présent dossier, il n’y a pas d’identité d’objet entre le procès criminel et l’enquête menée devant la SI. Les fardeaux respectifs de preuve qui pèsent sur la CJSO et la SI sont très différents et ne peuvent rencontrer les critères définis pour la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (Hamid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 220, [2007] ACF no 386 au para 8 [Hamid]). Alors que la poursuite doit faire la preuve hors de tout doute raisonnable que le demandeur a commis les crimes qu’on lui reproche, devant la SI, le ministre doit seulement démontrer qu’il existe « des motifs raisonnables de croire » que le demandeur a commis les crimes qui lui sont reprochés. Le fardeau est d’ailleurs moindre que celui de la prépondérance des probabilités, c’est-à-dire la preuve qui rend l’existence d’un fait plus probable que son inexistence. La doctrine de l’abus de procédure est certes plus souple que celle de la préclusion, mais cela ne signifie pas pour autant que la première s’applique sans restriction ou qu’elle n’est régie par aucun critère (Yamani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CAF 482, [2003] ACF no 1931 au para 34 [Yamani]). En l’espèce, le demandeur ne m’a pas convaincu que la décision de la SI d’enquêter au sujet des allégations dans le rapport d’interdiction est injuste au point d’être contraire à l’intérêt de la justice.

C. Interprétation de l’article 15 du RIPR et expectatives légitimes des parties à l’enquête

[73] Nous avons déjà fait état de l’article 15 du RIPR (section I. C. au para 17). Dans le présent dossier, la notion de « chose jugée » que l’on retrouve à l’article 15 du RIPR est comme une couverture dont chaque partie cherche à tirer de son côté en fonction de ses intérêts particuliers et du résultat recherché, sans pour autant compromettre leur droit de soumettre des preuves nouvelles, voire les mêmes preuves qui étaient devant la CSJO, qu’elles aient ou non été considérées ou écartées dans le jugement d’acquittement.

[74] Je suis d’accord avec le défendeur que le présent dossier – où un acquittement a été prononcé – n’est pas la meilleure illustration de l’application de l’article 15 du RIPR. Il paraît logique que lorsqu’un individu a été condamné au Canada pour un crime contre l’humanité que la décision rendue en vertu du Code criminel ou de la LCHCG par un tribunal canadien ait, quant aux faits, force de chose jugée pour le constat de l’interdiction de territoire d’un étranger ou d’un résident permanent au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR. C’est ce qu’envisage à première vue l’alinéa 15c) du RIPR. D’autre part, selon l’alinéa 15a) du RIPR, il faut accorder le même effet à toute décision rendue à l’égard de l’intéressé par tout tribunal pénal international établi par résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies ou par la Cour pénale internationale au sens de la LCHCG. Par exemple, dans ses représentations écrites à la SI, en analysant les déclarations du demandeur, ainsi que des passages de l’arrêt rendu le 21 février 2003 par le Tribunal pénal international pour le Rwanda [TPIR] dans les affaires Élizaphan Ntakirutimana et Gérard Ntakirutimana, Affaires no ICTR-96-10-T et ICTR‑96-17-T (pièce M-19), le ministre infère que le demandeur était probablement parmi un groupe d’assaillants lors de l’attaque du complexe hospitalier de Mugonero, et ce, sans prétendre pour autant que la SI était liée par le jugement du TPIR, puisque le demandeur n’est pas l’une des personnes condamnées pour crimes contre l’humanité et génocide dans cette affaire. Le ministre avait donc très bien compris à l’enquête de la SI que le caractère probant du jugement du TPIR devait être évalué à la lumière des autres preuves au dossier.

[75] À première vue, l’objet des alinéas 15a) et c) du RIPR est d’éviter de recommencer le débat devant la SI, lorsqu’un individu faisant l’objet d’un rapport d’interdiction a été condamné au Canada ou à l’extérieur du Canada par un tribunal international pour génocide ou crime contre l’humanité. Selon l’alinéa 15b) du RIPR, la même considération vaut lorsque la SPR a formellement exclu un individu de la protection du statut réfugié en vertu de l’article 98 de la LIPR (Syed c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CF 1163, [2006] ACF n1461 au para 22). Il n’empêche, la SI conserve le pouvoir discrétionnaire d’admettre une preuve nouvelle qui viendrait contredire le verdict de culpabilité ou l’ordonnance d’exclusion du statut de réfugié (Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44, [2001] 2 RCS 460 [Danyluck]).

[76] Cela dit, il est peut-être risqué d’écarter catégoriquement, pour le futur, l’application faite par le commissaire de l’alinéa 15c) du RIPR à tout jugement d’acquittement. Il n’empêche, dans le présent dossier, l’application de cette disposition est non seulement problématique, mais hautement préjudiciable. Bien que le juge Charbonneau est jugé le demandeur non crédible et qu’il ait rejeté sa défense d’alibi, le demandeur ne pouvait pas en appeler du jugement d’acquittement. Quoi qu’il en soit, la force de chose jugée ne s’applique qu’aux conclusions de fait et non aux conclusions mixtes de fait et de droit. Le paragraphe introductif de l’article 15 du RIPR est clair. En bref, la SI ne peut être liée que pour les conclusions factuelles concluantes, déterminantes et définitives de chaque élément de la culpabilité (soit l’identité, l’actus reus et la mens rea), et non par la conclusion mixte de fait et de droit que l’individu a été déclaré coupable ou non-coupable. C’est bien le problème avec la décision contestée. Tel que souligné au paragraphe 60 des présents motifs, le commissaire se fonde principalement sur la conclusion finale de fait et de droit, que l’on retrouve au paragraphe 1260 du jugement d’acquittement, ce qui constitue une erreur de droit déterminante dans le présent dossier.

[77] D’ailleurs, si le jugement d’acquittement de la CSJO avait effectivement force de chose jugée pour le constat d’interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux, on peut se demander pourquoi alors le ministre a-t-il pris le soin de produire à l’enquête de la SI une liste de vingt-huit documents, dont certains émanent du procès criminel, et d’autres qui sont entièrement nouveaux (Pièces M-9, M-10, M-11, M-12, M-19, M-20, M-21, M‑22 et M-28) pour faire valoir le bien-fondé du rapport d’interdiction. L’avocate du défendeur justifie cette incohérence flagrante en expliquant notamment que cette preuve matérielle supplémentaire pallie aux conclusions de fait manquantes dans le jugement de la CSJO au niveau de la complicité du demandeur dans les attaques dans les collines de Bisesero notamment. En pareil cas, force est de conclure qu’il s’agit là d’une démonstration éloquente du fait que le défendeur voulait que la SI accorde une force probante importante au jugement d’acquittement de la CSJO, sans pour autant que la SI soit liée par toutes et chacune des conclusions de fait auxquelles en arrive le juge Charbonneau en juillet 2013. Mais ce n’est pas la seule contradiction dans la position – variable au fil des développements – adoptée par le ministre. Il faut rappeler qu’au départ, le rapport d’interdiction préparé en vertu de l’article 44 de la LIPR par l’agent d’immigration ne fait aucunement référence au jugement d’acquittement de la CSJO mais plutôt à la décision de la SPR annulant le statut de réfugié du demandeur. Pour sa part, l’agent se fonde exclusivement sur l’alinéa 15b) du RIPR qui prévoit que toute décision de la SPR fondée sur les conclusions que l’intéressé a commis un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, qu’il est visé par la section F de l’article premier de la Convention a, quant aux faits, force de chose jugée pour le constat de l’interdiction de territoire d’un étranger ou d’un résident permanent au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR. Le ministre avait fait son lit en proposant, plus ou moins, une interdiction automatique.

[78] Mais, s’agissant de conférer « force de chose jugée » à la décision de la SPR annulant le statut de réfugié du demandeur, dans sa décision interlocutoire, le commissaire a justement refusé d’appliquer l’alinéa 15b) du RIPR pour le constat d’interdiction de territoire – comme le demandait à l’ouverture de l’enquête le ministre. Il n’empêche, dans sa décision finale, il « accorde à cette preuve documentaire une importante valeur probante ». On peut voir que le commissaire saisit parfaitement la différence de traitement entre un constat de fait ayant « force de chose jugée » et le caractère probant ou non probant d’une preuve rapportant un fait. Mais voilà, alors que dans sa décision interlocutoire, le commissaire a clairement indiqué aux parties qu’il incombera « au ministre à faire la preuve que M. Mungwarere, tel que c’est marqué sur son rapport [en vertu de l’article] 44 [de la LIPR] qui nous a été déféré […] a commis au terme de l’article 35(1)a) [de la LIPR] un crime de guerre ou un crime contre l’humanité défini aux articles 4 à 7 [de la LCHCG] », dans sa décision finale, le commissaire semble avoir oublié cette directive, ainsi que les représentations faites à l’enquête par les procureurs qui l’invitaient à examiner l’ensemble des preuves soumises de part et d’autre (M-1 à M-29 et D-1 à D-37).

[79] Le problème, c’est que toute l’analyse du commissaire dans sa décision finale repose sur la prémisse que, conformément à l’alinéa 15c) du RIPR, les conclusions de fait de la CJSO ont force de « chose jugée », et que celles-ci ne peuvent être remises en question que pour des considérations exceptionnelles qui ne sont pas rencontrées en l’espèce, et ce, même si les nouvelles preuves qu’invoque le demandeur démontrent, à première vue, |||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| Le commissaire note au passage que la CSJO a conclu que le demandeur n’était pas un témoin crédible et avait rejeté l’ensemble de son témoignage, y compris sa défense d’alibi à l’effet qu’il n’avait pas pris part aux tueries à la préfecture de Kibuye puisqu’il enseignait à l’Esapan. Pourtant, le demandeur a lui-même témoigné le 16 février 2016 devant la SI et il a eu l’occasion d’être contre-interrogé par le conseil du ministre. Toutefois, le commissaire ne traite aucunement dans la décision contestée de l’interrogatoire du demandeur et des nouvelles preuves pouvant corroborer le fait que l’école de l’Esapan était réouverte depuis la mi-mai 1994, ou encore du fait que plusieurs témoins au procès avaient un intérêt pécuniaire pour faire des faux témoignages, tel que le rapporte l’enquêteur Batard dans son affidavit assermenté du 19 octobre 2013 – ce dernier ayant déjà témoigné au procès et ayant été considéré comme un témoin crédible par la CSJO (jugement d’acquittement aux paras 414 à 421, 596, 597, 639, 655, 724, 1031 et 1041).

[80] Suite à la décision interlocutoire rendue par le commissaire le 26 août 2015, les parties avaient une expectative légitime que toutes les preuves produites à l’enquête menée par la SI au sujet du rapport d’interdiction seraient considérées par le commissaire. En l’espèce, le commissaire a commis une erreur déterminante, lorsqu’il a appliqué l’alinéa 15c) du RIPR, sans réserve, en reprenant à son compte la conclusion générale, de fait et de droit, du juge Charbonneau au paragraphe 1260 de son jugement. De surcroît, les conclusions particulières de fait du juge Charbonneau sont loin d’être claires au niveau de l’implication personnelle du demandeur dans les attaques contre la population tutsie dans la région de Kibuye. De fait, le juge Charbonneau a écarté de nombreux témoignages non crédibles ou fabriqués établissant une participation personnelle du demandeur dans les meurtres ou viols dénoncés aux enquêteurs et ayant mené aux accusations de 2009. Pour ce qui est de l’attaque massive du 16 avril 1994, aucune preuve tangible, même de témoins généralement crédibles, ne permet de relier directement le demandeur à la commission de crimes particuliers perpétrés cette journée-là au complexe hospitalier de Mugonero (jugement d’acquittement aux paras 1227, 1242 à 1247, 1248 à 1252). Reste donc les attaques qui ont eu lieu après le 16 avril 1994 dans les collines de Bisesero, mais encore là, les conclusions de fait que l’on retrouve dans le jugement d’acquittement ne sont pas concluantes, en ce que le demandeur faisait partie du groupe des attaquants ou encore qu’il ait pu commettre des actes spécifiques lors de ses attaques (jugement d’acquittement aux paras 1228, 1231 à 1241, 1254, 1255 et 1256 à 1259).

[81] On ne peut traiter la preuve au dossier criminel comme un bloc monolithique. Cette absence d’analyse de l’ensemble de la preuve au dossier se reflète non seulement dans le rapport d’interdiction de l’agent d’immigration – qui se contente de se référer à la décision de la SPR, mais également dans la décision du commissaire de la SI – qui fait défaut d’analyser ce qui a réellement été dit par le juge Charbonneau. Par exemple, dans ses soumissions écrites à la SI, le ministre suggère que le demandeur faisait probablement partie du groupe d’attaquants en faisant référence aux paragraphes 1238 et suivants du jugement d’acquittement qui traitent du témoignage de M. Gérard Bandora, lequel dit avoir vu le demandeur participer aux attaques de Bisesero. Il allègue également que, pendant cette attaque, il a vu le demandeur faire feu et tuer un bambin de quatre à cinq ans qui courait sur une route. Toutefois, si on regarde attentivement le paragraphe 1240, on remarque que le juge Charbonneau rejette totalement cette preuve en ce que M. Bandora a délibérément exagéré son témoignage à l’encontre de l’accusé. Pour conclure, utiliser dans un contexte factuel et juridique différent des brides d’un jugement d’acquittement, et donner force de chose jugée à des conclusions elles-mêmes vagues tirées à partir d’une preuve qui n’a pas été faite ou examinée par le juge Charbonneau sous l’angle de l’application des critères d’Ezokola en matière d’exclusion pour complicité, m’apparaît déraisonnable en l’espèce (Johnson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 868, [2014] ACF no 893 aux paras 24 à 26). En effet, le commissaire s’est contenté de faire une analyse sélective du jugement du juge Charbonneau, tandis que, dans son ensemble, la décision contestée est déraisonnable.

D. Caractère déraisonnable de la décision contestée dans son ensemble

[82] Bien qu’il existe une présomption simple que le commissaire dans son analyse ait pris en considération l’ensemble des éléments de preuve, sa décision ne rencontre pas non plus les critères d’intelligibilité et de transparence. Il faut nécessairement que le commissaire fasse une analyse indépendante des preuves au dossier. Au risque de me répéter, sauf pour écarter arbitrairement les nouvelles preuves du demandeur, le commissaire ne parle aucunement des éléments de preuve produits par les parties et se contente de considérer les conclusions de fait du jugement d’acquittement en reprenant essentiellement le raisonnement de la SPR pour conclure que le demandeur est interdit de territoire selon les critères d’Ezokola. Or, les conclusions du juge Charbonneau relativement à la crédibilité des témoignages de M. Jonas Bizimana, Mme Asinathe Nyiragwiza et Mme Maria Nyiramaboyi, sur lesquelles se fonde le ministre pour requérir l’interdiction de territoire du demandeur, ne permettent pas à la SI de conclure, sur la base des « motifs raisonnables de croire », que le demandeur ait participé au génocide ou ait commis un crime contre l’humanité.

[83] Lors du procès criminel, M. Jonas Bizimana, d’origine hutue, a témoigné pour la poursuite sur les événements du 16 avril 1994 entourant la tuerie du complexe hospitalier de Mugonero (jugement d’acquittement aux paras 301 à 336). Le jour de l’attaque, il a suivi le groupe armé vers l’hôpital pour bifurquer à mi-chemin afin de revenir chez lui. Le lendemain, il s’est rendu au Petit Centre pour rencontrer le chef du groupe armé et a vu le demandeur portant une grenade sur sa hanche. M. Bizimana est apparu comme un témoin crédible. Néanmoins, le juge a noté qu’il n’avait jamais vu le demandeur parmi les attaquants, ce qui affectait la fiabilité des témoignages de Mme Nyiragwiza et de Mme Nyiramaboyi (jugement d’acquittement aux paras 1253 à 1254).

[84] Lors du procès criminel, la poursuite a également fait entendre Mme Asinathe Nyiragwiza (jugement d’acquittement aux paras 337 à 374). Cette dernière est d’origine hutue et vivait à la préfecture de Kibuye avec son mari d’origine tutsie et ses six enfants, également d’origine tutsie en raison de leur père. Lors de l’attaque du complexe hospitalier, elle se serait réfugiée dans une église avec beaucoup d’autres Tutsis. Toutefois, le groupe armé les auraient repérés et auraient barré les portes, pour ensuite briser les fenêtres afin de lancer des bombes lacrymogènes à l’intérieur. Sous le coup du gaz aveuglant, elle et d’autres Tutsis se sont précipités au-dehors de l’église par la porte arrière alors que les attaquants entraient pour tuer les personnes qui étaient demeurées à l’intérieur. Une fois à l’extérieur, elle a reconnu certains attaquants dont le demandeur, qui portait un fusil. Elle a pu s’en sortir grâce à l’aide d’un des attaquants qui se trouvait à être le fils de sa sœur, qui l’a aidé à fuir à travers les buissons. En contre-interrogatoire, Mme Nyiragwiza a admis ne pas avoir vu le demandeur tirer spécifiquement avec son fusil, à cause du chaos qui régnait. Mme Nyiragwiza est apparue de bonne foi aux yeux du juge Charbonneau, mais il a jugé qu’il était très difficile d’accorder du poids à sa prétention selon laquelle elle aurait vu le demandeur à sa sortie de l’église, étant donné qu’elle avait admis que le produit des bombes lacrymogènes avait un effet d’aveuglement. Le juge ne s’est donc pas fié à cette partie de son témoignage pour conclure que le demandeur avait participé à l’attaque du complexe hospitalier (jugement d’acquittement aux paras 1248 et 1252).

[85] Lors du procès criminel, Mme Maria Nyiramaboyi, d’origine hutue, a également témoigné pour la poursuite (jugement d’acquittement aux paras 375 à 399). Elle a déclaré avoir résidé au centre de Ngoma en 1994 lors des attaques contre les Tutsis. Elle a d’ailleurs entendu les tirs à l’église lors de l’attaque du complexe hospitalier. Elle a affirmé que lorsqu’elle vivait au centre de Ngoma, les hommes se réunissaient tous les jours avant de partir pour la guerre en chantant « Exterminons-les! ». Ils étaient nombreux, et parmi eux, elle a vu le demandeur qui avait l’habitude de se tenir avec eux et de partir avec eux. Mme Nyiramaboyi dit avoir vu le demandeur avec des grenades, mais aussi des fusils. En contre-interrogatoire, Mme Nyiramaboyi a expliqué qu’elle connaissait bien l’accusé et qu’elle l’avait vu de ses propres yeux partir avec les attaquants. Le juge Charbonneau a conclu que Mme Nyiramaboyi était un témoin crédible. Toutefois, le fait qu’elle ait pu confondre ce qui lui avait été dit par M. Bizimana – au point d’en faire partie de son témoignage sous serment contre l’accusé – a soulevé des inquiétudes sur l’ensemble de son témoignage.

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[91] Les motifs de la SI pour écarter ou n’accorder aucun poids aux déclarations ci-haut mentionnées, qui sont hautement pertinentes pour disculper le demandeur, m’apparaissent capricieux et arbitraires. L’authenticité de ces nouvelles preuves n’est pas vraiment remise en cause. Tout au plus est-il question de la fiabilité des déclarations des témoins |||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||| Mais la SI n’est pas liée par l’exigence qu’un témoignage reçu hors cour ait été assermenté, ou que la partie adverse ait pu contre-interroger le déclarant. Il incombait donc au commissaire de soupeser le poids relatif à accorder à ces nouvelles preuves au dossier, compte du caractère probant ou non des conclusions du juge Charbonneau au niveau de la crédibilité des témoins déjà entendus. Le caractère de chose jugée ne pouvait être déterminant compte tenu de l’absence d’identité d’objet entre le procès criminel et l’enquête d’interdiction, les fardeaux de preuve différents et l’existence de preuves nouvelles venant discréditer des témoins ayant été jugés crédibles au procès criminel. Il ne fallait pas confondre la force probante d’une preuve et le caractère de force jugée d’un jugement final – ici un jugement d’acquittement.

[92] Je suis également d’accord avec la proposition du demandeur que le défendeur tente de faire dans le présent dossier un procès d’intention, en le rendant « complice par association » des crimes contre l’humanité perpétrés par les génocidaires. D’une part, il est admis que les attaques contre les Tutsis étaient perpétrées par différents groupes d’attaquants, composés de militaires de l’armée rwandaise, de membres des milices, d’interahamwes, et de membres de la population civile regroupés et dirigés par les autorités militaires et locales (jugement d’acquittement au para 1187). D’autre part, ni la CSJO, ni la SI n’ont été en mesure de conclure que le demandeur faisait partie de l’armée, de la police, d’un parti politique, ou des milices. C’était un simple civil. Il est également admis, qu’à l’époque, la quasi-totalité des hommes hutus de la préfecture de Kibuye participait aux attaques. Cela a d’ailleurs été confirmé par le demandeur qui a déclaré devant la SI « qu’environ 85% des gens sont partis à la chasse au Tutsis ». Mais voilà, sans actus reus ou contribution significative et volontaire, les concepts génériques d’ethnicité et de sexe ne peuvent constituer un critère valable pour l’établissement de la complicité d’un individu dans les crimes contre l’humanité perpétrés par d’autres membres de la même ethnie ou du même sexe. L’appartenance d’une personne à un « groupe d’attaquants » est également très large, mais aussi très imprécise; ce n’est pas une « organisation ». Les critères d’Ezokola sont par ailleurs difficilement applicables à des groupes non organisés ou difficilement identifiables. Or, la complicité par association est exclue par la jurisprudence la plus récente de la Cour suprême, et la perpétration collective de crimes commis par des membres d’une population civile quelconque ne permet pas d’inférer la participation personnelle d’un individu sur la base qu’il partage les mêmes intérêts que le groupe d’attaquants. Il s’agit à mon humble avis d’un élargissement déraisonnable de la notion de participation criminelle en droit international. Tout au plus, le demandeur serait un sympathisant à cause des liens familiaux ou autres qu’il a pu entretenir avec certaines génocidaires, ce qui reste à prouver – la SI n’ayant elle-même tiré aucune conclusion précise de fait à partir des éléments de preuve contradictoires invoqués de part et d’autre par les parties à l’enquête.

[93] Le critère des « motifs raisonnables de croire » que l’on retrouve à l’article 33 de la LIPR exige plus qu’un simple soupçon de participation ou de complicité dans les actes ou crimes mentionnés dans le rapport d’interdiction. Aussi, ne faut-il pas justement exiger du ministre, qui cherche à interdire de territoire le demandeur pour atteinte aux droits humains ou internationaux, une preuve crédible et convaincante de la participation personnelle ou de la contribution significative et volontaire du demandeur au plan génocidaire et aux crimes commis entre le 6 avril et 17 juillet 1994 contre la population tutsie?

[94] Je dirais « oui » en me fondant sur le passage suivant de l’arrêt Ezokola :

[88] Étant donné que toute forme ou presque de contribution apportée à un groupe peut être considérée comme favorisant la réalisation de son dessein criminel, le degré de contribution doit être soupesé avec soin. L’exigence voulant que la contribution soit significative se révèle cruciale afin d’éviter un élargissement déraisonnable de la notion de participation criminelle en droit pénal international.

[Je souligne.]

[95] En exigeant dorénavant la preuve d’une contribution volontaire et significative dans le dessein criminel du groupe, la Cour suprême s’éloigne du critère antérieur d’exclusion ou d’interdiction fondé sur la « participation consciente » retenu dans l’arrêt Ramirez c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1992 FCA 8540, [1992] 2 CF 306 [Ramirez]. Il n’est cependant pas nécessaire aujourd’hui de faire reposer l’intervention de la Cour sur cette dernière conclusion. En effet, à cause de l’analyse incomplète et sélective de la preuve au dossier par le commissaire, je ne suis pas satisfait en l’espèce que la confirmation du rapport d’interdiction et l’émission d’une mesure d’expulsion contre le demandeur constitue une issue possible acceptable pouvant se justifier au regard de la preuve au dossier et du droit applicable.

V. Conclusion

[96] Pour les motifs mentionnés plus haut, la demande en contrôle judiciaire est accueillie en partie, tel que ci-après précisé.

[97] Premièrement, l’enquête devant la SI au sujet des allégations contenues dans le rapport d’interdiction ne constitue pas un abus de procédure. Deuxièmement, la décision rendue au mérite par la SI est déraisonnable dans son ensemble. Troisièmement, puisque c’est le ministre qui a enclenché le processus d’enquête, et non le demandeur, il n’y a pas lieu de retourner le dossier à la SI; toute suite à donner au rapport d’interdiction étant maintenant du ressort du ministre. |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||

[98] Le défendeur n’a proposé aucune question de droit d’importance générale, et son avocate a laissé entendre à la Cour, dans ses représentations orales, que le caractère très contesté de certaines questions de fait, non résolues dans la décision de la SI, ne se prêtait pas à ce qu’une question soit certifiée par la Cour. Pour sa part, dans son plan d’argumentation, le demandeur a formulé les deux questions suivantes, en vue de leur certification en vertu de l’article 79 de la LIPR.

[99] Premièrement, l’alinéa 15c) du RIPR confère-t-il la force de chose jugée à un jugement d’acquittement?

[100] Il est difficile de répondre par un « oui » ou « non » à cette question dont la résolution ne m’apparait pas déterminante pour les fins d’un appel éventuel. Les deux parties soumettent que l’alinéa 15c) du RIPR ne s’applique pas exclusivement aux jugements de condamnation, bien que dans plusieurs instances cela soit effectivement le cas. Somme toute, l’application de l’alinéa 15c) est très spécifique et doit être analysée au cas par cas. Ici, le juge Charbonneau n’a pas voulu retenir la défense d’alibi présentée par le demandeur. Il m’apparaît donc risqué aujourd’hui d’écarter catégoriquement, pour le futur, l’application de l’alinéa 15c) du RIPR à tout jugement d’acquittement (voir notamment le para 76 des présents motifs). Or, le problème fondamental dans le présent dossier, c’est que le commissaire se fonde en grande partie sur la conclusion finale, de fait et de droit, que l’on retrouve au paragraphe 1260 du jugement d’acquittement, ce qui constitue une erreur de droit déterminante. En effet, l’article 15 du RIPR se réfère exclusivement aux conclusions de fait (findings of fact) que l’on retrouve dans les décisions énumérées aux alinéas a), b) et c). D’autre part, le principe de préclusion fait déjà l’objet de nombreuses décisions importantes (Balasingham c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 456, [2015] ACF no 429 au para 25 et Danyluk aux paras 21, 22 et 54).

[101] Deuxièmement, la SI possède-t-elle le pouvoir inhérent de se prononcer sur une requête en abus de procédure?

[102] Le demandeur formule cette question à cause du questionnement du commissaire, dans sa décision interlocutoire, quant à la compétence de la SI pour trancher la requête en abus de procédure, mais les parties ont admis devant cette Cour à l’audience que la SI avait compétence pour entendre et décider la requête en abus de procédure. La question proposée par le demandeur ne peut donc être déterminante dans le présent dossier. De surcroît, la présente Cour a décidé que la poursuite de l’enquête par la SI, dans les faits et en droit, ne constitue pas un abus de procédure et qu’il n’y avait pas lieu de casser la décision finale du commissaire pour ce dernier motif (paras 70 à 72 de la présente décision).

[103] Aussi, je ne suis pas satisfait que le demandeur soulève plus haut une question grave de portée générale qui transcende l’intérêt des parties, qui aborde des éléments ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale, et qui permet de disposer d’un appel éventuel (Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Liyanagamage, [1994] ACF no 1637 (FCA) aux paras 4 à 6).

[104] Par conséquent, aucune question ne sera certifiée par la Cour.


JUGEMENT au dossier IMM-2575-16

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie;

  2. L’enquête devant la Section d’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié au sujet des allégations contenues dans le rapport d’interdiction ne constitue pas un abus de procédure;

  3. La décision rendue au mérite par la SI est déraisonnable dans son ensemble.

  4. La Cour annule la décision de la SI confirmant le rapport d’interdiction et émettant une mesure d’expulsion contre le demandeur;

  5. Il n’y a pas lieu de retourner le dossier à la SI; toute suite à donner au rapport d’interdiction étant maintenant du ressort du ministre; et

  6. Aucune question n’est certifiée par la Cour.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2575-16

INTITULÉ :

JACQUES MUNGWARERE c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 février 2017 et le 24 avril 2017

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE MARTINEAU

DATE DES MOTIFS :

LE 21 juillet 2017

COMPARUTIONS :

Me Philippe Larochelle

Me Sébastien Chartrand

Pour le demandeur

Me Patricia Nobl

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Roy Larochelle, Avocats

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Me Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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