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Date : 20170925


Dossier : T-2064-16

Référence : 2017 CF 858

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 septembre 2017

En présence de madame la protonotaire Mireille Tabib

ENTRE :

LIVE FACE ON WEB, LLC

demanderesse

et

SOLDAN FENCE AND METALS (2009) LTD.

défenderesse

et

MP MEDIA PLUC INC.

ÉGALEMENT DBA NEW MEDIA PLUS

mise en cause

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Les présents motifs traitent de la nécessité pour la Cour de ratifier des ordonnances conservatoires rédigées et acceptées par les parties si leur portée n’est pas mise en cause et si aucune circonstance particulière ne justifie son intervention. Ma conclusion est qu’en l’absence de circonstances hautement inhabituelles, il n’y a pas lieu pour la Cour de prononcer une ordonnance visant à donner effet à des mesures de protection particulières ou supplémentaires convenues entre les parties, et qu’elle devrait cesser de prononcer systématiquement des ordonnances conservatoires si les parties se sont entendues entre elles.

[2]  Dans la présente action en contrefaçon de brevet, la demanderesse a saisi la Cour, avec le consentement de la défenderesse et de la mise en cause, d’une requête informelle en vue d’obtenir une ordonnance conservatoire. Les parties s’étaient auparavant entendues sur les conditions ainsi que sur la teneur de l’ordonnance proposée. Comme la plupart des ordonnances de cette nature, cette ordonnance tient sur 12 pages et expose avec moult détails la façon dont les parties peuvent désigner, estampiller et conserver les documents confidentiels qu’elles échangeront dans le cadre de l’instance; à quelle entité ou à quel cabinet d’avocats et à combien de personnes dans ladite entité ou ledit cabinet chacune des catégories de documents désignés pourront être divulgués; la façon dont les désignations pourront être contestées; les conditions de la reconnaissance écrite que certaines personnes devront signer avant de recevoir les renseignements désignés; les mesures que chacune des parties devra prendre pour assurer la confidentialité des renseignements désignés dans diverses situations, et ainsi de suite.

[3]  Il n’est pas demandé à la Cour de prononcer une ordonnance de confidentialité qui autoriserait les parties à déposer des documents sous scellé conformément aux articles 151 et 152 des Règles des Cours fédérales, DORS-98/106 (les Règles). Par conséquent, et outre une disposition à laquelle je reviendrai plus tard, les conditions particulières de l’ordonnance conservatoire proposée n’intéressent pas vraiment la Cour, et elle n’a aucune raison de mettre en doute ou de modifier les attentes des parties, ni de s’y opposer. En fait, comme il est devenu monnaie courante dans les litiges de propriété intellectuelle, les parties ne se sont même pas donné la peine de déposer une requête officielle ou d’expliquer pourquoi la Cour devrait rendre l’ordonnance proposée. Elles se sont bornées à soumettre l’ébauche d’une ordonnance qu’elles demandent à la Cour de ratifier.

[4]  La Cour a jusqu’ici accédé à ce genre de demande sans poser de question, mais elle l’a fait à ses dépens et à ceux du trésor public.

[5]  Les parties pensent peut-être que la Cour approuve les ordonnances conservatoires les yeux fermés, mais elles se trompent. Les conditions que les parties choisissent de s’imposer mutuellement n’intéressent guère la Cour, c’est un fait, mais elle doit vérifier si l’ordonnance proposée mentionne, par inadvertance ou subrepticement, des mesures de réparation relevant d’un pouvoir discrétionnaire judiciaire particulier exigeant davantage qu’un simple consentement. Le principe de publicité des débats judiciaires est l’une des pierres angulaires de notre système. Une cour qui prononce une ordonnance ou une directive autorisant les parties à produire des documents sous scellé exerce un pouvoir discrétionnaire. À cet escient, elle doit être convaincue que la mise sous scellé est requise, ne serait-ce que temporairement, pour empêcher une atteinte grave à un intérêt important, et que l’effet bénéfique de l’ordonnance l’emporte sur l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires (Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41). Une telle mesure ne peut être ordonnée simplement parce que les parties ont donné leur consentement. D’après mon expérience, il n’est pas rare que les ordonnances conservatoires proposées doivent être renvoyées et modifiées parce qu’elles contiennent des dispositions autorisant sans raison les parties à produire des documents sous scellé conformément aux articles 151 et 152 des Règles.

[6]  L’approbation des ordonnances de confidentialité proposées non seulement mobilise le temps des tribunaux qui doivent relever et éliminer les dispositions inappropriées, mais leur réception, leur traitement, leur publication et leur conservation entraînent des frais administratifs et matériels. Il faut du temps au personnel du greffe pour recevoir les demandes et les transmettre au fonctionnaire judiciaire concerné. Le personnel du secrétariat doit aussi prendre le temps nécessaire pour mettre au format l’ébauche en vue de la prise d’une ordonnance. Une fois l’ordonnance signée, un adjoint judiciaire doit en verser une copie électronique au dépôt central des ordonnances. La copie originale signée et une version papier sont renvoyées au greffe, où un agent ajoute l’original au dossier de la Cour, le consigne dans le registre des jugements et ordonnances, effectue les saisies nécessaires dans la base de données de gestion des procédures, notifie chacune des parties et leur envoie une copie certifiée de l’ordonnance, attend et traite l’accusé de réception de chacune des parties et ajoute une copie papier des accusés de réception et de l’ordonnance au dossier de la Cour. Étant donné que la Cour fédérale est un tribunal national, elle conserve une copie papier de chacune de ses ordonnances au greffe central, à Ottawa, et une copie dans chacun des bureaux du greffe de la région où une audience a lieu. En tant que cour d’archives, la Cour doit aussi conserver une copie de toutes ses ordonnances, même après la fin du litige. Les coûts de photocopie et d’entreposage des ordonnances et des directives, sur papier ou en format numérique, sont faramineux.

[7]  Par surcroît, les ordonnances conservatoires exigent souvent des modifications. Chaque fois qu’il y a substitution du procureur, du responsable ou du nom d’une entité désignée dans l’ordonnance conservatoire, il faut la modifier. Les modifications convenues entre les parties relativement au degré de confidentialité, au nombre d’experts ou de consultants à qui un accès est autorisé, à l’adresse de signification des avis ou à tout autre élément, qu’il soit banal ou important, exigent aussi de modifier l’ordonnance, avec les coûts en temps et en ressources à l’avenant. Le traitement des ordonnances peut entraîner un retard dans le litige si les parties attendent qu’elles soient rendues avant de transmettre leurs documents.

[8]  Cependant, le principal problème tient au recours exagéré aux ordonnances conservatoires. La pratique de la Cour a évolué. Aujourd’hui, il convient de distinguer les ordonnances conservatoires et les ordonnances de confidentialité, qui seules peuvent autoriser une partie à produire des documents sous scellé. Il s’agit d’une distinction importante, que les avocats débordés ou les membres du personnel de secrétariat insuffisamment formés méconnaissent ou ignorent. Parce que les documents désignés comme « confidentiels » dans une ordonnance conservatoire portent une mention renvoyant à une ordonnance de la Cour, il est souvent déduit à tort qu’une ordonnance de confidentialité a été rendue et que les documents peuvent être produits sous scellé. Les parties présentent alors des enveloppes scellées « conformément » aux modalités d’une ordonnance conservatoire, même si celle-ci stipule expressément qu’en l’absence d’une ordonnance de confidentialité distincte, la production de documents sous scellé est interdite.

[9]  La production non autorisée de documents sous scellé, que ce soit par inadvertance, par ignorance ou par négligence, constitue un abus des procédures et des ordonnances de la Cour. Parfois, le personnel du greffe les repère lors du dépôt mais, le plus souvent, l’irrégularité sera décelée par l’agent de greffe désigné, le greffier, le protonotaire ou le juge. Une ordonnance est requise pour régulariser la situation. Invariablement, les avocats pris de panique sollicitent en urgence des prorogations de délai et l’indulgence de la Cour parce qu’ils doivent se démener pour obtenir des instructions sur le dépôt ou non d’une requête en ordonnance de confidentialité de dernière minute, que la Cour doit trancher à court préavis. Comme il se dégage de la décision Teva Canada Limited  c Janssen Inc., 2017 CF 437, la correction en urgence de documents produits irrégulièrement peut aboutir à des documents réunis négligemment et à des résultats chaotiques et malheureux inévitables.

[10]  Considérant la nécessité impérieuse d’utiliser et de gérer judicieusement les ressources judiciaires limitées, ainsi que les coûts, les désagréments, les risques d’abus et la cascade de problèmes qui en découlent, il faut se demander si les ordonnances conservatoires sont vraiment utiles et si la Cour devrait continuer de les rendre sur demande.

[11]  Même si les parties n’ont pas officiellement demandé une ordonnance conservatoire, je les ai priées de réfléchir et de soumettre un document écrit à la Cour sur les raisons pour lesquelles une ordonnance judiciaire confirmant les modalités sur lesquelles elles se sont entendues vaudrait mieux qu’une simple entente mutuelle énonçant les obligations respectives que leur confère la règle de l’engagement implicite. Comme les parties ont maintenu leur requête visant à obtenir une ordonnance officielle, je les ai convoquées devant la Cour pour leur permettre de présenter des observations supplémentaires de vive voix. Pour les motifs qui suivent, leurs arguments ne m’ont pas convaincue.

[12]  La règle de common law de l’engagement implicite, élaborée en Angleterre, est maintenant reconnue comme faisant partie intégrante de la pratique de la Cour et des tribunaux de la plupart des provinces canadiennes de common law (Canada c ICHI Canada Ltd., [1992] 1 CF 571; Goodman c Rossi, [1995] OJ No. 1906, 125 DLR (4th) 613). Cette règle repose sur la nécessité de préserver, dans la mesure du possible, les droits à la protection des renseignements personnels des plaideurs si la communication est obligatoire, et de trouver le bon équilibre entre les droits à la protection des renseignements personnels des parties et la promotion de la communication intégrale.

[13]  Il est bien établi que la Cour applique cette règle en obligeant implicitement les plaideurs qui font appel au processus de communication à s’engager envers elle à ne pas divulguer ou utiliser l’information reçue à une fin extérieure ou accessoire au litige dans le cadre duquel la communication a été faite sans le consentement de la partie qui la produit ou sans l’autorisation de la Cour. Cette obligation tient tant que l’information n’est pas communiquée en audience publique, ou produite et incorporée au dossier public. L’engagement est pris envers la Cour, qui le fait respecter en exerçant son pouvoir de sanction pour outrage au tribunal (Goodman v Rossi, aux pages 363 et 364).

[14]  Au titre de cet engagement, la partie qui reçoit les documents est aussi tenue de les remettre ou de les détruire (s’ils ne font pas partie du dossier public) à l’issue de l’instance (Andersen Consulting c Canada (1re inst.) [2001] 2 CF 324, au paragraphe 6). Les parties sont tenues par leur engagement implicite envers la Cour indépendamment de toute entente mutuelle ou de toute ordonnance de confidentialité (Mark Anthony Properties Ltd. c Victor International Inc., [2000] ACF no 180, au paragraphe 7; Apotex Fermentation Inc. v Novopharm Ltd., 2001 MBQB 316). La règle s’applique également aux tierces parties ou à leurs avocats, y compris les experts qu’ils ont engagés, et la Cour peut la rendre contraignante pour eux. Elle peut même ordonner une mesure de réparation à l’encontre d’une tierce partie qui a obtenu irrégulièrement de l’information communiquée à l’enquête préalable (Winkler v Lehndorff Management Ltd., [1998] OJ No. 4462, 28 CPC (4th) 323; Canadian National Railway Co. v Holmes, 2014 ONSC 593).

[15]  Vu la nature exhaustive de la règle et l’étendue de son application, les ordonnances conservatoires formelles sont-elles vraiment nécessaires? La règle de common law de l’engagement implicite englobe la plupart des dispositions fondamentales d’une ordonnance conservatoire type. Il n’est pas nécessaire de les reprendre dans une ordonnance judiciaire pour protéger l’information des parties. La Cour applique déjà la règle à la production de documents sous toutes leurs formes, ainsi qu’à l’information divulguée lors des interrogatoires préalables oraux; la règle oblige déjà les parties à utiliser l’information communiquée lors des interrogatoires préalables exclusivement pour les fins de l’instance; la règle protège déjà cette information, même si celle-ci n’est pas désignée de manière expresse et peu importe si elle porte ou non la mention « confidentielle »; la règle prévoit déjà la possibilité d’obtenir une dispense de la partie qui produit l’information ou de la Cour; elle exige déjà que les parties notifient les tierces parties à qui elles communiquent de l’information recueillie durant un interrogatoire préalable de l’existence et des restrictions de la règle de l’engagement implicite; la règle oblige déjà les parties qui ne respectent pas leur engagement à prendre des mesures pour empêcher d’autres communications; elle s’applique déjà au-delà de la fin de l’instance et prévoit le droit des parties de demander qu’on leur retourne ou que l’on détruise l’information qui n’est pas divulguée publiquement à la fin de l’instance.

[16]  À moins de circonstances exceptionnelles et même si les parties estiment que c’est nécessaire, l’exposé dans le menu détail de la façon dont ces droits et obligations doivent être documentés, communiqués ou exercés, ainsi que du moment où ils doivent l’être n’élargit pas les garanties découlant de la règle et ne protège pas davantage leurs renseignements personnels. À cet égard, le juge Oliphant de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba observe, dans la décision Apotex Fermentation précitée, qu’en l’absence de circonstances exceptionnelles, une ordonnance officielle n’est ni obligatoire ni souhaitable parce qu’elle donne la fausse impression qu’elle ajoute quelque chose, et qu’une partie ou un procureur qui n’est pas lié par une ordonnance ou un engagement formel a plus de marge de manœuvre. Aux yeux du juge, il n’est pas nécessaire d’officialiser un engagement implicite.

[17]  Les parties font valoir que l’ordonnance proposée est nécessaire parce qu’elle élargit considérablement la portée des deux éléments suivants de la règle de l’engagement implicite :

1.  Elle limite le nombre de personnes pouvant accéder à l’information.

2.  Elle oblige les parties à donner un préavis à l’autre si elles ont l’intention de produire des documents devant la Cour afin de permettre à la partie qui a divulgué lesdits documents de s’assurer que l’information demeure protégée en demandant une ordonnance de confidentialité.

[18]  Les parties craignent qu’à défaut d’une ordonnance de la Cour intégrant ces dispositions, l’entente conclue n’ait pas plus de valeur qu’une entente contractuelle privée. Selon elles, la stipulation de ces dispositions et des autres améliorations proposées dans un contrat entre parties privées entraînerait de graves inconvénients puisque la Cour fédérale n’a pas compétence sur ce type de contrat et qu’elles devraient s’adresser à un tribunal provincial en cas de manquement à l’entente. Les parties font aussi valoir qu’elles devraient conclure un contrat distinct avec chaque tierce partie pour les lier aux dispositions de l’entente. Au-delà des coûts importants de ces démarches, les parties seraient obligées de divulguer l’identité de leurs experts potentiels avant même d’avoir décidé de les citer à comparaître.

[19]  Cela dit, il est juridiquement inexact d’affirmer qu’en l’absence d’une ordonnance conservatoire, il faut signer une entente distincte avec chaque tierce partie pour l’assujettir à la règle de l’engagement implicite. Comme je l’ai déjà mentionné, la règle de l’engagement implicite s’applique à toutes les parties, à leurs avocats et aux tierces parties consultées, peu importe si une entente formelle a été signée ou si une ordonnance de confidentialité a été prononcée.

[20]  Apparemment, seules les deux dispositions évoquées par les parties – la restriction quant au nombre de personnes à qui des renseignements désignés peuvent être communiqués et l’obligation de donner un préavis de l’intention de produire ces renseignements – semblent s’ajouter à la règle de l’engagement implicite ou en étendre la portée. S’il s’avère que les parties sont fondées à affirmer qu’une ordonnance de la Cour est nécessaire pour qu’elle ait compétence pour faire respecter les mesures de protection convenues entre elles, ce constat vaudrait seulement pour ces deux dispositions. Nonobstant, je conclus que les arguments des parties ne sont pas fondés, pour les motifs qui suivent.

[21]  J’ai du mal à voir en quoi, parce que la Cour ne les a pas approuvés expressément, des engagements supplémentaires qui ont été pris envers elle et qui ont les mêmes objectifs que ceux de la règle de l’engagement implicite seraient moins contraignants que celle-ci pour les parties ou moins susceptibles d’être respectés parce qu’ils ne seraient pas assujettis au pouvoir de sanction pour outrage au tribunal. Du moment que les avocats et les parties prennent ces engagements de leur propre gré, en ayant la conviction mutuelle qu’ils sont légaux et appropriés dans les circonstances, ils sont assurés de la protection de leurs intérêts légitimes en matière de protection de la confidentialité de leurs renseignements pendant l’instance.

[22]  La Cour fédérale tire sa compétence pour faire observer la règle de l’engagement implicite de son pouvoir inhérent de contrôler son propre processus. La règle de l’engagement implicite découle elle-même du fait qu’elle est nécessaire pour assurer le respect du processus de communication préalable de la Cour et empêcher le recours abusif ou inapproprié à ce processus en assurant la protection des intérêts des parties en matière de confidentialité. L’engagement implicite prend immédiatement effet et son observation peut être imposée dès lors qu’une personne reçoit de l’information dans le cadre du processus de communication préalable, même à l’extérieur de la Cour ou à son insu. À cet égard, il diverge des engagements donnés par les parties à l’égard de leurs droits fondamentaux (par exemple, l’engagement à ne pas employer une marque de commerce ou un autre droit de propriété intellectuelle découlant d’un accord de règlement). La Cour peut imposer une sanction pour outrage au tribunal pour faire respecter un engagement fondamental seulement si elle en a été notifiée et l’a reconnu dans une ordonnance (Williams Information Services Corp. c Williams Telecommunications Corp. [1998] ACF no 594, 142 FTR 76 [Williams Information Services]).

[23]  Les engagements pris à l’égard des aspects procéduraux d’une instance afin de faciliter le contrôle du processus de la Cour (par exemple, un engagement de limiter le nombre de personnes autorisées à accéder aux renseignements désignés obtenus à l’enquête préalable ou de signifier un préavis de l’intention de produire des renseignements) sont analogues à ceux qui découlent de la règle de l’engagement implicite. Par conséquent, il est inutile pour la Cour de les reconnaître expressément pour les faire respecter au titre de sa compétence inhérente sur son propre processus, y compris en imposant une sanction pour outrage si elle le juge indiqué.

[24]  Même si j’ai tort et qu’une sanction pour outrage au tribunal ne peut être imposée pour des engagements procéduraux pris en privé qui ne sont pas reconnus par une ordonnance judiciaire, la Cour n’est pas tenue pour autant d’accéder à toutes les demandes d’ordonnance conservatoire reposant sur la règle de l’engagement implicite. Il est toujours indiqué de se demander s’il est vraiment nécessaire, pour donner effet aux conditions mutuellement convenues entre les parties, de faire jouer d’emblée les pleins pouvoirs de la Cour de sanctionner les outrages. À cet égard, notre Cour a observé dans la décision Williams Information Services, précitée, que si la force exécutoire de ses ordonnances est certes supérieure à celle des engagements entre parties privées, rien ne l’empêche par la suite d’avaliser ces dernières et de les rendre exécutoires par la voie d’une ordonnance :

[18] Lorsqu’un engagement est pris entre les parties mais non envers la Cour, il convient de demander d’abord à la Cour de rendre une ordonnance enjoignant à la partie en cause de respecter l’engagement, puis si cette dernière ne se conforme pas à l’ordonnance, d’intenter une action fondée sur l’outrage : Re A. Solicitor, [1966] 3 All E.R. 52 (Ch. D.); Williams v. Swan, [1942] 4 DLR 488 (C.A. Ont.); Dashwood v. Dashwood (1927), 71 Sol. Jo. 911 (UK HL).

[25]  Les parties s’inquiètent en vain que la Cour n’ait aucun contrôle ou pouvoir d’accorder une réparation en cas d’inobservation des engagements de confidentialité pris en privé qui ne sont pas reconnus par une ordonnance. Si la Cour a la compétence voulue pour intégrer un engagement proposé dans une ordonnance, elle a nécessairement la compétence voulue pour avaliser les engagements antérieurs des parties et rendre des ordonnances correctives pour en garantir l’observation.

[26]  Je me pencherai maintenant sur les deux dispositions qui, du point de vue des parties, élargissent la portée de la règle de l’engagement implicite, et je déterminerai si elles conserveront leur effet même si elles n’ont pas la même force qu’une ordonnance de la Cour.

I.  Limite du nombre de personnes autorisées à accéder à l’information

[27]  Dans le cas de renseignements de nature particulièrement délicate, les parties peuvent s’entendre sur des dispositions limitant le nombre de personnes ayant un droit d’accès pour en restreindre la diffusion et assurer l’observation de la règle de l’engagement implicite. Ces dispositions peuvent même les orienter sur l’utilisation appropriée de certains renseignements obtenus durant le processus de communication préalable, selon les circonstances particulières d’une affaire. Les parties s’assurent ainsi d’être à l’abri des poursuites du moment qu’elles respectent les modalités de l’entente.

[28]  En revanche, une partie qui ne respecte pas la limite fixée ne fait pas forcément une utilisation inappropriée de l’information obtenue lors de l’enquête préalable, et elle ne mérite certainement pas une sanction automatique pour outrage au tribunal. Je doute fort que les parties s’attendent à ce que la divulgation de renseignements désignés à six personnes plutôt qu’à cinq justifie une sanction pour outrage si ces renseignements sont par ailleurs utilisés de manière conforme à la règle de l’engagement implicite.

[29]  Inversement, la divulgation de renseignements à un plus grand nombre de personnes que celui qui est prévu dans une entente privée peut enfreindre la règle de l’engagement implicite, peu importe l’entente. Il pourrait être reproché à une partie de ne pas faire une utilisation appropriée des renseignements obtenus durant le processus de communication préalable si elle les divulgue à l’interne sans discernement et à des fins qui ne sont pas véritablement liées au litige. La Cour n’a pas besoin d’une ordonnance qui encadre expressément l’utilisation des renseignements pour exercer sa compétence à cet égard. Par ailleurs la Cour dispose d’autres mécanismes que la procédure d’outrage pour exercer sa compétence (par exemple, elle pourrait prononcer une ordonnance exigeant la collecte et le retour de documents). Du reste, la Cour devrait recourir à la procédure d’outrage en dernier ressort, après s’être assurée de l’existence d’une intention de désobéir et de l’échec de tous les autres moyens pour atteindre les fins et l’intention des règles ou des ordonnances.

[30]  Je suis donc convaincue qu’en l’absence de circonstances très inhabituelles, il est inutile d’obtenir une ordonnance de la Cour pour valider les limites que les parties se sont imposées elles-mêmes quant au nombre de personnes ayant un droit d’accès aux renseignements désignés et obtenus au cours de la communication préalable.

II.  Exigence de préavis de l’intention de produire des renseignements

[31]  Je n’ai aucun doute quant à l’utilité de la disposition de l’ordonnance conservatoire proposée concernant l’obligation de signifier un préavis de l’intention de produire des renseignements désignés. La règle de l’engagement implicite offre une protection toute relative contre le risque qu’un opposant utilise de manière imprévue, voire abusive ou inappropriée, des renseignements de nature délicate produits dans le cadre d’une procédure interlocutoire. Bien entendu, les parties s’attendent à ce que lesdits renseignements soient utilisés pendant le procès et donc rendus publics, et qu’ils perdent alors la protection de la règle de l’engagement implicite. Si une partie s’estime fondée, en dépit du principe de publicité des débats judiciaires, à solliciter une ordonnance de confidentialité à l’égard de certains renseignements, elle doit se préparer à la demander rapidement. Je conviens toutefois qu’il peut être difficile d’anticiper l’utilisation, lors d’une procédure exécutoire, de renseignements obtenus au cours de la communication préalable et de s’en protéger. Bien entendu, peu importe les circonstances, il est préférable pour les parties de s’informer l’une l’autre de leur intention de déposer une requête, ne serait-ce que pour favoriser un règlement à l’amiable. Un avocat averti, qui comprend bien les faits pertinents à la requête proposée, devrait être en mesure de prévoir la production possible d’éléments de preuve de nature délicate qui ont été obtenus lors de la communication préalable, et se préparer à déposer une requête en ordonnance de confidentialité si c’est nécessaire.

[32]  Cependant, les parties font parfois fi des pratiques exemplaires et les avocats, soucieux d’exhaustivité, produisent souvent plus d’information que nécessaire. La Cour a dénoncé la pratique consistant à solliciter des ordonnances de confidentialité générales applicables à toutes les procédures interlocutoires tout au début d’une instance. Il est en effet impossible de déterminer à l’avance si les questions en litige et le fondement d’une décision de la Cour relativement à une requête seront compréhensibles par le public sans divulguer la preuve. De même, la Cour ne peut pas deviner d’entrée de jeu si la protection des renseignements confidentiels des parties l’emportera sur l’intérêt dans la publicité des débats judiciaires. Il est donc légitime que les parties intègrent à leurs ententes de protection un engagement à donner un préavis suffisant de l’intention de verser au dossier public des renseignements désignés et obtenus lors de la communication préalable. La partie qui a divulgué lesdits renseignements disposera ainsi du temps voulu pour solliciter une ordonnance de confidentialité si elle le juge nécessaire.

[33]  Malgré tout, je ne crois pas qu’une ordonnance judiciaire soit nécessaire pour donner leur plein effet à ces dispositions, aussi cruciales et utiles soient-elles.

[34]  En théorie, les parties s’engagent à donner un préavis. Toutefois, les parties aux instances qui donnent habituellement lieu à des requêtes en ordonnance conservatoire sont représentées par des avocats. La plupart du temps, ceux-ci réunissent, préparent et déposent les documents joints à la requête. Il leur appartient donc de veiller à l’observation de l’engagement à donner un préavis de l’intention de dépôt. Il m’apparaît impensable qu’un avocat puisse impunément enfreindre pareil engagement simplement parce qu’il n’a pas été confirmé par une ordonnance de la Cour. Les avocats sont des fonctionnaires judiciaires. Leur serment professionnel les oblige à s’acquitter de leurs devoirs avec intégrité et honnêteté. Toute faute professionnelle de leur part – et l’inobservation délibérée d’un tel engagement en fait partie – peut être efficacement découragée et punie par leurs associations professionnelles, et même leur valoir une sanction pour outrage au tribunal (Awogbade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1995) 29 Imm LR (2d) 281, 94 FTR 184).

[35]  Si jamais les circonstances exigent que l’obligation de préavis soit établie par une ordonnance de la Cour, l’ajout d’un paragraphe à cet effet dans une ordonnance de gestion de l’instance serait sans doute plus efficace que le verbiage encombrant d’une ordonnance conservatoire.

[36]  Les parties demandent l’insertion d’une dernière disposition à l’ordonnance conservatoire proposée qui, de toute évidence, exige l’approbation de la Cour. La disposition en question porte sur l’éventuel dépôt d’une requête en ordonnance de confidentialité après qu’une partie a été notifiée d’une intention de produire des renseignements désignés. En pareil cas, la Cour pourrait autoriser le dépôt desdits renseignements sous scellé et leur traitement sous le sceau de la confidentialité, conformément à l’article 152 des Règles, jusqu’au règlement de la requête.

[37]  Cette disposition pourrait être jugée nécessaire seulement si l’ordonnance conservatoire proposée prévoit la signification d’un court préavis de 10 jours d’une intention de dépôt à la partie qui effectue la désignation. Effectivement, ce délai lui laisse peu de temps pour obtenir des instructions et préparer les documents liés à une requête en ordonnance de confidentialité, et encore moins de temps à la Cour pour rendre une décision.

[38]  Les parties fixent des échéances irréalistes pour obtenir une ordonnance de confidentialité et demandent à la Cour de s’engager à les autoriser à déposer des documents sous scellé jusqu’au règlement de la requête. En fait, elles s’arrogent ainsi le pouvoir d’autoriser le dépôt de matériel sous scellé sans avoir à en démontrer la légitimité. Cependant, la détermination du délai pendant lequel des documents resteront sous scellé, parfois indûment, dans ses dossiers est la prérogative absolue de la Cour. En proposant cette disposition, les parties tentent indûment de prolonger la période de confidentialité des renseignements, au détriment de la Cour et du public.

[39]  La Cour s’efforce de rendre rapidement les décisions interlocutoires pour ne pas nuire au bon déroulement des instances. En revanche, elle n’a aucune obligation d’examiner une requête en urgence ou d’accorder un recours interlocutoire à cause du retard des parties ou de leur manque de prévoyance.

[40]  Si les parties prévoient des délais raisonnables pour signifier leur intention d’utiliser des renseignements confidentiels, elles n’auront pas besoin d’une disposition générale pour s’assurer que la Cour les autorisera à maintenir des documents sous scellé jusqu’au règlement d’une requête en ordonnance de confidentialité. Si la partie qui effectue la désignation a reçu un préavis suffisant et qu’elle a agi avec diligence afin d’obtenir une ordonnance de confidentialité avant la production des documents, les parties seraient fondées à solliciter une ordonnance ou une directive autorisant la production et la mise sous scellé des documents jusqu’au règlement de la requête par la Cour. L’indulgence de la Cour ne peut toutefois être réclamée par anticipation, et le fait pour elle d’accéder à ce genre de demande ne fait qu’encourager la complaisance. Pour cette raison, je ne puis non plus faire droit à cette partie de la requête.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

  1. la requête des parties en ordonnance conservatoire soit rejetée.

« Mireille Tabib »

Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour de janvier 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2064-16

 

INTITULÉ :

LIVE FACE ON WEB, LLC c SOLDAN FENCE AND METALS (2009) LTD. ET AUTRES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 août 2017

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LA PROTONOTAIRE TABIB

 

DATE :

Le 25 septembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Marc Crandall

Michael Crichton

 

Pour la demanderesse

 

R. Aaron Rubinoff

John Siwiec

 

Pour la défenderesse

 

Michelle E. Andresen

 

Pour la mise en cause

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Perley-Robertson, Hill & McDougall LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

McAllister LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

Pour la mise en cause

 

 

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