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Date : 20170727


Dossier : T-2186-16

Référence : 2017 CF 732

Ottawa (Ontario), le 27 juillet 2017

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

REDOUANE HABA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   L’aperçu

[1]               Le demandeur, M. Redouane Haba, possède la double citoyenneté algérienne et française et est devenu résident permanent du Canada en février 2009. Il était initialement venu au pays pour y installer ses enfants afin qu’ils puissent étudier à l’université. Le 22 mai 2014, il a demandé la citoyenneté canadienne.

[2]               Après avoir examiné la demande de M. Haba, son questionnaire de résidence et d’autres documents, l’agent de la citoyenneté a relevé certaines préoccupations quant au dossier de M. Haba. L’affaire a donc été renvoyée à une juge de la citoyenneté qui a tenu une audience avec M. Haba, où elle l’a interrogé et abordé les préoccupations relatives à ses absences et à la durée de sa résidence au Canada. Dans une décision rendue le 21 novembre 2016, la juge de la citoyenneté a rejeté la demande de M. Haba au motif qu’il n’a pas respecté les exigences minimales de résidence au Canada.

[3]               M. Haba s’adresse maintenant à la Cour afin d’obtenir le contrôle judiciaire de cette décision. M. Haba affirme que la juge de la citoyenneté a commis trois erreurs en refusant de lui accorder la citoyenneté : elle a omis de déterminer d’abord s’il avait établi une résidence au Canada avant de procéder à l’analyse du critère quantitatif de résidence; elle a erré en concluant qu’il n’était pas crédible; et elle a enfreint son droit à l’équité procédurale. En guise de réponse, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soutient que la décision de la juge est raisonnable à tous égards et qu’aucune entorse aux règles de l’équité procédurale n’a été commise.

[4]               Les seules questions à trancher consistent à déterminer si la juge de la citoyenneté a erré en n’effectuant pas une analyse à deux volets dans la détermination de l’admissibilité de M. Haba, et s’il y a eu atteinte aux règles de l’équité procédurale dans le traitement de son dossier. Il n’est pas nécessaire d’aborder la troisième erreur soulevée par M. Haba en ce qui a trait aux questions de crédibilité car, lors de l’audience devant cette Cour, l’avocat de M. Haba a indiqué ne pas poursuivre son recours à cet égard.

[5]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de M. Haba est rejetée. Je ne suis pas convaincu que la décision de la juge de la citoyenneté n’appartient pas aux issues possibles acceptables dans les circonstances ou que des motifs existent pour justifier l’intervention de la Cour. Je conclus plutôt que la juge de la citoyenneté a respecté en tous points l’analyse qu’elle devait effectuer pour déterminer si M. Haba avait satisfait aux exigences de résidence prescrites par l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 [Loi]. De plus, je ne décèle ici aucun indice qui pourrait suggérer que le droit de M. Haba d’être entendu ou son droit à une audition juste et impartiale n’ont pas été respectés.

II.                Le contexte

A.                La décision

[6]               Au moment où M. Haba a fait sa demande, l’alinéa 5(1)c) de la Loi prévoyait que la citoyenneté canadienne ne pouvait être accordée que si le demandeur avait, dans les quatre ans ou les 1 460 jours précédant sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans ou 1 095 jours. La période de référence pour M. Haba s’étendait donc du 22 mai 2010 au 22 mai 2014.

[7]               La juge de la citoyenneté a d’abord indiqué dans la décision qu’elle utilisait l’approche analytique de calcul strict articulée dans la décision Pourghasemi (Re), [1993] ACF no 232 [Pourghasemi], selon laquelle un citoyen éventuel doit établir une présence effective au Canada d’au moins 1 095 jours au cours de la période de référence pour satisfaire à l’exigence de résidence.

[8]               Dans sa demande initiale de citoyenneté, M. Haba avait mentionné 336 jours d’absence pour une présence effective de 1 124 jours au Canada dans la période de référence. Suite à une rencontre avec l’agent de citoyenneté, M. Haba a envoyé un questionnaire de résidence pour corriger certaines erreurs de calcul et est alors arrivé alors à un total de 347 jours d’absence et une présence effective de 1 113 jours. Observant que M. Haba avait fait des erreurs de calcul dans sa demande initiale, la juge de la citoyenneté a d’abord refait les calculs de jours d’absence, en validant les dates avec les timbres apparaissant dans les passeports de M. Haba. Puis, en ajoutant les voyages indiqués subséquemment dans le questionnaire de résidence et en les validant à l’aide des passeports de M. Haba, les jours de présence au Canada de M. Haba ont chuté à 1 075 jours, soit en deçà du minimum requis pour satisfaire au critère quantitatif de résidence.

[9]               La juge de la citoyenneté a également noté que plusieurs timbres d’entrées dans divers pays ne figuraient pas dans les passeports de M. Haba, rendant impossible de certifier la durée de certains voyages. De plus, elle a observé que, comme M. Haba avait un passeport français et que la France n’estampillait pas les passeports de ses citoyens, il était impossible de vérifier la durée de ses voyages dans ce pays. La juge de la citoyenneté a par ailleurs décidé de ne pas accorder de crédibilité au témoignage de M. Haba, compte tenu de ses nombreuses contradictions et du fait que les passeports démontraient l’existence de voyages de durées plus longues que celles déclarées.

[10]           En conséquence, la juge de la citoyenneté a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, M. Haba ne satisfaisait pas au critère quantitatif de résidence et ne répondait pas à l’obligation de résidence requise pour devenir citoyen canadien.

B.                 La norme de contrôle

[11]           Il est bien établi que la norme de contrôle applicable aux décisions prises par un juge de la citoyenneté sur le non-respect du critère de résidence et sur le test applicable à ce sujet est celle de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Samaroo, 2016 CF 689 [Samaroo] au para 12; Lally c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 688 aux para 3-4 [Lally]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Baccouche, 2016 CF 97 [Lally] au para 9; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 576 [Huang] au para 26).

[12]           Lorsque la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, la Cour doit faire preuve de déférence et se garder de substituer sa propre opinion à celle du décideur, pourvu que la décision soit justifiée, transparente et intelligible, et qu’elle appartienne « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] au para 47). Les motifs d’une décision sont considérés raisonnables « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16).

[13]           Les questions portant sur l’équité procédurale doivent toutefois s’analyser selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Canada (Citoyennneté et Immigration) c Khosa, 2009 SCC 12 au para 43; Huang au para 11). Lorsque la norme de la décision correcte est utilisée, aucune déférence n’est de mise, et la Cour doit entreprendre sa propre analyse et substituer sa décision à celle du décideur en cas de désaccord (Dunsmuir au para 50). En fait, la question qui se pose alors est de savoir si le processus suivi par le décideur a été équitable (Majdalani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 294 au para 15).

III.             L’analyse

A.                La juge de la citoyenneté n’a pas erré dans l’application du test de résidence

[14]           M. Haba soutient dans un premier temps que la juge de la citoyenneté a erré en n’effectuant pas une analyse à deux volets dans la détermination de son admissibilité au statut de résident canadien. S’appuyant notamment sur la décision Afkari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 421 [Afkari], M. Haba prétend que la juge de la citoyenneté aurait dû procéder en deux temps et d’abord déterminer s’il avait établi une résidence au Canada, avant de vérifier si sa résidence respectait le nombre de jours requis.

[15]           Je ne suis pas d’accord avec M. Haba et je suis plutôt d’avis qu’en procédant comme elle l’a fait, la juge de la citoyenneté n’a pas commis d’erreur justifiant l’intervention de la Cour.

[16]           Le paragraphe 5(1) de la Loi constitue la pierre angulaire du régime d’accession à la citoyenneté canadienne. Avant l’entrée en vigueur des plus récents amendements à la Loi (postérieurs à la demande de M. Haba), il suffisait de « résider » au Canada pendant au moins trois années sur quatre (soit 1 095 jours) pour être admissible à la citoyenneté. La Loi n’ayant pas défini le terme « résidence », voilà déjà quelque temps que la Cour se livre à un débat sur ce que ce terme et l’alinéa 5(1)c) de la Loi veulent vraiment dire. Trois écoles jurisprudentielles sont ressorties de ce débat, et les juges de la citoyenneté disposent donc, dans une affaire donnée, de trois avenues pour évaluer si les exigences en matière de résidence ont été respectées (Lally au para 17; Boland c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 376 [Boland] aux para 13-16; Huang au para 41). La jurisprudence reconnaît que les juges de la citoyenneté peuvent choisir d’appliquer le critère qu’ils considèrent adéquat, et que le fait d’utiliser un critère plutôt qu’un autre ne suffit pas à rendre leur décision déraisonnable (Samaroo au para 21; Lally au para 19; Boland au para 17). Les juges de la citoyenneté n’ont qu’à indiquer quel critère ils entendent appliquer et préciser en quoi ce critère est satisfait ou non (Samaroo au para 21; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Jeizan, 2010 CF 323 au para 18).

[17]           Les juges de la citoyenneté peuvent ainsi appliquer, soit : (i) le critère développé dans l’affaire Pourghasemi, suivant lequel la résidence s’établit par un calcul strict des jours où le demandeur a réellement été au Canada (calcul dont le total doit s’élever à au moins 1 095 jours de résidence au pays au cours des quatre années précédant la demande); (ii) celui établi par l’affaire Papadogiorgakis (Re), [1978] 2 CF 208, un critère plus souple reconnaissant qu’une personne peut avoir résidé au Canada même si elle en a été temporairement absente, pour autant qu’elle conservait de solides attaches avec le Canada et que son mode de vie reflétait l’intention d’établir une résidence permanente au pays; ou (iii) celui découlant de l’affaire Koo (Re), [1993] 1 CF 286, qui définit la résidence comme étant le lieu où une personne « vit régulièrement, normalement ou habituellement » et où elle a « centralisé son mode d’existence ». Les deux derniers critères sont souvent décrits comme des critères qualitatifs (Huang au para 17), par opposition au critère quantitatif de Pourghasemi.

[18]           Sous peine de voir sa décision renversée, la juge de la citoyenneté se devait donc d’identifier précisément le critère choisi et de mener son analyse de la demande de M. Haba en fonction des exigences de ce critère. Il ne fait aucun doute, dans le cas présent, que la juge de la citoyenneté a opté pour le test de la présence effective au Canada de l’affaire Pourghasemi et qu’elle a effectivement appliqué ce critère quantitatif. Dans la décision, la juge de la citoyenneté le mentionne expressément et indique clairement, calculs à l’appui, en quoi M. Haba ne satisfaisait pas ce critère. Sur ce plan, rien ne peut lui être reproché.

[19]           Ceci étant, je reconnais, comme le fait valoir M. Haba, qu’il est bien établi que l’analyse de l’alinéa 5(1)c) impose un test à deux étapes : il faut d’abord déterminer si l’individu demandant la citoyenneté a établi sa résidence au Canada et ensuite décider si la résidence s’est maintenue pendant la durée requise, en fonction du critère de résidence choisi (Samaroo au para 23; Afkari au para 17; Al Tayeb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 333 [Al Tayeb] au para 14). J’arrête un instant pour souligner que la jurisprudence de cette Cour apparaît cependant discordante sur la question de savoir si cette analyse en deux étapes est nécessaire dans les situations où le critère retenu pour établir la résidence est celui de la présence physique, et non un des deux critères qualitatifs (Elderaidy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 560 [Elderaidy] au para 22). Je n’ai pas à résoudre la question en l’espèce et je suis prêt à accepter, pour les fins du présent dossier, que le test à deux volets peut régir l’analyse que doit entreprendre un juge de la citoyenneté même lorsque le critère quantitatif de Pourghasemi est la voie choisie (Afkari au para 17; Al Tayeb au para 14).

[20]           Cependant, cela ne signifie pas pour autant que le test à deux étapes se résume à un cadre rigide, imposant une recette mécanique à suivre dans l’analyse des demandes de citoyenneté. Au contraire, la jurisprudence nuance son application de deux manières, notamment lorsque l’analyse de la résidence s’effectue en vertu du critère quantitatif. D’abord, il est maintenant bien reconnu que le premier volet du test (soit la question préliminaire de savoir si l’individu demandant la citoyenneté a établi sa résidence au Canada) n’a pas à être traité de façon explicite et qu’il peut être abordé de façon implicite par les juges de la citoyenneté (Samaroo au para 25; Afkari au para 22; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Lee, 2016 CF 67 aux para 22-23; Boland au para 22; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Guettouche, 2011 CF 574 aux para 14-16). Or, il m’apparaît clair des motifs de la décision que, dans le cas de M. Haba, la juge de la citoyenneté a reconnu de façon implicite que M. Haba avait effectivement établi sa résidence au Canada. Une reconnaissance implicite signifie une reconnaissance qui peut être déduite des motifs de la décision, et je suis d’avis que c’est le cas ici.

[21]           Les présents faits rappellent ceux de la cause Boland, où le juge de Montigny avait conclu que si un juge de citoyenneté passait à l’analyse du nombre de jours de résidence, c’est qu’il reconnaissait implicitement que la question préliminaire se répondait par l’affirmative : « il y a lieu de présumer que la juge de la citoyenneté était disposée à accepter que le demandeur avait établi sa résidence au Canada le jour où il avait obtenu le droit d’établissement, sinon il n’y aurait eu aucune raison de chercher à savoir si la résidence du demandeur satisfaisait au nombre de jours prescrits par la Loi » (Boland au para 22). En l’espèce, même si rien d’explicite n’apparaît dans la décision, il transpire néanmoins de celle-ci que la juge de la citoyenneté avait implicitement décidé que M. Haba répondait au premier volet.

[22]           Cet élément permet notamment de distinguer les affaires Afkari et Al Tayeb sur lesquelles M. Haba fait reposer l’essentiel de son argument sur son premier motif de contrôle judiciaire.

[23]           La seconde nuance qui ressort de la jurisprudence est également intimement liée au critère quantitatif de résidence. On peut la résumer ainsi : la nécessité d’une analyse fouillée et explicite du premier volet du test à deux étapes perd son importance dans les cas où le critère de la présence physique est appliqué et où, comme c’est le cas ici, le demandeur ne démontre tout simplement pas avoir le nombre de jours de résidence requis. En effet, une fois que le calcul strict de jours est complété, et une fois conclu qu’un demandeur ne respecte pas les exigences minimales de résidence, toute analyse supplémentaire de l’établissement préalable de résidence devient futile (Elderaidy au para 22). Je rappelle que la première étape du test portant sur l’établissement de la résidence au Canada est un premier seuil à franchir qui, une fois traversé, permet de passer à la seconde étape, laquelle consiste à décider si la résidence du demandeur satisfait ou non au nombre total de jours requis par la loi. Si le demandeur de citoyenneté échoue sur le premier volet, on ne procède même pas au second. Inversement, si le demandeur ne satisfait pas au second volet, la question de savoir s’il a satisfait ou non au premier devient tout à fait académique.

[24]           Ainsi, une fois que la juge de la citoyenneté a conclu que M. Haba ne satisfaisait pas aux exigences de la seconde étape, le fait qu’il ait établi une résidence au Canada ou non ne pouvait donc avoir aucune incidence sur l’issue de sa demande de citoyenneté, considérant que M. Haba n’avait tout simplement pas passé suffisamment de temps au Canada pour satisfaire le critère quantitatif de résidence. Dans ces circonstances, le fait pour la juge de la citoyenneté de ne pas rendre de conclusion claire et explicite sur le premier volet du test ne saurait être suffisant pour rendre la décision déraisonnable et justifier l’intervention de cette Cour, car cela n’aurait aucunement changé l’issue de la décision.

[25]           Je reconnais que la juge de la citoyenneté n’a pas nommément divisé son analyse en étapes, ce qui aurait peut-être permis de suivre plus facilement l’application du test et du critère de résidence choisi. Du point de vue de M. Haba, il eut été souhaitable que la juge de la citoyenneté s’en explique de façon plus étoffée. Cependant, j’estime qu’il est possible et raisonnable de déduire de la lecture du dossier, en liaison avec les motifs de la décision, que la juge avait implicitement conclu que M. Haba avait établi sa résidence au Canada avant la période de référence pertinente. Dans les circonstances, je peux aisément comprendre le fondement de la décision du tribunal et déterminer que la conclusion de la juge de la citoyenneté fait assurément partie des issues possibles et acceptables en regard des faits et du droit. Il n’y a donc pas lieu pour la Cour d’intervenir.

B.                 Il n’y a aucune atteinte à l’équité procédurale

[26]           M. Haba avance dans un deuxième temps que la juge de la citoyenneté a enfreint son droit à l’équité procédurale et porté atteinte aux principes de justice fondamentale. Il prétend qu’une norme élevée d’équité procédurale doit être appliquée dans le cadre du processus décisionnel, et qu’une telle norme n’a pas été respectée. Plus précisément, M. Haba prétend que la juge de la citoyenneté ne lui a pas permis de répondre adéquatement aux questions posées et que la juge a omis de considérer ses explications, notamment sur les timbres d’entrée de plusieurs pays qui rendaient impossible la validation de certaines dates de voyage.

[27]           Je ne partage pas l’opinion de M. Haba sur ce second motif de contrôle judiciaire.

[28]           L’obligation d’agir équitablement ne concerne pas le bien-fondé ou le contenu d’une décision rendue, mais se rapporte plutôt au processus suivi. Cette obligation comporte deux volets : le droit à une audition juste et impartiale devant un tribunal indépendant, et le droit d’être entendu (Re Therrien, 2001 CSC 35 au para 82). La nature et la portée de l’obligation d’équité procédurale peuvent varier en fonction des attributs du tribunal administratif et de sa loi habilitante mais, toujours, ses exigences renvoient à la procédure et non aux droits substantifs déterminés par le tribunal. Le principe d’équité procédurale protège les personnes, et permet l’intervention de la Cour au besoin, lorsqu’une décision ne respecte pas le droit d’un justiciable à une procédure juste et équitable.

[29]           Les représentations écrites de M. Haba sur cette question d’équité procédurale ont semé une certaine confusion. Alors que le ministre les avait comprises comme un motif invoquant le manque d’impartialité de la juge de la citoyenneté, M. Haba a précisé lors de l’audience devant cette Cour qu’il se plaignait en fait d’une atteinte à son droit d’être entendu. À tout événement, que ce soit sous l’un ou l’autre volet de l’équité procédurale, je conclus que la décision de la juge de la citoyenneté de ne pas donner suite à la demande de citoyenneté de M. Haba ne fait entorse à aucune des deux composantes de l’équité procédurale. Il n’y a ici aucune preuve de partialité de la part du décideur ou de défaut de M. Haba de se faire entendre, ni aucun soupçon de traitement inéquitable à son endroit.

[30]           Je reconnais que, si les allégations avancées par M. Haba dans son affidavit souscrit au soutien de sa demande de contrôle judiciaire étaient vraies, elles seraient effectivement troublantes. Il y évoque « une approche très agressive et peu respectueuse » envers lui, que la juge de la citoyenneté « ne lui laissait pas répondre aux questions et [lui] donnait l’impression qu’elle avait déjà décidé du sort de [sa] demande », et qu’on l’aurait empêché de clarifier certains points comme de s’expliquer sur son arrivée au pays ou sur sa prospection d’emploi. Cependant, à la lumière des notes d’entrevue de la juge de la citoyenneté (lesquelles font partie de la décision), il appert que l’audience devant la juge ne s’est aucunement déroulée à l’image de l’amère impression qu’en garde apparemment M. Haba. Loin de là.

[31]           Dans un exercice à la fois convaincant, méticuleux et fort efficace, l’avocate du ministre s’est habilement affairée, lors de l’audience devant la Cour, à parcourir les notes d’entrevue de la juge de la citoyenneté et à déconstruire le bricolage de reproches énoncés par M. Haba. Il en ressort de façon fort éloquente que la juge a systématiquement donné l’opportunité à M. Haba de se faire entendre et que les griefs que soulève aujourd’hui M. Haba sont sans fondement et résultent davantage d’un détournement de la réalité. Les notes d’entrevue préparées par la juge de la citoyenneté regorgent d’exemples qui démontrent qu’elle a plutôt pris le temps de bien analyser le dossier de M. Haba malgré les tentatives répétées de ce dernier d’esquiver certaines questions et son défaut de répondre à certaines d’entre elles. Si, à la seule lecture de l’affidavit de M. Haba, des doutes auraient pu naître sur le respect du droit de M. Haba à une audition pleine et entière, l’analyse du dossier et des notes d’entrevue suffit pour rapidement les dissiper.

[32]           En bout de piste, lorsque le dossier est lu dans son ensemble, je suis convaincu que rien ne permet de croire que la juge de la citoyenneté ait violé les principes d’équité procédurale. M. Haba a eu l’opportunité de répondre et de s’expliquer, que ce soit sur ses calculs inexacts de résidence, sur les timbres figurant dans son passeport ou sur ses prétentions à l’effet que les pays visités en Europe n’estampillaient pas automatiquement les passeports. M. Haba a eu droit à une véritable audience, la juge lui a permis de répondre à toutes ses questions, et les interruptions dont se plaint M. Haba témoignent bien davantage du souci de la juge de la citoyenneté d’obtenir toute l’information requise que d’une tentative de bâillonner M. Haba.

[33]           En définitive, les soumissions de M. Haba à l’effet que la juge de la citoyenneté ne lui aurait pas permis de répondre à ses questions ne trouvent aucunement appui dans la preuve au dossier (Zarandi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1036 [Zarandi] au para 35; Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 313 au para 35). Bien au contraire. Les notes manuscrites rédigées par la juge indiquent plutôt que M. Haba lui mentait ou changeait de sujet ou lorsqu’elle lui posait certaines questions.

[34]           J’ajoute que les obligations d’équité procédurale des juges de la citoyenneté envers des demandeurs se situent à l’extrémité inférieure du spectre : il suffit que la personne visée puisse connaître la preuve qu’elle doit réfuter et avoir l’occasion de présenter sa position (Charband c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 919 au para 22; Fazail c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 111 au para 46). L’entrevue avec un ou une juge de la citoyenneté vise à permettre au demandeur de répondre aux préoccupations qui ont donné lieu à l’entrevue, ou au moins d’en parler, et un demandeur ne doit pas en être privé (Taleb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1147 au para 17; Johar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1015 [Johar] au para 41). En conséquence, les juges de la citoyenneté doivent soulever leurs préoccupations lors de l’entrevue pour donner l’occasion au demandeur d’y répondre (Johar aux para 43-44). Il est manifeste que c’est exactement ce à quoi s’est employée la juge de la citoyenneté dans le cas de M. Haba.

[35]           En ce qui a trait aux allégations de M. Haba suggérant que la juge de la citoyenneté semblait être partiale, elles ne résistent pas non plus à l’analyse. Le critère qui permet de déterminer l’existence de partialité réelle ou d’une crainte raisonnable de partialité en rapport avec un décideur particulier est bien connu : la Cour doit examiner « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique » (Committee for Justice and Liberty c Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 RCS 369 à la page 394). La question à laquelle doit répondre cette Cour est donc de savoir si une personne bien informée qui étudierait le dossier de M. Haba en profondeur, de façon réaliste et pratique, pourrait conclure à la partialité de la juge de la citoyenneté (Zarandi au para 33; Shahein c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 987 [Shahein] au para 19).

[36]           Comme le souligne le ministre, ce type d’allégations ne peut reposer sur de simples soupçons, de pures conjectures, des insinuations ou encore de simples impressions d’un demandeur ou de son avocat. Une allégation de partialité doit au contraire être appuyée de preuves concrètes faisant ressortir un comportement dérogatoire à une norme (Arthur c Canada (Canada (Procureur Général), 2001 CAF 223 au para 8). Aucune preuve de cette nature n’a été apportée par M. Haba. Une affirmation de partialité est grave, et cette Cour doit faire preuve de beaucoup de rigueur avant de tirer une telle conclusion (Shahein au para 21). En effet, « l’allégation de crainte raisonnable de partialité met en cause non seulement l’intégrité personnelle du juge, mais celle de l’administration de la justice toute entière » (R c S (RD), [1997] 3 RCS 484 au para 113). Dans le cas de M. Haba, je ne décèle tout simplement aucun indice de partialité dans le comportement ou les propos de la juge de la citoyenneté.

[37]           Ainsi, malgré les efforts louables de M. Haba et de son avocat pour repérer une question d’équité procédurale dans la décision la juge de la citoyenneté, il ne s’y en cache aucune. Peu importe l’angle sous lequel on la regarde, je ne vois pas en quoi cette affaire soulève un problème d’équité procédurale.

[38]           Je mentionne enfin que les allégations selon lesquelles la juge de la citoyenneté aurait manqué d’impartialité en empêchant M. Haba de répondre aux questions auraient dû être soulevées en temps utile, et non après le refus de sa demande de citoyenneté (Moradi-Zirkohi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 463 [Moradi-Zirkohi] au para 21). Comme ce fut le cas dans Moradi-Zirkohi, l’argument de M. Haba est tardif, n’ayant pas été soulevé devant la juge de la citoyenneté. En soi, cela suffit aussi pour l’écarter.

[39]           La profonde fracture qui apparaît entre le déroulement effectif de l’audience et le sombre souvenir qu’en conserve M. Haba dans son affidavit rappelle d’ailleurs l’importance de soulever ce genre de préoccupations à la première occasion (Shahein au para 24). Comme le disait avec justesse le juge Leblanc dans Moradi-Zirkohi, ceci est « particulièrement significati[f] dans un contexte comme celui-ci où l’entrevue, qui se déroule devant la juge de la citoyenneté, est une procédure informelle, non contentieuse et dont il n’existe, normalement, aucune transcription. Juger d’allégations aussi sérieuses sur la base du seul souvenir du demandeur, souvent biaisé par le rejet de sa demande de citoyenneté et couché dans un affidavit souscrit plusieurs mois après les faits, ne m’apparaît pas la meilleure façon de traiter ce genre de question » (Moradi-Zirkohi au para 22).

IV.             Conclusion

[40]           Pour les motifs énoncés précédemment, la demande de contrôle judiciaire de M. Haba est rejetée. Le refus de la demande de citoyenneté de M. Haba constitue une issue raisonnable aux termes de la loi et des éléments de preuve. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que la décision faisant l’objet d’un contrôle judiciaire appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et qu’elle soit justifiée, transparente et intelligible. C’est le cas ici. De plus, à tous égards, la juge de la citoyenneté a respecté toutes les exigences de l’équité procédurale dans son traitement de la demande de M. Haba. La décision de la juge de la citoyenneté n’est donc entachée d’aucune erreur qui justifierait l’intervention de la Cour.

[41]           Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification. Je conviens qu’il n’y en a pas ici.


JUGEMENT dans le dossier T-2186-16

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens;

2.                  Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2186-16

 

INTITULÉ :

REDOUANE HABA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 juin 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 juillet 2017

 

COMPARUTIONS :

Me Vincent Valaï

 

Pour le demandeur

Me Isabelle Brochu

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Vincent Valaï

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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