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Date : 20170712


Dossier : IMM-4911-16

Référence : 2017 CF 677

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 12 juillet 2017

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

ABDULAZIZ EBRAHIM YESUF

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  Par la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur conteste une décision datée du 1er novembre 2016 [la décision] rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR, la Commission]. Dans cette décision, la SPR a rejeté sa demande d’asile présentée au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi, la LIPR]. Le demandeur craignait d’être persécuté en raison du service national et de son origine ethnique jeberti. Il a également présenté une demande d’asile sur place, du fait qu’il craignait d’être persécuté par l’État érythréen pour avoir quitté le pays illégalement et a demandé l’asile.

[2]  J’accueille la demande de contrôle judiciaire et renvoie l’affaire pour un nouvel examen en fonction des conclusions de la Commission au sujet de l’identité, ainsi que de celles concernant la demande d’asile sur place.

[3]  Le demandeur prétend qu’il est né en Érythrée le 6 juin 1989, a fui en Éthiopie où il a vécu de 2008 à 2015 et est ensuite venu au Canada muni d’un passeport éthiopien obtenu de façon irrégulière. Il a présenté plusieurs pièces d’identité à l’appui de sa demande, y compris sa carte d’identité érythréenne [la carte d’identité], un certificat de naissance [le certificat de naissance], un carnet de santé/carnet de vaccination, des dossiers scolaires, et la carte d’identité de sa mère.

[4]  Dans sa décision de rejet de la demande d’asile, la SPR a mis l’accent sur la carte d’identité et le certificat de naissance du demandeur. Ce dernier a allégué que sa carte d’identité avait été délivrée à ses parents en Érythrée en 2009 et lui avait été envoyée en Éthiopie. La SPR a examiné les documents érythréens en fonction des connaissances spécialisées dont elle dispose, et elle a conclu que la carte ne comportait pas les « éléments essentiels ». En particulier, la carte ne comprenait pas l’estampe « GPE » (pour gouvernement provisoire de l’Érythrée). La SPR a conclu que la carte d’identité était un faux document.

[5]  La Commission a ensuite conclu que le demandeur n’était pas la personne dont le nom figurait sur le certificat de naissance, puisque ce dernier ne contenait aucune photo et avait été délivré sans preuve d’identité lorsque le demandeur était un adulte vivant en Éthiopie. En outre, la Commission a précisé que les dates sur le carnet de santé ne concordaient pas avec la date de naissance alléguée du demandeur, et que les noms figurant sur les dossiers scolaires étaient différents du sien.

[6]  Enfin, la Commission a conclu que les réponses du demandeur n’étaient pas convaincantes ni compatibles avec la documentation.

[7]  À la lumière des préoccupations susmentionnées, la Commission a décidé de ne pas examiner la carte d’identité de la mère du demandeur, affirmant que si elle était légitime, elle ne pouvait pas établir l’identité du demandeur en raison des autres préoccupations relevées quant à la crédibilité et quant aux documents frauduleux.

[8]  La SPR a conclu que le demandeur n’était pas un citoyen de l’Érythrée, qu’il a présenté de faux documents, et qu’il n’a donc pas réussi à établir son identité. Subsidiairement, la SPR a rejeté la demande d’asile pour des motifs de crédibilité, concluant que la demande était clairement frauduleuse, et donc manifestement infondée au sens de l’article 107.1 de la LIPR.

II.  Questions en litige et analyse

[9]  Le demandeur soutient que les conclusions de la SPR quant à l’identité, la crédibilité et la demande manifestement infondée sont toutes déraisonnables au motif que :

  1. L’analyse sur l’identité n’a pas tenu compte des renseignements contradictoires tirés du Cartable national de documentation sur l’Érythrée [le CND], ni d’autres pièces d’identité clés;

  2. l’analyse sur la crédibilité a été influencée par l’analyse d’identité et n’a pas tenu compte du risque aux termes de l’article 97 concernant le demandeur;

  3. la conclusion selon laquelle la demande d’asile est manifestement infondée a été rendue sans égard à la preuve.

[10]  Les parties acceptent, comme je le fais, que la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique. Comme il a été mentionné précédemment, je suis d’accord avec le demandeur pour ce qui est des première et deuxième questions en litige et il n’est donc pas nécessaire d’examiner la troisième.

A.  Identité

[11]  Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en omettant d’analyser les pièces d’identité, compte tenu du contexte érythréen, et sans s’en rapporter aux pièces d’identité clés contenues dans le CND, et il se fonde sur la récente décision relative à l’identité érythréenne rendue dans l’affaire Hadesh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 747 [Hadesh].

[12]  Le demandeur prétend que les pièces d’identité érythréennes peuvent comporter des variantes. Par exemple, le demandeur souligne que, selon le CND, des sources officielles, depuis 1997, font mention de l’État de l’Érythrée plutôt que du gouvernement provisoire, de sorte que l’estampe « GPE » peut ne pas figurer sur les documents érythréens délivrés après 1997. De plus, et contrairement aux conclusions de la SPR, le demandeur affirme que des certificats de naissance sont couramment délivrés à la demande d’un chef de ménage; et les enfants d’une mère érythréenne sont Érythréens (comme il est mentionné aux pages 470, 480 et 478 du dossier certifié du Tribunal).

[13]  Je souscris à deux des prétentions générales présentées par le défendeur en réponse : en premier lieu, que la conclusion raisonnable quant à l’omission du demandeur d’établir son identité est une preuve concluante (voir Elmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 773, au paragraphe 4); et en deuxième lieu, que la Commission n’avait aucune obligation de mentionner tous les éléments de preuve dont elle disposait. Cependant, je ne puis être d’accord avec le défendeur en l’espèce pour affirmer que les conclusions quant à l’identité étaient raisonnables.

[14]  Premièrement, je conclus que la Commission n’a pas examiné la preuve contradictoire tant en ce qui concerne la carte d’identité que la façon dont la mère du demandeur aurait pu obtenir son certificat de naissance. Cette preuve figurant dans le CND semble contredirent des éléments clés de son analyse sur l’identité.

[15]  Dans le cadre de l’examen d’une preuve contradictoire, il faut faire preuve de rigueur en présence de conclusions défavorables quant à l’identité du genre de celles que l’on trouve dans cette décision – à savoir les conclusions fondées sur des irrégularités qu’il pouvait y avoir dans les documents délivrés par un gouvernement comme celui d’un pays comme l’Érythrée – et il faut être particulièrement attentif à la preuve contradictoire, en plus de la situation dans le pays d’origine, et de la situation particulière du demandeur d’asile. Comme l’a déclaré le juge Southcott au paragraphe 17 de la décision Hadesh :

Je sais que la SPR n’est pas tenue de mentionner chaque élément de preuve qu’elle a examiné. Toutefois, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée ni analysée est importante, plus une cour de justice sera disposée à inférer qu’une conclusion a été tirée sans tenir compte de cette preuve (voir Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, 157 FTR 35, aux paragraphes 16 et 17). J’arrive donc à la conclusion que l’omission de mentionner les renseignements contenus dans le cartable national de documentation décrits ci-dessus, ou d’analyser les documents d’identité … rend la décision déraisonnable.

[16]  La Cour ne peut pas faire de suppositions quant à savoir si les documents en question contenus dans le CND auraient changé le résultat de l’analyse sur l’identité et, pour ce motif, les documents doivent être pris en compte : Haramicheal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1197 [Haramicheal], au paragraphe 17.

[17]  Le deuxième problème concernant la conclusion sur l’identité tirée par la Commission est que cette dernière n’a pas examiné la carte d’identité de la mère du demandeur en raison des préoccupations soulevées quant aux documents relatifs à l’identité et des conclusions sur la crédibilité touchant son fils (le demandeur). Dans la présente affaire, la SPR a déclaré au paragraphe 24 :

Même s’il était établi que la carte d’identité nationale érythréenne de la mère était authentique, cela ne peut atténuer la nature frauduleuse de la carte d’identité nationale du demandeur d’asile, ni pallier les lacunes relatives à la crédibilité soulevées lors du témoignage, ni aider le tribunal à établir l’identité du demandeur d’asile. La carte d’identité nationale de la mère du demandeur d’asile n’a aucunement permis d’établir l’identité de ce dernier et le tribunal n’y a accordé aucun poids.

[Non souligné dans l’original.]

[18]  Concernant un ensemble de faits analogues, dans Mohmadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 884, au paragraphe 16 [Mohmadi], la SPR s’est fondée sur ses préoccupations quant à la carte d’identité du demandeur et à son témoignage contradictoire pour contester l’authenticité de son passeport. Le juge Mandamin a déclaré au paragraphe 16 :

Selon moi, la SPR a tiré une conclusion fondamentale qui était déraisonnable. La SPR a relevé de nombreux problèmes en ce qui concerne la taskira du demandeur, notamment des contradictions dans le témoignage du demandeur. Si la SPR ne s’était fondée que sur cela, j’aurais peut-être conclu que les conclusions de la SPR étaient raisonnables. Toutefois, la SPR s’est fiée sur cette conclusion pour n’accorder que peu de poids à un autre document, le passeport du demandeur.

[Non souligné dans l’original.]

[19]  Dans Mohmadi, il a été conclu que la SPR ne peut pas décider de limiter son analyse d’une pièce d’identité centrale parce qu’un autre document a été jugé non authentique. Par conséquent, à l’instar de Mohmadi, je conclus que la SPR a commis une erreur en omettant d’examiner la carte d’identité de la mère, particulièrement compte tenu des éléments de preuve au dossier selon lesquels un enfant né d’une mère érythréenne est Érythréen.

[20]  De la même façon, comme l’a souligné le juge de Montigny de la Cour (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) dans Kabongo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1086, au paragraphe 21 :

La Commission ne peut effectuer une évaluation raisonnable de l’identité du demandeur en se penchant uniquement sur les documents dont l’authenticité semble douteuse et en ignorant les documents qui semblent fiables. Tous les documents déposés et toutes les explications fournies par le demandeur doivent être pris en considération avant de tirer une conclusion.

[21]  Enfin, j’aimerais signaler l’affaire Ghebremichael c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 873 [Ghebremichael] qui portait également sur le cas d’un individu qui prétendait être Érythréen, et dont la demande d’asile avait été rejetée pour des motifs liés à son identité. Dans cette affaire également, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas présenté de document authentique, mais elle a omis de se prononcer sur l’ensemble de la preuve. Dans le cadre du contrôle judiciaire, le juge Mosley a conclu au paragraphe 17 :

Comme dans Lin, il ne fait aucun doute qu’il était loisible à la Commission de conclure que l’identité du demandeur n’avait pas été établie surtout compte tenu de sa conclusion raisonnable selon laquelle le certificat de naissance était faux. Néanmoins, la Commission était tenue d’examiner l’ensemble des éléments de preuve dont elle était saisie et rien au dossier n’indique qu’elle l’a fait. Compte tenu de l’examen sommaire de la question de l’identité révélée par la transcription, il ne s’agit pas en l’espèce d’une affaire où je suis disposé à présumer que la Commission a tenu compte de l’ensemble des éléments de preuve dont elle ne fait pas précisément mention. Je ne suis pas non plus disposé à compléter les motifs de la Commission par mon propre examen du dossier.

B.  Risque visé à l’article 97

[22]  À titre subsidiaire, le demandeur allègue que l’analyse de la SPR a été influencée par la conclusion au sujet de son identité, de sorte que la SPR a commis une erreur en omettant d’examiner le risque visé à l’article 97 de la Loi, en tant que demandeur d’asile débouté (la demande d’asile sur place).

[23]  Le défendeur répond que le demandeur n’a pas démontré comment ce risque s’applique à lui, étant donné que l’analyse sur la crédibilité était raisonnable et que l’identité n’a pas été établie. Il n’y avait donc pas lieu d’examiner le risque aux termes de l’article 97.

[24]  En l’espèce, la SPR a conclu, à titre subsidiaire, que même si son analyse sur l’identité était déraisonnable, la demande d’asile devait être rejetée pour des motifs liés à la crédibilité (et elle n’a pas examiné le risque aux termes de l’article 97). Cette approche est erronée. Si le demandeur avait établi son identité, mais que sa demande d’asile avait été rejetée pour des motifs liés à la crédibilité, le risque de torture au sens de l’article 97 auquel il aurait été exposé à son retour à titre de demandeur d’asile débouté aurait dû être évalué.

[25]  La juge Strickland a résumé la jurisprudence en matière de demande d’asile présentée sur place dans Sanaei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 402, au paragraphe 51 [Sanaei], citant et approuvant la décision antérieure de notre Court dans Hannoon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 448, au paragraphe 42 [Hannoon] :

[…] Il est de jurisprudence constante que, même si un demandeur ne présente pas explicitement une demande de réfugié sur place, sa demande doit néanmoins être examinée en tant que demande de réfugié sur place si le dossier laisse voir d’une manière perceptible que des activités susceptibles d’engendrer des conséquences négatives en cas de retour ont eu lieu au Canada (voir Mohajery, précité, au paragraphe 31; et Mbokoso c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF n° 1806, au paragraphe 10). Si la demande de réfugié sur place est appuyée par une preuve digne de foi, cette analyse doit être faite, quand bien même le décideur jugerait-il le demandeur non crédible (voir Mohajery, précité, au paragraphe 32).

[26]  Sanaei confirme donc que la SPR a l’obligation d’examiner la demande d’asile sur place, malgré les préoccupations soulevées quant à la crédibilité, si l’identité a été établie (et en l’espèce, c’était le fondement de la conclusion subsidiaire de la Commission). C’est pourquoi je statue également qu’il était déraisonnable que la SPR refuse d’examiner le risque auquel serait exposé le demandeur à son retour en Érythrée en tant que demandeur d’asile débouté au Canada dans le contexte de sa « conclusion subsidiaire ».

C.  Conclusion manifestement infondée

[27]  Le demandeur fait valoir que la conclusion manifestement infondée ne repose aucunement sur la preuve, compte tenu des éléments problématiques des conclusions sur l’identité et la crédibilité. À la lumière de mes conclusions concernant les deux premières questions en litige, il n’est pas nécessaire de statuer sur la troisième question.

III.  Conclusion

[28]  Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4911-16

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés pour nouvel examen par un autre agent.

  2. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4911-16

 

INTITULÉE :

ABDULAZIZ EBRAHIM YESUF c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 JUIN 2017

 

jugEment ET MOTIFS :

LE JUGE DINER.

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 12 JUILLET 2017

 

COMPARUTIONS :

Daniel Tilahun Kebede

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Jocelyn Espijo-Clarke

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Law Office of Daniel Kebede

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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