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Date : 20170731


Dossier : IMM-4479-16

Référence : 2017 CF 743

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 juillet 2017

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

RUSHAYNE ANN-MARIE CRAWFORD

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre de la décision du 28 octobre 2016 par laquelle une agente d’exécution de la loi de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’agente] a rejeté la demande que lui avait présentée la demanderesse en vue de faire reporter son renvoi en attendant l’issue de la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire] qu’elle a déposée auprès de Citoyenneté et Immigration Canada le 14 octobre 2016.

[2]  Comme la Cour (le juge Mosley) était convaincue que la demanderesse avait soulevé une question sérieuse quant à la façon dont le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant établi dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], devait s’appliquer au refus d’un agent d’exécution de la loi de reporter le renvoi d’un demandeur jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le renvoi de la demanderesse en Jamaïque, lequel devait avoir lieu le 1er novembre 2016, a été suspendu le 31 octobre 2016.

[3]  La principale préoccupation de la demanderesse à l’égard de la décision de l’agente est que cette dernière a complètement manqué à son obligation d’être réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur de son fils de six ans, Benjamin. Elle prétend également que l’agente a commis une erreur dans l’évaluation des risques que présente son renvoi pour sa sécurité personnelle compte tenu de ses antécédents de dépression et de ses tentatives de suicide passées. Enfin, elle soutient que l’agente a conclu de façon déraisonnable que le report qu’elle souhaitait obtenir constituait un report pour une période indéterminée.

[4]  Les faits pertinents de la présente affaire se résument comme suit. La demanderesse, âgée de 36 ans, est citoyenne de la Jamaïque. En 1994, elle est venue s’installer au Canada après avoir été parrainée par son père, qui vivait au Canada, et avoir obtenu le statut de résidente permanente. Elle était alors âgée de treize ans. À l’âge de seize ans, elle a été placée dans un foyer de groupe à la suite d’une grosse dispute familiale. Les choses ont alors mal tourné. Elle a été déclarée coupable de plusieurs infractions criminelles : entrave à un agent de police en 2002, agression armée en 2003 et, en 2006, possession d’une substance réglementée (cocaïne), résistance et entrave à un agent de la paix et port d’une arme dissimulée.

[5]  En avril 2005, une mesure d’expulsion a été prise contre la demanderesse après qu’elle eut été déclarée interdite de territoire au Canada pour grande criminalité au sens de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. La demanderesse a demandé, sans succès, le contrôle judiciaire de cette mesure.

[6]  Le 2 janvier 2009, dans le but de faciliter son renvoi du Canada, la Couronne a accepté de suspendre les accusations qui pesaient contre elle pour profération de menaces et possession d’une arme dangereuse. Cependant, la demanderesse ne s’est pas présentée pour son renvoi le 21 janvier 2009 et un mandat de renvoi a été délivré par les services d’immigration.

[7]  Pendant sa fuite, la demanderesse a vécu sous les pseudonymes « Natalie Stevens » et « Keisha Jackson » et elle a donné naissance à son fils le 15 avril 2010. Le 18 août 2011, la demanderesse a été ajoutée à la liste des personnes recherchées par l’Agence des services frontaliers du Canada.

[8]  En juin 2016, la demanderesse a été retrouvée et arrêtée en vertu d’un mandat de l’immigration non exécuté relativement à des infractions criminelles et, le 12 octobre 2016, elle a été déclarée coupable de trafic d’une substance réglementée et a été condamnée à une journée d’emprisonnement, en sus du temps passé en détention. Ensuite, elle a été détenue par les autorités de l’immigration.

[9]  Comme il a été mentionné au début des présents motifs, la demanderesse a déposé sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le 14 octobre 2016 et, une semaine plus tard, elle a été informée que son renvoi en Jamaïque aurait lieu le 1er novembre 2016.

[10]  Dans sa décision par laquelle elle a rejeté la demande présentée par la demanderesse en vue de reporter son renvoi, l’agente a souligné les nombreuses déclarations de culpabilités prononcées contre cette dernière depuis 2003 ainsi que ses démêlés avec les autorités de l’immigration (audiences, défauts de comparution, mandats, arrestations, etc.). L’agente s’est ensuite penchée sur la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse. Elle a conclu que, en droit, il n’y a aucun sursis automatique à l’exécution de la mesure de renvoi pour les personnes qui déposent des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. Elle n’a pas souscrit à l’argument de la demanderesse selon lequel le processus d’examen de ce type de demandes nécessite environ six mois et a affirmé que le délai de traitement actuel était plutôt d’environ 35 mois. Compte tenu de la durée du processus d’examen, elle a conclu que la demande de report de la demanderesse n’était pas une solution à court terme, mais plutôt un report à une date indéterminée.

[11]  L’agente a ensuite rejeté l’argument de la demanderesse selon lequel son renvoi en Jamaïque aurait pour effet de compromettre sa sécurité puisqu’il lui occasionnerait des difficultés sur le plan psychologique et pourrait la mener au suicide. En fait, l’agente a souligné que la demanderesse avait affirmé lors de sa première entrevue préalable au renvoi le 14 octobre 2016 qu’elle ne présentait aucun trouble médical et que, bien qu’elle eût reçu un diagnostic de dépression dans le passé, elle ne recevait aucun traitement ou médicament. L’agente a aussi fait remarquer que la demanderesse avait admis avoir tenté de se suicider avant la naissance de son fils, mais qu’elle ne songeait plus à se faire du mal.

[12]  Quant à l’argument de la demanderesse selon lequel son renvoi imminent causerait un préjudice irréparable à son fils de six ans, l’agente a conclu que, même si la séparation de la famille peut être difficile, la demanderesse savait pendant sa grossesse qu’elle était visée par une mesure de renvoi exécutoire. Par conséquent, l’agente a conclu que la demanderesse savait depuis le début qu’elle risquait de devoir quitter le Canada et avait eu suffisamment de temps depuis la naissance de son fils pour prendre les dispositions nécessaires.

[13]  L’agente a fait remarquer que le fils de la demanderesse a toujours habité avec son père, M. Poshtchman, et qu’il demeurerait avec lui après le renvoi de la demanderesse. Elle a conclu que rien n’indiquait que M. Poshtchman a été ou serait incapable de s’occuper adéquatement de son fils pendant l’absence de la demanderesse.

[14]  L’agente a également conclu qu’aucun élément de preuve n’indiquait que la demanderesse ne pourrait pas communiquer avec sa famille après son renvoi ou que sa famille ne pourrait pas la visiter en Jamaïque une fois qu’elle serait installée.

[15]  L’agente a pris en considération l’opinion psychologique de M. Pezzot-Pearce pour prendre sa décision. Elle a souligné qu’aucun plan de traitement n’était proposé pour la demanderesse ou pour son fils et que M. Pezzot-Pearce avait seulement indiqué qu’[traduction] « il [était] dans l’intérêt supérieur de Benjamin que sa mère demeure au Canada ». Elle a aussi précisé qu’un intervenant en soutien familial avait été incapable de joindre M. Poshtchman. Cependant, comme peu de renseignements avaient été présentés pour en expliquer la raison, elle a conclu que rien n’indiquait que l’intervenant en soutien familial ou M. Pezzot-Pearce ne serait pas en mesure d’aider le fils de la demanderesse pendant son absence.

[16]  Enfin, en ce qui concerne l’affirmation de la demanderesse selon laquelle elle n’a aucun réseau de soutien en Jamaïque et qu’elle ne saurait pas comment vivre là‑bas, l’agente a conclu que l’Agence des services frontaliers du Canada avait déjà pris des dispositions pour que la demanderesse habite, aussi longtemps qu’elle en aurait besoin, dans un refuge qui lui offrirait gratuitement un lit, des repas chauds, une formation professionnelle, des programmes de préparation à l’emploi, des soins de santé et des services de soutien en santé mentale.

II.  Question en litige et norme de contrôle

[17]  La question à trancher en l’espèce est celle de savoir si la décision par laquelle l’agente a rejeté la demande de report de renvoi de la demanderesse est raisonnable.

[18]  Il est bien établi en droit que la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’exécution de la loi de refuser le report du renvoi d’un demandeur est la norme de la décision raisonnable (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, au paragraphe 25 [Baron]; Nguyen c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2017 CF 225, au paragraphe 9 [Nguyen]; Pegito London c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 942, au paragraphe 12 [Pegito]). De même, la norme de la décision raisonnable s’applique à l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant faite par un agent dans le contexte d’une demande de report de renvoi (Pegito, au paragraphe 12; Pangallo c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2014 CF 229, au paragraphe 16).

[19]  Par conséquent, la Cour n’interviendra que si la décision ne fait pas partie des « issues possibles, acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]). Ainsi, si l’issue cadre bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la Cour ne peut pas soupeser à nouveau la preuve et y substituer l’issue qui serait préférable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61).

III.  Analyse

A.  L’intérêt supérieur de Benjamin à court terme a été raisonnablement examiné

[20]  La demanderesse reconnaît qu’aux termes du paragraphe 48(2) de la Loi, les mesures de renvoi doivent être exécutées « dès que possible », mais elle soutient que les agents d’exécution de la loi ont le pouvoir discrétionnaire d’accorder un report, surtout quand le renvoi serait contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant. Dans les observations écrites qu’elle a présentées à la Cour, la demanderesse a déclaré que le raisonnement adopté par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy, rendu dans le contexte d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée en application de l’article 25 de la Loi, s’appliquait à toute évaluation dans le cadre de laquelle un décideur, y compris un agent d’exécution de la loi, a l’obligation de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant. Toutefois, dans ses observations orales, son avocat a présenté une vision plus nuancée de l’incidence de l’arrêt Kanthasamy sur le rôle des agents d’exécution de la loi.

[21]  Selon la demanderesse, l’agent d’exécution de la loi n’a donc pas le pouvoir d’effectuer une évaluation complète de l’intérêt supérieur de l’enfant, comme c’est le cas dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, mais il doit tout de même être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant lorsqu’il étudie une demande de report de renvoi. Elle affirme qu’autrement, le refus de reporter le renvoi est déraisonnable.

[22]  La demanderesse indique que l’agente a commis une erreur à cet égard en ne tenant pas soigneusement compte de l’intérêt supérieur de Benjamin à court terme. Plus particulièrement, elle soutient que l’agente n’a pas tenu compte de l’opinion de M. Pezzot-Pearce puisqu’elle n’a pas pensé au fait que Benjamin serait très bouleversé si elle était renvoyée du Canada, comme le démontre le fait qu’il a perdu tous ses moyens pendant sa période de détention.

[23]  La demanderesse affirme également que la conclusion de l’agente selon laquelle M. Poshtchman pouvait s’occuper adéquatement de Benjamin contredit clairement la preuve de l’expert puisque M. Pezzot-Pearce a affirmé que lorsque M. Poshtchman a dû s’occuper de Benjamin, il était [traduction] « complètement épuisé et dépassé » et avait « réellement de la difficulté à s’acquitter adéquatement de ses tâches parentales ».

[24]  L’audience portant sur la présente demande de contrôle judiciaire a eu lieu le 5 juin 2017. Le 21 juin 2017, dans l’arrêt Lewis v Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2017 FCA 130 [Lewis], la Cour d’appel fédérale a précisé l’état du droit sur la question de savoir comment les agents d’exécution de la loi doivent appliquer le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant dans le contexte d’une demande de report de renvoi. La question en litige dans l’arrêt Lewis était celle de savoir si l’arrêt Kanthasamy avait supplanté la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale en ce qui concerne l’attention que les agents doivent accorder à l’intérêt supérieur des enfants quand ils sont appelés à statuer sur une demande de report de renvoi en application de l’article 48 de la Loi (Lewis, au paragraphe 45). Ce courant jurisprudentiel donne à penser que les agents d’exécution de la loi ont un pouvoir discrétionnaire très limité lorsqu’ils évaluent les demandes de report de renvoi, ce qui signifie entre autres qu’ils ne peuvent pas procéder à ce qui équivaudrait à un examen approfondi des intérêts du demandeur, y compris dans les cas où l’intérêt d’un enfant est invoqué — comme ce serait le cas dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée en vertu de l’article 25 de la Loi — mais qu’ils pourraient être appelés, si les circonstances le justifient, à procéder à un [traduction] « examen tronqué de l’intérêt supérieur à court terme des enfants susceptibles d’être touchés par le renvoi de leurs parents » (Lewis, aux paragraphes 54 à 58 et 61).

[25]  La Cour d’appel fédérale a conclu que l’arrêt Kanthasamy ne s’appliquait qu’aux demandes fondées sur l’article 25, lesquelles, contrairement à celles fondées sur  l’article 48, exigent expressément que l’intérêt supérieur de l’enfant soit évalué. Par conséquent, elle a conclu que sa jurisprudence portant sur le rôle limité que jouent les agents d’exécution de la loi lorsqu’ils examinent cet intérêt en vue de déterminer s’ils doivent reporter le renvoi est toujours valide.

[26]  La Cour d’appel fédérale a également confirmé que cette interprétation du rôle des agents d’exécution de la loi était conforme à l’alinéa 3(3)f) de la Loi, selon lequel tous les décideurs nommés en vertu de la Loi doivent se conformer à la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (Lewis, aux paragraphes 74 et 81). En comparaison avec les évaluations effectuées en application de l’article 25 de la Loi, la Cour d’appel fédérale, citant des arrêts antérieurs, a indiqué que l’intérêt supérieur à court terme d’un enfant inclut notamment (i) le fait que l’enfant ait besoin de terminer son année scolaire pendant la période visée par la demande de report, (ii) le maintien du bien-être de l’enfant qui a besoin de soins médicaux spécialisés au Canada, ou (iii) le fait qu’il faille s’assurer que l’enfant qui reste au Canada soit confié aux bons soins d’autres personnes si ses parents sont renvoyés (Lewis, au paragraphe 83).

[27]  Comme il a déjà été mentionné, la demanderesse soutient que l’agente n’a pas évalué comme il se doit la gravité des répercussions que son renvoi du Canada aurait sur le bien‑être psychologique de Benjamin, comme le démontre la façon dont il a réagi pendant sa période d’emprisonnement (pleurs fréquents, manque de sommeil et d’appétit et incontinence quotidienne). Elle prétend aussi que la décision de l’agente selon laquelle le père de Benjamin, M. Poshtchaman, pouvait s’occuper adéquatement de son fils si elle était renvoyée contredit totalement la preuve de M. Pezzot-Pearce.

[28]  Bien que la situation soit malheureuse et douloureuse pour Benjamin, je ne puis conclure que le refus de l’agente de reporter le renvoi de la demanderesse est déraisonnable à cet égard. La jurisprudence indique clairement que les immigrants illégaux ne peuvent se soustraire à l’exécution d’une mesure de renvoi valide simplement parce qu’ils sont parents d’enfants nés au Canada (Baron, au paragraphe 57). Comme la loi oblige le défendeur à exécuter une mesure de renvoi valide dès que possible, toute ligne de conduite en matière de report doit respecter cet impératif (Baron, au paragraphe 51). Par conséquent, les difficultés causées à la famille, auxquelles on peut remédier par une réadmission si la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est accueillie (Baron, au paragraphe 69), ne constituent habituellement pas, à elles seules, un préjudice suffisant ou des considérations spéciales permettant de justifier le report d’un renvoi.

[29]  Bien que la preuve présentée par la demanderesse démontre que Benjamin a été bouleversé par sa séparation d’avec sa mère pendant sa détention, rien n’indique, comme l’agente l’a fait remarquer, qu’il se fait traiter pour des problèmes de santé mentale découlant de la détention de sa mère et de leur séparation ou qu’il souffre d’un trouble de santé préexistant qui nécessite des soins médicaux spécialisés constants au Canada. Je souligne que la preuve de M. Pezzot-Pearce est la seule preuve d’expert — et, par le fait même, la seule preuve médicale — au dossier et que cette preuve a été préparée en octobre 2016 à la demande de l’avocat de la demanderesse pour les besoins de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse et mise à jour à la fin d’octobre pour les besoins de la requête en sursis.

[30]  L’agente a reconnu que la séparation de la famille est difficile et je crois qu’il est juste de dire que le processus de renvoi est forcément troublant pour un enfant de six ans sur le point d’être séparé d’un de ses parents. Cependant, comme la Cour d’appel fédérale et notre Cour l’ont affirmé à maintes reprises, la séparation de la famille, bien qu’elle soit malheureuse et perturbatrice, est l’une des conséquences inhérentes à l’expulsion (Baron, au paragraphe 69; Ghanaseharan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CAF 261, au paragraphe 13; Atwal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CAF 427, au paragraphe 17; Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2001] 3 CF 682, au paragraphe 48).

[31]  Comme je l’ai déjà mentionné, il ressort clairement de l’arrêt Lewis que l’agente n’était pas tenue d’effectuer un examen approfondi de l’intérêt supérieur de Benjamin et, par conséquent, de faire une évaluation exhaustive à cet égard. Elle n’était pas tenue d’enquêter sur les motifs d’ordre humanitaire présentés par la demanderesse, car le devoir de ces agents n’est pas d’agir en tant que tribunal de dernière minute de ce type de demandes (Newman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 888, au paragraphe 19). Elle devait être réceptive, attentive et sensible à son intérêt à court terme, obligation qui est minime compte tenu de toutes les responsabilités que lui confère l’article 48 de la Loi (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Varga, 2006 CAF 394, au paragraphe 16). Je suis convaincu qu’elle l’était, surtout en ce qui concerne l’élément le plus important dans les circonstances de l’espèce, c’est‑à‑dire s’assurer que quelqu’un s’occuperait de Benjamin au Canada après le renvoi de sa mère.

[32]  À cet égard, il est important d’établir une distinction entre les décisions invoquées par la demanderesse pour appuyer son allégation selon laquelle il était déraisonnable pour l’agente de conclure que le père de Benjamin n’était pas en mesure de s’occuper de lui après son départ pour la Jamaïque et le cas qui nous occupe.

[33]  Dans la décision Shase c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 1257 [Shase]), la Cour a conclu que le fait que l’agente ait refusé de reporter le renvoi jusqu’à ce qu’une décision soit prise dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était déraisonnable puisque l’agente n’avait pas tenu compte du fait que le renvoi du demandeur aurait pour effet de laisser sa femme, qui était instable et suicidaire, s’occuper seule de leurs jeunes enfants. Bien que la preuve  démontre que M. Poshtchaman devra apporter quelques ajustements pour pouvoir s’occuper seul de Benjamin, rien au dossier n’indique qu’il est instable et incapable de prendre soin de son fils.

[34]  Dans la décision Pegito, la Cour a conclu que l’agente n’avait pas vérifié si des dispositions avaient été prises pour s’assurer que les enfants seraient adéquatement pris en charge après le renvoi du demandeur. Cette conclusion était toutefois fondée sur le fait que la décision de l’agente ne faisait nullement mention de l’intérêt des trois enfants. En l’espèce, l’agente a tenu compte de l’intérêt supérieur à court terme de l’enfant lorsqu’elle a pris sa décision et a suivi les lignes directrices jurisprudentielles selon lesquelles elle devait être convaincue que des dispositions avaient été prises pour que l’enfant soit confié aux bons soins d’autres personnes et qu’on s’occupe adéquatement de lui après le renvoi du Canada de la demanderesse.

[35]  À ce sujet, il convient de souligner que Benjamin habite et a toujours habité avec son père, M. Poshtchaman, et que, comme l’a fait remarquer M. Pezzot-Pearce, ils sont entourés d’une [traduction] « grande famille et de nombreux amis, lesquels constituent un solide réseau pour Benjamin » (dossier de la demanderesse, à la page 116). Benjamin a lui-même affirmé lors de son entrevue avec M. Pezzot-Pearce qu’il voit régulièrement les membres de sa famille (grands-parents, oncles, tantes et cousins). De plus, comme l’a souligné l’agente, divers programmes de soutien provinciaux et fédéraux sont à la disposition de M. Poshtchaman et de Benjamin pour les aider à traverser la période d’adaptation suivant le renvoi de la demanderesse.

[36]  Enfin, il faut également distinguer la présente affaire des décisions Danyi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 730 [Danyi 1] et Danyi v Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2017 FC 112 [Danyi 2] de notre Cour. La demanderesse a eu tort de s’appuyer sur ces décisions. Premièrement, la Cour avait affaire à une famille d’origine rom qui avait échappé à la persécution et demandé l’asile au Canada. Deuxièmement, la Cour a conclu dans les deux cas que l’agent n’avait pas tenu compte du fait que le fils de cinq ans des demandeurs, qui devait être renvoyé avec ses parents, souffrait d’un trouble de stress post-traumatique [TSPT] en raison de la discrimination et des abus sociétaux dont il avait été victime et témoin en Hongrie. Non seulement ces faits se distinguent facilement de ceux de l’espèce, mais dans ces deux cas, la Cour estimait que l’agent devait apprécier l’intérêt supérieur de l’enfant de la manière énoncée dans l’arrêt Kanthasamy. Cependant, comme nous l’avons vu, l’arrêt Lewis indique clairement que les agents d’exécution de la loi ne sont pas tenus de procéder à cette appréciation.

[37]  Le législateur n’a pas cru bon de prévoir la possibilité de surseoir aux mesures de renvoi lorsqu’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est pendante ou lorsque l’intérêt d’un enfant est compromis par le renvoi. Il n’a pas non plus jugé pertinent d’obliger expressément les agents d’exécution de la loi à prendre en considération l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché quand ils examinent une demande de report de renvoi. L’intérêt supérieur de l’enfant est pris en considération, mais seulement dans le contexte du pouvoir discrétionnaire très limité dont disposent les agents d’exécution de la loi pour reporter un renvoi et uniquement à court terme. L’appréciation de l’intérêt supérieur à long terme d’un enfant directement touché par le renvoi revient à un autre décideur conformément à un processus législatif distinct.

[38]  En l’espèce, je suis convaincu que les conclusions de l’agente en ce qui concerne l’intérêt supérieur à court terme de Benjamin appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).

B.  La conclusion de l’agente en ce qui concerne les risques de suicide de la demanderesse est raisonnable

[39]  La demanderesse soutient également que la décision de l’agente était déraisonnable en ce qui concerne son risque de suicide puisqu’elle n’a pas tenu compte de la preuve de M. Pezzot-Pearce selon laquelle elle risquait de sombrer dans la dépression et d’avoir à nouveau des idées suicidaires si elle était envoyée en Jamaïque.

[40]  Bien que le report puisse être justifié lorsque le renvoi pose un risque pour la sécurité personnelle du demandeur (Baron, au paragraphe 51), j’estime que la décision de l’agente à cet égard est raisonnable.

[41]  Tout d’abord, il faut souligner que la demanderesse avait déclaré à l’agente lors de sa première entrevue avant renvoi  le 24 octobre 2006 qu’elle ne songeait pas à se faire du mal ou à se suicider.

[42]  Ensuite, la demanderesse affirme que l’agente n’a pas tenu compte de la conclusion de M. Lezzot-Pearce selon laquelle elle risquait de sombrer dans la dépression et d’avoir des idées suicidaires si elle était renvoyée en Jamaïque, mais cette affirmation doit être nuancée. M. Lezzot-Pearce a posé le diagnostic en présumant que la demanderesse n’aurait aucun réseau de soutien en Jamaïque et qu’elle ne saurait probablement pas quoi faire là-bas. Cependant, comme l’a fait remarquer l’agente, l’Agence des services frontaliers du Canada a pris des dispositions pour que la demanderesse puisse avoir accès à un refuge, à des soins de santé et à des services de soutien en santé mentale à son arrivée en Jamaïque, et ce, tant qu’elle en aurait besoin. Par conséquent, je suis convaincu que la conclusion de l’agente selon laquelle le report n’était pas justifié par les risques à l’égard de la sécurité personnelle de la demanderesse appartient aux issues possibles acceptables.

C.  La conclusion de l’agente en ce qui concerne la durée du report est raisonnable

[43]  Enfin, la demanderesse soutient que la conclusion de l’agente selon laquelle elle cherchait à faire reporter son renvoi à une date indéterminée est déraisonnable. Premièrement, elle affirme qu’il n’y a pas de limite à la durée d’un report que peut accorder un agent d’exécution de la loi. Deuxièmement, elle soutient que sa demande ne visait pas une période indéterminée, mais plutôt une période très précise. Elle voulait faire reporter son renvoi jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à l’égard de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[44]  La demanderesse a ensuite expliqué que le traitement des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire se fait en deux étapes. Tout d’abord, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) détermine s’il est justifié d’accorder une exemption. S’il croit que c’est le cas, le demandeur peut alors demeurer au Canada pendant la deuxième étape du traitement, laquelle comprend la vérification du dossier médical et des antécédents. Au final, si aucune autre question d’interdiction de territoire n’est soulevée, un document de confirmation de la résidence permanente [CRP] est délivré.

[45]  La demanderesse soutient que la première étape du processus d’examen des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire dure de 4 à 6 mois alors que l’ensemble du processus, du dépôt de la demande à la délivrance de la CRP, nécessite 35 mois au total. Ainsi, elle croit que sa demande de report n’équivaut pas à un [traduction] « report pour une période indéterminée » et que, par conséquent, sa demande était raisonnable et aurait dû être accueillie.  

[46]  Toute l’argumentation de la demanderesse à cet égard repose sur le fait que la première étape du processus d’examen des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, soit la question de savoir s’il est justifié d’accorder une exemption, dure environ 4 à 6 mois. Par conséquent, la demanderesse soutient que la conclusion de l’agente selon laquelle le processus d’examen nécessite 35 mois (selon les renseignements fournis sur le site Web de CIC) et que sa demande de report visait donc une période indéterminée est déraisonnable.  

[47]  La Cour d’appel fédérale a réitéré dans l’arrêt Lewis qu’il peut être justifié d’accorder un report quand les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire qui ont été présentées en temps opportun ne sont pas encore réglées à cause de l’arriéré auquel le système fait face (Lewis, au paragraphe 55; Baron, au paragraphe 49). Cependant, la demande de la demanderesse n’a pas été présentée en temps opportun. Par conséquent, j’estime que la conclusion de l’agente à cet égard, compte tenu des présentes circonstances, était raisonnable et conforme au raisonnement adopté par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Baron, où il est indiqué ce qui suit :

[80]  Aux termes du paragraphe 48(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (la LIPR), « [l]’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent ». Je suis d’accord avec mon collègue pour dire qu’il est de jurisprudence constant que le pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution est limité. Il n’en demeure pas moins qu’en fin de compte, l’agent d’exécution n’est censé faire rien d’autre que d’exécuter la mesure de renvoi. Bien que les agents d’exécution aient le pouvoir discrétionnaire de fixer de nouvelles dates de renvoi, ils ne sont pas censés reporter le renvoi à une date indéterminée. Vu les faits dont nous disposons, la date de la décision relative à la demande CH était inconnue et il était peu probable qu’elle fût imminente, de sorte que l’on demandait en fait à l’agente d’exécution de reporter le renvoi à une date indéterminée. Or, elle n’avait tout simplement pas le pouvoir de reporter le renvoi à une date indéterminée.

(Je souligne.)

[48]  En fait, comme la demanderesse avait déposé sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire moins de deux semaines avant sa demande de report, il est évident que la date de la décision relative à cette demande était inconnue et loin d’être imminente. Par conséquent, l’agente n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle.

[49]  Enfin, comme l’a fait remarquer le défendeur, la Cour, lorsqu’elle se demande si la décision de l’agent est raisonnable, doit aussi tenir compte de l’historique de non‑conformité du demandeur puisque cet élément devrait toujours figurer au haut de la liste des facteurs pertinents que l’agent d’exécution doit prendre en considération. La Cour d’appel fédérale a reconnu que le défendeur est certainement autorisé à refuser la dispense que demande une personne s’il est d’avis, par exemple, que les circonstances de l’entrée ou du séjour au Canada de cette personne la discréditent ou créent un précédent susceptible d’encourager l’entrée illégale au Canada (Baron, au paragraphe 64; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Legault, 2002 CAF 125, au paragraphe 19).

[50]  La demanderesse semble s’être reprise en main au cours des dernières années, mais elle a tout de même défié les autorités de l’immigration et s’en est sauvée pendant plus de sept ans, et ce, au point où son nom a été ajouté à la liste des personnes recherchées de l’Agence des services frontaliers du Canada. L’agente pouvait donc accorder un poids considérable à l’historique de non-conformité de la demanderesse lorsqu’elle a exercé son pouvoir discrétionnaire et décidé de ne pas reporter le renvoi.

[51]  Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse sera rejetée. Aucune partie n’a proposé de question de portée générale à certifier.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-4479-16

 

INTITULÉ :

RUSHYANE ANN-MARIE CRAWFORD c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par vidéoconférence À CALGARY (ALBERTA) et à OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 JUIN 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 31 JUILLET 2017

 

COMPARUTIONS :

Lisa Couillard

 

POUR LA DEMANDERESSE

Maria Green

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sherritt Greene

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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