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Date : 20170719


Dossier : IMM-5241-16

Référence : 2017 CF 702

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 19 juillet 2017

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

KAZIM TAS

YILDIZ EGRICAY TAS

MEHMET EREN LEKESIZ (REPRÉSENTÉ PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE, KAZIM TAS)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi] à l’encontre de la décision défavorable du 5 décembre 2017 [la décision] rendue par la Section de la protection des réfugiés [la SPR ou la Commission]. Dans la décision, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger, au titre respectivement de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi. Pour les motifs qui suivent, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

[2]  Les demandeurs Kazim Tas [M. Tas], son épouse Yildiz Tas [Mme Tas] et leur fils de 10 ans Mehmet Lekesiz [le fils] sont des citoyens de la Turquie. Ils se réclament de la protection de leur pays d’attache en raison de leur origine kurde et de leur confession alévie.

[3]  M. Tas et son épouse ont commencé à participer à des activités politiques pour la première fois en 1991. Depuis ce temps, ils allèguent avoir été victimes de détentions illégales, de mauvais traitements et de menaces. À l’appui de leur demande, ils font référence précisément à cinq incidents; je les examinerai en ordre chronologique.

[4]  M. Tas affirme que le 18 mars 1991, il a été détenu toute la nuit et battu par les policiers parce qu’il avait participé à une célébration du Newroz.

[5]  Mme Tas affirme qu’environ huit ans plus tard, en 1999, elle a été détenue par la police turque et agressée sexuellement. Elle affirme qu’elle a commencé à souffrir de dépression et d’épilepsie en raison de cet incident.

[6]  M. Tas allègue qu’en novembre 2014, il a été détenu par la police alors qu’il était à une manifestation et a été battu [traduction] « sans aucune pitié ».

[7]  Ensuite, le 10 janvier 2016, après avoir prononcé un discours lors d’un événement commémorant le bombardement à Ankara, M. Tas aurait été torturé psychologiquement et menacé de mort par des policiers en tenue civile.

[8]  Les trois demandeurs allèguent que quelques mois plus tard, en avril 2016, ils ont participé à une manifestation contre la réinstallation des réfugiés syriens et ont été aspergés de gaz lacrymogène. M. Tas a également été battu. Il s’agissait alors de la goutte qui a fait déborder le vase.

[9]  Les demandeurs ont fui la Turquie le 6 juillet 2016 et ont présenté une demande d’asile le 21 juillet 2016. Bien que les demandeurs soient arrivés au Canada en passant par les États‑Unis, ils ont été soustraits à l’application de l’Entente sur les tiers pays sûrs, puisque M. Tas a un frère au Canada.

II.  Questions en litige et analyse

[10]  La SPR a entendu le témoignage des demandeurs dans le cadre d’une audience qui s’est déroulée sur deux jours. Elle a conclu qu’ils manquaient de crédibilité en raison d’incohérences et d’invraisemblances, ce qui l’a menée à rendre une décision défavorable. Les demandeurs affirment que la SPR a commis une erreur en ne leur permettant pas de répondre adéquatement à une question soulevée durant le premier jour d’audience, et qu’elle a également commis une erreur (i) dans l’analyse de leur profil de risque et (ii) dans ses conclusions relatives à la crédibilité/à la vraisemblance.

[11]  La norme de contrôle applicable aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit est celle de la raisonnabilité (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]). La Cour n’interviendra pas si la décision de la Commission appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Pour les questions liées à l’équité procédurale, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (Dunsmuir, au par. 129; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au par. 43).

A.  Analyse du profil de risque

[12]  Les demandeurs affirment d’abord que la SPR n’a pas apprécié l’effet cumulatif des profils de M. Tas sur le niveau de risque auquel il sera exposé s’il est renvoyé en Turquie. Les profils en question sont sa confession alévie, son appartenance à la Confédération des syndicats fonctionnaires [KESK], son appui au Parti démocratique des peuples [HDP] et son origine kurde. Nonobstant la conclusion de la SPR selon laquelle M. Tas n’avait pas été personnellement persécuté à titre de membre de la KESK et du HDP, les demandeurs prient la Cour d’évaluer le risque auquel il serait généralement confronté à son renvoi en Turquie à titre de membre de ces groupes, combiné au fait qu’il est Kurde. Ils renvoient la Cour à un certain nombre de documents qui indiquent que la KESK et le HDP ont été ciblés, particulièrement après la tentative de coup d’État de 2016.

[13]  Cependant, je remarque que la décision de la SPR portait principalement sur la crédibilité, y compris sur l’appartenance de M. Tas aux deux partis et sur sa participation aux manifestations, menant la SPR à remettre en doute la crainte subjective des demandeurs.

[14]  La Commission a reconnu que M. Tas était un membre de la KESK puisqu’il travaillait au sein de la fonction publique (la KESK étant le syndicat des travailleurs de la fonction publique le plus vaste en Turquie); toutefois, elle a conclu que lui et son épouse étaient uniquement des « partisans modérés » du HDP (plutôt que des membres). La Commission a également accepté que les demandeurs étaient d’origine kurde.

[15]  Toutefois, après avoir examiné le cartable national de documentation et d’autres éléments de preuve documentaires, la SPR n’était pas d’avis, selon la prépondérance des probabilités, que le profil de M. Tas en tant que membre de la KESK d’origine kurde, qui est également un partisan modéré du HDP, était « suffisant pour établir le fondement d’une demande d’asile ». En effet, bien que la Commission ait reconnu que certains Kurdes sont victimes de persécution, elle a estimé que les demandeurs n’ont pas établi l’existence d’une crainte subjective en raison de leur appartenance à ce groupe. Il était certainement loisible à la Commission de tirer cette conclusion, et j’estime qu’elle est raisonnable (voir Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 505, au paragraphe 40). Je remarque également que l’avocat n’a pas été en mesure de fournir des décisions antérieures de la Cour ou de la SPR indiquant que ce profil avait automatiquement entraîné une conclusion de persécution, et je ne crois pas que la Commission a été déraisonnable en ne tirant pas une telle conclusion.

 

B.  Conclusions relatives à la crédibilité

[16]  Les demandeurs contestent les conclusions de la SPR relatives à la crédibilité concernant la confession alévie de la famille et les menaces proférées par le père biologique de leur fils.

[17]  Tout d’abord, les menaces. La SPR a également tiré des conclusions défavorables relatives à la crédibilité concernant les menaces de mort proférées à Mme Tas et à son fils par le père biologique de ce dernier qui, selon elle, [traduction] « s’efforçait de gâcher sa vie ». Durant l’audience, Mme Tas a également fourni à la SPR un certificat indiquant que le père biologique avait consenti à ce que son fils voyage hors du pays. La Commission a conclu que le comportement du père biologique était incohérent et elle n’était pas convaincue que les demandeurs craignaient véritablement d’être maltraités ou tués par le père biologique.

[18]  La Commission a rejeté les explications de Mme Tas et avait l’impression que les demandeurs proposaient simplement un autre raisonnement. La SPR avait le droit de tirer une inférence négative au vu de ce témoignage (voir le résumé exhaustif du droit relatif à la crédibilité énoncé par le juge Brown dans la décision Gong v Canada (Citizenship and Immigration), 2017 FC 165, au par. 9).

[19]  En ce qui concerne la religion des demandeurs, la SPR a jugé que la lettre provenant du centre culturel alévi d’Adiyaman n’était pas authentique, affirmant qu’il y avait une signature à l’encre sous une lettre qui semblait avoir été photocopiée. Le conseil a reconnu que la copie originale était de piètre qualité, d’où certains commentaires de la Commission. La lettre confirmait uniquement ceci : [traduction] « [E]n tant que famille, ils ont offert un soutien matériel et moral à notre association ». Sans en-tête ni signature, on peut comprendre pourquoi la Commission doutait de la véracité de la lettre ou hésitait à lui accorder un quelconque poids.

[20]  L’avocat des demandeurs a également attiré l’attention sur un passage dans le rapport du psychiatre où le fils confirme leur confession alévie. Toutefois, cet élément de preuve n’était pas un témoignage ni une preuve objective soumis à l’examen de la Commission; il s’agissait en fait de l’opinion et de l’évaluation du psychiatre fondées sur ce qui lui avait apparemment été rapporté par le fils. En aucun cas cet élément de preuve ne rend la décision de la Commission déraisonnable : compte tenu de la retenue dont il faut faire preuve à l’égard des conclusions de fait de la Commission, j’estime que sa conclusion concernant la religion de la famille est raisonnable.

[21]  Ultimement, bien que je ne trouve rien à redire à la conclusion de la Commission sur cette question en particulier, même si elle était déraisonnable, les demandeurs n’ont pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’ils seraient persécutés en raison de leur confession alévie.

C.  Conclusions relatives à la vraisemblance

[22]  Enfin, les demandeurs soutiennent que la SPR a tiré des conclusions relatives à la crédibilité qui, lorsqu’adéquatement analysées, équivalent à des conclusions d’invraisemblances.

[23]  Premièrement, les demandeurs contestent les conclusions défavorables de la SPR relatives à la vraisemblance de leur participation à des rassemblements contre le gouvernement malgré leur crainte de persécution ou de traitements cruels et inusités (décision, au paragraphe 19) :

En raison de leur participation à la manifestation en 2016, j’estime, selon la prépondérance des probabilités, que le traitement réservé précédemment à M. et Mme Tas par les autorités turques n’a pas été aussi sévère qu’ils le prétendent, si les incidents ont vraiment eu lieu. Leur comportement en ce qui a trait à leur absence de crainte subjective le démontre bien. Compte tenu du fait qu’ils ont déclaré qu’ils avaient peur, je tire une conclusion défavorable en ce qui concerne leur crédibilité.

[24]  La Commission fait observer que si M. et Mme Tas avaient véritablement eu peur d’être persécutés, pourquoi auraient‑ils amené avec eux leur fils de dix ans?

[25]  Deuxièmement, les demandeurs contestent les conclusions de la SPR relatives à la participation de M. Tas à des rassemblements de la KESK contre le gouvernement alors qu’il était employé au sein du ministère de la Santé de la Turquie. Contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, je ne crois pas que la réponse de la Commission au fait que M. Tas ait reconnu qu’il risquait son emploi équivaut à la conclusion définitive selon laquelle M. Tas n’a pas participé à ces rassemblements contre le gouvernement.

[26]  En fait, la Commission a remarqué des incohérences dans les réponses de M. Tas : d’une part, il a affirmé être discret au sujet de ses opinions politiques; d’autre part, la preuve comportait des photos de lui participant à ce type d’événements. La Commission n’a pas conclu que M. Tas n’avait pas participé aux rassemblements contre le gouvernement; elle a simplement tiré une conclusion défavorable en raison de réponses incohérentes. J’estime que les deux conclusions de la SPR ci‑dessus sont raisonnables.

D.  Question d’équité procédurale

[27]  Durant le premier jour d’audience le 14 septembre 2016, la Commission a soulevé des questions concernant le voyage du fils au Canada, à savoir s’il s’agissait ou non d’une violation de la Convention de La Haie. Le même jour, les demandeurs ont fourni le consentement notarié original du père biologique (non traduit), et la SPR a indiqué qu’elle ne communiquerait pas avec le ministre. Les demandeurs ont fourni une version traduite de ce document au cours du deuxième jour d’audience le 23 septembre 2016.

[28]  Le 1er novembre 2016, les demandeurs ont été informés que le ministre avait été contacté. Le ministre n’a jamais répondu. Les demandeurs ont tenté de présenter des éléments de preuve après l’audience, mais ceux‑ci leur ont été renvoyés, parce que la SPR était déjà parvenue à une décision. Les demandeurs font valoir que la SPR ne leur a pas donné l’occasion de répondre adéquatement à ces allégations.

[29]  Toutefois, la SPR a reconnu la légitimité du consentement original notarié du père et n’a pas soulevé cette question dans sa décision. Par conséquent, je ne relève aucun manquement à l’équité procédurale.

III.  Conclusion

[30]  La SPR a eu raison de conclure que les demandeurs n’avaient qualité ni de réfugiés au sens de la Convention ni de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi et, ce faisant, elle n’a pas contrevenu au droit à l’équité procédurale des demandeurs.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.  La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.  L’avocat n’a présenté aucune question à des fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.

3.  Aucuns dépens ne seront adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5241-16

 

INTITULÉ :

KAZIM TAS ET AL c MIRC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 JUILLET 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 JUILLET 2017

 

COMPARUTIONS :

Jean Marie Vecina

 

POUR Les demandeurs

 

Margherita Braccio

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Vecina & Sekhar

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR Les demandeurs

 

Nathalie G. Drouin

Sous‑procureure générale du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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