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Date : 20161011


Dossier : T-775-16

Référence : 2016 CF 1129

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 octobre 2016

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

ELBIT SYSTEMS ELECTRO-OPTICS ELOP LTD.

demanderesse

et

SELEX ES LTD.

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’un appel interjeté par la défenderesse, Selex Es Ltd. [« Selex »], d’une ordonnance de la protonotaire Mireille Tabib [la « protonotaire »] datée du 2 septembre 2016 (2016 CF 1000) qui rejette en partie la requête de la demanderesse en vue de faire radier des portions de la déclaration.

[2]               La demanderesse, Elbit System Electro-Optics Elop Ltd’s [« ELOP »], s’oppose à la présente requête.

Rappel des faits

[3]               La demanderesse est titulaire du brevet canadien no 2 527 754 intitulé « Fiber Laser Based Jamming System » [le « brevet 754 »], lequel porte sur un système de contre-mesure infrarouge directionnel [le « système DIRCM »] à fibres optiques qui est utilisé pour mettre en échec les missiles, à la poursuite d’une cible, en suivant leur signature infrarouge. Dans la liste de produits de la demanderesse figure une solution DIRCM multispectrale qu’elle commercialise sous la marque de commerce MUSIC. La défenderesse, qui est en concurrence directe avec la demanderesse, a commercialisé une solution DIRCM multispectrale qui est offerte sous la marque de commerce MIYSIS.

[4]               La présente action a été instituée le 13 mai 2016. L’action concerne la fourniture de mises à niveau pour la flotte canadienne d’avions Lockheed CP140 Aurora et, en particulier, l’installation des systèmes DIRCM dans ces avions. General Dynamics Mission Systems – Canada [« GDC »] est le fournisseur principal auquel le gouvernement du Canada a attribué le contrat de mise à niveau. La défenderesse est une sous-traitante de GDC qui est chargée de l’installation du système DIRCM. La demanderesse allègue que les systèmes DIRCM devant être fournis, livrés et installés par la défenderesse constitueraient une contrefaçon du brevet 754.

[5]               La demanderesse allègue que la défenderesse a contrefait ou contrefera bientôt le brevet 754 en offrant de conclure, en acceptant ou en concluant un contrat avec GDC pour fournir ses systèmes, mais aussi que la défenderesse incite ou amène GDC et le gouvernement du Canada à contrefaire le brevet. En outre, la demanderesse allègue que GDC a incité ou amené le gouvernement du Canada à contrefaire le brevet ou l’incitera ou l’amènera à le faire.

[6]               Il est utile de noter que ni GDC ni le gouvernement du Canada ne sont cités en tant que défendeurs, même s’il est allégué qu’ils ont tous deux contrefait ou qu’ils contreferont directement le brevet 754.

Requête en radiation

[7]               Le 17 août 2016, la protonotaire a entendu une requête présentée par la défenderesse en vertu de l’article 221 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les « Règles »], en vue de faire radier des portions de la déclaration sans autorisation de la modifier :

i.          l’intégralité des paragraphes 19, 21, 37, 46, 47 et 48;

ii.         le passage [traduction] « et le gouvernement du Canada » au sous-paragraphe 1c)(iii);

iii.        le passage [traduction] « deux processus d’approvisionnement distincts. Un processus que le gouvernement du Canada a envisagé était un achat directement auprès d’un service militaire étranger et en particulier, des forces aériennes des États-Unis. Un second processus envisagé était un... » au paragraphe 12;

iv.        le passage [traduction] « le second » dans la première phrase et toute la deuxième phrase, de même que toute la troisième phrase du paragraphe 13;

v.         le passage [traduction] « Demande de proposition aux fournisseurs potentiels pour divers composants de la mise à niveau du bloc IV du PMPA. Une fois que... » au paragraphe 14.

vi.        toute la première phrase du paragraphe 17;

vii.       toute la dernière phrase du paragraphe 18;

viii.      toute la dernière phrase du paragraphe 21;

ix.        le passage [traduction] « et le gouvernement du Canada » du paragraphe 41.

[8]               La demanderesse a retiré sa requête relativement au paragraphe 41 et au sous‑paragraphe 1c) de la déclaration et a classé les autres paragraphes contestés de la déclaration comme suit :

a)                  Allégations d’incitation à inciter (parties du paragraphe 18 et paragraphes 19 et 37)

b)                  Simples affirmations ou spéculation (parties du paragraphe 21, paragraphe 24 et paragraphes 46 à 48)

c)                  Actes de procédure non pertinents (parties des paragraphes 12, 13, 14 et 17)

[9]               Ayant examiné successivement les arguments des parties concernant les trois questions, la protonotaire a accueilli en partie les requêtes en radiation et elle a ordonné que les passages ci‑après de la déclaration soient radiés :

a)                  le passage [traduction] « deux processus d’approvisionnement distincts. Un processus que le gouvernement du Canada a envisagé était un achat directement auprès d’un service militaire étranger et en particulier, des forces aériennes des États-Unis. Un second processus envisagé était un... » au paragraphe 12;

b)                  le passage [traduction] « le second » dans la première phrase et toute la deuxième phrase ainsi que toute la troisième phrase du paragraphe 13;

c)                  toute la première phrase du paragraphe 17.

[10]           Le paragraphe 51(1) des Règles prévoit que l’ordonnance du protonotaire peut être portée en appel par voie de requête présentée à un juge de la Cour fédérale. La demanderesse n’a pas interjeté appel, mais la défenderesse a signifié et déposé la présente requête en appel, laquelle a été entendue par le juge des requêtes lors des séances générales tenues le 5 octobre 2016 à Ottawa.

Requête en appel

[11]           À titre d’observation préliminaire, il n’y a aucun différend entre les parties en ce qui concerne les règles et les principes applicables qui régissent les actes de procédure. L’objet de l’article 221 des Règles est de permettre à la Cour de statuer rapidement sur les demandes sans fondement n’ayant aucune chance d’avoir gain de cause à l’audience, y compris les demandes qui ne révèlent aucune cause d’action ou de défense valable (alinéa 221a) des Règles). Le critère est très rigoureux. La Cour ne radiera pas une allégation d’un acte de procédure, à moins qu’il soit évident et manifeste que l’allégation ne révèle aucune cause d’action raisonnable ou qu’elle est si futile qu’elle n’a pas la moindre chance de succès (Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959, au paragraphe 980; Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc. (1999), 1 CPR (4th) 358 (CF 1re inst.), au paragraphe 30).

[12]           Même si dans Apotex Inc v Wellcome Foundation Ltd, [1996] ACF no 634, la juge Danielle Tremblay-Lamer traitait une requête en radiation des actes de procédure des défendeurs (Apotex) présentée par les demandeurs (Wellcome) en vertu de l’ancien article 419 des Règles, ses commentaires généraux au paragraphe 60 sont toujours pertinents :

[traduction]

[60] En conclusion, j’aimerais mentionner à nouveau que la radiation d’actes de procédure est une mesure draconienne. Il se peut que les défendeurs ne présentent pas d’arguments solides concernant les questions soulevées par les demandeurs dans leur requête. Cependant, à mon avis, le critère est rigoureux : si une requête a la moindre chance de succès, alors un tribunal ne devrait pas la radier. Comme l’a mentionné l’avocat du défendeur Apotex, nous ne sommes pas en situation de mini-procès ou de procédure de jugement sommaire où j’aurais pu trancher certaines questions. La jurisprudence est claire, il ne doit y subsister aucun doute. En dépit des observations éloquentes avancées par le demandeur Wellcome, je n’ai pas été convaincue que le manque de substance est suffisant pour justifier le recours à cette mesure draconienne, ce qui empêche les défendeurs de faire valoir leurs droits en cour.

[13]           Par ailleurs, la Cour a le devoir d’évaluer minutieusement le caractère raisonnable ou la viabilité d’une demande à la lumière des principes juridiques applicables. En particulier, je souscris au raisonnement du protonotaire Roger Lafrenière dans Merck & Co. inc. c. Apotex inc., 2014 CF 883, [2014] ACF no 1067, au paragraphe 38 :

[38] Pour déterminer si une nouvelle revendication présente une « possibilité raisonnable » de succès, il convient de se pencher sur de nombreux facteurs. La clarté des actes de procédure sur les faits est importante, au même titre que l’existence de la jurisprudence traitant de causes d’action identiques ou similaires est pertinente. Les tribunaux doivent prendre bien soin de ne pas nuire au développement de la common law en appliquant un critère trop strict aux nouvelles revendications. Toutefois, tel qu’il a été énoncé par la Cour d’appel de l’Alberta dans O’Connor Associates Environmental Inc c MEC OP LLC, 2014 ABCA 140 : [traduction] « les tribunaux doivent résister à la tentation de procéder à l’instruction de chaque affaire, même si une analyse juridique est nécessaire pour établir si une revendication présente une possibilité raisonnable de succès […] ». Par conséquent, les tribunaux sont tenus d’apprécier avec soin le caractère raisonnable ou la viabilité d’une défense et de séparer le bon grain de l’ivraie.

[14]           Même si la défenderesse n’allègue pas que la protonotaire a mal compris le critère juridique applicable à la radiation d’un acte de procédure, dans la présente requête en appel, la défenderesse soutient néanmoins que la protonotaire a erré en droit en refusant de radier la dernière phrase du paragraphe 18 et les paragraphes 19 et 37 de la déclaration, ainsi que les paragraphes 46 à 48 de cette déclaration. En conséquence, la défenderesse allègue que le juge des requêtes est autorisé à intervenir dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la protonotaire et à examiner l’affaire depuis le début afin de tirer sa propre conclusion sur les questions suivantes : 1) si la dernière phrase du paragraphe 18 et les paragraphes 19 et 37 introduisent ou non une cause d’action inadmissible (incitation à commettre un acte de contrefaçon); et 2) si les paragraphes 46 à 48 présentent ou non des déficiences (allégations spéculatives concernant les ventes à l’extérieur du Canada de systèmes qui ne contrefont pas le brevet 754).

[15]           La décision de radier un acte de procédure est de nature discrétionnaire. J’ai examiné les observations respectives des parties à la lumière de la norme de contrôle devant être appliquée dans la présente instance. Cependant, je ne suis pas d’accord avec les arguments de la défenderesse voulant qu’en l’espèce, la norme de contrôle appropriée soit la norme de la décision correcte. Au contraire, la norme de contrôle appropriée est l’existence d’une erreur manifeste et dominante telle qu’elle est définie dans Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 RCS 235 [Housen].

[16]           Récemment, un tribunal de cinq juges de la Cour d’appel fédérale s’est penché sur la norme de contrôle applicable aux décisions discrétionnaires rendues par les protonotaires (Corporation de soins de la santé Hospira v. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2016] ACF no 943 [Hospira]). Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale, le rôle de surveillance des protonotaires que confère aux juges l’article 51 des Règles n’exige plus que les ordonnances discrétionnaires des protonotaires donnent lieu à des instructions de novo. Conformément à l’arrêt Housen, à défaut d’erreur sur une question de droit ou un principe juridique isolable, notre intervention n’est justifiée que dans les cas d’erreurs manifestes et dominantes.

[17]           La Cour d’appel fédérale a conclu que la norme Housen devrait s’appliquer à l’examen des décisions discrétionnaires des juges et des protonotaires. Selon cette norme, en ce qui concerne les conclusions factuelles des juges de première instance, la norme applicable est celle qui s’applique aux erreurs manifestes et dominantes et, en ce qui concerne les questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit, lorsqu’il y a une question de droit isolable, la norme applicable est celle de la décision correcte : Hospira, au paragraphe 66, citant les paragraphes 19 à 37 de Housen; paragraphe 69; paragraphe 71, citant les paragraphes 25 à 29 de Imperial Manufacturing Group Inc.. Decor Grates Incorporated, 2015 CAF 100, [2016] 1 RCF 246 79; paragraphe 74, citant le paragraphe 12 de Turmel c. Canada, 2016 CAF 9, 481 NR 139; et le paragraphe 79.

[18]           Dans la présente instance, comme la protonotaire n’a commis aucune erreur dans sa description du critère applicable et des principes juridiques régissant la radiation d’un acte de procédure en vertu de l’article 221 des Règles, et comme la défenderesse conteste l’application de l’article 221 des Règles par la protonotaire aux faits particuliers au cas, la norme de contrôle applicable à une telle question mixte de fait et de droit doit être celle de l’erreur manifeste et dominante. La protonotaire n’a rendu aucune décision finale concernant le bien-fondé des allégations de contrefaçon et d’incitation à la contrefaçon de la demanderesse dans sa déclaration. Je doute fort que les questions soulevées aujourd’hui par la défenderesse dans le présent appel portent sur une pure question de droit ou sur une question de droit isolable.

[19]           Même si l’ordonnance qui est contestée a été rendue par la protonotaire quelques semaines avant sa désignation comme juge responsable de la gestion de l’instance, vu sa vaste expérience de ce genre de dossier, comme l’a mentionné la Cour d’appel fédéral dans Hospira, au paragraphe 103 : « […] le juge des requêtes saisi d’un appel fondé sur l’article 51 des Règles fera toujours bien de se rappeler que le protonotaire responsable de la gestion de l’instance connaît très bien les questions et les faits particuliers de l’affaire, de sorte que l’intervention ne doit pas être décidée à la légère. Il ne s’ensuit pas cependant qu’il faille laisser passer les erreurs de fait ou de droit. En fin de compte, l’expression “liberté d’action” signifie tout simplement que, sauf erreur donnant ouverture à annulation, la déférence est appropriée ou applicable aux décisions du protonotaire chargé de la gestion de l’instance – rien de plus, rien de moins. » Quoi qu’il en soit, vu que « les ordonnances discrétionnaires des protonotaires ne devraient être infirmées que lorsqu’elles sont erronées en droit, ou fondées sur une erreur manifeste et dominante quant aux faits » (Hospira, au paragraphe 64), je n’ai aucun motif pour infirmer l’ordonnance rendue par la protonotaire, ayant conclu qu’aucune erreur de droit ou aucune erreur du genre d’erreur manifeste et dominante au sens de la norme Housen n’a été commise.

Allégations d’incitation à inciter (parties du paragraphe 18 et des paragraphes 19 et 37).

[20]           Tout d’abord, la défenderesse soutient que la dernière phrase du paragraphe 18 et les paragraphes 19 et 37 de la déclaration devraient être radiés parce que l’incitation à inciter à la contrefaçon ne constitue pas une cause d’action raisonnable au Canada.

[21]           Il n’est pas contesté que, dans une requête en radiation, « [T]outes les allégations de fait, sauf si elles sont manifestement ridicules ou impossibles à prouver, doivent être considérées comme prouvées » (Edell c. Canada, 2010 CAF 26, [2010] ACF no 110, au paragraphe 5, citant Giacomelli v. Canada (Attorney General) (2005), 78 OR (3d) 388, [2005] OJ no 4298, au paragraphe 7).

[22]           La demanderesse allègue ce qui suit à la première partie du paragraphe 18 de la déclaration, laquelle n’est pas visée par la requête en radiation de la défenderesse :

[traduction]

18. Dans le cadre du marché visant le bloc IV du Projet de modernisation progressive de l’Aurora (PMPA), GDC a accepté de vendre, de fournir, de livrer et d’installer le système DIRCM MIYSIS sur les avions CP140 Aurora et de fournir la formation, l’entretien, le service après l’installation et le soutien pendant la durée de vie utile du système DIRCM MIYSIS au gouvernement du Canada, et, en particulier, au MDN et à ses employés. La fourniture de la formation, de l’entretien, du service après l’installation et du soutien pendant la durée de vie utile du système aurait été une exigence que GDC devait remplir pour être sélectionnée comme fournisseur principal du gouvernement du Canada pour le bloc IV du PMPA. […]

[23]           Les paragraphes contestés sont rédigés comme suit :

[traduction]

18. […] Également dans le cadre de ce marché, GDC aura assumé l’entière responsabilité et aura accepté d’indemniser le gouvernement du Canada, pour toute contrefaçon du brevet en lien avec le bloc IV du PMPA, y compris en lien avec le système DIRCM MIYSIS.

19. Sans l’influence de GDC, notamment, en acceptant de fournir, de livrer, d’installer le système et de fournir la formation, l’entretien, le service après l’installation et le soutien pendant la durée de vie utile du système et d’indemniser le gouvernement du Canada, pour toute contrefaçon du brevet, tel qu’il est décrit au paragraphe 1817, ci-dessus, le gouvernement du Canada n’aurait pas sélectionné GDC comme fournisseur principal pour le bloc IV du PMPA.

[…]

37. En outre, GDC a également amené et incité, ou amènera ou incitera bientôt, le gouvernement du Canada à contrefaire le brevet 754 et les revendications invoquées.

[24]           Outre les paragraphes contestés de la déclaration et la première partie du paragraphe 18 précité, il faudrait que l’on tienne compte des allégations mentionnées aux paragraphes 20 à 22 de la déclaration :

[traduction]

20. GDC a accepté l’offre de Selex, tel qu’il est indiqué ci-dessus dans sa réponse à la demande de propositions de GDC. GDC et Selex ont soit passé un contrat de sous-traitance en lien avec la fourniture du système DIRCM MIYSIS pour le bloc IV du PMPA, soit qu’ils passeront prochainement un contrat de sous-traitance pour formaliser leur entente. En vertu des modalités de l’entente et du contrat de sous-traitance intervenus entre Selex et GDC, Selex est, ou sera prochainement, tenue de vendre son système DIRCM MIYSIS à GDC, de le fournir, de le livrer et de l’installer sur la flotte d’avions CP140 Aurora au nom de GDC, ainsi que de fournir la formation, l’entretien, le service après l’installation et le soutien pendant la durée de vie utile du système au gouvernement du Canada, et, en particulier au MDN et à ses employés, pour le compte de GDC.

21. L’entente de Selex visant la fourniture, la livraison et la vente du système DIRCM MIYSIS à GDC, ainsi que la fourniture de la formation, de l’entretien, du service après l’installation et du soutien pendant la durée de vie utile du système aura été une exigence que Selex devait satisfaire pour être sélectionnée comme sous-traitante pour le bloc IV du PMPA. C’est aussi une pratique courante et bien établie dans l’industrie de la défense que les contrats se rapportant à la vente et à l’entretien de biens, de machines et de matériel renferment des clauses en vertu desquelles le fournisseur assume l’entière responsabilité et indemnise l’acheteur pour toute contrefaçon de brevet.

22. Sans l’influence de Selex, notamment, en acceptant de fournir, de livrer, d’installer le système et de fournir la formation, l’entretien, le service après l’installation et le soutien pendant la durée de vie utile du système et d’indemniser le gouvernement du Canada, pour toute contrefaçon du brevet, tel que le décrivent les paragraphes 20 et 20 [sic], ci-dessus, GDC n’aurait pas été sélectionnée comme fournisseur du DIRCM MIYSIS et du bloc IV du PMPA.

[25]           La défenderesse reconnaît que les paragraphes contestés doivent être lus à la lumière des autres paragraphes de la déclaration. Il est important de noter que la demanderesse a allégué que la défenderesse avait contrefait directement le brevet 754. En outre, la demanderesse a également allégué que la défenderesse a, quant à elle, incité le gouvernement du Canada à contrefaire le brevet 754. Toutefois, la défenderesse soutient que les paragraphes contestés de la déclaration se rapportent à une troisième cause d’action distincte, à savoir que la défenderesse a incité GDC à contrefaire le brevet 754 laquelle devait, à son tour, inciter le gouvernement du Canada à en faire autant. Ainsi, il s’agit d’une allégation de complicité de contrefaçon qui n’est pas une cause d’action valide au Canada (Apotex Inc. c Nycomed Canada Inc., 2011 CF 1441, [2011] ACF no 1764, aux paragraphes 18 à 28, conf. par 2012 CAF 195, [2012] ACF no 846).

[26]           Dans ses arguments respectueux, la défenderesse allègue que la protonotaire a mal appliqué le critère à trois volets visant l’incitation mentionnée par la Cour d’appel fédérale dans Corlac Inc. c. Weatherford Canada Ltd., 2011 CAF 228, [2011] ACF no 1090, au paragraphe 162 [Weatherford] :

[162] Il est bien établi en droit que celui qui incite ou amène un autre à contrefaire un brevet se rend coupable de contrefaçon du brevet. Une conclusion d’incitation requiert l’application d’un critère à trois volets. Premièrement, l’acte de contrefaçon doit avoir été exécuté par le contrefacteur direct. Deuxièmement, l’exécution de l’acte de contrefaçon doit avoir été influencée par les agissements du présumé incitateur de sorte que, sans cette influence, la contrefaçon directe n’aurait pas eu lieu. Troisièmement, l’influence doit avoir été exercée sciemment par le vendeur, autrement dit le vendeur doit savoir que son influence entraînera l’exécution de l’acte de contrefaçon : Dableh c. Ontario Hydro, [1996] 3 C.F. 751, paragraphes 42 et 43 (C.A.), autorisation de pourvoi refusée, [1996] C.S.C.R. no 441; AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé et du Bienêtre social), 2002 CAF 421, 22 C.P.R. (4th) 1, paragraphe 17 (C.A.), autorisation de pourvoi refusée, [2002] C.S.C.R. no 531; MacLennan c. Produits Gilbert Inc., 2008 CAF 35, 67 C.P.R. (4th) 161, paragraphe 13. Il s’agit d’un critère difficile à satisfaire.

[27]           À cet égard, la protonotaire écrit aux paragraphes 8 et 9 de la décision contestée :

[8] Je ne suis pas convaincue que le passage de l’arrêt Corlac cité par la défenderesse était destiné par la Cour d’appel à nier la contrefaçon indirecte comme cause d’action ou que l’analyse qu’elle présente conduit nécessairement à la conclusion selon laquelle aucune cause d’action en contrefaçon indirecte ne peut exister. Il n’y avait aucune allégation de contrefaçon indirecte dans l’affaire Corlac. En outre, l’argument de la défenderesse fait fi de la première phrase du paragraphe 162 de l’arrêt Corlac : « Il est bien établi en droit que celui qui incite ou amène un autre à contrefaire un brevet se rend coupable de contrefaçon du brevet ». Comme l’incitation est en soi un acte de contrefaçon, « l’acte de contrefaçon » visé dans l’analyse de la Cour d’appel fédérale pourrait être considéré comme incluant une contrefaçon par incitation précédemment établie. Dans le but de déterminer si un second incitateur ou un incitateur indirect est lui-même coupable de contrefaçon par incitation, le premier incitateur pourrait alors être considéré comme étant le « contrefacteur direct ». Je n’ai pas besoin d’entreprendre un examen complet de la loi sur l’incitation pour déterminer si la loi aurait autrement appuyé l’interprétation faite par le défendeur du motif de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Corlac. Il incombait à la défenderesse de convaincre la Cour qu’une cause d’action en incitation indirecte n’avait pas la moindre chance de succès; son argument, qui est uniquement fondé sur l’interprétation d’un paragraphe d’une décision de 172 paragraphes, est bien loin de la norme requise.

[9] Le second volet de l’argument de la défenderesse sur cette question est que, même en supposant que la contrefaçon indirecte soit une cause d’action reconnue, « l’acte de contrefaçon » présumé exécuté par le premier incitateur, GDC, comprend un accord de GDC d’indemniser le Canada. Comme la déclaration n’allègue pas, à son tour, que les actions de la défenderesse ont de quelque façon que ce soit influencé GDC dans la conclusion de cette entente d’indemnisation, le critère à trois volets énoncé dans l’arrêt Corlac ne peut être respecté, et l’action est vouée à l’échec. L’argument de la défenderesse requiert une lecture très attentive des allégations de la déclaration, à un point tel que l’octroi d’une indemnité par GDC au Canada deviendrait un élément nécessaire de l’incitation alléguée. Je ne suis pas convaincue que selon une lecture équitable de la déclaration ou selon la loi, l’octroi d’une indemnité est une condition sine qua non de l’incitation. De plus, la déclaration allègue plus précisément au paragraphe 22 que : « Sans l’influence de [la demanderesse] notamment en (…) acceptant (…) d’indemniser GDC (…), GDC n’aurait pas sélectionné [la défenderesse] (…). » En supposant comme je dois le faire, que cette allégation et d’autres allégations de la déclaration soient avérées, je ne suis pas convaincue qu’il n’y a aucun motif sur lequel une Cour pourrait se fonder pour conclure que les actes de la défenderesse ont influencé les actes de GDC au point où sans eux, GDC n’aurait pas accordé l’indemnité alléguée au Canada.

[Souligné dans l’original.]

[28]           Pour qu’il y ait une cause d’action raisonnable pour contrefaçon par incitation, il faut qu’il existe des faits sur lesquels la Cour peut conclure que, « sans » les actes d’incitation, la contrefaçon directe n’aurait pas eu lieu. À cette étape, la protonotaire devait considérer comme prouvées toutes les allégations pertinentes dans la déclaration concernant la contrefaçon et l’incitation à contrefaire. Après avoir examiné la totalité des allégations de la demanderesse qui sont énoncées dans sa déclaration, il n’est pas évident et manifeste pour moi que la relation entre la défenderesse et GDC et le gouvernement du Canada constitue une cause d’action distincte. En conséquence, la défenderesse ne m’a pas persuadé que la protonotaire a commis une erreur susceptible de révision en refusant de radier la dernière phrase du paragraphe 18 et les paragraphes 19 et 37 de la déclaration.

[29]           La protonotaire n’avait pas à se prononcer sur le bien-fondé des allégations de contrefaçon et d’incitation à la contrefaçon contenues dans la déclaration; elle devait seulement décider si celles-ci devaient être radiées parce qu’il était évident et manifeste qu’elles ne révélaient pas une cause d’action raisonnable. En vertu de le l’article 221 des Règles, la déclaration doit être interprétée le plus libéralement possible et la Cour devrait habituellement refuser de radier des [traduction] « déclarations excédentaires » qui ne portent pas préjudice (Sivak v Canada, 2012 FC 272, [2012] FCJ no 291, aux paragraphes 16 et 27 [Sivak]). En cas de doute, il y a lieu d’autoriser l’acte de procédure afin que le juge qui préside puisse prendre connaissance de toute preuve pertinente au soutien de l’acte de procédure (Sivak, au paragraphe 27, citant Apotex Inc. c. Glaxo Group Ltd., 2001 CFPI 1351, [2001] ACF no 1863).

[30]           Lorsque les parties n’ont cité aucun précédent portant sur des actes d’incitation impliquant un sous-traitant qui accorde une indemnité à un fournisseur principal qui, à son tour, accorde une indemnité au client final, comme l’a mentionné la protonotaire, « [i]l incombait à la défenderesse de convaincre la Cour qu’une cause d’action en incitation indirecte n’avait pas la moindre chance de succès ». À mon humble avis, la protonotaire n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante lorsqu’elle a conclu qu’elle « n’était pas convaincue qu’il n’y a aucun motif sur lequel une Cour pourrait se fonder pour conclure que les actes de la défenderesse ont influencé les actes de GDC au point où sans eux, GDC n’aurait pas accordé l’indemnité alléguée au Canada ».

Allégations relatives à des ventes à l’extérieur du Canada (paragraphes 46 à 48)

[31]           Ensuite, la défenderesse estime que les paragraphes 46 à 48 devraient être radiés de la déclaration parce qu’il s’agit d’allégations spéculatives concernant les ventes à l’extérieur du Canada de systèmes qui ne contrefont pas le brevet 754 qui ne révèlent aucune cause d’action raisonnable.

[32]           Les paragraphes contestés sont rédigés comme suit :

[traduction]

46. Les dommages subis par ELOP et le profit engendré par Selex, des suites de la contrefaçon, vont également au-delà de l’activité de contrefaçon invoquée précisément. Depuis un certain nombre d’années, Selex tente sans succès de vendre son système DIRCM MIYSIS sur le marché au Canada et ailleurs dans le monde. Selex n’a pas réussi à se tailler une place sur le marché, ni à conclure une vente parce qu’elle n’a pas pu, du moins en partie, démontrer les capacités opérationnelles du système.

47. L’exercice d’un acte de contrefaçon du système DIRCM MIYSIS dans l’avion CP140 Aurora par Selex procurera à Selex une plateforme de contrefaçon pour démontrer les capacités opérationnelles du système et pour optimiser sa capacité de stimuler les ventes du système DIRCM MIYSIS à d’autres pays, y compris des pays où ELOP ne bénéficie pas d’une protection par brevet. L’utilisation par Selex de cette plateforme de contrefaçon pour démontrer les capacités de son système l’aidera énormément à pénétrer d’autres marchés et à y conclure des ventes.

48. L’exercice d’un acte de contrefaçon par Selex entraînera donc une perte d’une part de marché permanente et irréparable.

[33]           La défenderesse soutient que les produits fabriqués, utilisés et vendus dans d’autres pays ne peuvent pas constituer une contrefaçon du brevet 754 et que les dommages allégués par la demanderesse relativement à de telles activités de vente futures sont, au mieux, spéculatifs et que la Cour devrait radier ces allégations. En outre, le fait d’autoriser le maintien des paragraphes contestés dans la déclaration porterait préjudice à la défenderesse, car la demanderesse continuera inévitablement à tenter de découvrir des faits nouveaux se rapportant à toutes les activités menées par la défenderesse en vue de vendre le MIYSIS dans d’autres pays.

[34]           À cet égard, la protonotaire écrit aux paragraphes 12 de la décision contestée :

Enfin, la défenderesse soutient que les paragraphes 46 à 48 de la déclaration spéculent de façon inappropriée au sujet de ce qu’elle pourrait faire à l’avenir. La défenderesse cite l’arrêt Faulding (Canada) Inc. c. Pharmacia S.p.A., 1998 82 CPR 3rd 435 à l’appui de son argument soutenant qu’il devrait être radié. Je suis d’accord avec les observations de la demanderesse à l’effet que les faits allégués dans ces paragraphes ne sont pas destinés à instituer une cause d’action spéculative, mais à appuyer une demande de certains types de dommages découlant des actes de contrefaçon présumés. Les actes de procédure ne plaident donc pas l’inadmissibilité d’une cause d’action spéculative. S’il existe un élément de prédiction quant au dommage qui pourrait à l’avenir résulter de la contrefaçon, il n’est pas, dans les circonstances, purement spéculatif ou inapproprié, étant donné que les pertes futures sont raisonnablement défendables comme des conséquences prévisibles d’un ensemble de facteurs passés et actuels spécifiquement plaidés.

[35]           En conséquence, la défenderesse ne m’a pas persuadé que la protonotaire a commis une erreur susceptible de révision en refusant de radier les paragraphes 46 à 48 de la déclaration.

[36]           Selon le paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, quiconque contrefait un brevet est responsable envers le breveté et de tous les dommages que cette contrefaçon lui a fait subir. En outre, les dommages pour contrefaçon de brevet peuvent s’étendre aux dommages subis à l’extérieur du Canada, si lesdits dommages sont causés par une contrefaçon commise au Canada (Alliedsignal Inc. c. Dupont Canada Inc. (1998), 78 CPR (3d) 129 (CF 1re inst.), aux paragraphes 18 et 19, 25 à 29, 31 et 34, conf. par 86 CPR (3d) 324 (CAF) [Allied Signal]). Comme le montre la jurisprudence, une possibilité future ou hypothétique est prise en considération à la condition qu’il s’agisse d’une possibilité réelle et substantielle et non d’une pure conjecture (Apotex Inc. c. Merck Canada Inc., 2012 CF 1235, [2012] ACF no 1323, au paragraphe 37). Par conséquent, à mon humble avis, la protonotaire n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante lorsqu’elle a conclu que « les faits allégués [aux paragraphes 46 à 48] ne sont pas destinés à instituer une cause d’action spéculative, mais [sont présumés] appuyer une demande de certains types de dommages découlant des actes de contrefaçon présumés ».

Conclusion

[37]           Le rôle du juge des requêtes, lorsqu’il se prononce sur le bien-fondé d’un appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire, se limite à vérifier si le protonotaire a commis une erreur susceptible de révision (Hospira, aux paragraphes 64, 69, 78 et 79). En l’espèce, il n’est pas évident et manifeste pour la protonotaire que les paragraphes contestés de la décision devraient être radiés en vertu de l’article 221 des Règles, parce qu’ils ne révèlent aucune cause d’action raisonnable ou qu’ils présentaient des lacunes. À défaut d’erreur sur une question de droit ou un principe juridique isolable, notre intervention n’est justifiée que dans les cas d’erreurs manifestes et dominantes par la protonotaire. Tel n’est pas le cas en l’espèce, et je n’ai aucune raison d’intervenir aujourd’hui dans l’exercice par la protonotaire de son pouvoir discrétionnaire de refuser de radier une procédure.

[38]           La présente requête en appel est rejetée avec dépens.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la requête en appel de l’ordonnance de la protonotaire, datée du 2 septembre 2016, soit rejetée avec dépens.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-775-16

 

INTITULÉ :

ELBIT SYSTEMS ELECTRO-OPTICS ELOP LTD. c. SELEX ES LTD.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 octobre 2016

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 OCTOBRE 2016

 

COMPARUTIONS :

M. Adam Broker

Pour la demanderesse

M. Kevin K. Graham

M. Daniel J. Hnatchuk

 

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bereskin & Parr, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

Smart & Biggar

Ottawa (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

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