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Date : 20170811


Dossier : IMM-4077-16

Référence : 2017 CF 766

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 août 2017

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

TJ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], d’une décision rendue par un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs [l’agent] de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC], datée du 3 octobre 2016, par laquelle l’ASFC a rejeté la demande de report du renvoi présentée par le demandeur.

II.  LE CONTEXTE

[2]  Le demandeur est un citoyen de la Trinité âgé de 41 ans. Il est entré au Canada le 22 janvier 1993 à titre de résident permanent.

[3]  Le 2 février 2007, le demandeur a été déclaré coupable de port d’arme dans un dessein dangereux. Le 19 juin 2007, il a été jugé interdit de territoire au Canada pour grande criminalité en application de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR.

[4]  Le 29 octobre 2007, le demandeur a été frappé d’une mesure d’expulsion. Il a interjeté appel de la mesure d’expulsion devant la Section d’appel de l’immigration, qui lui a accordé un sursis de trois ans à l’exécution de la mesure de renvoi. Le sursis a été prolongé deux fois pour une période additionnelle de trois ans en tout.

[5]  Le 24 juillet 2014, le demandeur a été déclaré coupable de deux accusations d’agression armée. Le sursis du demandeur a par conséquent été révoqué de plein droit le 4 juin 2015.

[6]  Le 23 juin 2015, le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. Une décision défavorable a été rendue le 9 décembre 2015 à la suite de l’ERAR, et un mandat de renvoi a été délivré à son encontre le 18 décembre 2015.

[7]  Le 24 août 2015, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [demande CH]. La demande CH a été rejetée le 11 mars 2016.

[8]  Le 7 janvier 2016, le demandeur a été accusé de voies de fait, de menaces de mort et de défaut de se conformer à une ordonnance de probation. L’ASFC a lancé un mandat d’arrestation contre lui, et il a été transféré à un centre de surveillance de l’immigration, où il a été détenu jusqu’au 23 avril 2016, date à laquelle il a été libéré moyennant le versement d’un cautionnement en espèces. Le 16 août 2016, le ministère public a convenu de suspendre les accusations criminelles en instance, en attendant que le demandeur soit renvoyé du Canada.

[9]  Le 15 septembre 2016, le demandeur a signé une convocation en vue de son renvoi, qui était prévu pour le 9 octobre 2016. Le 21 septembre 2016, le demandeur a présenté une demande de report du renvoi.

III.  LA DÉCISION CONTESTÉE

[10]  Dans une décision datée du 3 octobre 2016, l’agent a rejeté la demande de report du renvoi présentée par le demandeur.

A.  La demande CH

[11]  L’agent a pris note du fait que le demandeur avait présenté une demande de réexamen de sa demande CH, qui n’avait pas encore été tranchée au moment où il a rendu sa décision. Or, bien que la demande CH ait été présentée pour la première fois le 24 août 2015 et rejetée le 9 mars 2016, la demande de réexamen n’a été présentée que le 19 septembre 2016.

[12]  Faisant référence au Guide d’instructions 5291 et au chapitre 5 du guide portant sur le traitement des demandes au Canada, l’agent a affirmé que les demandes de résidence permanente en instance n’entraînent pas forcément un sursis d’origine législative à l’exécution de la mesure de renvoi et ne constituent pas non plus des obstacles au renvoi. L’agent a ensuite fait remarquer que le Parlement n’avait pas adopté de dispositions prévoyant le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi dans les cas où une demande CH ou une demande de réexamen d’une demande CH est en instance.

[13]  L’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’une décision était imminente dans le contexte du réexamen de la demande CH. En outre, l’agent était convaincu que le demandeur avait eu l’occasion de faire examiner les facteurs d’ordre humanitaire qui s’appliquaient à lui, et ce, avant son renvoi du Canada. L’agent a également estimé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve indiquant que le réexamen n’aurait pas lieu après le renvoi du demandeur. Enfin, l’agent s’est demandé pourquoi le demandeur n’avait pas présenté sa demande de réexamen plus tôt.

[14]  L’agent a tenu compte de l’observation selon laquelle le représentant précédent du demandeur lui avait prêté une assistance inefficace dans le contexte de la demande CH. Cependant, l’agent a fait remarquer qu’il n’était pas habilité à évaluer la qualité d’une demande CH ou de la décision rendue à cet égard et qu’il incombait au demandeur de s’assurer d’être bien représenté et de veiller à la qualité de la demande CH. Néanmoins, l’agent a tenu compte des facteurs d’ordre humanitaire présentés dans la demande.

B.  Les difficultés et les problèmes psychologiques

[15]  Le demandeur a soutenu qu’il souffre d’un trouble traumatique du développement et d’un problème de dépendance à l’alcool attribuables à la violence physique et sexuelle dont il a été victime dans son enfance, à la Trinité. Le demandeur a également prétendu que, s’il retournait à la Trinité, il éprouverait des difficultés indues en raison de l’absence de soutien familial, ce qui nuirait à son état de santé mentale, risquerait d’entraîner une rechute liée à sa dépendance à l’alcool et l’amènerait à adopter d’autres stratégies d’adaptation autodestructrices.

[16]  L’agent a reconnu que le demandeur était au Canada depuis plus de 23 ans et qu’il avait un certain degré d’établissement au Canada, notamment une épouse et des proches qui vivent à proximité. Cependant, l’agent a conclu que, si la mesure de renvoi était exécutée, le demandeur et son épouse ne seraient pas séparés de façon complète ou permanente, car son épouse pourrait lui rendre visite à la Trinité, le demandeur pourrait présenter une demande à l’extérieur du Canada, et le couple pourrait maintenir le contact par téléphone et par Internet. L’agent a également fait remarquer qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve permettant de croire que l’épouse de l’appelant serait incapable de faire face à la situation.

C.  L’intérêt supérieur des enfants

[17]  L’agent a tenu compte de l’intérêt supérieur à court terme des cinq enfants de l’appelant nés au Canada, dont trois sont mineurs. L’agent a conclu que les enfants continueraient de pouvoir compter sur l’amour et le soutien de leur mère et d’avoir accès aux programmes sociaux canadiens, notamment en matière de soins de santé et d’éducation. L’agent a ensuite fait remarquer qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour corroborer l’argument selon lequel les enfants seraient incapables de faire face à la situation si le demandeur devait quitter le Canada. En outre, l’agent a souligné que les enfants continueraient de pouvoir compter sur le soutien des membres de leur famille élargie qui vivent au Canada, notamment leur grand-mère et leurs tantes.

D.  Les conséquences du renvoi

[18]  L’agent a tenu compte du fait que le demandeur avait eu une enfance difficile, et il a reconnu le rôle qu’avaient joué les membres de sa famille dans son rétablissement. Il a examiné le rapport d’évaluation psychologique de la Dre Agarwal, dans lequel il est indiqué que le demandeur a besoin du soutien de sa famille et de l’aide d’un professionnel. Cependant, l’agent a estimé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve établissant que le demandeur recevait des soins professionnels ou qu’il lui serait impossible d’obtenir l’aide d’un professionnel à la Trinité.

[19]  L’agent a ensuite pris note du fait que le demandeur était arrivé au Canada à titre de résident permanent, mais qu’il avait perdu ce statut après sa déclaration de culpabilité au criminel. Bien que le demandeur ait obtenu un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi pour une période de cinq ans au total, le sursis a finalement été révoqué de plein droit, en raison d’une nouvelle déclaration de culpabilité au criminel. De plus, le demandeur faisait l’objet d’autres accusations criminelles, qui ont été suspendues par le ministère public en attendant son renvoi du Canada à la date prévue.

[20]  Lorsqu’il a examiné les circonstances de l’affaire, l’agent a indiqué qu’il n’était pas habilité à évaluer le bien-fondé de la demande de réexamen de la demande CH, car son pouvoir discrétionnaire se limitait aux éléments de preuve établissant un préjudice grave découlant de l’exécution de la mesure de renvoi. L’agent a ensuite reconnu que le renvoi et la réinstallation allaient être difficiles, mais que cela ne justifiait pas le report du renvoi.

[21]  L’agent a reconnu que le renvoi et la réinstallation étaient une source de stress et d’anxiété, mais il a jugé que ces émotions étaient inhérentes au processus. De plus, le demandeur était au courant de son renvoi depuis quelque temps, et l’agent était d’avis qu’on lui avait accordé un délai raisonnable pour se préparer.

[22]  Par conséquent, l’agent a conclu que le report de l’exécution de la mesure de renvoi n’était pas indiqué compte tenu des circonstances de l’espèce.

IV.  LES QUESTIONS EN LITIGE

[23]  Le demandeur soutient que les questions suivantes sont en litige en l’espèce :

  1. L’agent a-t-il interprété de façon complètement erronée la preuve médicale?

  2. L’agent a-t-il omis de tenir adéquatement compte de l’intérêt supérieur des trois enfants mineurs en procédant à une analyse constituée d’extraits stéréotypés, en ne prenant pas en considération la preuve et en interprétant mal le critère de savoir si les enfants étaient [traduction] « capables de faire face à la situation en l’absence [du demandeur] »?

  3. L’agent a-t-il appliqué le mauvais critère pour déterminer si le conseil du demandeur lui avait prêté une assistance inefficace?

V.  LA NORME DE CONTRÔLE

[24]  Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a statué qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse de la norme de contrôle. Lorsque la norme de contrôle applicable à la question particulière dont la cour est saisie est établie de manière satisfaisante par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme. Ce n’est que lorsque cette démarche se révèle infructueuse ou que la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire que la cour de révision procédera à l’examen des quatre facteurs de l’analyse relative à la norme de contrôle : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au paragraphe 48.

[25]  La norme de contrôle applicable à la décision de reporter le renvoi est la norme de la décision raisonnable, à moins que la décision de l’agent de renvoi ne soulève une question de droit : Shpati c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CAF 286, au paragraphe 27; Peter c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 1073, au paragraphe 82. Les deux premières questions seront donc évaluées en fonction de la norme de la décision raisonnable. La troisième question concerne l’exercice du pouvoir discrétionnaire restreint dont dispose l’agent de renvoi pour évaluer les facteurs qui sont pertinents dans le contexte du renvoi, notamment la question de savoir si les allégations relatives à l’inefficacité du conseil est un facteur dont il faudrait tenir compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. À mon avis, cette question touche à l’interprétation par l’agent de la portée de son pouvoir discrétionnaire, et elle devrait également être examinée en fonction de la norme de la décision raisonnable.

[26]  Lors du contrôle d’une décision suivant la norme de la décision raisonnable, l’analyse tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision contestée est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

VI.  LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[27]  Les dispositions de la LIPR qui suivent sont pertinentes en l’espèce :

Mesure de renvoi

Enforceable removal order

48 (1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis.

48 (1) A removal order is enforceable if it has come into force and is not stayed.

Conséquence

Effect

(2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être exécutée dès que possible.

(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and the order must be enforced as soon as possible.

VII.  LES ARGUMENTS

A.  Le demandeur

(1)  Le pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi

[28]  Le demandeur fait valoir que les agents ont le pouvoir discrétionnaire de reporter l’exécution d’une mesure de renvoi lorsque les circonstances le justifient, notamment lorsque des éléments de preuve nouveaux et suffisants sont communiqués relativement à des risques qui n’ont pas encore été examinés. Dans de telles circonstances, on ne pourrait annuler les conséquences d’un renvoi en réadmettant la personne au pays par suite d’un gain de cause dans sa demande qui était pendante : Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CFPI 148, au paragraphe 48.

[29]  Les agents ont aussi le pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi lorsque l’intérêt supérieur à court terme des enfants serait compromis. En fait, il faut tenir suffisamment compte de l’intérêt supérieur à court terme des enfants : Joarder c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 230, au paragraphe 3.

[30]  Selon la jurisprudence, la décision des agents de reporter le renvoi prévu à l’article 48 de la LIPR relève de leur pouvoir discrétionnaire et exige qu’ils tiennent compte des facteurs et des circonstances propres à un cas particulier. En outre, lorsque des circonstances impérieuses rendent le report obligatoire, la justice exige que les agents exercent leur pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi : Mauricette c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 420, aux paragraphes 3, 17 et 23.

(2)  La preuve médicale

[31]  Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte des conséquences qu’aurait sur sa santé mentale le fait d’être séparé de sa famille.

[32]  Le demandeur a présenté les affidavits de sa sœur et de sa mère, dans lesquels elles ont décrit le rôle qu’elles ont joué pour aider le demandeur à rester sobre. Le demandeur a également présenté le rapport d’une psychiatre faisant état de diagnostics multiples, notamment un trouble traumatique du développement, un état de stress post-traumatique, un trouble dépressif caractérisé et un trouble lié à la consommation d’alcool. En outre, le rapport indique clairement que le demandeur a besoin du soutien de sa famille pour éviter les rechutes dans le contexte de son trouble lié à la consommation d’alcool.

[33]  Cependant, la décision contestée indique tout simplement que le rapport d’évaluation psychologique a été examiné et qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve établissant que le demandeur recevait des soins professionnels ou qu’il lui serait impossible de recevoir des soins professionnels à la Trinité. Ce motif ne tient pas compte des conséquences pour le demandeur d’être séparé de sa famille, ce qui est un facteur important compte tenu de la preuve médicale selon laquelle il risque de rechuter sans le soutien de sa famille. De plus, le fait de prendre en considération la question de l’aide d’un professionnel et de son accessibilité n’élimine pas les conséquences de la séparation familiale. Il n’était donc pas raisonnable pour l’agent de ne pas tenir compte des conséquences du renvoi sur le soutien que l’appelant reçoit de sa famille à l’égard de sa santé mentale.

[34]  Le demandeur fait également valoir que l’agent a commis une erreur en faisant abstraction des diagnostics en raison du manque de preuve quant aux soins professionnels que le demandeur recevait. Premièrement, la conclusion de l’agent selon laquelle il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve établissant que le demandeur recevait des soins professionnels est erronée : le demandeur a présenté des éléments de preuve établissant qu’il participait à des séances de counseling individuel et qu’il recevait le soutien d’un parrain des Alcooliques Anonymes. Deuxièmement, la jurisprudence prévoit que la probabilité que la santé mentale du demandeur se détériore s’il était renvoyé du Canada constitue une considération pertinente qui doit être retenue puis soupesée, peu importe la possibilité d’obtenir des soins dans le pays de renvoi : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, aux paragraphes 47 et 48 [Kanthasamy].

[35]  Enfin, le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en ne faisant pas de distinction entre la détresse psychologique causée par un renvoi imminent et les problèmes de santé mentale qui existent indépendamment du renvoi. Dans sa décision, l’agent a affirmé que le stress et l’anxiété ressentis par le demandeur étaient inhérents au processus de renvoi. Or, les problèmes de santé mentale du demandeur ne sont pas inhérents au processus de renvoi; ils découlent de la violence sexuelle, physique et émotionnelle dont il a été victime dans son enfance. Même si les problèmes de santé mentale étaient aggravés par le renvoi, ce n’est pas le renvoi comme tel qui pose problème, mais plutôt le fait que le demandeur serait renvoyé dans le pays où les actes de violence ont été commis, ce que le rapport du psychologue indique clairement. Dans ce contexte, la possibilité d’obtenir des soins professionnels à la Trinité ne devrait pas être pertinente pour décider si le renvoi du demandeur l’exposerait à un préjudice psychologique. La difficulté, telle qu’elle est énoncée par la psychiatre, concerne le fait que le demandeur subirait un préjudice s’il était renvoyé dans le pays à l’origine de ses problèmes mentaux, et le défaut de se pencher sur cette question constitue une interprétation erronée de la preuve médicale et une erreur susceptible de contrôle : Jayasundararajah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 1312, au paragraphe 55; Bhagat c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 45, aux paragraphes 22 et 23; Gyuker c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CFPI 323, aux paragraphes 9 et 10.

(3)  L’intérêt supérieur des enfants

[36]  Le demandeur conteste l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants qui figure dans la décision de l’agent. Les agents de renvoi doivent mener une analyse adéquate en vue de déterminer l’intérêt supérieur à court terme des enfants, ce que l’agent n’a pas fait en l’espèce. 

[37]  La première moitié de l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants est constituée d’extraits stéréotypés et ne tient pas compte des circonstances de l’espèce. L’agent énonce des faits généraux et incontestés, comme le fait que les enfants ont accès à des programmes sociaux et qu’ils demeureraient sous la charge de leur mère. Il s’agit d’une erreur, parce qu’il n’y a aucune justification de la décision de l’agent : Velazquez Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1009, aux paragraphes 18 et 19.

[38]  La deuxième moitié de l’analyse indique simplement qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que les enfants seraient incapables de faire face à la situation si le demandeur devait quitter le Canada. L’analyse de l’intérêt supérieur des enfants exige plus qu’un examen de la question de savoir si les enfants seraient capables de faire face à la situation en l’absence d’un de leurs parents. De plus, le critère ne consiste pas à savoir si les enfants seront capables de faire face à la situation en l’absence d’un de leurs parents, même dans le contexte d’une demande de report. Dans sa décision, l’agent aurait dû définir l’intérêt supérieur des enfants et examiner les répercussions du renvoi du demandeur sur les enfants, ce qu’il n’a pas fait. L’agent a plutôt effectué une analyse arbitraire des difficultés semblable à celle qui a été rejetée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Hawthorne, 2002 CAF 475 [Hawthorne]. Comme il a été énoncé dans l’arrêt Kanthasamy, précité, aux paragraphes 77 et 78, l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants ne devrait pas être menée en fonction du critère des difficultés, parce qu’il serait trop restrictif.

[39]  La décision Hawthorne, précitée, prévoit également au paragraphe 5 qu’il faut donner des raisons précises quant à savoir pourquoi le non-renvoi du parent est dans l’intérêt supérieur des enfants. L’agent n’a même pas abordé le facteur principal qui a été soulevé à cet égard, c’est-à-dire le fait qu’il est dans l’intérêt supérieur des enfants que le demandeur demeure sobre. L’agent n’a pas évalué les répercussions qu’aurait sur l’intérêt supérieur des enfants la détérioration de la santé mentale de leur père, particulièrement s’il recommençait à boire de façon excessive. En outre, l’agent n’a pas évalué l’état de stress post-traumatique du demandeur du point de vue de l’intérêt supérieur des enfants, ce qui constitue une erreur : Aguirre et al c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 274 [Aguirre].

[40]  Enfin, la conclusion de l’agent selon laquelle il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que l’épouse et les enfants du demandeur seraient incapables de faire face à la situation en l’absence du demandeur écarte sans autre formalité les craintes des enfants, ce qui est contraire à l’arrêt Hawthorne, précité, au paragraphe 10.

(4)  L’inefficacité du conseil

[41]  Le demandeur a demandé que son renvoi soit reporté jusqu’à ce que sa demande CH soit réexaminée, parce que les circonstances relatives à la préparation de cette demande constituaient un déni de justice naturelle, de sorte que le décideur a rendu une décision alors qu’il ne disposait pas de tous les éléments de preuve pertinents. Pour préparer la demande, le demandeur avait retenu les services d’un consultant en immigration, qui fait aujourd’hui l’objet d’une suspension. Le consultant a manqué de professionnalisme en consommant de l’alcool avec le demandeur pendant ou après leurs rencontres. Dans la demande CH, le consultant n’a pas présenté une déclaration du demandeur ni fourni de renseignements sur l’intérêt supérieur des enfants. Il a présenté une déclaration concernant exclusivement les facteurs d’ordre humanitaire avec la demande d’ERAR du demandeur, que l’agent chargé de l’ERAR n’avait pas la compétence d’examiner.

[42]  Lorsqu’il a abordé la question de l’assistance inefficace du conseil, l’agent a mal énoncé le critère applicable. Il a affirmé qu’il appartenait au demandeur de s’assurer d’être bien représenté et de veiller à la qualité de la demande CH. Le demandeur n’est pas responsable de l’incompétence ou de la négligence de son représentant.

[43]  De plus, le demandeur satisfaisait aux exigences pour établir l’existence d’un déni de justice naturelle en raison de l’incompétence de son conseil. Premièrement, il a présenté des éléments de preuve relatifs aux lacunes dans sa demande CH et a expliqué la conduite non professionnelle de son conseil, démontrant ainsi en se fondant sur des faits précis qui établissaient l’étendue du problème que celui-ci avait été effectivement incompétent. Deuxièmement, la décision rendue à l’égard de la demande CH indiquait que le refus était fondé sur l’insuffisance de la preuve, ce qui établit que l’incompétence du conseil lui avait causé un préjudice. Troisièmement, le demandeur a donné au consultant l’occasion de s’expliquer, mais celui-ci ne lui a jamais répondu.

[44]  Dans sa décision, l’agent a affirmé à tort qu’il ne pouvait pas évaluer la qualité de la demande CH, omettant ainsi de tenir compte d’éléments de preuve cruciaux. Il s’agit d’une entrave au pouvoir discrétionnaire et d’un défaut d’appliquer les deux premiers volets du critère pour déterminer s’il y a eu déni de justice naturelle en raison de l’incompétence d’un conseil.

[45]  Compte tenu de ce qui précède, l’agent a également eu tort d’affirmer qu’il était convaincu que le demandeur avait eu l’occasion de faire examiner les facteurs d’ordre humanitaire qui s’appliquaient à lui avant son renvoi.

B.  Le défendeur

(1)  Le pouvoir discrétionnaire des agents de renvoi

[46]  Le défendeur soutient que les agents de renvoi ont le pouvoir de reporter l’exécution d’une mesure de renvoi dans des circonstances très limitées. Les facteurs dont ils peuvent tenir compte se rapportent à la capacité physique de se conformer à la mesure de renvoi : Simoes c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2000] ACF no 936, au paragraphe 12. Les agents de renvoi ne sont pas autorisés à évaluer les demandes CH.

[47]  En l’espèce, l’agent avait la responsabilité d’examiner les circonstances se rapportant à la demande CH et son effet potentiel sur la mesure de renvoi, y compris la conduite du demandeur : Williams c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 274, au paragraphe 38. L’agent s’est acquitté de cette obligation en évaluant le dossier d’immigration, la conduite du demandeur, l’intérêt supérieur des enfants et l’allégation selon laquelle le demandeur serait confronté à des difficultés s’il était renvoyé, ainsi que l’effet potentiel de ces difficultés sur le renvoi.

(2)  L’appréciation de la preuve médicale

[48]  Le défendeur fait valoir que l’agent a apprécié la preuve médicale de façon raisonnable.

[49]  Premièrement, l’agent a souligné que son pouvoir discrétionnaire restreint était centré sur l’examen des éléments de preuve de préjudice grave résultant du renvoi, tel qu’il est établi dans la jurisprudence de la Cour : Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, au paragraphe 49 [Baron].

[50]  Deuxièmement, l’agent n’a pas mal interprété la preuve médicale. Dans ses motifs, il a pris note des observations concernant le risque que le demandeur recommence à consommer de l’alcool de façon excessive en raison de la séparation, mais il a conclu que la séparation n’était pas nécessairement complète ou permanente.

[51]  Troisièmement, l’agent a reconnu que les problèmes de santé mentale du demandeur n’étaient pas uniquement attribuables à son renvoi imminent; il a indiqué qu’ils découlaient de la violence dont le demandeur avait été victime dans son enfance. Par conséquent, l’argument du demandeur selon lequel l’agent a conclu à tort que ses problèmes de santé mentale étaient attribuables au renvoi est dénué de fondement.

[52]  Quatrièmement, l’agent a tenu compte des conséquences du renvoi sur le demandeur en se penchant sur le risque de rechute et sur la question de savoir si le demandeur reçoit actuellement des soins professionnels. Contrairement à ce que le demandeur a prétendu, la preuve n’établissait pas clairement que celui-ci reçoit des soins. Il semble que le demandeur a pris rendez-vous pour participer à des séances de counseling et que son cousin est son parrain des Alcooliques Anonymes, mais ces éléments de preuve n’établissent pas que le demandeur reçoit des soins.

(3)  L’intérêt supérieur de l’enfant

[53]  Pour rendre une décision relative au report, l’agent était tenu d’examiner l’intérêt supérieur à court terme des enfants, notamment en ce qui concerne les soins immédiats. Ainsi, la question de savoir si l’appelant pourrait demeurer sobre n’a pas été examinée, car il s’agit d’un intérêt à long terme qui ne relève pas de l’agent d’exécution de la loi. La Cour a affirmé à maintes reprises que les agents d’exécution de la loi ne sont pas des agents CH : Munar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 1180, au paragraphe 36. Les agents d’exécution de la loi ne sont donc pas tenus d’effectuer un examen approfondi de l’intérêt supérieur des enfants avant d’exécuter la mesure de renvoi; ils doivent simplement vérifier si on s’occupera adéquatement des enfants après le départ du parent : Baron, précité, aux paragraphes 57 et 81; Uthayakumar c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 998, au paragraphe 12.

[54]  Ainsi, l’agent n’avait pas à examiner les répercussions qu’auraient sur les enfants la détérioration de la santé mentale du demandeur et sa rechute éventuelle liée à sa dépendance à l’alcool. En outre, le risque de rechute et de détérioration de la santé mentale du demandeur est hypothétique, car le demandeur a réussi à cesser de consommer de l’alcool de façon excessive et à demeurer sobre dans des conditions difficiles, c’est-à-dire alors qu’il était incarcéré et séparé de sa famille. Le défendeur fait remarquer que le dossier indique que le demandeur est assujetti à certaines conditions liées aux accusations criminelles en instance; il fait notamment l’objet d’une ordonnance lui interdisant de communiquer avec son épouse. Il habite avec sa sœur. Il n’a aucun contact avec son épouse, et ses enfants lui rendent visite la fin de semaine. Le demandeur réussit à demeurer sobre dans ces conditions, et il a entamé les démarches pour cesser de consommer de l’alcool de façon excessive alors qu’il était incarcéré et séparé des membres de sa famille.

[55]  Enfin, les termes employés par l’agent n’indiquent pas qu’il a mené une analyse des difficultés. L’agent a déclaré qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que l’épouse et les enfants du demandeur seraient incapables de faire face à la situation en l’absence du demandeur. Il ne s’agit pas d’une analyse des difficultés; il s’agit d’un commentaire formulé dans le contexte de l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants.

(4)  L’inefficacité du conseil

[56]  Le défendeur prétend que l’agent n’a commis aucune erreur dans ses commentaires au sujet de l’allégation d’incompétence du conseil. Comme il a déjà été mentionné, le pouvoir discrétionnaire des agents de l’exécution de la loi est très limité, et le demandeur n’a présenté aucun précédent qui justifie le pouvoir de l’agent de reporter le renvoi sur le fondement d’une allégation d’incompétence visant un conseil. La jurisprudence établit plutôt que les demandeurs doivent généralement assumer les conséquences de leur choix en matière de représentation, notamment s’ils choisissent d’être représentés par un consultant : Cove c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CFPI 266, aux paragraphes 5 et 6.

[57]  Le demandeur a affirmé qu’il n’avait pas révélé au consultant qu’il avait été victime de violence dans son enfance ou qu’il avait une dépendance à l’alcool. De plus, le demandeur n’a subi une évaluation psychologique qu’après le rejet de sa demande CH, de sorte que, au moment où la demande CH a été présentée, aucun problème de santé mentale n’avait été diagnostiqué chez le demandeur. Il n’est donc pas raisonnable de s’attendre à ce que le consultant ait eu connaissance de ces problèmes et qu’il les ait inclus dans la demande CH.

C.  Les arguments additionnels du demandeur

(1)  La preuve médicale

[58]  Le demandeur fait par ailleurs valoir qu’il a soulevé une question sérieuse quant à la façon dont l’agent a traité la preuve médicale. Les éléments de preuve dont disposait l’agent établissaient ce qui suit : le renvoi du demandeur nuirait à sa santé mentale en raison de ses problèmes de santé mentale préexistants; il risquerait de faire des rechutes en matière de santé mentale; et il risquerait de recourir à des stratégies d’adaptation autodestructrices, par exemple recommencer à consommer de l’alcool de façon excessive, s’il était renvoyé. Le renvoi nuirait à l’état de santé mentale du demandeur en raison du traumatisme que lui occasionnerait son retour dans le pays où la violence a eu lieu et aussi parce qu’il serait séparé des membres de sa famille, surtout les deux personnes qui l’ont le plus appuyé dans son rétablissement, soit sa mère et sa sœur. Or, l’agent a simplement noté que la famille du demandeur avait joué un rôle important dans son rétablissement, sans analyser les répercussions de la séparation.

(2)  L’intérêt supérieur des enfants

[59]  Le demandeur soutient également que la décision de l’agent ne peut être maintenue en raison de l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants. Les répercussions à court terme sur les enfants seraient dévastatrices si le demandeur recommençait à consommer de l’alcool de façon excessive, étant donné les incidences négatives de l’alcoolisme du demandeur sur les enfants et les incidences positives de sa sobriété sur eux. Le fait que l’intérêt supérieur des enfants n’a pas été examiné avant le renvoi est une « considération spéciale », envisagée par l’arrêt Baron, précité, qui justifie le report du renvoi du demandeur en attendant que sa demande CH soit réexaminée.

(3)  L’inefficacité du conseil

[60]  Le demandeur soutient que les allégations qu’il a formulées à l’encontre de son conseil précédent constituent des « considérations spéciales », envisagées par l’arrêt Baron, précité, qui justifient le report de l’exécution de la mesure de renvoi en attendant que sa demande CH soit réexaminée.

D.  Les arguments additionnels du défendeur

(1)  L’appréciation de la preuve médicale

[61]  Le défendeur fait par ailleurs valoir qu’il était raisonnable pour l’agent d’estimer que le demandeur avait besoin de soins professionnels pour éviter les rechutes liées à sa dépendance à l’alcool, comme il est indiqué dans le rapport de la psychiatre, puis de conclure qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve établissant que le demandeur cherchait à obtenir des soins professionnels ou qu’il lui serait impossible d’obtenir de tels soins à la Trinité. Le seul élément de preuve concernant la participation du demandeur à un programme de soins était un affidavit dans lequel son cousin et parrain a affirmé que le demandeur participait au programme des Alcooliques Anonymes, un réseau de soutien non professionnel. Cependant, rien n’indiquait que le demandeur ne pourrait pas participer à un programme similaire à son retour à la Trinité, ou qu’il lui serait impossible d’obtenir des services professionnels de counseling.

(2)  L’intérêt supérieur des enfants

[62]  Le défendeur réitère l’argument selon lequel il n’était pas nécessaire d’effectuer un examen approfondi de l’intérêt supérieur des enfants. Dans le contexte du report, l’obligation de l’agent de prendre en considération l’intérêt supérieur des enfants est minime : Ally c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 560, aux paragraphes 21 à 23 [Ally]. En l’espèce, l’agent était attentif et sensible à l’intérêt immédiat et à court terme des enfants, et il a conclu que les enfants demeureraient au Canada, appuyés par leur mère et les autres membres de leur famille, et qu’ils auraient accès aux programmes sociaux, aux services de santé et aux programmes d’éducation offerts au Canada.

[63]  En outre, comme dans la décision Ally, précitée, il était raisonnable pour l’agent de conclure que les enfants avaient accès aux services sociaux canadiens. Cette conclusion a permis d’étayer la conclusion subséquente selon laquelle il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que l’épouse et les enfants du demandeur seraient incapables de faire face à la situation en l’absence du demandeur, un commentaire qui porte sur la situation factuelle des autres membres de la famille. Ce commentaire ne crée pas un nouveau critère relatif à l’intérêt supérieur des enfants, puisque l’agent a utilisé les mêmes termes au paragraphe précédent de sa décision relativement à l’épouse du demandeur.

[64]  L’agent n’était pas tenu de prendre en considération les conséquences hypothétiques de l’état de santé futur du demandeur sur ses enfants. Contrairement à la situation dans la décision Aguirre, précitée, les enfants ne sont pas renvoyés du Canada en l’espèce.

(3)  L’inefficacité du conseil

[65]  Le défendeur soutient également qu’il n’y a eu aucune entrave au pouvoir discrétionnaire de l’agent dans l’analyse concernant l’allégation d’incompétence du conseil. Le critère applicable à l’assistance inefficace d’un conseil et l’allégation correspondante ont eu peu d’incidence sur le pouvoir discrétionnaire de l’agent de reporter le renvoi. Le demandeur a demandé le report au motif que le réexamen de sa demande CH était en cours. Les faits en l’espèce sont différents de ceux des décisions invoquées par le demandeur, dans lesquelles on demandait à la Cour de décider si un nouvel examen était justifié.

[66]  Il était raisonnable pour l’agent d’affirmer qu’il n’avait pas le pouvoir d’évaluer la qualité de la demande CH, notamment les chances qu’elle soit accueillie. La Cour a statué que l’agent d’exécution de la loi n’est pas obligé de tenir une enquête semblable à une « pré-demande CH » et d’examiner les facteurs qui sont étudiés à d’autres stades du processus : Manohararaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 376, aux paragraphes 20, 26 et 28.

[67]  En outre, il était raisonnable pour l’agent de conclure que la décision relative à la demande de réexamen de la demande CH du demandeur n’était pas imminente. Comme l’agent l’a noté, la demande a été présentée le 19 septembre 2016, soit quelques semaines seulement avant la date du renvoi et plus de six mois après le rejet de la demande CH. Les demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire qui ont été présentées en temps opportun et qui n’ont pas encore été réglées à cause de l’arriéré peuvent justifier le report, mais la demande du demandeur ne remplissait ni l’une ni l’autre de ces conditions : Baron, précité, au paragraphe 49. Le dépôt d’une demande CH à une étape tardive de la procédure de renvoi n’empêche pas le renvoi; de façon similaire, le dépôt d’une demande de réexamen à une étape tardive n’empêche pas non plus le renvoi, car la demande de réexamen sera traitée après que le demandeur aura quitté le Canada : Baron, précité, aux paragraphes 50 à 53.

VIII.  ANALYSE

A.  Les problèmes médicaux

[68]  Le demandeur prétend que l’agent a mal compris la nature de la preuve médicale et qu’il [traduction] « n’a pas tenu compte des répercussions qu’aurait sur la santé mentale du demandeur le fait d’être séparé de sa famille, malgré le rôle crucial qu’ont joué les membres de sa famille dans son rétablissement ».

[69]  Le demandeur soutient également, d’une part, que l’agent n’a pas compris que ses problèmes de santé mentale ne sont pas inhérents au processus de renvoi et qu’ils seraient aggravés s’il était renvoyé dans le pays où est survenu le traumatisme y ayant mené et, d’autre part, qu’il n’a pas tenu compte de ce fait.

[70]  L’agent consacre deux paragraphes de sa décision aux problèmes médicaux du demandeur :

[traduction]

Je prends note du fait qu’il est allégué, dans la demande de report, que [le demandeur] éprouvera des difficultés excessives à son retour à la Trinité. Il est prétendu que [le demandeur] souffre d’un trouble traumatique du développement lié à la violence physique et sexuelle dont il a été victime dans son enfance à la Trinité et qu’il est également aux prises avec un problème de dépendance à l’alcool. Il est allégué que [le demandeur] éprouvera des difficultés excessives à son retour à la Trinité, parce qu’il ne dispose d’aucun soutien familial dans ce pays et que la séparation d’avec sa famille sera une autre source de stress, qui nuira à son état de santé mentale et risquera de l’amener à recommencer à boire de façon excessive et à adopter d’autres stratégies d’adaptation autodestructrices. Je reconnais que [le demandeur] est au Canada depuis plus de 23 ans et qu’il a un certain degré d’établissement au Canada, notamment un emploi stable, une épouse, cinq enfants et des proches qui vivent à proximité.

Enfin, j’ai tenu compte des conséquences pour [le demandeur] de son renvoi à la Trinité. Je reconnais que, comme il est indiqué dans la demande de report, [le demandeur] a eu une enfance difficile, et je le félicite d’avoir affronté ses problèmes et fait face à la violence sexuelle dont il a été victime dans le passé et aussi à sa dépendance à l’alcool. Je reconnais également que sa famille joue un rôle de soutien important dans son rétablissement. J’ai examiné le rapport  d’évaluation psychologique de la Dre Agarwal, et je prends note du fait que celle-ci indique que [le demandeur] a besoin du soutien de sa famille, mais aussi de l’aide d’un professionnel. Je souligne que les éléments de preuve présentés étaient insuffisants pour conclure que [le demandeur] cherche actuellement à obtenir l’aide d’un professionnel ou qu’il serait incapable d’obtenir une telle aide à son retour à la Trinité.

[71]  Ainsi, l’agent reconnaît pleinement qu’il comprend les observations du demandeur, selon lesquelles il est clair qu’il [traduction] « éprouvera des difficultés excessives à son retour à la Trinité, car il ne dispose d’aucun soutien familial dans ce pays, et la séparation d’avec sa famille sera une autre source de stress qui nuira à son état de santé mentale et risquera de l’amener à recommencer à boire de façon excessive et à adopter d’autres stratégies d’adaptation autodestructrices ».

[72]  L’agent reconnaît que [traduction] « sa famille joue un rôle de soutien important dans son rétablissement », mais il ne se penche pas sur la façon dont ce [traduction] « rôle de soutien important » pourrait être joué si le demandeur devait retourner à la Trinité. L’agent affirme tout simplement que [traduction] « les éléments de preuve présentés étaient insuffisants pour conclure que [le demandeur] cherche actuellement à obtenir l’aide d’un professionnel ou qu’il serait incapable d’obtenir une telle aide à son retour à la Trinité ».

[73]  Il me semble donc que, bien que l’agent reconnaisse le rôle important que la famille du demandeur doit jouer dans le contexte de son traitement et de son rétablissement, il ne s’est pas penché sur la façon dont ce rôle pourrait être joué si le demandeur était expulsé à la Trinité. L’agent pensait peut-être qu’il ne s’agissait pas d’un facteur qu’il pouvait examiner dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi, mais aucune explication n’est fournie à cet égard, et, compte tenu de la jurisprudence, il est difficile de comprendre pourquoi on ne pourrait pas examiner ce genre de facteur et en tenir compte. Il s’agit d’une omission grave et révélatrice, qui rend la décision de l’agent déraisonnable.

[74]  L’agent indique clairement que [traduction] « [son] pouvoir discrétionnaire restreint est centré sur l’examen des éléments de preuve de préjudice grave résultant de l’exécution de la mesure de renvoi à la date prévue », mais il ne tient pas compte de ce qui arrivera au demandeur s’il est privé du soutien de sa famille ni de la question de savoir si cela équivaut à un « préjudice grave ».

[75]  Le défendeur fait valoir qu’en lisant la décision dans son ensemble on remarque que l’agent prend acte de la preuve médicale et qu’il en tient compte, par exemple lorsqu’il dit que la séparation du demandeur d’avec sa famille [traduction] « n’a pas à être complète ou permanente ». Ces arguments ne sont pas convaincants, à mon avis. Le dossier montre que le soutien que reçoit le demandeur vient de sa mère et de sa sœur, et non de son épouse. C’est de la séparation d’avec sa mère et sa sœur dont il est question dans la demande de report, sur laquelle l’agent ne s’est pas penché. La position du demandeur est appuyée par la jurisprudence pertinente. Par exemple, dans Danyi c Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2017 FC 112 [Danyi], la Cour s’est exprimée comme suit :

[traduction]

[38]  L’approche adoptée par l’agent à l’égard de la preuve médicale concernant Veronika va à l’encontre des enseignements de l’arrêt Kanthasamy, dans lequel la Cour suprême s’est exprimée comme suit au sujet du rapport de la psychologue présenté à l’agente CF :

[46]  Dans son analyse des conséquences du renvoi de Jeyakannan Kanthasamy sur la santé mentale de ce dernier, [...] l’agente déclare qu’elle [traduction] « ne conteste pas le rapport de la psychologue » et qu’elle « admet le diagnostic ». Selon le rapport, le demandeur souffre d’un trouble de stress post-traumatique, ainsi que d’un trouble d’adaptation avec anxiété et humeur dépressive, en raison de ce qu’il a vécu au Sri Lanka, et son état se détériorerait s’il était renvoyé du Canada. Pourtant, l’agente fait inexplicablement abstraction du rapport :

[traduction] [...] le demandeur n’a pas fourni une preuve suffisante pour démontrer qu’il subit ou qu’il a subi des traitements pour les problèmes susmentionnés ou qu’il ne pourrait obtenir les traitements éventuellement nécessaires dans son pays d’origine, le Sri Lanka, ou encore que cela lui occasionnerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées.

[47]  On comprend mal que, après avoir fait droit au diagnostic psychologique, l’agente exige quand même de Jeyakannan Kanthasamy une preuve supplémentaire quant à savoir s’il a ou non cherché à obtenir des soins ou si de tels soins étaient même offerts, ou quant aux soins qui existaient ou non au Sri Lanka. Une fois reconnu qu’il souffre d’un trouble de stress post-traumatique, d’un trouble d’adaptation et de dépression en raison de ce qu’il a vécu au Sri Lanka, exiger en sus la preuve de l’existence de soins au Canada ou au Sri Lanka met à mal le diagnostic et a l’effet discutable d’en faire un facteur conditionnel plutôt qu’important.

[48]  De plus, en s’attachant uniquement à la possibilité que Jeyakannan Kanthasamy soit traité au Sri Lanka, l’agente passe sous silence les répercussions de son renvoi du Canada sur sa santé mentale. Comme l’indiquent les Lignes directrices, les facteurs relatifs à la santé, de même que l’impossibilité d’obtenir des soins médicaux dans le pays d’origine, peuvent se révéler pertinents (Traitement des demandes au Canada, section 5.11). Par conséquent, le fait même que Jeyakannan Kanthasamy verrait, selon toute vraisemblance, sa santé mentale se détériorer s’il était renvoyé au Sri Lanka constitue une considération pertinente qui doit être retenue puis soupesée, peu importe la possibilité d’obtenir au Sri Lanka des soins susceptibles d’améliorer son état (Davis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 91; Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1295). Rappelons que Jeyakannan Kanthasamy a été arrêté, détenu et battu par la police sri-lankaise, ce qui lui a laissé des séquelles psychologiques. Pourtant, malgré la preuve claire et non contredite de ce préjudice dans le rapport d’évaluation psychologique, lorsqu’elle applique le critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » au facteur individuel de l’accessibilité de soins médicaux au Sri Lanka ― et conclut que requérir de tels soins de satisferait pas à ce critère ―, l’agente minimise les problèmes de santé de Jeyakannan Kanthasamy.

[39]  L’arrêt Kanthasamy concernait une demande CH, alors qu’en l’espèce il s’agit d’une demande de report de renvoi, mais, à mon avis, les commentaires de la Cour suprême qui précèdent s’appliquent tout aussi bien en l’espèce. L’agent en question ici, comme l’agente dans l’affaire Kanthasamy, a écarté de manière déraisonnable la conclusion du psychologue concernant la santé mentale de Veronika. L’agent a critiqué le rapport du psychologue, parce que celui-ci date d’un certain temps et n’indique pas si Veronika a actuellement des idées suicidaires ou présente actuellement un risque de suicide. L’agent en l’espèce, comme l’agente dans l’affaire Kanthasamy, a également conclu « qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve [...] pour montrer que Veronika a cherché à obtenir ou obtenu un traitement en santé mentale, tel qu’il était recommandé » et « que les éléments de preuve présentés étaient insuffisants pour démontrer que Veronika ne pourrait pas obtenir de traitement en santé mentale à son retour en Hongrie ». L’agent a omis d’examiner raisonnablement ou d’évaluer adéquatement le fait que le renvoi en tant que tel causerait un préjudice psychologique à Veronika, et la façon dont il a traité la preuve médicale concernant Veronika était déraisonnable, compte tenu de l’arrêt Kanthasamy.

[40]  Bref, la décision de l’agent était déraisonnable et doit être annulée, parce que l’agent a déraisonnablement écarté la preuve médicale concernant Alex et sa mère lorsqu’il l’a évaluée et traitée, surtout compte tenu du fait que le renvoi en tant que tel leur causerait à tous les deux un préjudice psychologique.

[76]  Le même raisonnement s’applique en l’espèce.

B.  Le caractère théorique

[77]  Depuis que j’ai entendu la présente demande, le 31 mai 2017, les avocats des parties ont informé la Cour qu’une décision défavorable a été rendue le 29 mai 2017 à l’égard de la demande de réexamen de la demande CH présentée par le demandeur.

[78]  Cela signifie que la demande dont je suis saisi était théorique au moment où elle a été instruite, même si les avocats et la Cour l’ignoraient.

[79]  À mon avis, il n’existe donc pas de litige entre les parties, car la demande de réexamen pour laquelle le demandeur demandait le report de son renvoi a maintenant été tranchée.

[80]  Néanmoins, l’avocate du demandeur me demande d’exercer le pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré par l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, pour trancher la demande.  

[81]  Le demandeur fait valoir que la question liée à la preuve médicale en l’espèce va au-delà des faits et mérite d’être clarifiée par la Cour. À mon avis, la Cour a déjà amplement considéré le traitement de la preuve médicale de la nature de celle qui a été présentée en l’espèce. Voir, par exemple, la décision Danyi, précitée, que j’ai suivie dans mon analyse. Par conséquent, je ne vois pas l’utilité de donner suite à la présente demande. Elle doit être rejetée en raison de son caractère théorique.

[82]  Les avocats conviennent que la présente demande ne soulève aucune question à certifier, et la Cour est d’accord.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4077-16

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est rejetée en raison de son caractère théorique.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« James Russell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4077-16

 

INTITULÉ :

TJ c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 MAI 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSELL

 

DATE :

LE 11 AOÛT 2017

 

COMPARUTIONS :

Katherine Ramsey

POUR LE DEMANDEUR

 

Lucan Gregory

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Refugee Law Office

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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