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Date : 20170724


Dossier : IMM-3969-16

Référence : 2017 CF 718

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 juillet 2017

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

KABILAN RASALINGAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION et
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  La Cour est saisie d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 [la Loi], qui vise la décision datée du 24 septembre 2016 [la décision], par laquelle un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs [l’agent] a refusé de reporter le renvoi du demandeur. La demande sera accueillie en raison du traitement déraisonnable de certains éléments de preuve.

[2]  Le demandeur, un jeune homme sri lankais d’origine tamoule, est arrivé au Canada le 7 juillet 2010 et a présenté une demande d’asile. Cette demande d’asile a été instruite le 21 septembre 2011 et rejetée le 18 octobre de la même année. La Cour a rejeté une demande d’autorisation de contrôle judiciaire de cette décision le 9 mars 2012.

[3]  Le demandeur a ensuite présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [l’ERAR] le 8 décembre 2012, lequel s’est soldé par un résultat défavorable le 7 janvier 2014. Le demandeur a aussi contesté cette issue défavorable et la Cour, après lui avoir accordé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire, a toutefois rejeté sa demande le 13 avril 2015. Le sursis prévu par la loi à l’exécution de la mesure de renvoi du demandeur a ainsi pris fin en raison de cette décision.

[4]  Cependant, son renvoi a été fixé bien plus d’un an plus tard. Le 20 septembre 2016, le demandeur a demandé le report de son renvoi, qui devait avoir lieu une semaine plus tard. Le 24 septembre 2016, cette demande a été refusée. Le demandeur a une fois de plus présenté une demande à la Cour fédérale, cette fois en vue d’obtenir un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, fondé sur la contestation sous‑jacente de la décision.

[5]  La juge Strickland, en faisant droit à la demande de sursis, a mentionné ce qui suit, soulignant qu’il s’agissait là d’un problème grave dans la décision de l’agent : [traduction« L’agent d’exécution de la loi semble avoir omis de se pencher sur la question de savoir si les documents relatifs à la situation dans le pays qui étaient postérieurs à l’examen des risques avant renvoi du demandeur daté de janvier 2014 appuient l’affirmation du demandeur selon laquelle les personnes qui correspondent à son profil, soit celui d’un jeune homme tamoul originaire du nord du Sri Lanka ayant été débouté de sa demande d’asile, sont exposées à un risque accru ou modifié de persécution » (Rasalingham c Canada (Sécurité publique et Protection civile) (le 27 septembre 2016), Ottawa, CF IMM-3969-16 (jugement interlocutoire)).

II.  La décision

[6]  Lorsqu’il a refusé de reporter le renvoi, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve convaincants pour corroborer l’allégation selon laquelle la nouvelle preuve, qui était postérieure aux analyses du risque (devant la SPR et au stade de l’ERAR) avait démontré que le demandeur serait exposé à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain après son renvoi au Sri Lanka.

[7]  L’agent a aussi fait remarquer que le demandeur était visé par deux demandes fondées sur des motifs humanitaires, présentées en 2004 et en 2016 (dont la dernière est toujours en instance), mais il a mentionné qu’en raison des politiques applicables en matière de renvoi, rien ne lui permettait de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi pendant que les demandes fondées sur des motifs humanitaires étaient en instance. L’agent a aussi examiné à la fois la question des difficultés et celle de l’établissement, notamment sous l’angle de la santé mentale du demandeur. Il a conclu que ces deux facteurs, ainsi que le risque auquel le demandeur était exposé à son retour au Sri Lanka, n’appuyaient pas le report du renvoi du demandeur.

III.  Les questions en litige

[8]  Le demandeur prétend que l’agent a omis de tenir compte de la preuve dont il était saisi, notamment celle concernant la situation actuelle au Sri Lanka, qui avait changée, et qu’il s’était plutôt fondé sur la décision de la SPR ainsi que sur l’ERAR, qui reposaient tous deux sur des éléments de preuve datés de 2011 et, par conséquent, désuets (puisque l’agent d’ERAR semble s’être limité à la même preuve sur la situation dans le pays que celle examinée par la SPR : dossier certifié du tribunal, à la page 147).

[9]  Le demandeur allègue aussi que l’agent n’a pas examiné de manière adéquate (i) la nouvelle preuve personnelle produite par le demandeur, soit la documentation fournie par les membres de sa famille ainsi que l’avocat de la famille au Sri Lanka, et qu’il a donné peu de poids à cette preuve, et (ii) la nouvelle preuve médicale provenant du psychiatre qui traite le demandeur.

IV.  Analyse

[10]  Les parties conviennent que la décision d’un agent d’exécution de la loi de refuser de reporter un renvoi est susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité. Lorsque la Cour procède à un examen des conclusions de fait selon cette norme, elle ne doit pas pondérer la preuve de nouveau ni se pencher sur l’importance relative que le décideur a accordée à l’un des facteurs pertinents. Dans la mesure où le processus et l’issue cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, et que la décision est étayée par une preuve acceptable qui peut être justifiée en fait et en droit, la cour siégeant en révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Newman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 888, aux paragraphes 12 et 13).

[11]  Le contexte dans lequel les décisions en matière de report de renvoi sont prises est particulièrement difficile, compte tenu des enjeux et des réalités liés à la chronologie. Les dispositions en matière de renvoi sont fréquemment prises à court préavis. Par conséquent, les personnes visées par une mesure d’expulsion et qui présentent une demande de report en dernier recours ont peu de temps pour formuler leur demande. Les agents doivent aussi souvent agir dans des échéanciers très serrés, compte tenu de la nature de ces demandes dans le contexte des renvois.

[12]  Par conséquent, les agents disposent d’un pouvoir discrétionnaire très étroit en ce qui a trait au report des renvois, pouvoir limité aux cas les plus extrêmes (risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain) (Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, au paragraphe 51, citant Wang c Canada (MCI), [2001] 3 CF 682 (CF)). Leurs fonctions sont limitées, et les reports sont censés être des mesures temporaires. Les agents d’exécution de la loi ne sont pas censés se prononcer sur les demandes d’ERAR ou sur les demandes fondées sur des motifs humanitaires, ni rendre de nouvelles décisions à ce sujet (Shpati c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CAF 286, au paragraphe 45).

[13]  Le pouvoir discrétionnaire des agents d’exécution de la loi devrait donc uniquement être modifié par la Cour lorsque l’agent a omis de tenir compte d’un facteur important ou si un agent a commis une erreur grave dans l’évaluation de la situation d’un demandeur (Urbina Ortiz c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 CF 18, au paragraphe 53). Cela dit, le droit de contester le refus d’un agent d’exécution de la loi de reporter un renvoi n’est pas illusoire (Atawnah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144, au paragraphe 18 [Atawnah]). Les agents d’exécution de la loi doivent examiner la preuve qui leur est soumise, dans les étroites limites énoncées ci‑dessus.

[14]  En ce qui concerne la demande présentée par le demandeur en vue de faire reporter son renvoi, l’agent a simplement écrit qu’il n’y avait pas [traduction« suffisamment d’éléments de preuve convaincants pour corroborer l’allégation selon laquelle il existe une nouvelle preuve postérieure à la décision de la SPR ou que cette dernière ne pouvait pas examiner antérieurement pour [me convaincre que le demandeur] sera exposé à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain s’il est renvoyé au Sri Lanka » (décision, à la page 4).

[15]  Comme il a déjà été mentionné, la preuve relative au risque était postérieure au verdict d’ERAR donné au demandeur. La décision renferme plusieurs passages qui posent problème, notamment celui reproduit dans le paragraphe immédiatement ci‑dessus, lequel ne laisse aucun doute quant au fait que l’agent n’a pas examiné de manière adéquate la preuve récente sur la situation dans le pays que le demandeur avait produite avec sa demande de report et qui faisait état du risque auquel une personne ayant le profil du demandeur, soit celui d’un jeune homme tamoul originaire du nord, est exposée, surtout si la personne en question est renvoyée au Sri Lanka à titre de demandeur d’asile débouté. Par exemple, l’agent a aussi mentionné ce qui suit : [traduction« Je constate que l’allégation relative au risque soulevée dans la demande de report du renvoi, soit, l’allégation selon laquelle M. Rasalingam est ciblé en raison de son origine ethnique tamoule, va de pair avec l’allégation de risque qu’il avait soulevée devant la SPR ainsi que dans sa demande d’ERAR » (décision, à la page 3).

[16]  Que les autres conclusions en ce qui a trait aux documents personnels produits par les membres de la famille du demandeur ainsi que par l’avocat aient ou non été raisonnables, l’agent avait néanmoins l’obligation d’examiner la nouvelle (postérieure à la décision de la SPR et au verdict au stade de l’ERAR) preuve sur la situation dans le pays et d’examiner si, d’après cette preuve, la situation exposerait le demandeur à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain. Parmi de tels éléments de preuve concernant la situation dans le pays, lesquels n’étaient pas disponibles au moment des analyses effectuées au stade de la décision devant la SPR et de l’ERAR, on trouve les éléments reproduits aux pages 262, 361 à 394 et 439 du dossier de demande (entre autres).

[17]  Le demandeur s’est appuyé avec insistance sur une affaire aux faits similaires, dans laquelle l’omission d’un agent d’exécution de la loi de prendre connaissance de la preuve récente concernant la situation au Sri Lanka dans le contexte d’un report de renvoi a été jugée déraisonnable : Kanakasingam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 457, au paragraphe 21 [Kanakasingam].

[18]  Première observation concernant cette décision : Je conviens avec l’avocat du défendeur que les décisions antérieures de la Cour ne doivent pas être considérées comme des faits en litige, et donc, qu’elles ne créent pas des éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays; la jurisprudence de la Cour en matière d’immigration se compose plutôt des conclusions tirées en ce qui a trait à la raisonnabilité ou au caractère correct de la décision visée par la demande de contrôle judiciaire en question (voir Bossé c Canada (Procureur général), 2017 CF 336, aux paragraphes 14 à 16; voir aussi Konya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 975 aux paragraphes 45 à 47).

[19]  Bien que des observations aient été formulées dans la décision Kanakasingam en ce qui concerne la situation au Sri Lanka, je conviens avec le demandeur que l’erreur susceptible de contrôle commise dans cette affaire est similaire à celle commise en l’espèce, soit l’omission d’examiner adéquatement la preuve sur la situation dans le pays depuis les analyses antérieures quant au risque, au sujet d’une modification du risque au Sri Lanka pour les personnes ayant le profil du demandeur (Kanakasingam, aux paragraphes 18 et 19).

[20]  La Cour a récemment rendu des décisions dans des affaires connexes dans lesquelles elle a annulé des conclusions tirées par les agents d’ERAR quant au risque qui étaient fondées sur de la documentation désuète quant à la situation dans le pays : voir Ramasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 473, au paragraphe 29; Srignanavel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 584, au paragraphe 25, et Navaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 244, au paragraphe 12-16, ainsi que sur diverses autres affaires publiées dans la décennie précédant l’arrêt Atawnah de la Cour d’appel fédérale (voir aux paragraphes 19 à 22).

[21]  En plus d’omettre de tenir compte de la preuve récente sur la situation dans le pays, l’agent croyait aussi que le demandeur devait établir l’existence d’un risque personnel de subir un préjudice, ou à tout le moins que la documentation devait établir l’existence d’un tel risque, en écrivant ce qui suit : [traduction« J’ai aussi examiné les documents sur la situation dans le pays qui ont été fournis par le conseil et qui sont postérieurs à l’instruction de [la] demande d’asile; cependant, je relève que ces articles sont de nature générale et qu’ils ne renvoient pas à M. Rasalingam de manière spécifique » (décision, à la page 4).

[22]  Cet énoncé ne tient pas la route. Le demandeur n’avait pas l’obligation de présenter une preuve « objective » sur la situation dans le pays selon laquelle il serait exposé à des risques dans l’éventualité de son renvoi au Sri Lanka (étant donné que l’agent n’avait accordé aucun poids à la preuve produite par la famille et par l’avocat au Sri Lanka, laquelle traitait de risques personnels). En fait, les risques personnels peuvent être inférés de la preuve circonstancielle, par l’appartenance du demandeur à un groupe qui est pris pour cible (Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 53, Kanakasingam, au paragraphe 20).

[23]  Étant donné que la décision était déraisonnable en ce qui a trait à quelque chose d’aussi déterminant que l’omission de la preuve sur la situation dans le pays se rapportant directement à la question clé que l’agent devait examiner, soit le risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur les autres questions soulevées en ce qui a trait au traitement de la preuve « personnelle », en l’espèce la preuve médicale ainsi que la preuve provenant de la famille et de l’avocat.

V.  Conclusion

[24]  Compte tenu de ce qui précède, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question n’a été proposée à des fins de certification, et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3969-16

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. Aucune question n’a été proposée à des fins de certification et l’affaire n’en soulevait aucune;

  3. Aucuns dépens ne seront adjugés.

« Alan S. Diner »

juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3969-16

INTITULÉ :

KABILAN RASALINGAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 JUILLET 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 24 JUILLET 2017

 

COMPARUTIONS :

M. Hadayt Nazami

POUR LE DEMANDEUR

M. Christopher Crighton

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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