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Date : 20170811


Dossier : T-980-15

Référence : 2017 CF 764

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 11 août 2017

En présence de monsieur Kevin R. Aalto, juge chargé de la gestion de l’instance

ENTRE :

744185 ONTARIO INCORPORATED FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM

AIR MUSKOKA ET DAVID GRONFORS

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF

DU CANADA (TRANSPORTS CANADA)

défenderesse

et

LA MUNICIPALITÉ DE DISTRICT

DE MUSKOKA

mise en cause

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Notre Cour a-t-elle compétence pour instruire des demandes d’indemnisation pour négligence en lien avec les baux d’un aéroport? La défenderesse demande de suspendre la présente instance parce que la Couronne a engagé une procédure de mise en cause contre la municipalité de district de Muskoka (Muskoka), l’actuelle propriétaire de l’aéroport de Muskoka (aéroport). La suspension de la présente instance est demandée en application de l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, au motif que la Cour fédérale n’a pas compétence pour instruire les causes d’action en indemnisation pour négligence soulevées dans la mise en cause. La présente requête nécessite un examen du critère de compétence à trois volets établi dans l’arrêt ITO – International Terminal Operators Ltd c Miida Electronics Inc, [1986] 1 RCS 752 (ITO), et récemment appliqué par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Windsor (City) c Canadian Transit Co., 2016 CSC 54 (Windsor Bridge).

[2]  La mise en cause a été signifiée à Muskoka, qui a retenu les services d’un avocat et participé à une conférence de gestion de l’instance. Elle a également reçu une copie de la requête de la Couronne. Muskoka a informé la Cour qu’elle ne participerait pas à la présente requête et qu’elle ne prendrait pas non plus position. Muskoka a été informée, et a compris, qu’elle ne serait pas autorisée à déposer par la suite sa propre requête en suspension en lien avec les questions de compétence. Elle a choisi de ne pas participer à la requête.

II.  Résumé des faits

A.  Les parties

[3]  Les demandeurs dans la présente action entendue par la Cour sont 744185 Ontario Incorporated (faisant affaire sous le nom d’Air Muskoka) et David Gronfors, qui est le propriétaire et exploitant d’Air Muskoka (collectivement appelés Air Muskoka), en plus d’être le bailleur des biens-fonds et l’exploitant d’une entreprise à l’aéroport.

[4]  La défenderesse est Sa Majesté la Reine du chef du Canada au nom de Transports Canada (ci-après la Couronne), la propriétaire initiale de l’aéroport.

[5]  La partie mise en cause est Muskoka, qui a acquis l’aéroport de la Couronne, ainsi que tous les baux en lien avec l’aéroport de Muskoka, et qui a géré, exploité et entretenu l’aéroport pendant toute la période visée par la présente instance.

B.  La demande sous-jacente

[6]  La présente action découle d’un bail conclu en 1983 entre Air Muskoka et la Couronne relativement aux biens-fonds de l’aéroport situé à Gravenhurst, en Ontario (le bail). Le bail est daté du 1er novembre 1983 et est d’une durée de 40 ans; il vient à échéance le 31 octobre 2023. Il prévoit que les terrains doivent être utilisés uniquement à des fins d’aviation. Le 7 octobre 1985, le bail a été cédé à M. Gronfors, avec le consentement de la Couronne. En 1988 et en 1993, respectivement, deux avenants modifiant le bail ont été signés par la Couronne et Air Muskoka.

[7]  Le 6 novembre 1995, la Couronne et M. Gronfors ont conclu une convention de bail supplémentaire qui conférait à M. Gronfors le droit d’utiliser des terrains additionnels à l’aéroport, adjacents à la zone initialement louée. La Couronne s’est engagée à fournir à M. Gronfors une jouissance paisible des lieux loués.

[8]  Dans la déclaration, il est soutenu que, au fil du temps, Air Muskoka a apporté d’importantes améliorations aux terrains loués dont la valeur s’élève, selon Air Muskoka, à au moins 1 700 000 $. Ces améliorations incluent des espaces à bureaux additionnels, la construction de salles de bain, l’installation d’un puits afin de fournir de l’eau potable, le pavage d’une aire de trafic, un nouveau hangar pour les aéronefs de 9 000 pieds carrés et des installations d’avitaillement en carburant. Il est allégué que ces améliorations ont été apportées à la suite de fausses déclarations de la part d’employés de Transports Canada, selon lesquelles la durée du bail serait prorogée. Le bail prévoit qu’à son expiration, toutes les améliorations apportées aux terrains loués doivent être dévolues au bailleur.

[9]  Le ou vers le 31 octobre 1996, la Couronne a conclu un accord visant à transférer la propriété de l’aéroport à Muskoka (accord de transfert de l’aéroport). En plus de l’accord de transfert de l’aéroport, la Couronne et Muskoka ont conclu cinq autres accords visant l’administration et la gestion de l’aéroport de Muskoka suivant le transfert :

  • a). la convention de cession, de prise en charge et d’indemnisation (la convention d’indemnisation); b) l’option d’achat; l’accord d’exploitation;

  • b). l’accord concernant les services d’aviation et les installations;

  • c). l’accord de contribution;

  • d). l’accord sur les registres de l’aéroport
    (collectivement, les accords de transfert).

[10]  En plus des allégations de fausses déclarations de la part d’employés de Transports Canada, la déclaration renferme des allégations selon lesquelles Muskoka ne s’est pas acquittée de ses obligations juridiques de bailleur, aux termes du bail dans sa version modifiée. Il est également soutenu que la Couronne a refusé de prendre des mesures raisonnables pour forcer Muskoka à respecter ces obligations. En outre, Air Muskoka soutient que Muskoka a entravé intentionnellement ses relations économiques, a illégalement exigé des loyers, des frais d’entretien et des charges de carburant supplémentaires, a manqué à l’engagement de jouissance paisible et a, sans motifs raisonnables, refusé de louer à Air Muskoka les terrains adjacents qui lui auraient permis d’étendre ses activités.

[11]  Ainsi, Air Muskoka réclame des dommages-intérêts à la Couronne pour violation du bail, pour négligence, pour avoir permis à tort à Muskoka d’entraver les relations économiques qu’Air Muskoka entretenait avec Imperial Oil, pour avoir permis à tort à Muskoka de s’approprier à tort l’entreprise de concession d’avitaillement en carburant d’Air Muskoka, et pour avoir fait de fausses déclarations sur lesquelles Air Muskoka s’est fondée à son détriment en apportant les prétendues améliorations importantes à l’aéroport.

C.  Les accords de transfert

[12]  Dans l’accord de transfert de l’aéroport, Muskoka s’est engagée à gérer, à exploiter et à entretenir l’aéroport de manière continue, conformément à l’accord d’exploitation. Par ailleurs, Muskoka a convenu de ne pas se présenter comme étant un mandataire de la Couronne, ou un partenaire, une coentreprise ou une exploitation conjointe de la Couronne.

[13]  Dans la convention d’indemnisation, Muskoka a accepté la prise en charge des obligations suivantes :

[traduction]

Le cessionnaire [Muskoka] convient et accepte par les présentes d’être lié par les accords et les engagements existants conclus avec Sa Majesté et aux termes desquels le cessionnaire devra, à compter de la date de transfert, respecter et exécuter l’ensemble des engagements, modalités et accords que Sa Majesté est tenue de respecter et d’exécuter en vertu de tous les accords existants.

[14]  Dans la convention d’indemnisation, les accords existants sont définis comme étant [traduction] « tous les accords sur les recettes existants et tous les accords sur les dépenses existants ».

[15]  Les accords sur les dépenses existants sont définis comme étant :

[traduction]

[…] tout contrat, accord ou engagement de toute nature existant entre Sa Majesté et toute autre personne à la date de clôture, aux termes duquel l’autre personne accepte :

  • a). de fournir tout service, tous biens ou tout matériel nécessaires à la gestion, à l’exploitation ou à l’entretien de [l’aéroport];

  • b). de construire tout bâtiment, structure ou amélioration dans une partie de [l’aéroport].

[16]  Les accords sur les recettes existants sont définis comme étant :

[traduction]

[…] tout bail, convention de bail, licence, servitude, concession, franchise, permis, autorisation ou autre engagement de toute nature existant entre Sa Majesté et toute autre personne à la date de clôture, aux termes desquels Sa Majesté a conféré un droit d’occuper ou d’utiliser l’ensemble ou une partie de l’aéroport, que ce bail, cette convention de bail, cette servitude, cette concession, cette franchise, cette autorisation, ce permis ou autre engagement soit ou non énuméré à l’annexe A ci-jointe. […]

[17]  La convention d’indemnisation renferme également une clause de prise en charge qui prévoit ce qui suit :

[traduction]

Le cessionnaire [Muskoka] convient et accepte par les présentes d’être lié par les accords et les engagements existants conclus avec Sa Majesté et aux termes desquels le cessionnaire devra, à compter de la date de transfert, respecter et exécuter l’ensemble des engagements, modalités et accords que Sa Majesté est tenue de respecter et d’exécuter en vertu de tous les accords existants. [Non souligné dans l’original.]

[18]  La clause d’indemnisation prévoit ce qui suit :

[traduction]

Le cessionnaire indemnisera Sa Majesté, ses successeurs et ses ayants droit contre les actions, poursuites, réclamations et demandes de toute nature visant Sa Majesté et pour les dommages et pertes qu’elle pourrait subir ou les frais et dépenses qu’elle pourrait devoir assumer ou engager (y compris les frais juridiques qui s’imposent) à l’instance de personnes autres que Sa Majesté en raison du non-respect ou de la non-exécution des engagements, modalités et accords par le cessionnaire conformément à tout accord existant à compter de la date de transfert.

[19]  Enfin, la convention d’indemnisation contient une clause sur l’arbitrage, par un renvoi à l’article 8 de l’accord d’exploitation, qui prévoit ce qui suit :

[traduction]

Tout litige ou différend entre les parties aux présentes découlant du présent accord ou de tout autre instrument et qui concerne uniquement une question de fait peut être renvoyé à un tribunal d’arbitrage pour adjudication et décision au moyen d’observations écrites signées par le ministre ou l’exploitant de l’aéroport. […]

[20]  Muskoka n’a pas été ajoutée comme partie à la demande. Les réclamations d’Air Muskoka reposent sur un manquement au bail, de fausses déclarations, et un manquement par la Couronne à ses obligations aux termes de la Loi sur l’aéronautique, LRC 1985, c A-2, ainsi que sur un enrichissement sans cause et une mauvaise foi. Air Muskoka demande des dommages-intérêts de 5 000 000 $.

[21]  La Couronne a déposé la mise en cause contre Muskoka en novembre 2016. Elle demande simplement [traduction] « une contribution et une indemnisation pour toute somme que la défenderesse pourrait être tenue de verser aux demandeurs, même si elle ne reconnaît pas sa responsabilité et la nie explicitement ». À l’appui de cette demande, la Couronne répète les arguments figurant dans sa défense et, en outre, demande réparation aux termes de la Loi sur le partage de la responsabilité de l’Ontario, LRO 1990, c N-1.

[22]  Dans sa défense, la Couronne invoque la Loi de 2002 sur la prescription des actions, LO 2002, c 24, annexe B; elle soutient qu’il y a connexité de domaine entre Air Muskoka et Muskoka, que le différend est entre Air Muskoka et Muskoka, et non avec la Couronne, que la responsabilité de la Couronne n’est pas engagée, et se fonde, entre autres, sur la Loi sur le partage de la responsabilité.

III.  Thèses des parties

[23]  En termes simples, la Couronne soutient que la nature de la demande principale ne détermine pas la nature de la mise en cause contre Muskoka. La Couronne affirme que les causes d’action figurant dans la mise en cause relèvent nettement de la compétence des tribunaux de l’Ontario. Par conséquent, notre Cour n’a pas compétence. La Couronne soutient que l’unique source du droit de réclamer une indemnisation est contractuelle et invoque, en outre, la Loi sur le partage de la responsabilité, LRO 1990, c N-1. La Loi sur le partage de la responsabilité autorise la Couronne à réclamer une contribution ou une indemnité à toute personne dont la conduite a entraîné pour Air Muskoka des pertes alléguées, ou y a contribué, et qui, si elle était poursuivie, serait responsable envers Air Muskoka. Par conséquent, selon l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales, la présente instance doit être suspendue et les demandes entendues par la Cour supérieure de justice de l’Ontario.

[24]  Pour appuyer cette thèse, la Couronne invoque l’arrêt ITO, l’arrêt Windsor Bridge et de nombreuses autres décisions.

[25]  Air Muskoka soulève une multitude d’arguments expliquant pourquoi notre Cour a compétence pour juger toutes les demandes présentées, y compris les questions soulevées dans la mise en cause.

[26]  En premier lieu, elle soutient que la clause d’élection de for prévue dans le bail est déterminante quant à la question de la compétence en l’espèce. Cette clause prévoit que les différends [traduction] « concernant l’une ou l’autre des dispositions du présent bail ou l’interprétation de celui-ci ou de son effet [...] devront être tranchés par la Cour fédérale du Canada ». Dans les accords de transfert, Muskoka a expressément accepté de prendre en charge les obligations contractuelles de la Couronne. La clause d’élection de for fait partie des obligations contractuelles de la Couronne envers Air Muskoka. Par conséquent, il est allégué que Muskoka a également acquiescé à la compétence de la Cour fédérale.

[27]  En deuxième lieu, elle soutient que les accords de transfert de l’aéroport portent sur l’exploitation, l’entretien et la gestion de l’aéroport, et représentent un engagement fédéral. Il en est ainsi en raison, notamment, du libellé en gras de la convention d’indemnisation citée ci‑dessus.

[28]  Même si Air Muskoka a soulevé d’autres arguments, la question peut être tranchée en examinant les accords de transfert de l’aéroport et en tenant compte de l’évolution de la jurisprudence portant sur la compétence de notre Cour.

IV.  Question en litige

[29]  La seule question à trancher dans la présente requête est celle de savoir si la Cour fédérale a ou non compétence pour juger les réclamations contre Muskoka dans la mise en cause.

[30]  Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la Cour a compétence pour juger ces réclamations.

V.  Discussion

[31]  Il ne fait aucun doute que les questions soulevées dans la demande relèvent de la compétence de notre Cour. La Couronne reconnaît qu’elle est poursuivie à juste titre devant la Cour fédérale concernant les causes d’action relatives aux gestes commis par des fonctionnaires de la Couronne et les présumées violations du bail.

[32]  Le paragraphe 50.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales est la disposition déterminante invoquée par la Couronne dans sa requête en suspension des procédures. L’article 50.1 est ainsi libellé :

Suspension des procédures

Stay of proceedings

50.1 (1) Sur requête du procureur général du Canada, la Cour fédérale ordonne la suspension des procédures relatives à toute réclamation contre la Couronne à l’égard de laquelle cette dernière entend présenter une demande reconventionnelle ou procéder à une mise en cause pour lesquelles la Cour n’a pas compétence.

50.1 (1) The Federal Court shall, on application of the Attorney General of Canada, stay proceedings in any cause or matter in respect of a claim against the Crown where the Crown desires to institute a counter-claim or third-party proceedings in respect of which the Federal Court lacks jurisdiction.

[33]  Afin de répondre aux exigences en vue d’une suspension, la Couronne doit engager ou « entendre » engager une procédure de mise en cause pour laquelle notre Cour n’a pas compétence. En l’espèce, la Couronne a engagé et signifié une procédure de mise en cause. À première vue, cela répond aux exigences selon lesquelles la Couronne doit entendre procéder à une mise en cause. Toutefois, dans la décision Dobbie c Canada (Procureur général), 2006 CF 552, la Cour a conclu que la mise en cause doit être « véritable », et a cité les trois facteurs dont il faut tenir compte pour trancher la question :

  1. la preuve de l’intention d’engager une procédure de mise en cause;

  2. si les renseignements fournis au sujet de la procédure de mise en cause projetée sont clairs, ou s’ils sont au contraire vagues et imprécis;

  3. s’il est vraisemblable que la procédure de mise en cause soit accueillie.

[34]  À mon avis, la Couronne a satisfait à ces exigences. La mise en cause contre Muskoka constitue une preuve de son intention d’engager une procédure de mise en cause. La mise en cause est suffisamment détaillée puisqu’il s’agit d’une simple demande d’indemnisation pour négligence contre Muskoka, étant donné que Muskoka était responsable de l’entretien, de l’administration et de l’exploitation de l’aéroport pendant presque toute la période pertinente. Quoi qu’il en soit, dans la décision Dobbie, la norme à appliquer pour décider si les renseignements fournis au sujet de la procédure de mise en cause sont suffisamment détaillés est peu rigoureuse, et il n’est pas nécessaire de respecter les règles ordinaires de la procédure écrite.

[35]  De même, le critère relatif à la possibilité que la mise en cause soit accueillie est également peu exigeant, puisque c’est la Cour provinciale qui devra décider du bien-fondé de la mise en cause si notre Cour n’a par ailleurs pas compétence. Il suffit de faire valoir une cause d’action raisonnable ayant une chance raisonnable d’être accueillie. On ne peut certainement pas affirmer à ce stade que la mise en cause n’a aucune chance d’être accueillie.

[36]  Air Muskoka ne soutient pas qu’il ne s’agit pas d’une véritable mise en cause. Toutefois, elle affirme que la décision Dobbie diffère de l’affaire qui nous intéresse parce qu’il n’existait, dans la décision Dobbie, aucune relation en vertu du droit fédéral entre la Couronne et les fabricants de produits chimiques tiers visés par la demande de contribution et d’indemnisation de la Couronne. Elle soutient en outre que la mise en cause sera probablement suspendue par la Cour supérieure, en raison de la clause d’arbitrage prévue dans la convention d’indemnisation; ainsi, elle affirme que la Cour fédérale a compétence pour instruire l’action.

[37]  Toutefois, la clause d’arbitrage n’est pas obligatoire. La Couronne a choisi de recourir aux tribunaux. Le renvoi de la question en arbitrage est, au mieux, spéculatif. Ainsi, la Couronne, ayant choisi de recourir aux tribunaux, peut invoquer l’article 50.1 pour exiger que la Cour suspende la présente instance s’il est décidé que la mise en cause ne relève pas de la compétence de la Cour fédérale.

A.  Le critère à trois volets établi dans l’arrêt ITO

[38]  La Cour fédérale a-t-elle compétence pour instruire la mise en cause à la lumière du critère à trois volets énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt ITO et modifié dans l’arrêt Windsor Bridge?

[39]  L’arrêt ITO portait sur le droit maritime. En bref, Mitsui O.S.K. Lines Ltd. a transporté par mer des calculatrices électroniques du Japon jusqu’au port de Montréal pour le compte de Miida Electronics Inc. Mitsui a pris des dispositions pour que les calculatrices, à leur arrivée à Montréal, soient déplacées et entreposées au port par ITO — International Terminal Operators, une compagnie de manutention et d’acconage. Alors qu’ils se trouvaient dans le hangar d’ITO, plusieurs cartons contenant des calculatrices ont été volés. Le connaissement comportait ce que l’on appelle en droit maritime une « clause Himalaya », selon laquelle un transporteur, comme Mitsui, peut étendre la limitation de responsabilité à ceux qu’il emploie dans l’exécution de son contrat de transport. Le contrat intervenu entre Mitsui et ITO stipulait expressément que le manutentionnaire devait être le bénéficiaire exprès de toutes les clauses de non-responsabilité contenues dans son connaissement. Miida a intenté une action contre ITO et Mitsui pour la perte subie. La Division de première instance de la Cour fédérale a rejeté l’action que Miida avait intentée tant contre Mitsui qu’ITO, mais la Cour d’appel a fait droit à l’appel que Miida avait interjeté contre ITO et rejeté son appel contre Mitsui. Tant Miida qu’ITO ont interjeté appel devant la Cour suprême du Canada au motif, entre autres, que la compétence de la Cour ne s’étendait pas à la réclamation puisqu’elle relevait purement de la compétence provinciale.

[40]  Pour trancher la question de la compétence de la Cour fédérale, la Cour suprême a établi les trois conditions essentielles pour pouvoir conclure à la compétence de la Cour fédérale :

  1. il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral;

  2. il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence;

  3. la loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[41]  Air Muskoka soutient que les trois conditions sont satisfaites en l’espèce. D’abord, la source de la compétence de la Cour fédérale à l’égard de la mise en cause se trouve à l’alinéa 17(3)b) ou à l’alinéa 23b) de la Loi sur les Cours fédérales, qui sont ainsi libellés :

Conventions écrites attributives de compétence

Crown and subject: consent to jurisdiction

17(3) Elle a compétence exclusive, en première instance, pour les questions suivantes :

17(3) The Federal Court has exclusive original jurisdiction to hear and determine the following matters:. ..

b) toute question de droit, de fait ou mixte à trancher, aux termes d’une convention écrite à laquelle la Couronne est partie, par la Cour fédérale — ou l’ancienne Cour de l’Échiquier du Canada — ou par la Section de première instance de la Cour fédérale.

(b) any question of law, fact or mixed law and fact that the Crown and any person have agreed in writing shall be determined by the Federal Court, the Federal Court — Trial Division or the Exchequer Court of Canada.

...

23 Sauf attribution spéciale de cette compétence par ailleurs, la Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans tous les cas — opposant notamment des administrés — de demande de réparation ou d’autre recours exercé sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit en matière :

23 Except to the extent that jurisdiction has been otherwise specially assigned, the Federal Court has concurrent original jurisdiction, between subject and subject as well as otherwise, in all cases in which a claim for relief is made or a remedy is sought under an Act of Parliament or otherwise in relation to any matter coming within any of the following classes of subjects:

b) d’aéronautique;

(b) aeronautics; and

[42]  Puisque l’aéroport est régi par des lois fédérales, même s’il appartient à Muskoka, qui l’exploite et l’entretient, il relève néanmoins du domaine de l’aéronautique. Par conséquent, selon le premier volet du critère énoncé dans l’arrêt ITO, notre Cour a compétence.

[43]  La Couronne ne conteste pas vraiment que le premier volet du critère à trois volets énoncé dans l’arrêt ITO est satisfait, même si elle soutient que notre Cour tire sa compétence uniquement de l’alinéa 17(5)a) de la Loi sur les Cours fédérales, qui confère compétence à l’égard des actions en réparation intentées par la Couronne :

Actions en réparation

Relief in favour of Crown or against officer

17(5) Elle a compétence concurrente, en première instance, dans les actions en réparation intentées :

17(5) The Federal Court has concurrent original jurisdiction

a) au civil par la Couronne ou le procureur général du Canada;

(a) in proceedings of a civil nature in which the Crown or the Attorney General of Canada claims relief; and …

[44]  Peu importe qu’il s’agisse de l’alinéa 17(3)b) ou de l’alinéa 23b), je conviens que notre Cour a compétence à l’égard de la Couronne et que le premier volet du critère ITO est satisfait.

[45]  Toutefois, la compétence de la Cour dépend du deuxième volet du critère.
Existe-t-il un ensemble de règles de droit qui constitue le fondement de l’attribution légale de compétence à la Cour?

[46]  Air Muskoka soutient que l’ensemble de règles de droit fédérales porte sur l’aéronautique, un engagement fédéral, et que, par conséquent, il constitue le fondement de l’attribution légale de compétence. Air Muskoka soulève également d’autres arguments ayant trait à la nature des travaux entrepris par Muskoka et aux clauses d’acquiescement contractuel, ainsi qu’aux modalités des accords de transfert.

[47]  La Couronne fait valoir que le deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt ITO n’est pas satisfait, parce que le droit de poursuivre la Couronne fédérale doit toujours être inscrit dans une loi fédérale [voir, par exemple, l’arrêt Rudolph Wolff & Co. c Canada, [1990] 1 RCS 695, et l’arrêt Quebec North Shore Paper c C.P. Ltée, [1997] 2 RCS 1054]. Par ailleurs, la Couronne invoque l’arrêt R. c Thomas Fuller Construction Co. (1958) Ltd. et autre, [1980] 1 RCS 695, et fait valoir qu’il s’agit d’une affaire semblable en tous points à l’espèce.

[48]  Puisque la Couronne s’est largement appuyée sur l’arrêt Fuller, il est nécessaire d’examiner de plus près la décision rendue dans cette affaire. Dans l’arrêt Fuller, une réclamation pour violation de contrat a été déposée contre la Couronne concernant un contrat de construction. À son tour, la Couronne a engagé une procédure de mise en cause contre Thomas Fuller Construction, relativement aux travaux de dynamitage effectués par la société. La mise en cause était fondée sur un droit à une indemnisation prévu dans un contrat entre la Couronne et la défenderesse, Thomas Fuller Construction, ainsi que sur un droit prévu par la loi de réclamer une contribution aux termes de la Loi sur le partage de la responsabilité de l’Ontario, relativement à des actions en responsabilité délictuelle. La Cour suprême du Canada a conclu que la mise en cause ne découlait pas d’une loi fédérale et, par conséquent, ne relevait pas de la compétence de la Cour fédérale.

[49]  La Couronne soutient donc que, tout comme dans l’arrêt Fuller, la mise en cause est fondée sur une clause d’indemnisation entre la Couronne et Muskoka, laquelle n’a aucun lien avec une loi fédérale. En conséquence, la Couronne ne fait valoir aucun droit ni aucune obligation établis par une loi fédérale et l’action doit être suspendue. Il me semble que l’erreur dans cette analyse tient simplement au fait que l’arrêt Fuller concernait une relation contractuelle. Aucune loi fédérale ne régissait le contrat conclu entre la Couronne et la demanderesse et, par conséquent, la mise en cause ne pouvait relever de la compétence de la Cour fédérale. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce. Les conventions de bail portent sur un engagement fédéral découlant d’une loi, soit l’entretien, l’exploitation et la gestion des aéroports. L’indemnisation contractuelle concerne l’entretien, l’exploitation et la gestion des aéroports. Le contrat d’indemnisation fait partie des activités exercées par Muskoka en tant que propriétaire et exploitante de l’aéroport. Il s’agit d’une situation entièrement différente de celle de l’arrêt Fuller. Par conséquent, à mon avis, l’arrêt Fuller n’est d’aucune utilité à la Couronne, pas plus que la jurisprudence qui a suivi.

[50]  On peut trouver dans la décision Certains souscripteurs de la Lloyd’s et Soline Trading Ltd. c Mediterranean Shipping Company S.A. et 4103831 Canada Inc. (mise en cause), rendue récemment par la protonotaire Mireille Tabib, 2017 CF 460, un autre exemple d’une situation où la Cour n’avait pas compétence relativement à une procédure de mise en cause engagée pour réclamer une indemnisation pour négligence. Dans cette affaire, la partie mise en cause a demandé la radiation de la mise en cause déposée contre elle. La requête a été accueillie. Même si la requête portait sur la radiation d’une mise en cause, plutôt que sur la suspension des procédures aux termes de l’article 50.1, l’analyse de la compétence de la Cour peut être révélatrice.

[51]  Les faits de cette affaire concernaient une expédition de marchandises qui avaient été libérées à tort d’un terminal à la partie mise en cause, une entreprise de camionnage. Les marchandises n’ont jamais été livrées au propriétaire légitime. La partie mise en cause a soutenu que notre Cour n’avait pas compétence pour entendre la réclamation déposée contre elle par l’expéditeur de la cargaison qui avait transporté les marchandises jusqu’au terminal.

[52]  En appliquant le critère à trois volets énoncé dans l’arrêt ITO, la protonotaire Tabib a souligné que la mise en cause n’était pas la même que dans l’arrêt ITO, en ce sens que la partie mise en cause n’avait aucun lien avec l’expédition des marchandises et qu’elle n’était pas partie à l’un ou l’autre des contrats; elle était simplement une entreprise de camionnage. La non-livraison des marchandises n’était pas liée aux activités du terminal, comme c’était le cas dans l’arrêt ITO. Par conséquent, la réclamation était fondée sur une responsabilité extra contractuelle de la partie mise en cause et relevait donc directement de la compétence provinciale.

[53]  Ce type de mise en cause diffère distinctement des réclamations engagées en l’espèce, si l’on tient compte de l’ensemble des relations entre les parties. En l’espèce, toutes les parties ont un lien contractuel et tous les accords de transfert de l’aéroport portent sur l’entretien, l’exploitation et la gestion de l’aéroport.

[54]  Alors que la Couronne soutient que les actions de Muskoka, pour lesquelles elle demande une indemnisation, ne sont pas liées à la Loi sur l’aéronautique, LRC 1985, c A-2, ni au pouvoir fédéral de réglementer le domaine de l’aéronautique, il ne peut en être ainsi. Muskoka, en tant que propriétaire et exploitante de l’aéroport, a essentiellement pris la place de la Couronne. Il existe un lien évident entre la conduite de Muskoka dans le cadre de l’exploitation de l’aéroport et l’indemnité. Il existe donc un ensemble de règles de droit fédérales, portant sur l’aéronautique, qui sont essentielles pour trancher la question en l’espèce et déterminer la conduite de Muskoka, et qui constituent le fondement de l’attribution légale de compétence.

[55]  De plus, l’existence d’une clause d’élection de for accroît encore davantage le lien avec les lois fédérales. Même si une clause d’élection de for ne signifie pas automatiquement que Muskoka acquiesce à la compétence de la Cour fédérale, elle constitue néanmoins un élément de preuve convaincant de la compétence de notre Cour à l’égard des réclamations de la mise en cause. Si une partie souhaite réfuter l’effet d’une clause d’élection de for dans les cas où les parties ont convenu d’un forum pour régler leurs différends, la partie qui entend écarter la clause d’élection de for doit présenter des « motifs sérieux » expliquant pour quelle raison la clause d’élection de for ne devrait pas l’emporter [voir, par exemple, Z.I. Pompey Industrie c ECU-Line N.V., 2003 CSC 27]. Comme l’a indiqué la Cour suprême, le niveau de preuve de ce critère montre à quel point il est souhaitable de contraindre les parties contractantes à respecter leurs engagements (au paragraphe 20).

[56]  La partie mise en cause a été avisée de la présente requête en suspension, elle a choisi de ne pas y participer, et n’a adopté aucune position. Elle n’a pris aucune mesure pour réfuter la compétence de notre Cour en évinçant la clause d’élection de for ou en présentant des « motifs sérieux » expliquant pour quelle raison la clause d’élection de for ne devrait pas avoir préséance.

[57]  En l’absence d’une clause d’élection de for, la Cour fédérale doit décider s’il existe un forum plus convenable où les parties pourraient instruire la réclamation.

[58]  Dans l’arrêt Windsor Bridge, la Cour suprême a indiqué qu’avant d’appliquer le critère de l’arrêt ITO, il importait de déterminer la nature ou le caractère essentiel de la demande en cause (voir le paragraphe 25). L’arrêt Windsor Bridge portait sur un différend entre la Canadian Transit Company et la ville de Windsor au sujet de 114 propriétés appartenant à la Canadian Transit Company qui étaient vacantes et dans un état de délabrement important. La ville de Windsor avait donné des ordres de réparation. La Canadian Transit Company a demandé une déclaration selon laquelle elle n’était pas visée par les règlements municipaux, puisque les propriétés touchaient à un ouvrage fédéral, le pont Ambassador. La défenderesse a déposé une requête en radiation de cette demande. La juge Karakatsanis, s’exprimant au nom de la majorité, a indiqué aux paragraphes 25 à 27 qu’il fallait procéder à l’analyse suivante pour déterminer la compétence de la Cour :

[25]  Afin de décider si la Cour fédérale a compétence sur une demande, il est nécessaire de déterminer la nature ou le caractère essentiel de cette demande (JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557, par. 50; Canada (Revenu national) c. Sifto Canada Corp., 2014 CAF 140, par. 25 (CanLII)). Comme je l’explique en détail ci-après, l’al. 23c) de la Loi sur les Cours fédérales confère compétence à la Cour fédérale uniquement à l’égard d’une demande de réparation ou d’un autre recours exercé « sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit ». L’attribution de compétence dépend de la nature de la demande ou du recours exercé. Le fait de déterminer la nature essentielle de la demande permet au tribunal de décider si celle-ci relève de l’al. 23c). La compétence ne s’apprécie pas au cas par cas ou au regard d’une question litigieuse à la fois.

[26]  Il faut dégager la nature essentielle de la demande selon « une appréciation réaliste du résultat concret visé par le demandeur » (Canada c. Domtar Inc., 2009 CAF 218, par. 28 (CanLII), la juge Sharlow). La « déclaration [du demandeur] ne doit pas être prise au pied de la lettre » (Roitman c. Canada, 2006 CAF 266, par. 16 (CanLII), le juge Décary). Le tribunal doit plutôt « aller au-delà des termes employés, des faits allégués et de la réparation demandée, et il doit s’assurer que la déclaration ne constitue pas une tentative déguisée visant à obtenir devant la Cour fédérale un résultat qui ne peut par ailleurs pas être obtenu de cette cour » (ibid., voir aussi Canadian Pacific Railway c. R., 2013 CF 161, [2014] 1 C.T.C. 223, par. 36; Verdicchio c. Canada, 2010 CF 117, par. 24 (CanLII)).

[27]  Par ailleurs, de véritables choix stratégiques ne devraient pas être dénigrés sous prétexte qu’ils constituent d’astucieux arguments. La question consiste à se demander si la cour a compétence à l’égard de la demande précise que le demandeur a choisi d’introduire, et non pas à l’égard d’une demande similaire que, de l’avis du défendeur, le demandeur aurait plutôt dû présenter, pour une raison ou une autre.

[59]  En appliquant cette approche, l’on doit examiner l’ensemble des circonstances et du contexte donnant lieu à la réclamation.

[60]  Air Muskoka fait valoir que l’arrêt Windsor Bridge se distingue de l’affaire qui nous occupe, parce que la présente réclamation relève de la portée de la Loi sur l’aéronautique et du Règlement de zonage de l’aéroport de Muskoka (DORS/84-567), et que la Loi sur l’aéronautique confère à la Couronne une compétence exclusive sur tous les aéroports au Canada. En outre, elle soutient que c’est ce régime législatif, ainsi que le pouvoir du fédéral en matière d’aéronautique, qui constituent le fondement de l’attribution de compétence aux termes du deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt ITO. Le troisième volet du critère de l’arrêt ITO est également satisfait, puisque la Loi sur l’aéronautique est de toute évidence une « loi du Canada ». Enfin, Air Muskoka affirme que le Canada ne peut réfuter la compétence de la Cour fédérale en invoquant une loi provinciale, c.-à-d. la Loi sur le partage de la responsabilité de l’Ontario.

[61]  Air Muskoka soutient que la nature essentielle de la réclamation concerne le fait que la Couronne a manqué à ses obligations légales aux termes de la Loi sur l’aéronautique lorsque, en raison des gestes inappropriés de Muskoka, Air Muskoka a demandé réparation et l’aide de Transports Canada. De son côté, la Couronne soutient que la nature essentielle de la mise en cause concerne une simple violation de contrat et un délit sans lien avec la Loi sur l’aéronautique et la common law fédérale.

[62]  Il faut déterminer la nature essentielle de la réclamation selon « une appréciation réaliste du résultat concret visé par le demandeur ». Comme il est indiqué dans l’arrêt Fuller, même si la réclamation et la mise en cause sont distinctes sur le plan légal, selon une « appréciation réaliste du résultat concret », l’essentiel de la réclamation concerne l’exploitation, l’entretien et la gestion de l’aéroport, soit par la Couronne, soit par Muskoka. Par conséquent, je suis d’avis que la Cour a compétence pour instruire la mise en cause.

[63]  Les juges dissidents dans l’arrêt Windsor Bridge laissent entendre que pour décider si elle doit ou non exercer sa compétence, la Cour fédérale devrait examiner les facteurs énoncés dans l’arrêt Strickland c Canada, 2015 CSC 37, au paragraphe 42, soit « l’existence d’un recours adéquat et efficace devant le tribunal déjà saisi du litige, la célérité, l’expertise relative de l’autre décideur, l’utilisation économique des ressources judiciaires et les coûts ».

[64]  À mon avis, ces facteurs sont également importants et, en l’espèce, c’est la conduite sous‑jacente de Muskoka qui constitue l’élément essentiel de la cause d’action. Ce que Muskoka a fait ou n’a pas fait en ce qui concerne l’entretien, l’exploitation et la gestion de l’aéroport représente l’objet de la mise en cause. Par conséquent, l’existence de la clause d’élection de for, qui crée une sérieuse présomption quant au forum de l’action principale, et le critère du forum non conveniens énoncé dans l’arrêt Strickland obligent la Cour fédérale à exercer sa compétence pour instruire la mise en cause.

[65]  La nature des accords de transfert de l’aéroport, qui transfèrent la propriété et la responsabilité de l’aéroport à Muskoka, représente un autre facteur appuyant cette conclusion. Bon nombre des activités exercées par Muskoka font de cette dernière, dans une certaine mesure, un mandataire de la Couronne, malgré le libellé de l’accord sur le transport aérien selon lequel Muskoka ne pourrait se présenter comme un mandataire de la Couronne. Même si c’est ce à quoi a acquiescé Muskoka, l’essentiel de ces actions va dans un autre sens. Elle ne s’est pas présentée comme un mandataire de la Couronne, mais l’on peut certes faire valoir que Muskoka est un mandataire de la Couronne lorsqu’elle remplit les fonctions suivantes :

[TRADUCTION]

  • 1) des fonctions gouvernementales, notamment des fonctions touchant à la navigation aérienne et au contrôle de la circulation aérienne, des fonctions policières, des fonctions touchant à la sûreté de l’aviation civile, et les fonctions assumées par les SCI (accord de transfert, article 3.01.02);

  • 2) l’annulation, la modification ou le renouvellement ou la prorogation des accords sur les recettes existants ou des accords sur les dépenses existants (convention d’indemnisation, article 6.01.01);

  • 3) la cession de droits et obligations aux termes de la convention d’indemnisation ou de l’accord d’exploitation (accord d’indemnisation, article 16.09.02; accord d’exploitation, article 13.09.01);

  • 4) le calcul de la juste valeur marchande des biens-fonds de l’aéroport (accord d’exploitation, article 3.02.03);

  • 5) la gestion de la circulation aérienne (accord sur les services d’aviation et les installations, article 15.01.01).

[66]  Ensemble, ces facteurs étayent la conclusion selon laquelle la Cour a compétence pour instruire la mise en cause.

[67]  Enfin, la récente décision du juge Michael Manson dans Apotex Inc. c Ambrose, 2017 CF 487, est également utile, même si les faits sont très différents de ceux en l’espèce. La décision Ambrose portait sur une requête en radiation d’une action déposée contre des défendeurs désignés individuellement, qui ont joué un rôle dans l’interdiction de la vente de produits pharmaceutiques d’Apotex au Canada et qui ont fait des déclarations publiques diffamant prétendument Apotex. La Cour devait décider si elle avait compétence concernant les réclamations contre ces personnes. Pour décider si la Cour avait compétence, le juge Manson a examiné le critère applicable à la compétence de la Cour fédérale énoncé dans l’arrêt ITO et dans l’arrêt Windsor Bridge, où la juge Karakatsanis a présenté les observations suivantes aux paragraphes 50 à 53 :

[50]  La Société souligne que les déclarations font partie des mesures énumérées dans la définition de « réparation » dans la Loi sur les Cours fédérales. Suivant l’argument de la Société, il découle de cette définition que l’al. 23c) donne aux parties le droit de demander à la Cour fédérale des déclarations visant des ouvrages extra-provinciaux.

[51]  On ne saurait retenir cet argument. Une définition indique simplement le sens d’un terme employé dans le texte de loi. Si le Parlement avait répété au complet à l’art. 23 la définition du terme « réparation » — « [t]oute forme de réparation en justice, notamment par voie de dommages-intérêts, de compensation pécuniaire, d’injonction, de déclaration, de restitution de droit incorporel, de bien meuble ou immeuble » —, cela ne changerait pas le sens des mots de la disposition.

[52]  Encore faut-il donner effet à l’expression « exercé sous le régime d’une loi fédérale ou d’une autre règle de droit » qui figure à l’art. 23. Si le Parlement avait eu l’intention de conférer à la Cour fédérale, dans la Loi sur les Cours fédérales, la compétence d’accorder toute forme de réparation (définie largement) relativement aux différents sujets énumérés à l’art. 23, il l’aurait tout simplement dit. Constituerait un raisonnement circulaire le fait d’affirmer que l’art. 23 renvoie à lui-même : il ne constitue pas, en soi, une règle de droit fédérale sous le régime de laquelle la Société peut demander réparation, quelle que soit la manière dont le terme « réparation » est défini. Au lieu de cela, comme a conclu le juge Shore en première instance, l’art. 23 confère à la Cour fédérale compétence à l’égard de certaines demandes, y compris certaines demandes de déclarations, mais il n’a pas pour effet de conférer aux parties le droit de présenter ces demandes en premier lieu. Les parties doivent chercher ce droit dans d’autres règles de droit fédérales.

[53]  L’affaire Prudential Assurance, par exemple, concernait une demande présentée sous le régime de la Loi sur le transport aérien, laquelle crée une cause d’action à l’encontre des transporteurs aériens pour les dommages causés aux bagages et aux marchandises. Le type de réparation que les demanderesses sollicitaient était des dommages-intérêts, une mesure qui, à l’instar des déclarations, est visée par la définition de « réparation » figurant dans la Loi sur la Cour fédérale, mais rien dans l’analyse relative à la compétence n’a porté sur le type de réparation que les demanderesses sollicitaient. L’aspect important était le fait que les demanderesses sollicitaient une réparation sous le régime du droit fédéral : la cause d’action était créée par une loi fédérale, la Loi sur le transport aérien. C’est cette loi fédérale qui donnait aux demanderesses le droit de réclamer des dommages-intérêts du transporteur.

[68]  Dans la décision Ambrose, on a jugé que toutes les actions intentées contre les défendeurs individuels relevaient d’un ensemble de lois fédérales touchant à la réglementation des drogues. En l’espèce, Muskoka exploite l’aéroport et a pris en charge toutes les obligations de la Couronne en ce qui a trait à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien de l’aéroport, un engagement fédéral. En outre, et qui plus est, Muskoka a également pris en charge tous les contrats de la Couronne, ce qui inclut le bail conclu entre la Couronne et Air Muskoka. Il existe un lien contractuel direct entre les parties découlant de l’exploitation d’un aéroport, qui est régie, en partie, par la Loi sur l’aéronautique. Même si Air Muskoka ne l’a pas fait valoir expressément, on peut certes soutenir que tout ce qui s’est produit en l’espèce concerne une forme contractuelle de délégation des responsabilités de la Couronne à Muskoka. Si la Cour a compétence pour instruire une action entre la Couronne et Air Muskoka, elle a également compétence pour instruire une action entre la Couronne et Muskoka. Tous les faits et toutes les questions découlent du bail et des obligations de Muskoka aux termes des accords de transfert de l’aéroport. Peu importe de quelle négligence ou violation de contrat est responsable Muskoka, tout découle des accords de transfert de l’aéroport et de la conduite de Muskoka concernant l’entretien, l’exploitation et la gestion de l’aéroport.

[69]  En guise d’observation finale, Muskoka ne prend aucune position relativement à la requête et elle sera liée par l’issue de la cause. Si Muskoka avait une véritable objection quant à la compétence de la Cour de trancher les questions, elle aurait pu facilement prendre position. Elle ne l’a pas fait. La Couronne reconnaît que notre Cour a compétence dans la mesure où la réclamation est concernée. Par conséquent, si l’on applique les lignes directrices fournies par la jurisprudence, notre Cour a compétence et la requête en suspension est rejetée.

[70]  Air Muskoka a droit à ses dépens qui seront fixés et payables immédiatement. Si les parties sont incapables de s’entendre sur le montant des dépens, elles peuvent soumettre leurs observations écrites de trois pages au plus chacune (à l’exclusion de l’ébauche du mémoire de frais). Air Muskoka fournira ses observations au plus tard le 15 septembre 2017 et la Couronne dans les 15 jours suivants.

[71]  La Cour est reconnaissante aux avocats pour l’utilité de leurs arguments et la qualité de leur présentation.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

  1. La requête en suspension est rejetée.

  2. Air Muskoka a droit à ses dépens qui seront fixés et payables immédiatement. Si les parties sont incapables de s’entendre sur le montant des dépens, elles peuvent soumettre leurs observations écrites de trois pages au plus chacune (à l’exclusion de l’ébauche du mémoire de frais). Air Muskoka fournira ses observations au plus tard le 15 septembre 2017 et la Couronne dans les 15 jours suivants.

  3. Les parties (y compris Muskoka) doivent fournir dans les 20 jours à compter de la date de l’ordonnance des dates mutuellement disponibles pour tenir une conférence sur la gestion de l’instance afin d’examiner les prochaines étapes en l’espèce.

« Kevin R. Aalto »

Juge chargé de la gestion de l’instance

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour d’avril 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-980-15

INTITULÉ :

744185 ONTARIO INCORPORATED FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM AIR MUSKOKA ET DAVID GRONFORS c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA (TRANSPORTS CANADA) ET LA MUNICIPALITÉ DE DISTRICT DE MUSKOKA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 avril 2017

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE PROTONOTAIRE AALTO

DATE DES MOTIFS :

Le 11 août 2017

COMPARUTIONS :

Paul Daffern

Pour les demanderesses

Thomas James

Pour la défenderesse

S.O.

Mise en cause

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Paul Daffern Law Firm

Avocats

Barrie (Ontario)

Pour les demanderesses

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour la défenderesse

Blake, Cassels & Graydon LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Mise en cause

 

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