Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20170825


Dossier : IMM-784-17

Référence : 2017 CF 787

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 25 août 2017

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

GYULANE RUSZO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par un agent principal (l’agent), en date du 12 janvier 2017, par laquelle il a rejeté la demande présentée par la demanderesse afin d’obtenir une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, qui lui aurait permis de demander la résidence permanente à partir du Canada.

[2]  Comme je l’explique plus en détail ci-après, la présente demande est accueillie parce que la décision de l’agent faisait état de préoccupations quant à la crédibilité ou à l’authenticité des éléments de preuve documentaire déposés par la demanderesse à l’appui de ses allégations, et qu’on ne lui a pas offert la possibilité de répondre à ces préoccupations.

II.  Résumé des faits

[3]  La demanderesse, Mme Gyulane Ruszo, est une citoyenne de la Hongrie âgée de 57 ans. Elle est entrée au Canada pour la première fois avec un visa de visiteur le 22 février 2010 et, le 17 mars 2010, elle a présenté une demande d’asile, tout comme divers membres de sa famille, fondée sur une crainte de persécution en raison de leur origine rome. Le 7 mai 2012, la Section de la protection des réfugiés a rejeté la demande d’asile de Mme Ruszo et de sa famille, estimant qu’ils n’avaient pas réfuté, au moyen d’éléments de preuve clairs et convaincants, la présomption d’une protection adéquate de l’État en Hongrie. Mme Ruszo et les membres de sa famille ont demandé le contrôle judiciaire de cette décision, autorisation qui leur a été refusée; ils ont par la suite été renvoyés du Canada le 1er février 2013.

[4]  Le 1er mars 2016, Mme Ruszo est à nouveau entrée au Canada avec différents membres de sa famille (sa fille, son gendre, son petit-fils et deux petites-filles, dont une est née durant le séjour antérieur de la famille au Canada et est donc une citoyenne canadienne) et elle a présenté une nouvelle demande d’asile. Le 3 mars 2016, on a jugé que sa demande d’asile ne pouvait être renvoyée à la Section de la protection des réfugiés pour examen parce que sa demande précédente avait déjà été rejetée par la Section de la protection des réfugiés. Le 7 avril 2016, Mme Ruszo a demandé un examen des risques avant renvoi (ERAR), demande qui a été rejetée le 5 janvier 2017. Cette décision fait l’objet d’une autre demande de contrôle judiciaire, sous le numéro de dossier de la Cour IMM-786-17, laquelle a été entendue en même temps que la présente demande.

[5]  Le 8 juillet 2016, Mme Ruszo a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (demande CH), qui a donné lieu à la présente demande de contrôle judiciaire. Les membres de la famille de Mme Ruszo qui l’ont accompagnée au Canada ont également demandé une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Les demandes CH étaient étayées par une série d’observations préparées par l’avocat des demandeurs et soulevaient des motifs liés aux conditions défavorables en Hongrie, à leurs liens familiaux et à leur établissement au Canada, ainsi qu’à l’intérêt supérieur des petits-enfants de Mme Ruszo.

[6]  Le 28 décembre 2016, la famille de Mme Ruszo a obtenu une décision favorable fondée sur l’état de santé de la petite-fille née au Canada, Amanda, qui est née avec plusieurs déficiences congénitales (hypotonie, hypothyroïdie congénitale, et une anomalie chromosomique rare donnant lieu à des dysmorphies). Dans une demande distincte, le 12 janvier 2017, Mme Ruszo a reçu une décision défavorable. C’est cette décision qui est visée par la présente demande de contrôle judiciaire.

[7]  Tout en reconnaissant les difficultés auxquelles doivent faire face de nombreux Roms en Hongrie, l’agent a conclu que Mme Ruszo n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve documentaire pour établir qu’elle était victime de conditions défavorables dans son pays d’origine, comme la discrimination et la ségrégation, ou essuyait des refus en matière de soins médicaux, d’aide sociale, de logement, d’emploi, d’éducation ou de protection de l’État, ou qu’elle avait fait l’objet de violences fondées sur son origine ethnique. En ce qui concerne l’établissement, l’agent a conclu que Mme Ruszo n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve documentaire permettant de conclure que son degré d’établissement au Canada justifiait une dispense pour motifs d’ordre humanitaire. Mme Ruszo n’a également pas convaincu l’agent que son retour en Hongrie serait préjudiciable au bien-être ou au développement de ses petits-enfants.

III.  Questions en litige

[8]  La demanderesse soumet à la considération de la Cour les questions suivantes :

  1. L’agent a-t-il manqué à l’équité procédurale en omettant d’informer la demanderesse que son dossier serait évalué séparément de celui des membres de sa famille?

  2. L’agent a-t-il commis une erreur dans le traitement des éléments de preuve documentaire?

  3. L’évaluation faite par l’agent des difficultés était-elle axée sur la persécution antérieure plutôt que sur une analyse prospective?

  4. L’agent a-t-il omis de tenir compte des éléments de preuve documentaire pertinents montrant que la demanderesse serait confrontée à des difficultés dès son retour en Hongrie?

  5. L’agent a-t-il commis une erreur dans son appréciation du degré d’établissement de la demanderesse au Canada?

IV.  Discussion

[9]  Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire repose sur un des arguments soulevés par la demanderesse, en lien avec la deuxième question énoncée ci-dessus, concernant le traitement par l’agent des éléments de preuve documentaire. La demanderesse soutient que l’agent a tiré une conclusion déguisée sur la crédibilité ou a par ailleurs écarté des éléments de preuve en se fondant sur des préoccupations qu’elle ne pouvait raisonnablement prévoir, et que l’agent avait l’obligation de lui donner la possibilité de répondre à ces préoccupations. Plus précisément, elle mentionne le traitement par l’agent des éléments de preuve visant à corroborer son expulsion présumée de sa maison, comme d’autres Roms, dans le quartier aux [traduction] « rues numérotées » de Miskolc, en Hongrie.

[10]  L’agent a souligné que l’affidavit souscrit par la fille de la demanderesse indiquait qu’en 2014 la ville de Miskolc avait commencé à envoyer par la poste des avis d’expulsion aux résidents du quartier aux rues numérotées. L’agent a également reconnu que, selon la preuve objective sur les conditions dans le pays, le maire de Miskolc et les autorités de la ville ont entrepris l’expulsion forcée des personnes vivant dans ce quartier. Toutefois, l’agent a conclu que la demanderesse n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour établir qu’elle et sa famille vivaient dans ce quartier et qu’ils ont été expulsés de leur maison. Pour parvenir à cette conclusion, l’agent a souligné que ni la demanderesse ni sa fille n’avait fourni une copie d’un avis d’expulsion. Elles se sont plutôt appuyées sur une lettre, traduite en anglais, provenant du gouvernement autonome rom du comté de la ville de Miskolc, signée par le vice-président Ferenc Gulyas.

[11]  L’agent a souligné que cette lettre indiquait que la maison de la demanderesse, de sa fille et de la famille de sa fille [traduction] « se trouvait sur une ‘rue numérotée’ du ghetto rom de la ville de Miskolc (5, rue no 6, Miskolc), qui faisait l’objet d’un nettoyage consistant à éliminer les logements insalubres et qu’ils étaient victimes de ce processus ». La lettre indiquait, en outre, que les demandeurs avaient été [traduction] « expulsés par les autorités de la ville, sans qu’on leur offre une autre solution pour leur logement » et qu’ils n’étaient pas autorisés à [traduction] « se réinstaller dans un rayon de 50 km de la région de Miskolc, puisqu’ils n’étaient pas admissibles aux soins de santé ni à l’aide sociale ».

[12]  Dans son analyse de cette lettre, l’agent a noté ce qui suit : [traduction]

  1. Dans sa Déclaration/Antécédents en appui à sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a indiqué que son adresse était le 33, Szamos Utca, Miskolc, au lieu du 5, 6e rue, Miskolc, tel qu’il est indiqué dans la lettre de M. Gulyas.

  2. Il est impossible de déterminer si M. Gulyas a écrit sa lettre sur la base d’une connaissance directe de la situation personnelle de la demanderesse, ou si la lettre est plutôt fondée sur des renseignements qui lui ont été fournis.

  3. Même si les éléments de preuve comprenaient une déclaration sous serment du traducteur de la lettre, rien ne prouvait son accréditation professionnelle.

  4. Le premier paragraphe de la lettre en version originale hongroise contenait cinq phrases alors que le premier paragraphe de la version traduite en anglais en contenait deux.

  5. La traduction anglaise incluait une référence entre parenthèses à l’adresse de la famille de la demanderesse dans le quartier aux rues numérotées, mais pas celle en version originale hongroise.

  6. Aucune enveloppe oblitérée n’était incluse avec la lettre qui aurait confirmé qu’elle avait été envoyée de Miskolc par le vice-président du gouvernement autonome rom de la municipalité de Miskolc.

[13]  À la lumière de ces observations, et de l’impossibilité de confirmer l’origine de la lettre ou l’exactitude de la traduction, l’agent a conclu qu’il était difficile d’évaluer la fiabilité de la source de l’information contenue dans la lettre et a par conséquent accordé très peu de poids à cette lettre.

[14]  Comme je l’ai indiqué plus haut, la demanderesse soutient que cette analyse effectuée par l’agent correspondait à une conclusion déguisée quant à la crédibilité, ou à un rejet des éléments de preuve fondé sur des préoccupations qu’elle ne pouvait pas raisonnablement prévoir. Elle a soutenu, dans son mémoire, que l’agent avait ainsi l’obligation de lui offrir la chance d’une entrevue orale. La demanderesse a révisé sa position à l’audition de la présente demande, en faisant valoir que l’agent était tenu de lui donner la possibilité de répondre à ces préoccupations, même si ce n’était pas nécessairement lors d’une entrevue orale.

[15]  Selon le défendeur, l’agent a traité la lettre en faisant état d’une conclusion quant à sa valeur probante et au caractère suffisant des éléments de preuve, et non d’une évaluation de la crédibilité. Le défendeur s’appuie sur la décision de notre Cour dans Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 [Ferguson], où le juge Zinn a expliqué qu’il est loisible au juge des faits de passer directement à une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve, sans tenir compte de la question de la crédibilité de la preuve, étant donné que la question de la crédibilité n’est pas pertinente si la preuve devait recevoir peu de poids, voire aucun.

[16]  Comme cette question soulève des considérations relatives à l’équité procédurale, elle est susceptible de révision selon la norme de la décision correcte (voir Leonce c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 831, aux paragraphes 2 et 3; Duka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1071 [Duka], aux paragraphes 8 et 9).

[17]  Ma conclusion est que la demanderesse a qualifié correctement le traitement par l’agent de la lettre, qui porte sur des préoccupations sur la crédibilité. Même si je reconnais les principes juridiques expliqués dans Ferguson, j’estime qu’ils ne sont pas utiles au défendeur, en l’espèce. Un élément de l’analyse de la lettre faite par l’agent pourrait être décrit comme une évaluation de son poids ou de sa valeur probante : il s’agit de l’incertitude quant à la question de savoir si l’auteur de la lettre l’a rédigée en fonction d’une connaissance directe de la situation personnelle de la demanderesse, ou s’il s’est appuyé sur des renseignements qui lui avaient été fournis. Toutefois, les autres observations de l’agent, relativement aux incohérences entre les adresses indiquées dans la lettre et dans la Déclaration/Antécédents de la demanderesse, aux incohérences entre les versions anglaise et hongroise des lettres et à l’absence d’une enveloppe oblitérée, représentent des préoccupations quant à la crédibilité ou à l’authenticité des éléments de preuve. En fait, l’agent a expressément fait référence à la difficulté d’évaluer la fiabilité de la source de l’information. Comme l’a souligné le juge Zinn au paragraphe 25 de la décision Ferguson, lorsque l’agent conclut que la preuve n’est pas crédible, en réalité, c’est une conclusion selon laquelle la source de la preuve n’est pas fiable.

[18]  La demanderesse offre diverses explications quant aux incohérences relevées par l’agent. Toutefois, puisque l’agent ne disposait pas de ces explications, elles ne sont pas utiles à la Cour pour établir si la décision de l’agent était raisonnable. Elles appuient plutôt l’argument selon lequel la demanderesse aurait dû bénéficier de la possibilité de répondre aux préoccupations de l’agent concernant la lettre de M. Gulyas, de sorte que l’agent aurait pu tenir compte de ces explications et parvenir à une conclusion plus éclairée quant au traitement approprié à donner aux éléments de preuve.

[19]  La demanderesse soutient que le manque d’éléments de preuve de l’expulsion a été un facteur déterminant de la conclusion de l’agent, selon laquelle elle n’avait pas été victime de politiques d’expulsion discriminatoires et qu’elle ne risquait pas de se retrouver sans abri. Je reconnais que les éléments de preuve entourant l’expulsion alléguée de la demanderesse étaient liés à ses allégations selon lesquelles on lui a refusé l’accès à un logement, à des soins de santé et à l’aide sociale, et, par conséquent, aux difficultés qu’elle a fait valoir dans sa demande CH. Je conclus donc, conformément à la jurisprudence enseignée dans la décision Duka, que la demanderesse a été privée de l’équité procédurale, parce qu’on ne lui a pas offert la possibilité de répondre aux préoccupations de l’agent concernant la lettre de M. Gulyas. La décision de l’agent doit être annulée et l’affaire renvoyée à un autre agent d’immigration pour un nouvel examen.

[20]  Il n’est donc pas nécessaire que la Cour tranche les autres questions soulevées par la demanderesse. Je souligne que lors de l’audition de la présente demande, la demanderesse a proposé une question à certifier aux fins d’un appel qui est liée à la première question soulevée par la demanderesse, à savoir : l’agent a-t-il manqué à l’équité procédurale en omettant d’informer la demanderesse que son dossier serait évalué séparément de celui des membres de sa famille? La question qu’elle propose est rédigée ainsi :

[traduction] Le fait pour un agent de disjoindre une demande d’une façon qui soulève de nouvelles questions représente-t-il un manquement à l’équité procédurale dans la mesure où le demandeur ne peut répondre aux questions découlant de la disjonction?

[21]  Puisque ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire ne repose pas sur la disjonction par l’agent de la demande CH de la demanderesse de celle des membres de sa famille, la question proposée ne permettrait pas de trancher un appel. En conséquence, il ne convient pas de la certifier. Cependant, la demanderesse sait maintenant que la demande CH de sa famille a été accueillie, et elle sera en mesure de présenter tout autre argument pertinent à sa demande avant que celle-ci ne soit examinée par un nouvel agent d’immigration.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-784-17

LA COUR ordonne que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un autre agent d’immigration pour un nouvel examen, conformément aux motifs énoncés précédemment. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 1er jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-784-17

INTITULÉ :

GYULANE RUSZO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 août 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 25 août 2017

COMPARUTIONS :

Phillip Trotter

Pour la demanderesse

Christopher Crighton

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.