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Date : 20170914


Dossier : T-1056-16

Référence : 2017 CF 831

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 septembre 2017

En présence de Mireille Tabib, protonotaire chargée de la gestion de l’instance

ENTRE :

APOTEX INC.

demanderesse

et

SHIRE LLC ET

SHIRE PHARMA CANADA ULC

défenderesses

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  La présente requête a été déposée dans le contexte d’une action intentée par Apotex Inc. contre Shire LLC et Shire Pharma Canada ULC afin d’obtenir une déclaration d’absence de contrefaçon et d’invalidité du brevet canadien no 2 027 646, intitulé « Composés d’amphétamine résistant aux abus ».

[2]  L’instruction de l’affaire est prévue dans sept mois et les interrogatoires préalables sont terminés, sauf pour la requête relative aux refus découlant de la deuxième ronde d’interrogatoires préalables.

[3]  La déclaration initiale d’Apotex contenait des allégations détaillées à propos de l’inutilité du brevet, attribuable au fait que les inventeurs n’auraient supposément pas démontré ou valablement prédit les utilisations promises énoncées dans le brevet. Le 30 juin 2017, la Cour suprême du Canada a déclaré, dans AstraZeneca Canada Inc. c Apotex Inc., 2017 CSC 36, que la doctrine de la promesse est mal fondée en droit et n’est pas la méthode appropriée pour établir l’utilité d’une invention.

[4]  Apotex demande maintenant à modifier sa déclaration à la lumière de ce jugement. Shire, par la voie d’une requête incidente, affirme que les modifications proposées ne remédient pas aux vices des actes de procédure d’Apotex, exposés par la décision de la Cour suprême, et que toutes les allégations relatives à l’argument d’inutilité présentées par Apotex doivent être radiées.

[5]  À l’exception d’observations sans importance selon lesquelles l’action des amphétamines chez les rats et les chiens constitue des [traduction] « curiosités de laboratoire », d’une allégation de divulgation insuffisante comme dans l’arrêt Sildénafil et d’une allégation de fausses déclarations délibérées, les modifications proposées par Apotex n’introduisent aucun fait nouveau. Elles ne constituent qu’une simple reformulation des mêmes allégations factuelles appuyant le plaidoyer d’inutilité présenté par Apotex, dans un style qui, selon Apotex, est conforme à l’état du droit, tel qu’il a été énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt AstraZeneca.

[6]  Affirmer que les modifications proposées par Apotex sont mal rédigées est un euphémisme. Les modifications sont bâclées, incohérentes et portent à confusion. Même si Apotex décrit ses modifications comme étant conformes aux enseignements de la Cour suprême quant à la bonne approche à privilégier en matière d’utilité, elles sont le reflet, à mon avis, d’une application obtuse des extraits choisis du jugement de la Cour suprême, d’un refus d’accepter l’essence des enseignements de la Cour suprême, et d’une tentative assez désespérée en vue de caser dans chacun des motifs d’invalidité reconnus en droit les allégations d’Apotex concernant les utilisations promises. L’acte de procédure qui en découle demeure hanté par le fantôme de la défunte doctrine de la promesse et n’est ni particulièrement utile ni éclairant.

[7]  Toutefois, cela ne constitue pas un motif pour refuser les modifications qui visent à « reformuler » les allégations factuelles existantes d’Apotex, ou pour radier les portions de l’acte de procédure initial d’Apotex portant sur l’allégation d’inutilité.

[8]  À l’exception des modifications qui présentent de nouvelles allégations de fait, dont je discuterai ci-dessous, les modifications proposées par Apotex sont de la nature de déclarations ou de conclusions de droit. Elles constituent un exercice visant à apposer des appellations à des groupes de faits. Il est clairement établi dans la jurisprudence que ni les qualifications juridiques, ni les faits auxquels sont rattachés ces qualifications juridiques, ne doivent être rejetés pour la simple raison que les demandeurs ont retenu la mauvaise qualification (Paradis Honey Ltd. c Canada (Procureur général), 2015 CAF 89, aux paragraphes 113 et 114, et toute la jurisprudence qui y est citée). La Cour ne va pas radier une qualification particulière d’une cause d’action, si des allégations de faits substantiels, interprétées largement, donnent ouverture à une cause d’action raisonnablement défendable. Une partie n’est pas liée par la qualification juridique qu’elle a utilisée dans son acte de procédure, et peut faire valoir, dans son argumentation au procès, toute conséquence juridique que soutiennent les faits.

[9]  En l’espèce, l’essence des faits auxquels se rapportent les modifications proposées, et que je dois tenir pour avérés aux fins de la présente requête, sont les suivants : il n’existe aucune utilisation ou utilité pertinente et pratique de l’objet de l’invention ne portant pas sur une possibilité réduite d’abus; cette possibilité réduite d’abus n’existe pas en fait, et n’avait été ni démontrée ou prédite de façon valable à la date de dépôt du brevet.

[10]  Shire a présenté des arguments convaincants selon lesquels il est peu probable que soit retenue l’allégation d’Apotex voulant que l’invention ne puisse avoir aucune utilité qui ne porte pas sur une possibilité réduite d’abus, étant donné que seule une faible proportion des 51 revendications du brevet font allusion aux caractéristiques de réduction des abus. Toutefois, pour les motifs qui suivent, j’estime que les allégations ne sont pas dépourvues d’une chance d’être accueillies.

[11]  La déclaration d’Apotex comporte également des allégations d’évidence et d’antériorité relativement aux revendications concernant les composés et leurs utilisations thérapeutiques. Il est donc possible que seules les revendications comportant des éléments liés à la réduction des abus puissent être jugées inventives. Dans la mesure où la Cour devait conclure que seules les revendications comportant un élément lié à la résistance aux abus sont inventives, les allégations selon lesquelles les composés ne présentent pas les avantages revendiqués pourraient sans doute appuyer une allégation de revendication excessive ou même de divulgation insuffisante ou d’inutilité.

[12]  Par conséquent, je conclus qu’il ne faudrait pas radier les allégations factuelles figurant dans la déclaration et portant sur l’inutilité au motif qu’elles ne révèlent aucune cause d’action valable. Comme les modifications proposées par Apotex dans le but de « reformuler » ces faits, malgré leurs nombreuses failles, ne présentent aucun fait nouveau, je ne suis pas convaincue que le fait de les autoriser entraînerait un retard supplémentaire dans le déroulement et la détermination de la présente action, ou causerait un préjudice à Shire qui ne pourrait être réparé au moyen de dépens.

[13]  Je vais maintenant me pencher sur ces modifications proposées qui allèguent des faits nouveaux.

[14]  Les paragraphes 23, 85 et 87 ajoutent une allégation selon laquelle [traduction] « l’action des amphétamines chez les rats et les chiens constitue des curiosités de laboratoire, dont la seule utilité possible serait de servir de point de départ à des recherches plus poussées ». Comme je l’ai déjà mentionné, il s’agit là d’une allégation qui semble sans importance, et qui reproduit un passage choisi de l’arrêt AstraZeneca. Aucune des parties n’a fait valoir qu’il faudrait reprendre les interrogatoires préalables afin d’explorer ces allégations, et je ne suis pas convaincue qu’elles causeraient un préjudice à Shire.

[15]  Les paragraphes 116(C) à (G) allèguent des faits nouveaux à l’appui d’un plaidoyer de divulgation insuffisante comme dans l’arrêt Sildénafil. Les mêmes faits sont « reformulés » au paragraphe 129D sous forme d’un plaidoyer de portée excessive. Même s’il n’en est pas fait mention dans son dossier, l’avocat d’Apotex a indiqué à l’audience que les faits sous-jacents découlent de l’interrogatoire préalable de Shire et qu’aucun autre interrogatoire préalable ne serait nécessaire. Shire n’a pas maintenu son objection aux modifications dans sa plaidoirie. Je ne suis pas convaincue que ces allégations ne révèlent aucune cause d’action valable, ou que leur ajout causerait un préjudice à Shire qui ne pourrait être réparé au moyen de dépens.

[16]  Les paragraphes 21Ae) et 129E à 129J reprennent les allégations factuelles d’inutilité et de divulgation insuffisante (arrêt Sildénafil), mais ajoutent de simples allégations selon lesquelles les utilisations non prouvées ou non fondées énoncées dans la divulgation constituent des allégations importantes; le « demandeur » du brevet savait que les énoncés étaient faux et les a faits volontairement pour induire en erreur, ce qui rend le brevet et toutes ses revendications nuls selon l’article 53 de la Loi sur les brevets. Telles qu’elles sont rédigées, les modifications proposées ne constituent que de simples affirmations selon lesquelles [traduction] « le demandeur savait » que les inventeurs n’avaient pas démontré une utilité particulière, ou n’avaient aucun fondement valable pour prédire une utilité particulière, comme on le fait valoir ailleurs dans la déclaration. Selon ces seuls faits, les modifications proposées présentent la simple conclusion que la demande comporte une allégation importante qui n’est pas conforme à la vérité et qui a été faite volontairement par [traduction] « le demandeur » pour induire en erreur. [traduction] « Le demandeur » n’est pas expressément identifié, et l’avocat d’Apotex ne pouvait même pas, à l’audience, affirmer son identité. L’avocat de Shire a indiqué qu’il s’agissait d’une société qui n’était pas une partie à la présente action.

[17]  Comme je l’ai indiqué dans les motifs de mon ordonnance datée du 14 novembre 2016, concernant cette même action (publiée sous la référence 2016 CF 1267), les allégations fondées sur l’article 53 renvoient essentiellement à de la fraude et à un état d’esprit; aux termes de l’article 181 des Règles des Cours fédérales, de telles allégations doivent être étayées par des précisions. Les actes de procédure proposés maintenant n’identifient pas exactement qui a fait quelles déclarations au Bureau des brevets, et ne contiennent aucun détail factuel qui autoriserait la Cour à conclure que la ou les personnes en question savaient alors que les déclarations étaient fausses, ou encore qu’elles voulaient induire en erreur le Bureau des brevets en les faisant. Les allégations de fraude sont des allégations graves. Les parties ne devraient pas les faire de manière irréfléchie et sans éléments de preuve suffisants ou sans une croyance raisonnable de leur véracité. Surtout après les interrogatoires préalables, Apotex aurait dû être en mesure d’énoncer les faits particuliers en fonction desquels une cour pourrait conclure à un état d’esprit particulier ou au fait qu’une personne, à un moment donné, savait. Le fait qu’Apotex ne l’ait pas fait, surtout après les avertissements donnés dans l’ordonnance du 14 novembre 2016, m’amène à conclure qu’elle n’a aucun motif raisonnable de faire ces allégations, et qu’il ne serait pas dans l’intérêt de la justice de les autoriser.

[18]  Shire s’est opposée à toutes les modifications, mais n’a eu que partiellement gain de cause. Les dépens de la requête lui sont adjugés, mais pour 2 000 $ seulement. Elle devrait également être autorisée à demander les dépens liés à toute modification apportée à ses actes de procédures, en raison des modifications importantes et mal rédigées faites par Apotex.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

  1. Apotex est autorisée à signifier et à produire une déclaration modifiée sous la forme de l’ébauche incluse à l’onglet 1A de son dossier de requête, selon les conditions énumérées ci-dessous :

  2. La déclaration modifiée doit indiquer les extraits radiés ou supprimés de la déclaration initiale en les reproduisant en caractères « barrés ».

  3. La déclaration modifiée ne peut inclure les paragraphes 21Ae) et 129E à 129J de l’ébauche proposée.

  4. Shire sera autorisée à signifier et à produire une défense modifiée et une demande reconventionnelle en réponse à la déclaration modifiée, et les dépens de celles-ci seront payés par Apotex, pour un montant fixé à 2 000 $, quelle que soit l’issue de la cause.

  5. Les dépens de la présente requête seront payés par Apotex, pour un montant de 2 000 $.

« Mireille Tabib »

Juge chargée de la gestion de l’instance

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour d’août 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1056-16

 

INTITULÉ :

APOTEX INC. c SHIRE LLC ET SHIRE PHARMA CANADA ULC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 septembre 2017

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LA PROTONOTAIRE TABIB

 

DATE DES MOTIFS :

Le 14 septembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Harry Radomski

Jenene Roberts

 

Pour la demanderesse

 

Adam Heckman

Jennifer Wilkie

Jay Zakaib

 

Pour les défenderesses

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Gowling WLG (Canada) LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour les défenderesses

 

 

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