Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20170717


Dossier : T-1869-16

Référence : 2017 CF 693

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2017

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

MOHAMAD FARAS SUKKAR

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

I.  Survol

[1]  Le demandeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre], conteste une décision datée du 4 octobre 2016 par laquelle a été approuvée la demande de citoyenneté canadienne de Mohamad Firas Sukkar en vertu de l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, LRC (1985), c C‑29 [la Loi]. M. Sukkar a obtenu la citoyenneté malgré les allégations du ministre selon lesquelles il n’était pas parvenu à démontrer que sa durée de présence effective au Canada au cours des quatre dernières années était suffisante. Je rejette la présente demande de contrôle judiciaire pour les motifs qui suivent.

II.  Contexte

[2]  M. Sukkar, citoyen de la Syrie, a une épouse et deux enfants, dont l’un est né au Canada le 23 juin 2008.

[3]  M. Sukkar a demandé pour la première fois la citoyenneté canadienne en novembre 2010,  mais il a retiré plus tard sa demande. Le 29 mai 2015, il a présenté une seconde demande, dans laquelle il a déclaré une présence effective au Canada de 1 146 jours au cours des quatre années précédentes [la période pertinente].

[4]  M. Sukkar et son épouse se sont présentés à une entrevue aux fins de la préservation de l’intégrité du programme, au cours de laquelle un agent de la citoyenneté a découvert que M. Sukkar avait trois absences non déclarées. Un questionnaire sur la résidence lui a été remis, dans lequel il a admis les trois absences. Son nouveau total déclaré de jours de présence effective au cours de la période pertinente est passé de 1 146 à 1 120 jours. Le dossier de M. Sukkar a été renvoyé à un juge de la citoyenneté afin que l’on détermine s’il répondait aux exigences de l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

[5]  L’audience relative à la citoyenneté de M. Sukkar a eu lieu le 8 août 2016 et sa demande a été approuvée le 4 octobre 2016. La demande de citoyenneté canadienne de l’épouse de M. Sukkar a quant à elle été approuvée le 5 octobre 2016 dans une décision distincte. Le juge de la citoyenneté a indiqué que M. Sukkar était entré au Canada à titre de résident permanent le 22 juillet 2007 et qu’il déclarait maintenant 1 118 jours de présence effective au cours de la période pertinente.

III.  La question en litige

[6]  Le ministre a formulé la question suivante dans la présente demande :

  1. Le juge de la citoyenneté a-t-il eu raison de conclure que M. Sukkar répondait à la condition de résidence donnant droit à la citoyenneté canadienne?

IV.  La norme de contrôle applicable

[7]  La norme qui s’applique au contrôle judiciaire d’une décision en matière de citoyenneté est celle de la décision raisonnable. La question de savoir si une personne a répondu aux conditions de résidence de la Loi est une question mixte de fait et de droit, elle aussi susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et immigration) c Rahman, 2013 CF 1274, paragraphe 13, citant Saad c Canada (Citoyenneté et immigration), 2013 CF 570, paragraphe 18).

V.  Analyse

[8]  C’est au demandeur de citoyenneté qu’il incombe d’établir la résidence; il s’agit en l’espèce de M. Sukkar (El Falah c Canada (Citoyenneté et immigration), 2009 CF 736, paragraphe 21). Le fait qu’une décision n’est pas suffisamment motivée n’est pas une raison qui justifie à elle seule son annulation. Les motifs doivent être examinés « en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du trésor), 2011 CSC 62, paragraphe 14). Un décideur, comme un juge de la citoyenneté, est réputé avoir pris en compte la totalité des éléments de preuve au dossier (Canada (Citoyenneté et immigration) c Samaroo, 2016 CF 689, paragraphe 30 [Samaroo]).

[9]  Les trois critères juridiques que le juge de la citoyenneté doit choisir ont été décrits par la juge Tremblay-Lamer dans la décision Mizani c Canada (Citoyenneté et immigration), 2007 CF 698, au paragraphe 10. Le critère du jugement Pourghasemi (Re : Pourghasemi, [1993] ACF no 232) est un critère de nature quantitative qui est fondé sur le nombre de jours de résidence, lesquels doivent totaliser au moins 1 095 jours au cours de la période pertinente.

[10]  Comme le juge de la citoyenneté a opté pour le critère du jugement Pourghasemi en l’espèce, la véritable question qui se pose dans le cas présent est celle de savoir si le juge de la citoyenneté a conclu à raison que M. Sukkar avait accumulé au moins 1 095 jours de résidence au Canada au cours de la période pertinente.

[11]  Voici les préoccupations de l’agent de la citoyenneté que le juge de la citoyenneté a examinées :

  1. M. Sukkar a partagé la même adresse avec plusieurs personnes au cours de la période pertinente, une adresse que, a-t-il été indiqué, on soupçonnait d’être frauduleuse;
  2. les antécédents de travail de M. Sukkar étaient douteux, compte tenu de renseignements figurant dans son compte LinkedIn;
  3. aucune preuve de présence effective n’a été fournie pour la période pertinente, notamment avant 2012.

[12]  Le ministre soutient que le juge de la citoyenneté a omis de traiter de préoccupations relatives à la crédibilité ainsi que d’éléments de preuve documentaires quant à la présence de M. Sukkar au Canada. Plus précisément, le juge de la citoyenneté n’aurait pas traité du manque de preuves de la présence de M. Sukkar au Canada avant le 28 septembre 2011. Ce dernier soutient avoir quitté le Canada pour un voyage de deux jours aux Émirats arabes unis [EAU] en juin 2011. Il existe des timbres d’entrée et de sortie pour les EAU, mais aucun timbre de retour au Canada pour ce moment-là. Selon le ministre, ce fait n’étaye donc pas la prétention de M. Sukkar quant à sa présence effective au Canada.

[13]  Le ministre fait remarquer que le juge de la citoyenneté s’est fondé sur les rapports médicaux et dentaires de M. Sukkar en tant qu’indices de présence effective au Canada. Cependant, la première consultation médicale de M. Sukkar au cours de la période pertinente n’a eu lieu qu’en octobre 2012 et son premier dossier dentaire date de mai 2013, ce qui n’étaye pas sa présence durant toute l’année 2011. De plus, les documents ultérieurs qui ont été fournis au juge de la citoyenneté ne se trouvent pas dans le dossier du tribunal.

[14]  Le ministre soutient que le juge de la citoyenneté a fait abstraction de preuves documentaires contredisant le témoignage de M. Sukkar, dont des visas pour un pays du Conseil de coopération du Golfe (qui ne sont délivrés qu’à des résidents de pays du Golfe) et un visa des États-Unis daté du 4 décembre 2012 (période au cours de laquelle M. Sukkar se trouvait censément au Canada). Cette preuve contraire, soutient le ministre, mine les affirmations de M. Sukkar selon lesquelles il était présent au Canada au cours de la période pertinente, et le juge de la citoyenneté n’en a tenu aucun compte. Le ministre souligne que M. Sukkar n’a pas fourni d’affidavit en réponse aux préoccupations exprimées. En effet, M. Sukkar affirme plutôt que l’analyse effectuée était suffisante.

[15]  Le ministre se reporte au profil LinkedIn de M. Sukkar (profil qui a plus tard été changé) comme preuve de son emploi auprès d’une entreprise logistique au Koweït jusqu’en 2014. De plus, l’achat d’une entreprise canadienne avec des associés d’affaires n’est pas une preuve de présence effective au Canada, contrairement à ce que le juge de la citoyenneté a conclu.

[16]  La position du ministre est que les états bancaires personnels que M. Sukkar a produits sont détenus conjointement avec son épouse, de sorte qu’il est impossible de déterminer qui a effectué chacune des opérations. L’unique carte de crédit que détient M. Sukkar était un moyen de déterminer la présence effective au Canada, même si des opérations ont été traitées au Canada pendant qu’il était absent lors d’un voyage d’affaires déclaré aux EAU et au Koweït en 2012. Cela étant, les dossiers financiers de M. Sukkar ne peuvent pas servir de déterminants fiables de sa présence effective au Canada.

[17]  Le ministre conclut que M. Sukkar ne s’est pas acquitté du fardeau de fournir une preuve objective suffisante pour démontrer qu’il répondait à la condition de résidence. Un point qui préoccupe particulièrement le ministre est celui de savoir si M. Sukkar était effectivement présent au Canada à compter du 29 mai 2011.

[18]  L’argument avancé sur ce point est que le juge de la citoyenneté n’a pas expliqué comment ou pourquoi il avait concilié les éléments de preuve contradictoires pour arriver à ses conclusions. Les éléments de preuve contradictoires ont tout simplement été ignorés. Le ministre soutient qu’il n’était pas raisonnable que le juge de la citoyenneté souscrive aux simples affirmations de M. Sukkar en dépit d’éléments de preuve objectifs contradictoires, et ce, sans procéder au moins à une certaine analyse.

[19]  Je ne puis convenir avec le demandeur que la décision du juge de la citoyenneté, à savoir que M. Sukkar avait établi sa présence au Canada au moyen du processus d’entretien et de la preuve de résidence, ainsi que des activités médicales et financières au cours de la période pertinente, n’appartient pas aux issues possibles acceptables.

[20]  Il convient d’accorder à un témoignage digne de foi au moins autant d’importance qu’à une preuve documentaire, et il est possible de l’admettre comme preuve de faits suffisante au lieu d’une preuve documentaire justificative (John c Canada (Citoyenneté et immigration), 2016 CF 915). Notre Cour se doit de faire preuve d’une retenue considérable envers les conclusions du juge de la citoyenneté quant à la crédibilité.

[21]  De plus, le juge de la citoyenneté a tiré une conclusion de fait précise, à savoir que les dossiers médicaux et dentaires de M. Sukkar concordaient avec sa présence déclarée au Canada. Le fait que le juge de la citoyenneté se soit dit convaincu et qu’il ait fait état de la preuve additionnelle que sont les dossiers dentaires que M. Sukkar avait fournis est plus convaincant à mes yeux que le fait que le document n’était pas inclus dans le dossier certifié du tribunal [DCT]. Il y peut y avoir de nombreuses explications pour un document manquant dans le DCT, mais ce qui importe c’est que le juge de la citoyenneté, après l’avoir examiné, se soit dit convaincu que M. Sukkar était présent au Canada à cette époque.

[22]  De plus, la présence d’un visa étranger dans le passeport de M. Sukkar n’indique pas qu’il est entré dans ce pays étranger ou qu’il est impossible de l’obtenir en dehors de ce pays. Il est raisonnable de conclure que ces visas pouvaient se trouver dans le passeport de M. Sukkar pendant qu’il résidait au Canada. Après l’entretien, le juge de la citoyenneté a conclu qu’en dépit de ces visas étrangers M. Sukkar répondait aux exigences de la Loi.

[23]  M. Sukkar fait remarquer que le juge de la citoyenneté a examiné son profil LinkedIn et s’est dit convaincu qu’il travaillait à distance. Le profil professionnel a été mis en ligne dans le but d’améliorer les contacts professionnels et non dans le but d’établir la résidence. M. Sukkar a expliqué au juge de la citoyenneté que son profil LinkedIn faisait part à d’éventuels clients de l’expérience de base qu’il avait acquise à l’extérieur du Canada. M. Sukkar n’a exercé aucun emploi au Canada entre les mois de juillet 2007 et d’avril 2012, mais il a reçu des paiements pour des projets logistiques au Koweït effectués en ligne. Il a acheté une résidence à Mississauga (Ontario) en février 2008, comme le confirme une hypothèque contractée auprès de la Banque Royale du Canada.

[24]  Je conviens avec M. Sukkar que son profil LinkedIn ne prouve pas de manière convaincante sa présence effective à l’étranger, pas plus qu’elle ne prouve sa présence effective au Canada. Dans la mesure où le demandeur tire une inférence défavorable d’un élément quelconque qui se trouvait peut-être sur son profil en ligne, cette inférence ne militerait pas en faveur ou en défaveur de M. Sukkar.

[25]  Les états de compte bancaires conjoints et les relevés de crédit ne font pas nécessairement état d’une présence effective au Canada, car la carte de crédit de M. Sukkar a quand même été utilisée au Canada pendant qu’il se trouvait à l’étranger dans le cadre d’un voyage d’affaires. Toutefois, le juge de la citoyenneté s’en est dit convaincu, après l’entretien, où il a été déterminé que M. Sukkar était néanmoins présent au Canada.

[26]  Il n’y a pas dans les motifs une description détaillée de la raison pour laquelle le juge de la citoyenneté s’est dit convaincu de la présence au Canada, mais il est clair qu’il a réfléchi à la question. L’investissement que M. Sukkar a fait dans une franchise au Canada en février 2012, bien que passif, de pair avec les avis de cotisation de l’Agence du revenu du Canada que M. Sukkar a produits pour les années d’imposition 2011, 2012, 2013 et 2014 et les documents fiscaux T4 concernant les années 2013, 2014 et 2015, sont tous des éléments qui ont convaincu le juge de la citoyenneté. Un décideur tel qu’un juge de la citoyenneté est réputé avoir pris en compte la totalité des éléments de preuve figurant dans le dossier, même si chacun des documents n’est pas mentionné (décision Samaroo, précitée, paragraphe 30).

[27]  Le juge de la citoyenneté a évalué une convention à fin de bail et des chèques postdatés de façon à vérifier le lieu de résidence de M. Sukkar. Il a été demandé à M. et à Mme Sukkar de dessiner un plan de base de leur appartement qui, a-t-il été conclu, était identique. Par conséquent, le juge de la citoyenneté a conclu que M. Sukkar avait occupé le lieu de résidence indiqué pendant la majeure partie de la période pertinente.

[28]  Pour chacune des préoccupations de l’agent de la citoyenneté, le juge de la citoyenneté a conclu que les explications de M. Sukkar étaient à la fois vraisemblables et crédibles. Il a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que M. Sukkar avait résidé au Canada pendant le nombre de jours déclarés et qu’il satisfaisait au critère de résidence de Pourghasemi. La demande de citoyenneté canadienne de M. Sukkar a été approuvée.

[29]  M. Sukkar se fonde dans une large mesure sur la décision par laquelle le juge de la citoyenneté a conclu qu’il était digne de foi. Tel est son droit. Il incombe au ministre de prouver que la décision est déraisonnable. En l’espèce, le juge de la citoyenneté s’est dit convaincu que M. Sukkar répondait à la condition de résidence permettant d’être admissible à la citoyenneté.

[30]  La décision est raisonnable et certaines des minuscules erreurs qui ont été évoquées à l’audience étaient en fait explicables ou, à tout le moins, il ne s’agissait pas d’erreurs susceptibles de rendre la décision déraisonnable.

[31]  En conclusion, toutes les préoccupations que le ministre a relevées dans ses observations ont été analysées par le juge de la citoyenneté, qui s’est dit satisfait des réponses de M. Sukkar. La norme de contrôle est celle de la décision raisonnable. Il ne m’appartient pas de substituer ma propre décision à celle du juge de la citoyenneté. Je conclus que la décision est raisonnable et je rejette donc la présente demande de contrôle judiciaire.

[32]  Aucuns dépens n’ont été demandés, et aucuns ne sont adjugés.


JUGEMENT RENDU DANS LE DOSSIER T-1869-16

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande est rejetée;

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Glennys L. McVeigh »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1869-16

 

INTITULÉ :

MCI c MOHAMAD FARAS SUKKAR

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 MAI 2017

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 JUILLET 2017

 

COMPARUTIONS :

Alison Engel Yan

POUR LE DEMANDEUR

Matthew Jeffery

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Matthew Jeffery

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.