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Date : 20170831


Dossier : IMM-3759-16

Référence : 2017 CF 792

[TRADUCTION FRANÇAISE]

À Ottawa (Ontario), le 31 août 2017

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

HARJEET KAUR GILL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La demanderesse, Harjeet Kaur Gill (Mme Gill), sollicite le contrôle judiciaire en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) de la décision de l’agent principal d’immigration P. Campbell (l’agent), qui a rejeté sa demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire (demande CH).

[2]  Mme Gill est une ressortissante de l’Inde. Avant de venir au Canada, elle vivait à Gill, un petit village en Inde. Mme Gill a déjà été mariée et a eu deux enfants, mais son époux est décédé en 1998. Mme Gill et ses deux fils ont hérité d’une propriété agricole générant des revenus de son époux, après quoi les fils de Mme Gill ont déménagé à l’étranger — un en Australie et l’autre en Nouvelle-Zélande.

[3]  En 2013, le fils cadet de Mme Gill est revenu de Nouvelle-Zélande. Selon Mme Gill, son fils cadet éprouvait des problèmes d’alcoolisme et de jeu, et il a perdu au jeu l’argent du terrain dont il avait hérité (et potentiellement la terre elle-même). Il est devenu de plus en plus exigeant à l’égard de Mme Gill pour qu’elle lui donne de l’argent ou qu’elle lui vende le terrain pour qu’il gagne un revenu. Mme Gill a refusé, car le terrain représentait sa seule source de revenus. Le fils a ensuite commencé à harceler Mme Gill, la battant à plusieurs reprises et lui laissant des ecchymoses sur le corps et au visage.

[4]  En août 2015, un voisin a entendu le fils battre Mme Gill. Il a tenté d’arrêter le fils. Le voisin a pris des photos des ecchymoses sur le visage de Mme Gill au cas où elle voudrait signaler l’incident à la police. Elle ne souhaitait pas le signaler et craignait que la police informe son fils et il l’avait menacée de la tuer si elle allait voir la police ou demandait des soins médicaux. Elle était préoccupée par le fait que, puisqu’elle vivait dans un petit village, elle pourrait être isolée si elle signalait son fils à la police, car les affaires familiales doivent être tenues privées.

[5]  La nièce de Mme Gill, qui ignorait tout du comportement du fils, a invité Mme Gill à lui rendre visite. La nièce vit au Canada avec son époux et ses enfants, ainsi qu’avec sa mère, la sœur de Mme Gill. Mme Gill a obtenu un visa de visiteur et est arrivée au Canada le 15 octobre 2015. Pendant qu’elle séjournait chez sa nièce, Mme Gill a divulgué le comportement de son fils à la famille. Celle-ci a communiqué avec son avocat pour obtenir des conseils et Mme Gill a produit la demande CH qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

[6]  Pour les motifs qui suivent, j’estime que la décision de l’agent n’est pas raisonnable. L’agent a tiré des conclusions qui n’étaient pas justifiées compte tenu de la preuve. L’agent a également omis de fournir des explications suffisantes relatives à des déclarations essentielles dans les motifs, le résultat étant que le processus de raisonnement menant à l’issue n’était ni intelligible ni transparent.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[7]  L’agent a rejeté la demande CH le 25 août 2016. L’agent a conclu que Mme Gill avait été au Canada pendant une très courte période et que son degré d’établissement était minime.

[8]  Concernant l’allégation de Mme Gill relativement aux mauvais traitements infligés par son fils, l’agent a conclu que Mme Gill n’avait pas présenté une demande d’asile à son arrivée au Canada, ou à n’importe quel moment par la suite, malgré l’aide de sa famille et de son avocat. L’agent est arrivé à la conclusion qu’une personne qui fuit les mauvais traitements et qui craint pour sa vie présenterait une demande d’asile dans un délai raisonnable. Néanmoins, l’agent a continué à examiner l’allégation de mauvais traitements.

[9]  L’agent est arrivé à la conclusion que la preuve de mauvais traitements était insuffisante. Il n’y avait aucune déclaration de police ou de témoins liée à l’incident. La déclaration faite par le voisin ne comprenait ni la date de l’incident ni une explication quant à la raison pour laquelle sa lettre n’avait pas été remise à la police en Inde.

[10]  L’agent a précisé que, même si Mme Gill avait été en mesure de se rendre au poste de police pour obtenir une lettre de bonne moralité, elle n’avait pas signalé les mauvais traitements à la police. L’agent a conclu que l’obtention d’une lettre de bonne moralité montrait que Mme Gill avait les moyens de formuler une plainte auprès de la police. En mentionnant dans une certaine mesure le rapport du Département d’État des États-Unis, l’agent a conclu qu’il y avait des voies de recours en cas de violence familiale en Inde, et Mme Gill aurait pu s’en prévaloir.

[11]  L’agent a conclu qu’il était probable que Mme Gill ait des amis, des connaissances et des réseaux sociaux en Inde, et qu’elle retournerait à un endroit où la langue et la culture lui étaient familières, et où le réseau familial favoriserait sa réintégration. L’agent a découvert que le frère de Mme Gill vivait en Inde et qu’elle pourrait rétablir la relation. La preuve selon laquelle son frère ne pourrait pas lui apporter un soutien financier et une aide à la réintégration était insuffisante. L’agent a conclu que le retour en Inde de Mme Gill ne constituerait pas une difficulté.

[12]  Après avoir évalué tous les facteurs, l’agent a conclu qu’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire n’était pas justifiée. Même si le souhait de Mme Gill de demeurer au Canada peut être compréhensible, [traduction] « le souhait de ne pas retourner en Inde n’est pas un motif suffisant pour permettre à la demanderesse de devenir une résidente permanente du Canada ».

III.  Question en litige et norme de contrôle

[13]  La seule question à trancher est celle de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

[14]  Comme moi, les parties sont d’accord pour dire que la norme de contrôle qui s’applique à la décision de l’agent est celle de la décision raisonnable, puisque la décision comporte des questions mixtes de fait et de droit : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 53, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir].

[15]  En procédant à un examen du caractère raisonnable, la Cour applique la norme déférente et reconnaît qu’il peut y avoir une gamme d’issues possibles et acceptables. Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable porte sur les qualités qui font qu’une décision est raisonnable. Le processus d’énonciation des motifs et les issues sont pris en considération. Le processus décisionnel doit faire preuve de justification, de transparence et d’intelligibilité. La décision elle-même doit appartenir aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir, au paragraphe 47.

IV.  Erreurs alléguées dans la décision

[16]  Mme Gill fait valoir que l’agent a commis plusieurs erreurs fatales en concluant qu’elle ne serait confrontée à aucune difficulté si elle retournait en Inde :

  1. la décision de l’agent était fondée sur une conclusion inappropriée quant à la crédibilité;

  2. il n’était pas loisible à l’agent de tirer cette conclusion d’après la preuve dont il était saisi;

  3. l’agent a mal interprété la nature et la gravité de la difficulté à laquelle elle serait confrontée si elle retournait en Inde;

  4. l’agent a omis d’apprécier adéquatement le degré d’établissement de Mme Gill au Canada.

[17]  Pour appuyer ces allégations, Mme Gill signale plusieurs conclusions précises tirées par l’agent qui sont qualifiées d’abusives ou d’erronées. De plus, Mme Gill conteste le manque d’analyse présentée par l’agent à l’égard du rejet d’éléments de preuve particuliers et d’explications présentés par Mme Gill, ainsi que le défaut de l’agent d’examiner la preuve dans son intégralité; elle allègue que la preuve a été jugée fragmentaire.

[18]  Les conclusions, qui sont déterminantes dans ma décision d’accueillir la demande CH, portent sur le fait que l’agent s’est appuyé sur le fait que Mme Gill avait omis de : 1) présenter une demande d’asile à son arrivée au Canada; 2) signaler les mauvais traitements infligés par son fils à la police; et 3) montrer qu’elle ne pouvait pas compter sur son frère pour obtenir un soutien financier et émotionnel.

V.  Analyse

A.  Défaut de présenter une demande d’asile

[19]  Mme Gill affirme que l’agent a tiré une conclusion défavorable quant à sa crédibilité selon laquelle, en ne présentant pas une demande d’asile, cela indiquait en quelque sorte que Mme Gill ne fuyait pas de mauvais traitements. Effectivement, cela a créé à tort de nouveaux critères à prendre en considération dans le cadre de la demande CH et, par conséquent, l’agent n’a pas procédé à une analyse adéquate de la demande. Le ministre suggère que, bien que l’agent ait souligné les mauvais traitements infligés par le fils et ait remis en question la raison pour laquelle Mme Gill n’avait pas présenté une demande d’asile, l’agent a néanmoins examiné les renseignements qui avaient été présentés au nom de Mme Gill.

[20]  Mme Gill signale le paragraphe 25(1.3) de la LIPR qui dispose expressément que, en examinant une demande d’un ressortissant étranger en application du paragraphe 25(1), le ministre ne peut pas examiner les facteurs qui sont pris en considération au moment de trancher si une personne est un réfugié au sens de la Convention en application de l’article 96 ou une personne à protéger en application du paragraphe 97(1). Cependant, les éléments liés aux difficultés auxquelles le ressortissant étranger fait face peuvent être examinés. En mentionnant le défaut de présenter une demande d’asile, puis en concluant qu’un tel défaut montrait que l’allégation de mauvais traitements n’était pas authentique, l’agent a contrevenu à cette disposition et la décision a été fatalement entachée par cette approche inadéquate.

[21]  Le ministre signale que, après avoir remis en question la raison pour laquelle Mme Gill n’avait pas présenté une demande d’asile, l’agent a poursuivi en examinant ses allégations de mauvais traitements. L’agent n’a pas appliqué de critère de détermination du statut de réfugié, mais était tout simplement insatisfait de la preuve produite par Mme Gill. Pour la ministre, l’objectif du paragraphe 25(1.3) consiste à empêcher les demandeurs de rouvrir leurs demandes d’asile, tout en leur permettant de faire valoir qu’ils seraient confrontés à des difficultés s’ils retournaient dans leur pays d’origine.

[22]  Le ministre fait valoir qu’on ne peut pas croire Mme Gill. L’agent a pondéré la preuve et tiré une conclusion défavorable, ce qui constitue une issue acceptable.

[23]  Je suis d’accord avec Mme Gill pour dire que la conclusion quant à la crédibilité tirée par l’agent était inappropriée. L’agent a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité à l’encontre de Mme Gill au motif qu’elle n’avait pas présenté de demande d’asile. Au moment d’examiner l’allégation de mauvais traitements, l’agent a indiqué que Mme Gill n’avait présenté aucune demande d’asile à son arrivée et elle n’avait présenté aucune demande [traduction] « jusqu’à présent » au motif des mauvais traitements qu’elle avait subis aux mains de son fils. L’agent a poursuivi en disant [traduction] « qu’une personne qui fuit les mauvais traitements et qui craint pour sa vie présenterait une demande [d’asile] dans un délai raisonnable ». Je suis d’avis que la déclaration de l’agent ne peut pas raisonnablement être interprétée d’une autre façon que pour conclure que, parce que Mme Gill avait omis de présenter une demande d’asile à son arrivée au Canada, l’agent ne croyait pas l’histoire de mauvais traitements de Mme Gill.

[24]  L’agent a ignoré le fait que Mme Gill n’avait aucun motif pour justifier la présentation d’une demande d’asile. La preuve dont l’agent était saisi était que Mme Gill était venue rendre visite à sa nièce et à sa famille. Ce n’est qu’après son arrivée et après avoir raconté à sa famille les mauvais traitements infligés par son fils que la famille a pris des mesures pour qu’elle puisse consulter son avocat, Cecil Rotenberg, qui a recommandé qu’elle présente une demande CH.

[25]  Il ne fait aucun doute que Mme Gill a obtenu des conseils juridiques éclairés quant au type de demande qu’il convenait de présenter. Mme Gill n’était pas exposée à un risque de mauvais traitement aux mains de son fils dans toute l’Inde. Par conséquent, il n’y avait aucune raison de présenter une demande d’asile. En examinant son défaut de présenter une demande d’asile et en tirant une conclusion défavorable quant à la crédibilité en raison de ce [traduction] « défaut », l’agent s’est appuyé sur des faits qui n’appuieraient pas une demande d’asile et les a utilisés pour conclure que Mme Gill n’avait pas présenté de demande d’asile. En faisant cette déclaration, l’agent a fortement sous-entendu que Mme Gill aurait dû présenter une demande d’asile si elle craignait pour sa vie aux mains de son fils.

[26]  En dernier ressort, l’agent a tranché en disant que, en omettant de présenter une demande d’asile, cela avait eu une incidence sur la crédibilité de Mme Gill quant à savoir si son fils la maltraitait. Compte tenu de ces faits, cette conclusion était illogique et abusive, car il n’était pas loisible à l’agent de la tirer d’après la preuve. Il n’était pas approprié, dans le contexte d’une demande CH, de tenir compte du défaut de Mme Gill de présenter une demande d’asile, sauf si ce défaut était lié à son allégation de difficultés. L’agent n’a mentionné aucune relation de ce genre.

[27]  Lorsque l’agent a conclu [traduction] « qu’une personne qui fuit les mauvais traitements et qui craint pour sa vie présenterait une demande [d’asile] dans un délai raisonnable », il était évident que l’agent ne croyait pas que Mme Gill avait souffert de mauvais traitements aux mains de son fils. Il n’y a tout simplement aucune autre raison de mentionner ce fait non contesté. La conclusion de l’agent a entaché l’équilibre de l’analyse au point où il est impossible de discerner la ligne entre la crédibilité et le caractère suffisant de la preuve sur la base des motifs présentés.

B.  Défaut de signaler à la police les mauvais traitements infligés par le fils

[28]  L’agent a conclu que Mme Gill n’avait pas fourni une explication raisonnable pour ne pas avoir signalé à la police les mauvais traitements infligés par son fils étant donné qu’elle avait été en mesure d’obtenir une lettre d’attestation auprès de la police, lettre dont elle pensait avoir besoin pour visiter le Canada.

[29]  Le ministre affirme que l’agent a écarté la preuve photographique présentée par le voisin, car il n’y avait aucun rapport de police ou médical pour confirmer les voies de fait; la lettre du témoin fournie n’était ni datée ni assermentée, et l’agent avait le droit de conclure qu’elle était non satisfaisante. De manière semblable, le rapport médical était fondé sur une seule entrevue auprès de Mme Gill et était essentiellement du ouï-dire. Il n’y avait aucune preuve qu’il y avait un plan de traitement actuel concernant le trouble de stress post-traumatique de Mme Gill et l’agent a traité le rapport médical de manière appropriée.

[30]  En outre, il n’y avait aucune corroboration indépendante du récit de Mme Gill et aucun rapport de police ou rapport médical ne corroborait de manière contemporaine les mauvais traitements.

[31]  Le ministre affirme que Mme Gill a concédé qu’elle n’était pas exposée à un risque lorsqu’elle a déclaré dans son mémoire qu’elle ne serait pas admissible en qualité de réfugiée au sens de la Convention, car elle était exposée à un risque uniquement dans son village et non pas dans l’ensemble du pays. Elle ne voulait tout simplement pas déménager ailleurs en Inde.

[32]  Le ministre précise que, même si Mme Gill peut alléguer qu’elle ne s’était pas rendue à la police, car elle craignait les représailles de son fils, une autre explication pourrait être que les événements ne se sont pas réellement produits. Il serait relativement sûr pour elle de formuler une telle allégation dans sa demande auprès de l’agent, car une telle accusation n’aurait aucune répercussion sur son fils en Inde. Le ministre signale que l’agent n’est pas tenu de faire fi de ces circonstances et d’accepter simplement l’allégation de Mme Gill.

[33]  Si l’agent avait présenté dans la décision quelques-uns des arguments présentés par l’avocat du ministre, le processus décisionnel aurait alors été plus transparent et intelligible. Cependant, l’agent a présenté peu d’arguments pour bon nombre des conclusions.

[34]  La déclaration solennelle de Mme Gill, présentée en même temps que sa demande CH, indiquait qu’elle ne s’était pas rendue à la police, car son fils avait menacé de la tuer si elle le faisait. L’agent a cité assez longuement le 2015 Country Reports on Human Rights Practices - India du Département d’État des États-Unis, daté du 13 avril 2016 (rapport du Département d’État) concernant les droits de la personne en Inde, ainsi que la protection et les services sociaux offerts aux femmes, notamment celles souffrant de mauvais traitements. Mme Gill signale que le rapport du Département d’État énonce clairement que la pression sociale dissuade de nombreuses femmes de dénoncer la violence familiale et qu’il est probable que le nombre de signalements de crimes — dont le kidnapping, le viol, la mort pour cause de dot et la violence familiale — soit sous-estimé.

[35]  L’agent est arrivé à la conclusion que Mme Gill avait eu les [TRADUCTION] « moyens » d’obtenir une attestation auprès de la police et que, par conséquent, il serait raisonnable de croire que Mme Gill avait les [traduction] « moyens » de formuler une plainte auprès de la police. En s’appuyant sur le rapport du Département d’État et l’obtention par Mme Gill d’une attestation auprès de la police, l’agent a conclu que Mme Gill aurait pu demander l’aide de l’État pour remédier aux mauvais traitements infligés par son fils. Cependant, l’agent n’a pas abordé la conclusion dans le rapport du Département d’État selon laquelle les services sociaux pour les femmes sont généralement offerts uniquement dans les régions métropolitaines et que certains policiers dans les villes plus petites sont réticents à consigner les crimes contre les femmes.

[36]  La preuve dont était saisi l’agent était que la vie et les moyens de subsistance de Mme Gill étaient situés dans le petit village de Gill. Cependant, l’agent a conclu, sans explication et en dépit des conclusions contenues dans le rapport du Département d’État, que Mme Gill bénéficierait d’une protection policière. Malgré ce même rapport indiquant que les pressions sociales empêchaient les femmes de signaler les cas de mauvais traitements, l’agent a également tiré la conclusion, sans explication, que Mme Gill ne serait pas assujettie à des pressions sociales si elle signalait les mauvais traitements qu’elle subissait aux mains de son fils. Même s’il n’est pas nécessaire que l’agent mentionne chaque élément de preuve, lorsque la preuve non mentionnée est hautement pertinente et qu’elle semble contredire catégoriquement la décision de l’agent, la Cour peut, et c’est le cas en l’espèce, conclure que la preuve n’a pas été examinée par le tribunal : Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, au paragraphe 17.

[37]  Le fait que Mme Gill a été en mesure d’obtenir une attestation auprès de la police n’équivaut pas à une capacité de déposer un rapport de violence familiale à l’encontre de son fils. Le rapport du Département d’État énonce clairement les raisons pour lesquelles Mme Gill ne voudrait pas produire un tel rapport. La conclusion de l’agent va simplement à l’encontre de la raison. La question dont était saisi l’agent n’était pas de savoir si Mme Gill était physiquement apte à se rendre au poste de police. La question consistait à trancher si, compte tenu de la nature des conséquences auxquelles elles seraient confrontées si elle déposait une plainte contre son fils, tant de la part de son fils que du village, Mme Gill était tenue de déposer une plainte auprès de la police pour prouver les mauvais traitements infligés par son fils.

[38]  Les motifs de l’agent ne montrent pas à la Cour ou à Mme Gill pourquoi l’agent, compte tenu de la preuve dont il était saisi, a tiré des conclusions qui semblent contredire la preuve ou qui ne sont pas justifiées par celle-ci. Sans cela, les critères énoncés dans l’arrêt Dunsmuir ne sont pas satisfaits et on ne saurait affirmer que les conclusions appartiennent aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, la décision est déraisonnable.

C.  Défaut de montrer la disponibilité d’un soutien financier et essentiel de la part du frère

[39]  L’agent a conclu que, même si Mme Gill avait effectivement été maltraitée par son fils, d’autres possibilités de soutien s’offraient à elle en Inde. L’agent a laissé entendre que Mme Gill pourrait déménager à l’extérieur de son village et qu’il était possible pour elle de retourner en Inde et de rétablir la relation avec son frère. Cela permettrait également d’accomplir une réunification familiale et, par conséquent, si Mme Gill retournait en Inde, cela ne constituerait pas une difficulté. L’agent a conclu que la preuve selon laquelle le frère de Mme Gill ne pouvait pas l’aider était insuffisante.

[40]  La preuve dans le rapport du Dr Pilowsky, qui a été porté à la connaissance de l’agent, stipule que le frère de Mme Gill est le seul proche qui lui reste en Inde. Il ajoute qu’il vit très loin et qu’il n’a jamais manifesté d’appui, donc Mme Gill ne pense pas qu’il soit en mesure de lui apporter une aide quelconque. La conclusion de l’agent selon laquelle il existe une relation pouvant être rétablie entre Mme Gill et son frère va à l’encontre de la preuve.

[41]  Le ministre indique que les renseignements contenus dans le rapport médical à propos du frère constituent du ouï-dire. Mme Gill ne voulait tout simplement pas déménager ailleurs en Inde. Le ministre affirme également que Mme Gill a réussi à changer de monde en venant au Canada, elle serait donc en mesure de se réinstaller en Inde.

[42]  L’avocat du ministre signale aussi le fait que Mme Gill a admis qu’elle ne serait pas exposée à un risque de mauvais traitements aux mains de son fils dans toutes les régions du pays, ce qui montre qu’il existe une solution de rechange viable pour elle en Inde. De plus, comme l’agent ne disposait pas de ces renseignements, le ministre affirme que Mme Gill n’a pas dressé un portrait exhaustif de la situation à l’agent.

[43]  L’agent n’a procédé à aucune analyse de la question de savoir si Mme Gill serait exposée à des difficultés si elle était tenue de déménager dans une autre région de l’Inde afin d’échapper aux mauvais traitements infligés par son fils. La preuve concernant le frère était son âge, 71 ans, et les renseignements contenus dans le rapport médical selon lesquels il vit très loin et qu’il n’a jamais manifesté d’appui envers Mme Gill. En ce qui concerne la réinstallation en Inde, l’agent ne fait qu’indiquer que le frère de Mme Gill vit en Inde et, sans aucun élément de preuve, il tire la conclusion qu’il est possible pour Mme Gill de retourner en Inde et de [traduction] « reprendre sa relation avec son frère ». L’hypothèse formulée par l’agent est que, à une certaine époque, Mme Gill avait eu une relation avec son frère, qui est de 13 ans son aîné, et qu’il avait quitté le village, alors qu’elle y avait toujours résidé. L’agent a simplement supposé que son frère serait en mesure et qu’il accepterait de l’aider.

[44]  Le ministre soutient que le fait que Mme Gill a réussi à se réinstaller au Canada montre en quelque sorte qu’elle peut réussir à se réinstaller en Inde. Cette observation fait abstraction du fait que la sœur de Mme Gill, ainsi que la fille, le gendre de sa sœur et leurs enfants, auxquels elle s’est très fortement attachée, sont tous présents au Canada pour l’aider. En Inde, elle n’a d’autre famille que son fils abusif dans son village natal et un frère aîné qui ne lui offre aucun soutien et qui vit dans un village éloigné.

[45]  En soulignant l’établissement relativement bref de Mme Gill de moins d’un an au Canada, l’agent n’a pas tenu compte du soutien émotionnel qui lui est offert et l’absence de ce type de soutien en Inde, hormis l’existence de son frère. L’agent reconnaît que le fait de retourner en Inde causera [traduction] « certains bouleversements » et fait valoir que Mme Gill peut demeurer en contact avec sa famille canadienne par [traduction] « d’autres moyens ». L’agent a omis de soupeser ces observations par rapport à la famille dévouée dont jouit Mme Gill au Canada et aux renseignements contenus dans le rapport médical selon lesquels elle souffre de trouble de stress post-traumatique et que, [traduction] « si on lui ordonnait de retourner en Inde, […] son trouble de stress post-traumatique referait surface immédiatement ».

[46]  Le rapport médical souligne également que, pendant qu’elle se trouve au Canada, le trouble de stress post-traumatique de Mme Gill est en rémission, car ses conditions de vie sont sécuritaires et qu’elle ne vit plus dans la crainte de voies de fait aléatoires de la part de son fils. Au lieu de se pencher sur cet aspect, l’agent souligne qu’il n’existe aucun élément de preuve corroborant que Mme Gill nécessite actuellement un traitement médical ou que, le cas échéant, elle ne serait pas en mesure de recevoir un traitement en Inde ou d’y avoir accès.

[47]  Dans Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy], la Cour suprême du Canada s’est penchée sur quelques-uns des principes fondamentaux qui existent au moment d’examiner une demande CH. Deux de ces principes s’appliquent en l’espèce. Aucun de ces principes n’a été reconnu ou appliqué par l’agent.

[48]  Le fait qu’il serait probable que la santé mentale d’un demandeur se dégrade s’il était renvoyé vers un autre pays est une considération pertinente qui doit être cernée et soupesée, peu importe si un traitement est accessible dans cet autre pays : Kanthasamy, au paragraphe 48. En l’espèce, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve corroborant que Mme Gill nécessitait actuellement un traitement médical et, de toute façon, elle n’a pas réussi à démontrer une absence de traitement en Inde. Ces conclusions contredisent non seulement les principes énoncés dans l’arrêt Kanthasamy, mais, aussi, elles interprètent mal la preuve dans le rapport psychologique. Le Dr Pilowsky a déclaré que le trouble de stress post-traumatique et les symptômes chroniques de Mme Gill étaient en rémission en raison de sa vie familiale et de ses conditions de vie sécuritaires au Canada. Cela explique la raison pour laquelle aucune preuve indiquant qu’elle avait actuellement besoin d’un traitement n’a été présentée à l’agent. Ce qui est également indiqué dans le rapport, c’est que, si elle était renvoyée en Inde, le trouble de stress post-traumatique de Mme Gill referait immédiatement surface et son état psychologique actuel se détériorerait. L’agent n’a pas fait mention de cette conséquence d’une mesure de renvoi et n’en a pas tenu compte dans l’appréciation générale des difficultés qu’éprouverait Mme Gill.

VI.  Conclusion

[49]  Les circonstances d’un demandeur doivent être examinées dans leur ensemble, elles ne doivent pas être fragmentées et appréciées séparément : Kanthasamy, au paragraphe 45. Bien que l’agent ait déclaré que la preuve avait été examinée dans son intégralité, il n’est pas manifeste que c’est ce qui s’est produit. Il semble que chaque conclusion subséquente tirée par l’agent découle de l’incrédulité initiale à l’égard du motif de la demande CH de Mme Gill — le fait qu’elle craint son fils qui est physiquement violent.

[50]  L’agent savait que Mme Gill craignait les représailles de son fils si elle informait la police. L’agent était également informé qu’un voisin avait été témoin de la dernière agression et qu’elle avait produit des photos montrant ses blessures. Ces déclarations figurent dans le résumé des observations de l’agent.

[51]  Même si la déposition du voisin n’était pas assermentée, l’agent a indiqué que celle-ci avait été [traduction] « soigneusement examinée ». L’agent n’a rejeté ni la déposition ni la photographie du visage meurtri de Mme Gill qui l’accompagnait. Au lieu de cela, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour conclure qu’elle avait subi de mauvais traitements aux mains de son fils, principalement parce qu’il n’y avait aucun rapport médical ou de police, et parce qu’aucune date n’indiquait à quel moment l’incident s’était produit. L’agent n’a fait aucune mention de la déclaration solennelle de Mme Gill, qui a été envoyée en même temps que la demande CH et qui attestait à la fois les mauvais traitements infligés par son fils et la date approximative (août 2015) à laquelle les photos avaient été prises. De plus, l’agent n’a pas abordé l’explication dans la déclaration solennelle de Mme Gill selon laquelle [traduction] « je n’ai pas fait appel à la police de crainte que mon fils cadet continue à me battre ».

[52]  Dans la mesure où l’agent a rejeté la crédibilité des allégations de mauvais traitements de Mme Gill, il est difficile de distinguer l’analyse de la crédibilité de la déclaration selon laquelle les éléments de preuve étaient insuffisants. Même si l’agent est censé trancher la question au motif d’un manque d’éléments de preuve corroborants, la preuve doit être examinée dans son ensemble et rien n’indique que cela a été fait. Il n’est pas clair si c’est l’absence de corroboration qui a rendu la preuve insuffisante, malgré la déclaration solennelle de Mme Gill, ou si c’est parce que l’agent l’avait déjà écartée pour des motifs liés à la crédibilité. Autrement dit, sans la conclusion inappropriée quant à la crédibilité fondée sur le défaut de présenter une demande d’asile, on ne saurait dire si l’agent aurait rendu la même décision à l’égard de l’allégation de mauvais traitements aux mains de son fils de Mme Gill.

[53]  La décision de l’agent de rejeter la demande de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire dépend fortement de la conclusion selon laquelle Mme Gill peut retourner dans son village sans crainte de violence familiale de la part de son fils. Le fait que la décision mentionne les amis de Mme Gill et les réseaux sociaux dans son village de Gill indique fortement que l’agent n’analysait pas les difficultés liées à un déménagement dans une nouvelle ville en Inde. Parallèlement, la conclusion de l’agent selon laquelle il n’y aurait aucune difficulté associée au fait de déménager dans la même ville, car elle aurait déjà [traduction] « des amis, des connaissances et des réseaux sociaux », ne tient manifestement pas si Mme Gill continue à souffrir de violence familiale aux mains de son fils.

[54]  Les conclusions de l’agent sur les difficultés et la décision subséquente de ne pas accueillir la demande CH sont uniquement raisonnables si l’analyse sous-jacente de la question de savoir si Mme Gill était confrontée à de la violence familiale dans son village natal était raisonnable. En l’espèce, cette analyse n’était pas raisonnable. Elle était entachée par une conclusion erronée quant à la crédibilité et les conclusions sur la capacité de Mme Gill de signaler les voies de fait à la police qui ne découlent pas de la preuve ou, le cas échéant, dont le lien n’est pas suffisamment expliqué pour rendre le raisonnement intelligible et transparent.

[55]  La présente demande est donc accueillie, et l’affaire est renvoyée afin d’être réexaminée par un autre agent.

[56]  Aucune des parties n’a suggéré qu’il existe une question grave de portée générale à examiner à la lumière de ces faits.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande et l’affaire est renvoyée afin d’être réexaminée par un autre agent. Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour de janvier 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-3759-16

 

 

INTITULÉ :

HARJEET KAUR GILL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 avril 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 31 août 2017

 

COMPARUTIONS :

Sonia Akilov

 

Pour la demanderesse

 

Lorne McClenaghan

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Green and Spiegel LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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