Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20170615


Dossier : IMM-2178-16

Référence : 2017 CF 598

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 juin 2017

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

AHMED ABDI MOHAMED

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, rendue le 28 avril 2016, dans laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile du demandeur présentée au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. La SPR a rejeté la demande du demandeur au motif qu’il n’a pas établi son identité. La SPR a indiqué que l’identité est la pierre angulaire de la reconnaissance du statut de réfugié, puis est allée plus loin en concluant, conformément au paragraphe 107(2) de la Loi, que la demande était dénuée d’un minimum de fondement.

II.  Contexte

[2]  Le demandeur est connu sous le nom d’Ahmed Abdi Mohamed. Il déclare être un ressortissant de la Somalie. Il est entré au Canada par les États-Unis le 16 novembre 2014.

[3]  La demande d’asile du demandeur peut se résumer comme suit. Le demandeur affirme être un membre de la tribu Ogaden, laquelle serait en conflit avec un clan plus puissant, la tribu Bartire, qui contrôle la région où il vivait en Somalie. Il soutient qu’en 2009, des membres du clan Bartire ont tué son père et volé ses chameaux, et qu’ils n’ont pas cessé de menacer sa famille depuis. En 2010, des membres de la tribu Bartire seraient revenus pour voler plus de chameaux et auraient battu et torturé le demandeur, menaçant de le tuer lors de leur prochaine visite.

[4]  Ces circonstances seraient la motivation derrière le départ de la Somalie du demandeur à la fin décembre 2010. Le demandeur indique que sa famille a vendu une partie de son bétail pour pouvoir payer son voyage vers l’Afrique du Sud, où il a demeuré pendant environ trois ans. Il a ensuite décidé de quitter ce pays parce que la population locale s’en prenait aux réfugiés. Il s’est finalement retrouvé en Amérique du Sud et, après avoir voyagé dans divers pays, est entré aux États-Unis, où il a demandé asile, sans succès.

[5]   Après sa mise en liberté par les autorités de l’immigration des États-Unis, le demandeur s’est rendu au Canada. Il croit qu’il sera blessé ou tué par les membres du clan Bartire s’il retourne en Somalie. Il pense aussi qu’Al Shabab lui fera du mal, étant donné qu’il a appris que sa mère a été menacée et attaquée par des membres d’Al Shabab parce qu’elle ne leur a pas payé une taxe.

[6]  Comme il a été mentionné au début des présents motifs, la question de l’identité est la question déterminante dans la décision de la SPR. Le demandeur a affirmé devant la SPR qu’il n’avait jamais possédé de pièces d’identité délivrées par le gouvernement de la Somalie, ce qui, selon la SPR, correspond à l’information se trouvant dans la preuve documentaire objective sur la Somalie. Par conséquent, la SPR a évalué la crédibilité du demandeur dans le cadre de l’évaluation de son identité, et a conclu que la présomption de la véracité du témoignage du demandeur avait été réfutée.

[7]  Dans son témoignage, le demandeur a déclaré n’avoir jamais présenté de documents somaliens à qui que ce soit. La SPR lui a ensuite présenté un certificat de naissance délivré par la municipalité de Mogadiscio. Le demandeur a dit qu’il s’agissait d’une erreur et a présenté ses excuses, expliquant qu’il avait reçu ce faux certificat de naissance d’une femme avec laquelle il avait demeuré au Venezuela pour pouvoir se rendre aux États-Unis. Le demandeur a soutenu avoir perdu le document en chemin vers les États-Unis, où il est entré sans pièces d’identité, mais qu’il en avait fait une copie qu’il avait envoyée à un ami en Afrique du Sud pour qu’il la conserve en lieu sûr.

[8]  Le demandeur a aussi déclaré que sa cousine, Sarah, qui vit aux États-Unis, avait été en mesure d’obtenir ce document pour lui et le lui avait envoyé pendant qu’il était détenu aux États-Unis, mais qu’il ne lui avait jamais demandé de le faire. La SPR a interrogé le demandeur pour savoir comment Sarah s’y était prise pour obtenir le certificat de naissance de l’ami en question en Afrique du Sud sans qu’il le lui demande, ce à quoi il s’est contenté de répondre qu’il ne connaissait pas les détails.

[9]  Sarah a témoigné à l’audience et a déclaré que le demandeur lui avait demandé de se procurer le document auprès de son ami en Afrique du Sud. La SPR a accepté ce témoignage, concluant qu’il était impossible que Sarah ait obtenu le certificat de naissance par sa propre initiative et qu’elle contacte comme par hasard, en Afrique du Sud, la seule personne qui l’avait en sa possession. La SPR n’a pas admis que le demandeur n’avait pas utilisé le document aux États-Unis, puisque les documents d’immigration américains indiquent qu’il avait présenté de la documentation qui lui a permis d’être relâché. Quoi qu’il en soit, le demandeur a fabriqué l’histoire expliquant la façon dont il a acquis le document, ce qui mine sa crédibilité.

[10]  Le demandeur a aussi fourni une déclaration du mari de Sarah, M. Adbimahat, qui soutient que le demandeur est un bon ami de la famille et qu’il le connaît depuis sa naissance à Buale, en Somalie. Or, Sarah a indiqué que son mari n’avait jamais rencontré le demandeur, et qu’ils s’étaient seulement parlé par téléphone après l’arrivée du demandeur aux États-Unis. La SPR a conclu que le demandeur avait obtenu cette fausse déclaration afin de l’aider pendant sa détention, a donc donné peu de poids à l’affidavit où elle figurait, et l’a jugée insuffisante pour établir l’identité du demandeur.

[11]  La SPR a également conclu que la déclaration de M. Abdullahi, qui était jointe à celle de M. Abdimahat, était insuffisante pour établir l’identité du demandeur, puisque M. Abdullahi a déclaré exactement la même chose que M. Abdimahat, c’est-à-dire qu’il était un ami du demandeur et qu’il avait assisté à sa naissance à Buale.

[12]  La SPR a estimé que la lettre et le témoignage de Sarah n’étaient pas suffisants pour établir l’identité du demandeur, vu le témoignage improvisé du demandeur sur la façon dont sa cousine était entrée en possession de son certificat de naissance, et que Sarah était incapable de corroborer les explications du demandeur concernant sa situation en Somalie puisqu’elle a déclaré n’avoir jamais vu le demandeur dans ce pays. La SPR a en outre accordé peu de poids aux quatre autres documents justificatifs : deux lettres (l’une des Services de réinstallation en Somalie de Faribault, au Minnesota, et l’autre de l’Association somalienne d’Afrique du Sud) et deux déclarations (fournies par l’Association somalienne du Manitoba et son vice-président, M. Abdi Jiban Elmi). La SPR a conclu que ces documents ne fournissaient pas de détails concernant la façon dont ils permettaient d’établir l’identité du demandeur, et étaient, de façon générale, vagues. Par exemple, la déclaration de M. Elmi indiquait que seul un groupe d’aînés a conclu que le demandeur était somalien.

[13]  La SPR a de plus accordé peu de poids à la déclaration d’un homme nommé Aditrizak Adam, qui a affirmé qu’il connaissait la mère du demandeur mais ne savait rien du demandeur même, indiquant qu’il n’avait jamais eu de contact avec lui avant son arrivée au Canada.

[14]  Enfin, la SPR a conclu que le témoignage de la mère du demandeur, qui corroborait de manière générale l’histoire du demandeur sur son départ de la Somalie, n’était à lui seul pas suffisant pour établir l’identité du demandeur, considérant les problèmes liés à la crédibilité du demandeur.

[15]  Par conséquent, la SPR a statué que l’incapacité du demandeur à établir son identité selon la prépondérance des probabilités était déterminante pour l’issue de sa demande d’asile. Elle a aussi jugé, en application du paragraphe 107(2) de la Loi, que la demande était dénuée d’un minimum de fondement.

[16]  Le demandeur soutient que la décision de la SPR doit être annulée puisqu’elle n’est pas raisonnable à deux égards. Premièrement, concernant la question de l’identité, le demandeur prétend que la SPR a accordé une importance déraisonnable au faux certificat de naissance et au témoignage qui s’y rattache et les a considérés comme des facteurs déterminants, alors qu’il n’avait jamais présenté ce document dans le cadre de sa demande d’asile. Le demandeur affirme que c’est le ministre, et non lui-même, qui a fourni ce document à la SPR. Par conséquent, on ne peut pas lui reprocher d’avoir utilisé ce document comme preuve d’identité, puisqu’il ne l’a jamais fait. Il soutient qu’il est erroné de la part de la SPR de fonder une conclusion défavorable quant à la crédibilité sur l’utilisation de faux documents par un demandeur pour entrer au Canada, si ce demandeur n’a pas demandé qu’on utilise ces documents.

[17]  Le demandeur ajoute qu’il a raisonnablement justifié, conformément à l’article 106 de la Loi, le fait qu’il ne possédait pas de pièces d’identité. Or, il affirme que ses explications ont été rejetées de manière arbitraire. L’article 106 prévoit que la SPR doit prendre en compte, s’agissant de la crédibilité du demandeur, le fait que, n’étant pas muni de papiers d’identité acceptables, le demandeur ne peut raisonnablement en justifier la raison et n’a pas pris les mesures voulues pour s’en procurer.

[18]  Le demandeur soutient à cet égard que la SPR n’a pas appliqué la présomption de véracité à son témoignage et a rejeté à tort des documents parce qu’ils étaient [traduction« vagues » ou qu’ils [traduction« n’expliquaient pas comment l’association a procédé pour établir l’identité du [demandeur] ». Plus particulièrement, il affirme que le rejet par la SPR d’une lettre de l’Association somalienne du Manitoba était déraisonnable, puisque le cartable national de documentation indique que de telles associations conduisent des entretiens avec leurs clients et sont en mesure d’établir leur identité grâce à leur accent et à leur témoignage. En outre, cette association n’offre pas d’aide aux personnes qu’elle ne croit pas être somaliennes.

[19]  Enfin, le demandeur affirme que la SPR a commis une erreur sur la question de l’identité parce qu’on a déterminé que sa crainte était crédible aux États-Unis. Le Département de la Sécurité intérieure des États-Unis a établi son identité avec [traduction] « un degré raisonnable de certitude » en se fondant sur [traduction] « les déclarations crédibles du demandeur ».

[20]  Deuxièmement, en ce qui a trait à la conclusion relative à l’absence de minimum de fondement, le demandeur soutient qu’une absence totale de preuve crédible ou digne de foi est nécessaire pour conclure à l’absence de minimum de fondement. Or, en l’espèce, le demandeur fait valoir que la SPR a accordé peu de poids à plusieurs documents qu’il a fournis, mais ne leur a pas accordé aucun poids. Il mentionne comme exemple que la SPR a reconnu que le témoignage de la mère du demandeur corroborait dans l’ensemble ses déclarations, mais lui a accordé peu de valeur probante en raison des autres difficultés liées à sa crédibilité. Il ajoute que la conclusion de la SPR était qu’il n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles ou dignes de foi pour établir son identité, ce qui, selon lui, n’est pas assez pour conclure à l’absence de minimum de fondement.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[21]  La présente affaire soulève les questions suivantes :

  • a) La conclusion portant que le demandeur n’est pas parvenu à établir son identité selon la prépondérance des probabilités est-elle raisonnable?

  • b) La conclusion portant que la demande d’asile du demandeur n’était fondée sur aucun élément de preuve crédible est-elle raisonnable?

[22]  Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Cela signifie que la Cour ne modifiera la décision de la SPR que si elle est convaincue qu’elle n’appartient pas aux issues possibles et acceptables ou qu’elle ne respecte pas les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité du processus décisionnel (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au para 47 [Dunsmuir]).

IV.  Analyse

A.  La conclusion quant à l’identité

[23]  J’estime qu’il était raisonnablement loisible à la SPR de conclure que le demandeur n’est pas parvenu à établir son identité selon la prépondérance des probabilités. D’abord, en ce qui concerne le faux certificat de naissance, je conviens avec le défendeur que la SPR n’a pas mis en doute la crédibilité du demandeur parce qu’il aurait utilisé un faux document comme preuve d’identité, mais plutôt parce qu’il a menti dans sa demande d’asile au sujet de l’obtention de ce document et de son utilisation aux États-Unis.

[24]  Par ailleurs, je ne vois aucun motif d’intervenir à l’égard de la conclusion défavorable relative à la crédibilité tirée par la SPR en raison des contradictions entre le témoignage du demandeur et celui de sa cousine Sarah. En effet, le demandeur s’est fait demander à maintes reprises d’expliquer pourquoi Sarah savait qu’elle devait se procurer le document auprès de son ami en Afrique du Sud, et il a à chaque fois répondu qu’il ne connaissait pas les détails de cette démarche, mais qu’il ne lui avait pas demandé de le faire (Dossier certifié du tribunal, vol. 2, p. 446, 448 et 466). Or, Sarah a déclaré que le demandeur l’a contactée pendant qu’il était détenu aux États-Unis pour lui demander de se procurer le certificat de naissance. Sarah a affirmé que le demandeur lui a dit de communiquer avec son ami qui vit en Afrique du Sud, ce qu’elle a fait (Dossier certifié du tribunal, vol. 2, p. 406).

[25]  Je suis d’avis que la conclusion défavorable relative à la crédibilité tirée par la SPR concernant l’affidavit du mari de Sarah, M. Abdimahat, est aussi raisonnable. Le demandeur a tenté d’expliquer cette incohérence dans l’affidavit qu’il a produit dans le cadre du présent contrôle judiciaire, expliquant que Sarah avait voulu dire que son mari et le demandeur ne s’étaient jamais rencontrés aux États-Unis, sans spécifier que c’était aussi le cas en Somalie. Cependant, le témoignage de Sarah avait été très clair à cet égard. Quand on lui a demandé si son mari connaissait le demandeur avant qu’ils se rencontrent aux États-Unis, elle a répondu : [traduction] « […] ils se connaissaient, mais ils ne se sont jamais rencontrés. Ils ne se sont jamais parlés, parce que mon mari et moi nous sommes mariés en Afrique du Sud, donc ils savaient que l’autre existait, mais ils n’ont jamais eu une conversation » (Dossier certifié du tribunal, vol. 2, p. 408). Par conséquent, je trouve raisonnable la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur a obtenu une fausse déclaration auprès du mari de Sarah (qui a soutenu être présent à la naissance du demandeur en Somalie (Dossier certifié du tribunal, vol. 1, p. 299)) dans le but d’étayer sa demande. Il en est de même pour M. Abdullahi, dont la relation avec le demandeur n’a jamais été expliquée.

[26]  Le demandeur soutient que la SPR n’a pas appliqué la présomption de véracité à son témoignage et a incorrectement écarté les lettres d’appui des organisations somaliennes parce qu’elles étaient [traduction« vagues » ou [traduction« n’expliquaient pas comment l’association a procédé pour établir l’identité du [demandeur] ». Je suis d’accord avec le défendeur à ce propos : la SPR n’a pas conclu que ces documents n’étaient pas crédibles, mais plutôt qu’ils manquaient de force probante parce qu’ils ne permettaient pas d’expliquer de quelle façon leurs auteurs avaient procédé pour établir l’identité du demandeur (Dossier certifié du tribunal, vol. 1, p. 286, 289 et 316). Je juge qu’il était raisonnablement loisible à la SPR de tirer cette conclusion à ce sujet.

[27]  J’estime déraisonnable la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur avait fourni le faux certificat de naissance au Département de la Sécurité intérieure des États-Unis pour établir son identité, parce que les documents du Département de la Sécurité intérieure révèlent que l’agent était convaincu de l’identité du demandeur grâce à son témoignage, et non en raison des éléments de preuve documentaire présentés, comme il aurait pu le faire (Dossier certifié du tribunal, vol. 1, p. 159). Cependant, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la SPR n’était pas tenue de s’en remettre à la décision du Département de la Sécurité intérieure des États-Unis, puisque le demandeur a présenté des éléments de preuve supplémentaires et contradictoires à la SPR, et parce que la majorité des éléments de preuve présentés à la SPR par le demandeur sont postérieurs cette décision. Plus particulièrement, une lettre datée du 15 janvier 2015 indique que le Département de la Sécurité intérieure des États-Unis n’était pas disposé à accorder une libération conditionnelle au demandeur parce qu’il n’avait pas établi son identité (Dossier certifié du tribunal, vol. 1, p. 178).

[28]  Enfin, en ce qui concerne le témoignage du demandeur, je crois qu’il était raisonnable de la part de la SPR de conclure que ce témoignage n’était pas suffisant pour éliminer ses préoccupations en matière de crédibilité et établir l’identité du demandeur sans autres éléments de corroboration. Comme le souligne la juge Snider dans la décision Su c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 743, au paragraphe 5, « [t]oute décision que la SPR rend relativement à l’identité dépend exclusivement des faits ». Il appartenait donc à la SPR de décider si le demandeur avait établi son identité selon la prépondérance des probabilités (Ntsongo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 788, au paragraphe 23 ; Yip c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 1285, au paragraphe 7). En l’espèce, la SPR a conclu que le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau de preuve qui lui incombait. Par conséquent, étant donné la conclusion que la décision de la SPR n’appartient pas aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, la Cour ne peut intervenir.

[29]  J’ai jugé que la conclusion de la SPR quant à l’identité est raisonnable, mais je ne confirme pas pour autant sa décision, car je suis d’avis que la SPR a commis une erreur susceptible de révision en concluant que la demande d’asile du demandeur est par ailleurs dénuée d’un minimum de fondement.

B.  La conclusion quant à l’absence de minimum de fondement

[30]  Le paragraphe 107(2) de la Loi est ainsi libellé :

Preuve

No credible basis

(2) Si elle estime, en cas de rejet, qu’il n’a été présenté aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu fonder une décision favorable, la section doit faire état dans sa décision de l’absence de minimum de fondement de la demande.

(2) If the Refugee Protection Division is of the opinion, in rejecting a claim, that there was no credible or trustworthy evidence on which it could have made a favourable decision, it shall state in its reasons for the decision that there is no credible basis for the claim.

[31]  Une conclusion rendue en application du paragraphe 107(2) de la Loi entraîne des conséquences considérables, puisqu’elle prive le demandeur d’un appel à la Section d’appel des réfugiés avec l’avantage d’un sursis légal. C’est pour cette raison que le seuil pour ces conclusions est élevé, ne pouvant être atteint que « s'il n’y a aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel [la Commission] aurait pu se fonder pour reconnaître le statut de réfugié au revendicateur » (Rahaman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 89, au paragraphe 51 [Rahaman]). Cette conclusion « ne doit pas être une solution “fourre-tout” ou une solution employée sans discernement, ni un résumé des insuffisances ou des pour et contre des preuves » (Mahdi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 218, au paragraphe 10 [Mahdi]).

[32]  Plus récemment, dans la décision Boztas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 139 [Boztas], le juge Brown a analysé les principes régissant les conclusions relatives à l’absence de minimum de fondement :

[11]  Pour conclure à l’absence d’un minimum de fondement d’un contrôle judiciaire, le seuil à franchir est élevé, tel que l’a mentionné le juge Donald J. Rennie dans Levario c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 314 :

[18]  Pour conclure à l’absence d’un minimum de fondement d’une demande d’asile, le seuil à franchir est élevé, ainsi qu’il est indiqué dans l’arrêt Rahaman, au paragraphe 51 :

[…] Comme j’ai tenté de le démontrer, la Commission doit, suivant le paragraphe 69.1(9.1), examiner tous les éléments de preuve qui lui sont présentés et conclure à l’absence d’un minimum de fondement seulement s’il n’y a aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu se fonder pour reconnaître le statut de réfugié au revendicateur.

[19]  C’est donc dire que s’il existe un élément de preuve crédible ou digne de foi quelconque qui est susceptible d’étayer une reconnaissance positive, il n’est pas loisible à la Commission de conclure que la demande d’asile est dénuée d’un minimum de fondement, même si, au bout du compte, elle conclut que cette demande n’a pas été établie selon la prépondérance des probabilités.

[italique et gras dans l’original]

[12]  En l’espèce, il y avait bel et bien des éléments de preuve crédibles ou dignes de foi qui étaient susceptibles d’étayer une reconnaissance positive. La SPR a accepté ces éléments et leur a accordé un certain poids, à savoir :

A.  Des éléments de preuve concernant l’identité du demandeur et la persécution et la discrimination qu’il allègue avoir subies en Turquie en raison de son origine ethnique et de sa religion. La SPR a accepté la preuve documentaire et le fait que le demandeur était un Kurde de confession alévie.

B.  La SPR a accordé « très peu de poids » aux éléments de preuve associés à des lettres de professionnels. Ces lettres ont été rédigées par le médecin et l’avocat du demandeur en Turquie. Cette preuve indiquait que le 21 mars 2012 et le 15 juin 2012, le demandeur avait reçu des traitements de la part de son médecin de famille pour ses blessures. La lettre du médecin mentionnait que le demandeur lui a dit qu’il avait été blessé après avoir été battu et torturé par des policiers. Quant à la lettre de l’avocat du demandeur, elle indiquait que cet avocat avait tenté, sans succès, d’aider le demandeur à être libéré et à récupérer son passeport en lien avec sa détention de juin 2012. La SPR a accordé peu de valeur probante à ces lettres, mais n’a pas indiqué qu’elles n’avaient « aucune valeur probante », ce qui serait nécessaire pour justifier une décision s’appuyant sur l’« absence d’un minimum de fondement ».

[Je souligne.]

[13]  En gardant cette loi et ces conclusions à l’esprit, je suis poussé à conclure que la SPR a agi déraisonnablement, et je pourrais ajouter de façon erronée, en appliquant le critère juridique régissant l’application de la disposition d’absence d’un minimum de fondement, comme il est décrit ci-dessus.

[33]  Comme dans l’affaire Boztas, la SPR n’aborde en l’espèce le sujet de la conclusion relative à l’absence de minimum de fondement que très rapidement et seulement à la fin de de sa décision, affirmant ce qui suit :

[traduction] [26]  Le tribunal conclut en outre que la demande d’asile est dénuée d’un minimum de fondement conformément au paragraphe 107(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Considérant que l’identité est la pierre angulaire de la reconnaissance du statut de réfugié, la conclusion du tribunal portant qu’aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel il aurait pu fonder une décision favorable n’a été présenté résulte du défaut du demandeur d’asile d’établir son identité.

[34]  Aussi comme dans l’affaire Boztas, la SPR n’a accordé en l’espèce aucun poids aux lettres et déclarations des organisations somaliennes et ne les a pas non plus écartées, mais, compte tenu de leur absence de valeur probante, elle leur a accordé peu de poids, concluant qu’elles n’étaient pas suffisantes pour établir l’identité du demandeur. De la même façon, la SPR n’a pas conclu que la mère ou la cousine du demandeur n’étaient pas crédibles, mais a accordé peu de poids à leurs témoignages en raison de ses réserves quant à la crédibilité du propre témoignage du demandeur. Tous ces éléments de preuve appuyaient le récit du demandeur.

[35]  À cet égard, le défendeur invoque la décision Saleem c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 389, pour affirmer que la Cour fédérale a statué que la SPR peut raisonnablement déterminer qu’une demande est dénuée d’un minimum de fondement si le demandeur d’asile n’est pas parvenu à établir son identité. La Cour n’a pas, dans cette affaire, examiné les précédents où il était question d’absence de minimum de fondement, et le demandeur dans cette affaire n’a pas contesté la conclusion de la SPR à cet égard. La question en litige dans cette affaire était plutôt de déterminer si la conclusion de la SPR portant que le demandeur d’asile n’était pas parvenu à établir son identité était raisonnable, et s’il y avait eu un manquement à l’équité procédurale.

[36]  Bien qu’il puisse y avoir des cas où la SPR peut raisonnablement conclure que le demandeur d’asile n’est pas parvenu à établir son identité et que sa demande est dénuée d’un minimum de fondement, je suis d’avis que la conclusion doit demeurer conforme aux décisions Boztas, Levario et Rahaman. Par exemple, dans la décision Mahdi, le juge Phelan a jugé que la SPR avait commis une erreur en concluant à une absence d’un minimum de fondement parce que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles quant à son identité. De la même façon, le juge Boswell a conclu, dans la décision Pournaminivas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1099, que les conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité étaient raisonnables, mais que conclure à l’absence d’un minimum de fondement était déraisonnable.

[37]  Pour ces raisons, je conclus, comme le juge Brown dans la décision Boztas, que la SPR a appliqué le critère juridique régissant l’application du paragraphe 107(2) de la Loi de manière déraisonnable, voire incorrecte.

[38]  La demande de contrôle judiciaire du demandeur sera donc accueillie.

[39]  Le demandeur propose la question certifiée suivante :

[traduction] « La Section de la protection des réfugiés doit-elle décider, en application de du paragraphe 107(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et avant de conclure qu’une demande d’asile est dénuée d’un minimum de fondement du fait que le demandeur n’est pas parvenu à établir son identité, qu’il n’y avait aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel la Section aurait pu fonder une décision favorable concernant l’identité du demandeur d’asile ? »

[40]  Le défendeur s’oppose à la certification de cette question.

[41]  Je ne suis pas convaincu que la question proposée est une question grave de portée générale qui pourrait permettre de trancher l’appel. Plus précisément, je ne suis pas convaincu que la question proposée transcende l’intérêt des parties au litige (Zazai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89, au paragraphe 11).

[42]  Aucune question ne sera donc certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie ;

  2. La décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, rendue le 28 avril 2016, est infirmée, et l’affaire est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés pour qu’un autre commissaire statue à nouveau sur elle conformément aux présents motifs ;

  3. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2178-16

 

INTITULÉ :

AHMED ABDI MOHAMED c LE MINISTÈRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

WINNIPEG (MANITOBA)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 FÉVRIER 2017

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 JUIN 2017

 

COMPARUTIONS :

David Matas

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Alexander Menticoglou

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.