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Date : 20170719


Dossier : T-1176-16

Référence : 2017 CF 699

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 juillet 2017

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

ROBERT McILVENNA

demandeur

et

BANQUE DE NOUVELLE-ÉCOSSE

(LA BANQUE SCOTIA)

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Robert McIlvenna, a porté plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne le 23 août 2010, alléguant que la Banque de Nouvelle-Écosse [la Banque] avait fait preuve de discrimination envers sa famille et lui-même en décidant d’exiger le remboursement d’un prêt hypothécaire parce que son fils et sa belle-fille cultivaient de la marijuana thérapeutique dans leur maison grevée d’une hypothèque située à Val-Thérèse (Ontario). La Commission a rejeté pour la première fois la plainte du demandeur par une lettre datée du 14 mars 2012, après avoir décidé en vertu de l’alinéa 41(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 [la Loi], de refuser de l’examiner parce que les faits qui y étaient allégués ne constituaient pas un acte discriminatoire. Cette décision de la Commission a toutefois été annulée par la Cour d’appel fédérale, qui lui a renvoyé l’affaire en vue d’une enquête approfondie (voir : McIlvenna c Banque de Nouvelle-Écosse, 2014 CAF 203, 466 NR 195).

[2]  Après une enquête approfondie, la Commission a rejeté une fois de plus la plainte, en vertu du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi, par lettre datée du 16 juin 2016. La Cour est maintenant saisie de la demande introduite par le demandeur en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, en vue de soumettre à un contrôle judiciaire la décision la plus récente par laquelle la Commission a rejeté sa plainte.

I.  Le contexte

[3]  En décembre 2009, le demandeur et son épouse ont rencontré l’un des agents des services bancaires personnels de la Banque en vue de discuter de l’augmentation de leur marge de crédit, en vue d’entreprendre des travaux de rénovation à leur maison de Val-Thérèse, qui, à cette époque, était occupée par le fils et la belle-fille du demandeur, ainsi que leurs trois enfants. Après l’exécution d’une partie des travaux, le demandeur et son épouse sont retournés à la Banque pour parler de leur marge de crédit. La Banque a pris les dispositions nécessaires pour qu’un évaluateur inspecte la maison le 24 juin 2010 et, par lettre datée du 16 juillet 2010, l’évaluateur a fait savoir que le fils du demandeur l’avait informé que son épouse et lui étaient autorisés par Santé Canada à cultiver de la marijuana thérapeutique et que l’ajout d’un étage à la maison avait pour but d’y cultiver les plants de marijuana dont son épouse et lui avaient besoin pour des raisons d’ordre thérapeutique. L’évaluateur a signalé qu’il ne restait plus dans la maison que la charpente, que la façade extérieure avait été retirée et que la maison se trouvait dans un état que l’on ne pouvait qualifier que de coquille vide. Il a confirmé dans sa lettre qu’après avoir fini d’examiner la maison du demandeur, il avait aussitôt téléphoné à la succursale pour mettre la Banque au fait de la situation.

[4]  Quelques semaines plus tard, le 15 juillet 2010, le demandeur et son fils, Ryan McIlvenna, se sont présentés à une réunion avec Estelle Joliat, gestionnaire communautaire à la succursale de la Banque, à Sudbury. À cette occasion, la Banque a dit qu’elle refusait de hausser la marge de crédit et a informé le demandeur qu’elle entendait exiger le remboursement complet du prêt hypothécaire. Le jour même, Mme Joliat a transmis au Centre national de recouvrement un courriel dans lequel elle résumait la réunion ainsi que les faits sous-jacents. Dans une lettre au demandeur, datée du 5 août 2010, la Banque a exigé le remboursement intégral du prêt hypothécaire, disant qu’il avait y eu manquement aux conditions du contrat de prêt hypothécaire.

[5]  Le 23 août 2010, le demandeur a porté plainte auprès de la Commission, alléguant que la Banque avait fait preuve de discrimination envers sa famille et lui-même à cause des déficiences dont son fils et sa belle-fille étaient atteints. Dans sa plainte, il a expliqué que son fils et sa belle‑fille s’étaient fait prescrire chacun de la marijuana et que Santé Canada les avait autorisés à en posséder et à en cultiver à titre thérapeutique. Le demandeur a allégué que lorsqu’il avait rencontré Mme Joliat le 15 juillet 2010, celle-ci l’avait informé que la Banque allait exiger le remboursement complet du prêt  hypothécaire parce que l’on cultivait de la marijuana dans la maison. Le demandeur s’est plaint que les agissements et les politiques de la Banque étaient discriminatoires envers les personnes atteintes d’une déficience qui avaient besoin de consommer et de cultiver de la marijuana.

[6]  En réponse à la plainte du demandeur, une agente des droits de la personne de la Commission a lancé une enquête et, le 22 septembre 2011, a produit un rapport préliminaire contenant les résultats de l’enquête. Après que le demandeur et la Banque eurent répondu à ce rapport, l’agente a mis la dernière main à son rapport et, à son tour, la Commission a décidé, par lettre datée du 14 mars 2012, de refuser d’examiner la plainte en vertu de l’alinéa 41(1)c) de la Loi, car la décision de la Banque de dénoncer le contrat de prêt hypothécaire n’était pas fondée sur un motif de distinction illicite.

A.  Le rapport de l’enquêtrice

[7]  Après que la Cour d’appel fédérale eut infirmé la décision datée du 14 mars 2012 de la Commission et renvoyé l’affaire à cette dernière en vue d’une enquête approfondie, la Commission a repris son enquête sur la plainte du demandeur. Pendant plusieurs mois, diverses personnes ont été interrogées et, dans un rapport daté du 26 février 2016, la personne chargée de l’enquête [l’enquêtrice] a produit son rapport [le rapport d’enquête], qui recommandait que la Commission rejette la plainte en vertu du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi au motif que l’examen de cette plainte n’était pas justifié. L’enquêtrice a signalé dans le rapport d’enquête que six personnes avaient été interrogées : le demandeur, son fils, l’évaluateur, Mme Joliat et deux autres employés de la Banque. L’enquêtrice a suivi un processus d’enquête en deux étapes, consistant, premièrement, à examiner si l’allégation du demandeur, soit la commission d’un acte discriminatoire dans le cadre de la prestation d’un service, était fondée et, deuxièmement, si la Banque pouvait fournir, à propos de ses actes, une explication qui n’était pas un prétexte pour exercer de la discrimination pour un motif illicite.

[8]  L’enquêtrice a passé en revue les observations des parties et leurs positions opposées quant à la question de savoir si la déficience du fils du demandeur avait joué dans la décision de la Banque d’exiger le remboursement de l’hypothèque. Elle est arrivée à la conclusion suivante :

[traduction

Il n’est pas sûr si la décision de l’intimée de dénoncer le contrat de prêt hypothécaire était liée à la déficience du fils du plaignant. D’importants changements avaient été apportés à la maison sans le consentement de la Banque, et cela avait eu pour effet d’en réduire la valeur. Cependant, même si l’intimée soutient que les prétendues déficiences du fils du plaignant n’ont rien eu à voir dans la décision de dénoncer le prêt hypothécaire, elle a été mise au courant que les changements apportés, et que l’on proposait d’apporter, avaient pour objet de pouvoir cultiver de la marijuana thérapeutique. Cela étant, l’enquête passera à la deuxième étape.

[9]  L’enquêtrice a ensuite entrepris d’examiner si la Banque avait, pour justifier sa décision de faire exécuter le contrat de prêt hypothécaire, une explication raisonnable qui n’était pas fondée sur la déficience du fils du demandeur. Elle a fait état de la position de la Banque selon laquelle il y avait eu un manquement à certaines obligations liées aux conditions de l’hypothèque, notamment le fait de garder la maison en bon état et d’informer la Banque de toute amélioration prévue, et que ce manquement permettait à la Banque de dénoncer le prêt hypothécaire ou de prendre possession de la maison. Elle a fait part de l’opinion de la Banque selon laquelle, étant donné que la valeur de la maison avait été réduite à ce qu’elle considérait comme un niveau inacceptable à cause des travaux de rénovation incomplets, et qu’elle croyait que la maison était en péril, cela l’autorisait à exiger le remboursement de l’hypothèque.

[10]  L’enquêtrice a décrit les comptes rendus contradictoires des réunions qu’il y avait eues en décembre 2009 entre le demandeur et une employée de la Banque, notant que si la position du demandeur était que la Banque l’avait encouragé, implicitement ou explicitement, à procéder aux travaux de rénovation et à revenir pour obtenir du financement une fois que les travaux de rénovation seraient effectués à 40 %, le point de vue de la Banque était plutôt qu’elle n’avait pas accepté d’accorder des fonds supplémentaires. L’enquêtrice a également examiné les circonstances entourant l’évaluation de la maison, signalant que l’évaluateur avait avisé le fils du demandeur qu’il allait informer la Banque de la culture de marijuana dans la maison hypothéquée.

[11]  L’enquêtrice a ensuite examiné les faits entourant la réunion du 15 juillet 2010, à laquelle étaient présents le demandeur, son fils et Mme Joliat. Elle a signalé que le demandeur et son fils avaient dit que l’explication de Mme Joliat au sujet de la demande de remboursement du prêt hypothécaire reposait sur le fait que l’on cultivait de la marijuana dans la maison. Elle a ajouté que, d’après le demandeur, Mme Joliat avait dit que la [traduction« politique de la Banque interdisait la culture de marijuana dans une maison hypothéquée », qu’elle était [traduction« très inquiète des problèmes environnementaux dans les maisons où l’on fait pousser de la marijuana » et que [traduction« la Banque n’autorise pas la marijuana dans ses collectivités ».

[12]  L’enquêtrice a fait savoir par ailleurs que Mme Joliat avait nié avoir fait ces commentaires et avait déclaré avoir insisté sur le fait que la destination de la maison avait changé par rapport à l’époque où l’hypothèque avait été approuvée et que la maison était une coquille vide, sans fenêtres et surmontée d’un toit en contreplaqué. Elle a fait référence à un courriel que Mme Joliat avait envoyé au Centre national de recouvrement, après la réunion avec le demandeur et son fils, qui soulignait que la maison avait été modifiée. L’enquêtrice a fait état de la position de la Banque selon laquelle, à la suite des informations de l’évaluateur, elle avait déterminé que l’on ne pouvait pas avancer de fonds supplémentaires et qu’il y avait eu un manquement aux conditions de l’hypothèque. Après avoir examiné les renseignements émanant d’un gestionnaire supérieur du Centre national de recouvrement de la Banque au sujet des diverses circonstances dans lesquelles la Banque peut dénoncer un contrat de prêt hypothécaire, l’enquêtrice a conclu :

[traduction]

Selon la preuve recueillie, la Banque a demandé le remboursement du prêt hypothécaire parce que le plaignant avait manqué à plusieurs conditions, et l’intimée s’inquiétait du fait que le plaignant n’avait pas la capacité de remettre la maison dans un état acceptable, étant donné surtout que l’hypothèque CIS [Crédit intégré Scotia] ne permettait pas au débiteur hypothécaire d’obtenir un financement supplémentaire vu qu’il se situait à un niveau proche de sa limite de prêt. La preuve recueillie n’indique pas que l’intimée a demandé le remboursement du prêt hypothécaire du plaignant en raison de la déficience de son fils et de la forme particulière du traitement connexe.

[13]  Au vu de cette conclusion, l’enquêtrice a recommandé que la Commission rejette la plainte en vertu du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi au motif que son examen n’était pas justifié.

[14]  Après la production du rapport de l’enquêtrice, les parties ont fourni en réponse des observations écrites à la Commission.

B.  La réponse du demandeur

[15]  Dans les observations écrites qu’il a fournies à la Commission en date du 31 mars 2016, le demandeur a soutenu qu’il n’y avait pas lieu de suivre la recommandation formulée dans le rapport d’enquête. Il a fait ressortir diverses incohérences dans les déclarations faites par les personnes interrogées et il a fait valoir que les nombreux doutes quant à la crédibilité ne pouvaient être dissipés qu’en recourant à un examen devant le Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal]. Le demandeur a cité l’arrêt Canada (Procureur général) c Davis, 2010 CAF 134, au paragraphe 7, 189 ACWS (3d) 194, où la Cour d’appel fédérale a convenu avec la Cour fédérale que la décision de renvoyer une plainte au Tribunal en vue d’un examen supplémentaire était raisonnable, car le dossier révélait « un véritable débat : la position de chacune des parties [était] étayée par une preuve crédible qui, en y prêtant foi, permettrait de trancher l’affaire ».

[16]  Le demandeur a dit à la Commission que même si Mme Joliat avait nié la manière dont son fils et lui avaient décrit leur réunion du 15 juillet 2010, elle avait fait mention à plusieurs reprises de la culture de marijuana. Il a également relevé des incohérences dans la preuve quant aux points dont il avait été question à la réunion de décembre 2009; plus précisément, le fait de savoir si la Banque avait encouragé le demandeur à procéder à la rénovation de la maison. Il a de plus signalé que l’enquêtrice n’avait pas expliqué pourquoi elle privilégiait la preuve de la Banque plutôt que la sienne et celle de son fils.

[17]  Le demandeur a mis en lumière plusieurs contradictions qui, d’après lui, montraient que la Banque n’avait pas expliqué ses actes de manière plausible. Tout d’abord, la Banque avait fourni des versions contradictoires quant au fait de savoir si elle était au courant de la déficience du fils du demandeur avant de décider de demander le remboursement du prêt hypothécaire. Deuxièmement, la déclaration de l’évaluateur selon laquelle [traduction« tout ce dont la Banque veut réellement entendre parler, c’est de la valeur » n’était pas digne de foi, car, dans sa première lettre, il n’avait pas fait de commentaires sur la valeur de la maison hypothéquée. Troisièmement, même si la Banque prétendait avoir exigé le remboursement de l’hypothèque à cause du présumé manquement au contrat de prêt hypothécaire, un des employés de la Banque avait déclaré que la décision de cette dernière n’avait rien à voir avec les travaux de rénovation. Quatrièmement, l’évaluateur n’avait jamais fait part de la valeur de la maison à la Banque avant le dépôt de la plainte relative aux droits de la personne et, pourtant, la Banque avait déclaré qu’elle s’était servie des informations figurant dans le rapport de l’évaluateur pour dénoncer le contrat de prêt hypothécaire. Cinquièmement, la Banque n’avait pas expliqué pourquoi elle s’était fondée sur la valeur [traduction« en l’état » de la maison, plutôt que sur la valeur qu’elle aurait après l’achèvement des travaux de rénovation. Enfin, la déclaration de Mme Joliat selon laquelle le remboursement de l’hypothèque avait été exigé parce que [traduction« la destination de la maison avait changé par rapport à l’époque où l’hypothèque avait été approuvée », une possible allusion au fait que la maison servirait à cultiver de la marijuana.

[18]  Le demandeur a également fait valoir que l’enquêtrice n’avait pas examiné plusieurs questions importantes et que trois personnes détenant des informations pertinentes n’avaient pas été interrogées.

C.  La réponse de la Banque

[19]  Dans les observations qu’elle a fournies à la Commission en date du 29 avril 2016, la Banque a dit souscrire à la recommandation formulée dans le rapport d’enquête. Elle a réfuté la position du demandeur selon laquelle d’importantes questions n’avaient pas été examinées et d’importants témoins n’avaient pas été interrogés, et elle a déclaré que l’enquête avait été équitable du point de vue procédural parce qu’elle avait été neutre et rigoureuse. Elle a fait remarquer que l’enquêtrice avait interrogé des témoins qui avaient pris part aux principaux faits qui constituaient le fondement de la plainte : la réunion de décembre 2009 en vue de discuter des travaux de rénovation, la demande de financement supplémentaire faite en juin 2010, l’évaluation, de même que la réunion de juillet 2010 à l’occasion de laquelle la Banque avait rejeté la demande de financement et exigé le remboursement du prêt hypothécaire.

[20]  La Banque a cité le jugement Gosal c Canada (Procureur général), 2011 CF 570, au paragraphe 86, 205 ACWS (3d) 1049, dans lequel la juge Gauthier avait rejeté des plaintes formulées contre une enquête de la Commission parce que les allégations n’étaient « rien de plus que des hypothèses, des suppositions ou des opinions personnelles ». Elle a fait valoir que le demandeur ne faisait qu’émettre l’hypothèse qu’il y avait peut-être des preuves supplémentaires, invoquant la décision Larsh c Canada (Procureur général), [1999] ACF no 508, au paragraphe 18, 166 FTR 101, dans laquelle le juge Evans a déclaré : « [l’]argument de la demanderesse suivant lequel la plainte doit être déférée au Tribunal des droits de la personne chaque fois que la crédibilité constitue la principale question en litige dans une affaire mettant en cause les droits de la personne ne semble pas compatible avec le libellé subjectif du sous‑alinéa 44(3)b)(i), ni avec la compétence et l’expérience de la Commission en tant qu’organisme spécialisé chargé d’enquêter sur les plaintes déposées en matière de droits de la personne et de se prononcer sur leur bien-fondé ». La Banque a fait valoir de plus qu’il ne fallait pas renvoyer la plainte du demandeur au Tribunal juste parce qu’il y avait des contradictions dans les déclarations des personnes que l’on avait interrogées.

[21]  La Banque a maintenu que la recommandation de l’enquêtrice était raisonnable, et que celle-ci avait expliqué de manière raisonnable sa décision de faire exécuter l’hypothèque. À son avis, le demandeur avait manqué aux conditions de l’hypothèque quand il s’était lancé dans de gros travaux de rénovation qui avaient laissé la maison en mauvais état. Cela, a-t-elle déclaré, mettait en péril la garantie qu’elle détenait sur les sommes prêtées, et l’inspection de l’évaluateur avait révélé que la valeur de la maison ne pouvait pas garantir le remboursement des fonds qui avaient été avancés au demandeur. Elle a déclaré que la Commission pouvait se fonder sur cette justification parce que celle-ci aurait régi les actes de la Banque même si la maison du demandeur ne contenait pas une [TRADUCTION« installation de culture de stupéfiants ». La Banque a rejeté les arguments du demandeur, car ceux-ci ne tenaient pas compte du fait que les actes de la Banque découlaient des conclusions de l’évaluateur selon lesquelles la maison se trouvait dans un état semblable à celui d’une [TRADUCTION« coquille vide ». La Banque a nié qu’elle était au courant de l’ampleur des travaux de rénovation en décembre 2009, car, l’avoir su, elle aurait ordonné sur-le-champ la tenue d’une évaluation.

D.  La décision de la Commission

[22]  Le 16 juin 2016, la Commission a envoyé au demandeur une lettre disant qu’elle avait examiné le rapport d’enquête et les observations des parties et qu’elle avait décidé de rejeter la plainte en vertu du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi au motif que son examen n’était pas justifié.

II.  Les questions en litige

[23]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. La Commission a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale en omettant de procéder à un examen neutre et rigoureux?

  3. La décision de la Commission est-elle déraisonnable?

  4. Si la Commission a manqué à son obligation d’équité procédurale ou a rendu une décision déraisonnable, quelle est la réparation appropriée?

III.  Analyse

[24]  Dans les affaires où la Commission souscrit à la recommandation d’un enquêteur et ne fournit dans sa décision que de brefs motifs (ce qui est le cas en l’espèce), le rapport de cet enquêteur fait partie intégrante des motifs de la Commission pour les besoins d’un contrôle judiciaire (Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 37, [2006] 3 RCF 392 [Sketchley]).

A.  La norme de contrôle applicable

[25]  La décision de la Commission de rejeter une plainte en vertu du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Keith c Canada (Service correctionnel), 2012 CAF 117, au paragraphe 47, 214 ACWS (3d) 529 [Keith]). Selon cette norme, la Cour a pour tâche de contrôler une décision afin d’en déterminer le caractère raisonnable, lequel tient principalement « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190). Ces critères sont respectés si « les motifs […] permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708). En outre, « dès lors que le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable », et « il [ne] rentre [pas] dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61, [2009] 1 RCS 339).

[26]  La Commission a le vaste pouvoir discrétionnaire de décider si, compte tenu de l’ensemble des circonstances d’une plainte, il est justifié ou non que le Tribunal examine la plainte (voir : Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, aux par. 21 et 25, [2012] 1 RCS 364). L’examen préalable auquel procède la Commission a été décrit par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Keith comme étant :

[43]  […] assez semblable à celui qu’un juge effectue lors d’une enquête préliminaire, en ce sens qu’elle doit décider si, vu l’ensemble des faits dont elle dispose, l’examen de la plainte par le Tribunal est justifié. L’élément central du rôle qui est confié à la Commission consiste donc à évaluer la suffisance des éléments de preuve qui lui sont soumis, c’est‑à‑dire à déterminer si la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l’étape suivante.

[27]  La Cour d’appel fédérale a ensuite expliqué le rôle que joue la cour saisie d’une demande de contrôle d’une décision par laquelle la Commission a rejeté une plainte en vertu de l’alinéa 44(3)b) de la Loi :

[48]  […] la cour de révision devrait s’en remettre aux conclusions de fait tirées par la Commission à l’issue de l’enquête qu’elle mène aux termes de l’article 43 ainsi qu’aux conclusions de droit que la Commission tire dans le cadre de son mandat. Si elle juge ces conclusions raisonnables, la cour de révision doit ensuite se demander si le rejet de la plainte dès le début du processus, en application de l’alinéa 44(3)b) de la Loi, était une conclusion raisonnable à tirer compte tenu du fait que la décision de rejeter la plainte est une décision définitive qui empêche de poursuivre l’enquête ou l’examen de la plainte en vertu de la Loi.

[28]  L’obligation d’équité procédurale exige que la décision de la Commission soit à la fois neutre et rigoureuse. Dans la décision Slattery c Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 CF 574, au paragraphe 49, 73 FTR 161 [Slattery], conf. par [1996] ACF no 385, le juge Nadon a écrit : « [p]our qu'il existe un fondement juste pour que la CCDP estime qu'il y a lieu de constituer un tribunal en vertu de l'alinéa 44(3)a) de la Loi, je crois que l'enquête menée avant cette décision doit satisfaire à au moins deux conditions: la neutralité et la rigueur ». Par ailleurs, comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Sketchley :

[38]  […] une cour de révision doit […] se pencher sur l’examen de la Commission et faire preuve de beaucoup de déférence à l’égard de l’appréciation des faits; ce n’est que si la Commission a commis une erreur de droit, a apprécié les faits d’une manière manifestement déraisonnable ou a contrevenu aux principes d’équité procédurale qu’il sera justifié d’intervenir lors d’un contrôle [renvois omis] […] ces erreurs appartiennent à la catégorie des erreurs d’enquête qui sont à ce point fondamentales que les observations complémentaires des parties ne peuvent y remédier. […]

[29]  Les parties ne s’entendent pas sur la norme à appliquer lorsqu’il s’agit de contrôler l’équité de l’enquête. Lorsqu’il s’agit de contrôler une décision pour des raisons d’équité procédurale, dit le demandeur, au regard de l’arrêt Sketchley (aux par. 52 et 53), aucune déférence ne s’impose et la Cour doit décider si le processus que le décideur a suivi satisfaisait au degré d’équité qui est exigé dans toutes les circonstances, et le fait de ne pas s’être conformé à l’obligation d’équité procédurale suffit pour infirmer la décision. En revanche, la défenderesse dit que même si les questions d’intégralité et de neutralité des enquêtes de la Commission sont contrôlées en fonction de la norme de la décision correcte, des jugements récents tels que Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, 474 NR 366 (autorisation d’interjeter appel auprès de la CSC refusée par [2015] CSCR no 438) [Bergeron] confirment que l’on doit un certain degré de déférence au décideur administratif à l’égard de certains éléments du processus décisionnel procédural.

[30]  Dans l’arrêt Vavilov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 132, au paragraphe 11, [2017] ACF no 638, la Cour d’appel fédérale a récemment fait remarquer : [traduction« [l]a norme de contrôle qui s’applique aux questions d’équité procédurale est présentement en litige devant la Cour. Un certain nombre d’approches différentes ont été relevées et elles persistent ». Ces approches différentes ont été décrites dans l’arrêt Bergeron, où la Cour d’appel a écrit :

[67]  Le droit n’est pas encore fixé en ce qui concerne la norme de contrôle à appliquer aux questions d’équité procédurale, comme en témoigne un arrêt récent de la Cour suprême, Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502, qui portait précisément sur un cas de manquement à l’équité procédurale. Dans cet arrêt, la Cour suprême a déclaré, sans autres précisions, que la norme de contrôle applicable était celle de la décision correcte, mais à peine dix paragraphes plus loin, elle a conclu qu’il fallait faire preuve d’une certaine déférence envers le décideur administratif par rapport à certains éléments de la décision touchant à la procédure : aux paragraphes 79 et 89.

[68]  Notre Cour a rendu certains jugements qui se sont concentrés sur ce choix de la norme de la décision correcte arrêté par la Cour suprême dans l’arrêt Khela, tout en faisant abstraction de l’appel ultérieur à une certaine déférence : voir par exemple Air Canada c. Greenglass, 2014 CAF 288, 468 N.R. 184, au paragraphe 26. Dans ces décisions, on n’a pas renvoyé à d’autres arrêts de notre Cour qui indiquaient que la norme applicable ne correspond pas entièrement à celle de la décision correcte et qu’une certaine retenue peut être de mise.

[…]

[70]  Parallèlement, il est permis de douter du fait que le défaut de procéder à une enquête approfondie dans le cadre de la Loi constitue un vice de procédure entraînant l’application de la norme de contrôle réservée aux questions procédurales, quelle que soit cette norme. En effet, la décision fondée sur une enquête déficiente peut très bien être qualifiée d’inacceptable ou d’injustifiable sur le fond parce qu’elle repose sur une information incomplète, ce qui devrait dès lors entraîner l’application de la norme de contrôle énoncée dans l’arrêt Dunsmuir, précité, relativement aux vices de fond. Comme l’illustre l’affaire examinée dans l’arrêt Forest Ethics, précité, il n’est pas toujours simple de départager les préoccupations de fond de celles qui concernent la procédure. La Cour avait alors expliqué que de nombreuses raisons militaient en faveur de l’application d’une même norme de contrôle — celle de la décision raisonnable, assortie d’une marge de manœuvre variable selon les circonstances (comme nous l’avons vu plus tôt dans les présents motifs) — à l’ensemble des décisions administratives.

[71]  Nous sommes donc en présence d’une jurisprudence confuse, qu’il n’est actuellement pas opportun de tenter de clarifier. […]

[31]  Vingt jours seulement après le prononcé de l’arrêt Bergeron, une formation différemment constituée de la Cour d’appel fédérale a écrit dans l’arrêt Eadie c MTS Inc., 2015 CAF 173, au paragraphe 76, 475 NR 174 (autorisation d’interjeter appel devant la CSC refusée par [2015] CSCR no 406), que la question de savoir si l’enquête de la Commission était suffisamment rigoureuse est une question qu’il convenait de contrôler en fonction de la norme de la décision raisonnable. En revanche, dans l’arrêt El-Helou c Courts Administration Service, 2016 CAF 273, au paragraphe 43, 273 ACWS (3d) 553, la Cour d’appel a fait remarquer que même s’il y avait une certaine incertitude au sujet de la norme de contrôle applicable à l’équité procédurale, il n’était pas nécessaire de la dissiper et, de ce fait, la Cour a contrôlé les questions d’équité procédurale en se fondant sur la « norme qui est plus avantageuse pour l’appelant, soit celle de la décision correcte ».

[32]  Il est inutile selon moi de décider s’il y a lieu d’appliquer soit la norme de contrôle de la décision raisonnable, soit la norme de contrôle de la décision correcte avec ou sans un certain degré de déférence. À mon avis, la question essentielle qu’il faut examiner, en rapport avec l’enquête de la Commission, est celle de savoir si l’enquêtrice a négligé ou omis d’examiner une « preuve manifestement importante ». Dans le jugement Gosal c. Canada (Procureur général), 2011 CF 570, au paragraphe 54, 205 ACWS (3d) 1049, la Cour a fait remarquer ceci : « le critère [de la preuve] “manifestement importante” exige qu’il soit évident pour n’importe quelle personne rationnelle que la preuve qui, selon le demandeur, aurait dû être examinée durant l’enquête était importante compte tenu des éléments allégués dans la plainte ». Ce raisonnement est conforme à la décision que la Cour a rendue antérieurement dans la décision Slattery, où, a‑t‑elle conclu, un contrôle judiciaire se justifie « lorsque des omissions déraisonnables sont commises, par exemple, lorsqu’un enquêteur n’a pas examiné la preuve manifestement importante » (au paragraphe 56).

[33]  Voyons maintenant si l’enquêtrice a omis de faire enquête sur des preuves manifestement importantes.

B.  La Commission a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale en omettant de procéder à une enquête neutre et rigoureuse?

1)  Les observations des parties

[34]  Aux dires du demandeur, l’enquêtrice a omis de prendre en compte des preuves manifestement importantes qui figuraient dans le dossier et qui, si elles l’avaient été, auraient mené à une conclusion et à une recommandation différentes. Selon lui, la conclusion de l’enquêtrice selon laquelle il n’y avait aucune preuve que la décision de la Banque de refuser la marge de crédit et d’exiger le remboursement de l’hypothèque était fondée sur la déficience de son fils est directement contredite par deux courriels de Mme Joliat. À son avis, ces courriels confirment explicitement que la consommation et la culture de marijuana dans la maison hypothéquée sont la raison pour laquelle la Banque a pris sa décision. Le demandeur souligne, dans le premier courriel, daté du 15 juillet 2010, les mentions répétées de Mme Joliat quant à la présence d’une [TRADUCTION« installation de culture de stupéfiants » pour expliquer la décision de dénoncer le contrat de prêt hypothécaire. Il ajoute que ce courriel montre que la Banque a demandé le remboursement du prêt hypothécaire parce que la destination de la maison ne répondait plus aux critères de la Banque et que le fait que Mme Joliat fasse mention d’un changement de « destination » renvoie au fait que le fils du demandeur cultivait de la marijuana thérapeutique à une échelle commerciale. Il signale que ce courriel confirme par ailleurs que la Banque a décidé de demander le remboursement du prêt hypothécaire avant d’avoir reçu la lettre du 16 juillet 2010 de l’évaluateur, et avant d’avoir reçu le rapport final de l’évaluateur, daté du 1er septembre 2010. De plus, dans un courriel ultérieur, daté du 9 septembre 2010, Mme Joliat a explicitement indiqué qu’elle avait passé en revue avec un autre employé de la Banque la politique de la Banque au sujet des installations de culture de stupéfiants.

[35]  Le demandeur maintient que ces deux courriels sont directement liés à la question centrale qui est en litige, qu’ils étayent sa version des faits et qu’ils contredisent la position de la Banque. D’après lui, le courriel du 9 septembre 2010 confirme que la Banque dispose d’une politique concernant les [TRADUCTION« installations de culture de stupéfiants » qui a été prise en considération au moment de décider de demander le remboursement de l’hypothèrque, et les deux courriels contredisent les informations que Mme Joliat a fournies à l’enquêtrice. Le demandeur ajoute que Mme Joliat a nié avoir dit quoi que ce soit au sujet de la culture de marijuana, mais pourtant ses courriels sont axés presque exclusivement sur cet aspect. À son avis, le fait que l’enquêtrice n’ait pas pris en compte ces courriels ou n’y ait même pas fait référence dans son rapport d’enquête témoigne d’un [TRADUCTION« manque scandaleux et inexcusable de neutralité et de rigueur ». Il ajoute qu’il n’aurait pas pu traiter de cette question lors de l’enquête parce qu’il n’a pas été mis au courant de l’existence de ces courriels avant que la Commission les produise dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Il dit avoir demandé que la Commission examine les politiques et les documents internes de la Banque, mais l’avocat de cette dernière a rejeté cette requête, la qualifiant de [TRADUCTION« recherche à l’aveuglette ».

[36]  La Banque soutient qu’il n’existe aucune preuve que l’enquêtrice a agi l’esprit fermé ou qu’elle a préjugé de l’issue de la plainte et que ses omissions alléguées ne sont pas le signe d’une absence de neutralité. La Banque déclare que l’enquête a été rigoureuse et que le demandeur n’a produit aucune preuve montrant que l’enquêtrice n’avait pas tenu compte d’éléments de preuve fondamentaux pour l’issue de la plainte. Elle signale que les parties ont eu l’occasion d’examiner le rapport d’enquête et de présenter des observations en réponse. Selon elle, l’enquêtrice a fait enquête sur la plainte avec rigueur en interrogeant six personnes et en étudiant la totalité des documents et des observations. À son avis, la décision de la Commission a été fondée sur la conclusion de l’enquêtrice, à savoir que la Banque avait une explication raisonnable pour demander le remboursement du prêt hypothécaire.

[37]  Quant aux deux courriels de Mme Joliat, la Banque signale que l’enquêtrice y a fait expressément référence dans le rapport d’enquête et en a bien résumé la teneur. Selon la Banque, les courriels n’indiquent pas que la culture de marijuana a été le facteur déterminant dans la décision de demander le remboursement du prêt hypothécaire; ils dénotent plutôt que la Banque a mis l’accent sur diverses questions relatives à la maison hypothéquée, dont l’état de cette dernière, le changement de destination et le manquement aux conditions de l’hypothèque. Pour ce qui est du changement de « destination » de la maison hypothéquée, la Banque dit que le fils du demandeur a confirmé à deux occasions distinctes que les travaux de rénovation avaient pour objet de se servir de la maison pour vendre commercialement de la marijuana destinée à des fins médicales. La Banque soutient qu’à la réunion du 15 juillet 2010 avec Mme Joliat, le fils du demandeur a dit à celle-ci que le gouvernement l’autorisait à vendre sa marijuana, qu’il avait un investisseur privé disposé à lui avancer des fonds et qu’il avait le sentiment d’avoir [traduction« perdu une entreprise de plusieurs millions de dollars ».

2)  Analyse

[38]  La principale question à trancher consiste à savoir si l’enquête manquait de rigueur parce que l’enquêtrice a omis d’examiner des preuves manifestement importantes. Dans la décision Beauregard c Postes Canada, 2005 CF 1383, 294 FTR 27, la juge Gauthier a déclaré :

21  La Cour doit être prudente dans son analyse de ce qui constitue une preuve manifestement importante au niveau de l'enquête. Elle ne peut simplement substituer sa propre opinion ou celle du demandeur pour déterminer si une preuve est importante ou non. Le critère du manifestement importante implique qu'il aurait été évident pour n'importe quelle personne rationnelle ou logique que cette preuve est importante compte tenu des éléments pertinents allégués dans la plainte.

[39]  La Banque signale avec raison que l’enquêtrice a pris en compte les courriels de Mme Joliat, car on peut lire ceci dans le rapport d’enquête :

[traduction]

Mme Joliat a produit une copie d’un courriel qu’elle a transmis au groupe de recouvrement de l’intimée après avoir rencontré le plaignant et son fils. Dans ce courriel, elle dit qu’au cours de la réunion elle a insisté sans cesse sur le fait que la maison avait été modifiée et que, dans ce contexte, celle-ci ne répondait plus aux critères de la Société hypothécaire Scotia.

[40]  Le courriel du 9 septembre 2010, que Mme Joliat a transmis à Sally Watson, indique ceci :

[traduction]

Voici le texte initial que j’ai envoyé au CNR […]

(En passant, lors de mes conversations avec Debbie Walsh, nous avons bel et bien parlé de la politique officielle de la Banque sur les « installations de culture de stupéfiants », qui est énoncée en détail dans une circulaire interne du 10 janvier 2006 (EO Circular 8).

Le scénario que j’ai suivi lors de ma rencontre avec Robert et Ryan McIlvenna était simplement que nous avions appris lors de discussions avec l’évaluateur de la Banque que la maison avait été modifiée et qu’elle ne répondait donc plus aux critères de la Société hypothécaire Scotia. Ryan a effectivement parlé ouvertement de sa licence de culture de marijuana pour répondre aux besoins médicinaux de son épouse et de lui-même. Je ne me suis pas étendue sur cet aspect de nos discussions et comme M. Robert McIlvenna devrait l’attester, je suis constamment revenue au scénario selon lequel la maison ne répondait plus à nos critères de prêt. Je n’ai porté aucun jugement que ce soit, et je n’ai exprimé aucune opinion sur l’affaire. Le fils s’est montré très agressif (c.-à-d. : « Je vais faire tomber la Banque à cause de ça! », lançant son téléphone cellulaire dans ma direction, claquant les portes en sortant du bureau, etc.).

˗˗˗˗Historique˗˗˗˗

De : CN=Estelle Joliat/OU=Succursale nationale/O=Groupe Banque Scotia Date : 10/7/15 15:01:59

Objet : CIS no 710413596 M. Robert McIlvenna

Bon après-midi,

[…]

Notre client, Robert McIlvenna, s’est présenté il y a un mois et a demandé des fonds supplémentaires pour « rénover » une maison sur laquelle nous détenons une hypothèque CIS […]

Nous avons demandé une évaluation et c’est à ce stade qu’on nous a appris que la maison avait servi d’installation de culture. L’évaluateur a déclaré que la maison tout entière avait été défaite, à l’exception de la charpente, du filage, etc. probablement à cause de la moisissure. Ryan a carrément dit à l’évaluateur qu’ils étaient en train de construire un lieu de culture « plus grand et amélioré », qui abriterait 500 plants de marijuana destinés à un usage thérapeutique personnel, qui serait doté d’un système d’aération ultramoderne, etc.

Nous sommes ensuite entrés en contact avec Debbi Walsh, gestionnaire supérieure, CER, pour parler de la situation. Après quelques recherches, celle-ci a confirmé que non seulement nous ne pouvions pas financer la nouvelle demande, mais qu’à la lumière du fait que l’usage de la maison ne répondait plus aux critères de la SHS [Société hypothécaire Scotia], nous devions exiger le remboursement du solde hypothécaire.

Je les ai rencontrés aujourd’hui. […] M. McIlvenna […] a compris la situation, quoiqu’avec grande surprise. Le fils, en revanche, a été non seulement furieux, mais il a aussitôt communiqué avec son avocat, l’a mis sur haut-parleur et nous a dit qu’il allait nous poursuivre pour discrimination. J’ai tenté de le calmer en expliquant notre position, mais sans succès. Ryan soutient qu’il s’agit d’une opération parfaitement légale, pour laquelle il détient des permis appropriés du gouvernement canadien. Il prétend détenir tous les documents qui le prouvent […] de plus, le gouvernement l’autorise à « vendre » son produit à d’autres personnes et il a un investisseur privé qui est disposé à le soutenir au moyen d’un financement de 280 millions de dollars. Là encore, il a dit qu’il était illégal de notre part de demander le remboursement du prêt hypothécaire : « Il nous verra devant le juge! » Toute la situation est bien curieuse – je ne puis imaginer que le « gouvernement » donnerait son accord à une opération de cette ampleur sans imposer de strictes mesures de contrôle, etc. […]

[41]  Le contenu de ces deux courriels, notamment celui qui a été transmis le 15 juillet 2010, constitue manifestement une preuve importante, compte tenu des allégations pertinentes qui sont énoncées dans la plainte relative aux droits de la personne du demandeur ainsi que des déclarations contradictoires du demandeur et de son fils. Une personne raisonnable conviendrait qu’il s’agit là d’une preuve importante parce qu’elle ajoute foi à la position du demandeur selon laquelle le fait que son fils fasse la culture de marijuana thérapeutique a pu avoir joué dans la décision de la Banque de demander le remboursement du prêt hypothécaire. Même si le courriel du 15 juillet 2010 n’est certes pas une preuve de ce qui a été dit à la réunion du 15 juillet, il tend à tout le moins à corroborer l’allégation du demandeur que Mme Joliat a parlé à la réunion de la politique de la Banque sur les installations de culture de stupéfiants, et il est important pour déterminer le bien-fondé de la prétention du demandeur.

[42]  Par ailleurs, le courriel du 9 septembre 2010 confirme que Mme Joliat a parlé avec une autre employée de la politique officielle de la Banque sur les « installations de culture de stupéfiants ». Pourtant, l’enquêtrice a passé sous silence cette preuve, notant seulement que :

[traduction]

42.  Mme Joliat a transmis une copie d’un courriel qu’elle a envoyé au groupe de recouvrement de l’intimée après avoir rencontré le plaignant et son fils. Dans le courriel, elle dit qu’au cours de la réunion elle a insisté sans cesse sur le fait que la maison avait été modifiée et que, dans ce contexte, celle-ci ne répondait plus aux critères de la Société hypothécaire Scotia.

[43]  Compte tenu de la nature des allégations du demandeur, l’enquêtrice aurait dû examiner en détail la politique de la Banque sur les « installations de culture de stupéfiants » afin de déterminer si cette dernière avait une explication raisonnable pour justifier la demande de remboursement du prêt hypothécaire. Le rapport d’enquête ne fait état que de trois preuves documentaires, dont aucune n’est la politique officielle de la Banque sur les installations de culture de stupéfiants. Le fait que l’enquêtrice n’ait pas évalué et examiné cette politique, de même que son résumé superficiel du contenu des courriels de Mme Joliat à la lumière des déclarations du demandeur et de son fils, minent la rigueur de l’enquête et l’équité du processus. Cette preuve est manifestement importante dans le contexte de la plainte relative aux droits de la personne du demandeur. L’enquêtrice n’a pas répondu au critère de la preuve manifestement importante et l’enquête s’est déroulée de manière inéquitable sur le plan procédural par suite d’un manque de rigueur.

C.  La décision de la Commission est-elle déraisonnable?

1)  Observations des parties

[44]  Le demandeur soutient que la Commission est tenue de renvoyer la plainte au Tribunal quand on lui soumet une preuve qui, si l’on y ajoute foi, est susceptible de mener à une conclusion de discrimination. Selon lui, les courriels dont on n’a pas tenu compte montrent que la décision de la Banque de demander le remboursement du prêt hypothécaire était liée à la présence d’une installation de culture de stupéfiants, et il s’agit là d’un motif raisonnable pour procéder à un examen devant le Tribunal. Le demandeur fait référence à des décisions jurisprudentielles qui ont établi qu’il n’est pas nécessaire que la discrimination soit le seul motif d’une conduite discriminatoire, dès lors qu’il s’agit de l’un des facteurs qui a joué dans la décision (p. ex, Khiamal c Canada (Commission des droits de la personne), 2009 CF 495, aux par. 79 et 80, 344 FTR 287). Il ajoute que la discrimination est rarement manifeste et qu’une plainte peut être retenue si la preuve fait montre de « subtiles odeurs de discrimination » (Basi c Cie des chemins de fer nationaux du Canada, 9 CHRR 5029, 1988 CanLII 108 (TCDP)). À son avis, même si la Banque présentait une preuve d’autres raisons possibles pour décider de demander le remboursement du prêt hypothécaire, il y avait quand même assez d’éléments pour renvoyer la plainte en vue d’une audition complète devant le Tribunal.

[45]  Le demandeur est d’avis que la Commission n’était confrontée qu’à une seule issue raisonnable à la lumière des faits et du droit, signalant qu’elle avait une preuve que la Banque, en décidant de demander le remboursement du prêt hypothécaire, avait pris en considération sa politique concernant les installations de culture de stupéfiants et le fait que la maison hypothéquée servait de lieu de culture. Selon lui, la Commission a souscrit de manière déraisonnable à l’explication de la Banque, à savoir qu’elle avait fondé sa décision sur la baisse de valeur de la maison hypothéquée, même si elle avait pris la décision de demander le remboursement du prêt hypothécaire avant de recevoir la lettre de l’évaluateur datée du 16 juillet 2016, ainsi que son rapport final. Le demandeur dit que, dans le cas d’un bâtiment en rénovation, la Banque se fonde habituellement sur une évaluation du type [traduction« à l’état fini » pour déterminer s’il y a lieu d’accorder à un client des fonds supplémentaires; pourtant, dans le cas présent, la Banque n’a pas suivi cette méthode d’évaluation habituelle et s’est plutôt fondée sur une évaluation du type [traduction« en l’état » pour dénoncer le remboursement du prêt hypothécaire.

[46]  La Banque dit que la Commission a examiné le rapport d’enquête ainsi que les observations en réponse des parties et a conclu raisonnablement de ne pas renvoyer la plainte du demandeur au Tribunal parce qu’elle souscrivait à l’explication non discriminatoire de la Banque au sujet de la conduite qui lui était reprochée. La Banque soutient que la décision de la Commission est raisonnable, et ce, pour trois raisons : 1) elle a mené une enquête rigoureuse et neutre avant de rendre sa décision, 2) la preuve indiquait que la demande de remboursement du prêt hypothécaire était due à une violation de contrat et ne semblait pas reposer sur un motif de distinction illicite, et 3) le demandeur n’avait pas qualité pour déposer la plainte. Selon la Banque, la Commission se doit de rejeter une plainte en vertu du sous-alinéa 44(3)b)(i) si elle conclut qu’un examen n’est pas justifié.

[47]  La Banque rejette l’argument du demandeur selon lequel la preuve établit de manière suffisante l’existence d’un lien entre la demande de remboursement du prêt hypothécaire et un motif de distinction illicite. À son avis, les courriels de Mme Joliat ne confirment pas de manière claire que la présence de marijuana dans la maison hypothéquée a influencé la décision de la Banque de demander le remboursement du prêt hypothécaire. Les courriels confirment que la Banque était au courant de la présence de marijuana, mais ils n’établissent pas, selon celle-ci, qu’elle n’a pas tenu compte du droit reconnu par la loi de Ryan McIlvenna de cultiver de la marijuana, pas plus qu’ils ne montrent qu’elle a donné suite à une présomption négative parce qu’il consommait de la marijuana thérapeutique. La Banque dit que tout lien entre la déficience de Ryan McIlvenna et la décision de demander le remboursement du prêt hypothécaire est parfaitement conjectural et que l’enquêtrice a reconnu ce fait quand elle a conclu qu’il n’était pas certain que la conduite de la Banque était liée à la déficience.

[48]  La Banque rejette également l’argument du demandeur selon lequel elle s’est écartée de sa pratique habituelle en se fondant, dans le cas d’un bâtiment, sur une évaluation du type « en l’état ». La Banque affirme que bien qu’elle demande habituellement aux évaluateurs de déterminer la valeur d’un bâtiment en faisant comme si les rénovations étaient terminées, il n’est pas rare qu’un évaluateur lui fasse part de manière informelle de toute information qui, selon lui, est pertinente quant à l’état du bâtiment, surtout si une telle information est pressante. La Banque dit qu’elle a pour pratique de demander le remboursement d’un prêt hypothécaire quand elle craint que sa garantie soit en péril et, dans le cas présent, la maison du demandeur était [traduction] « défaite jusqu’à la charpente » et n’était qu’une [traduction« coquille vide ». De l’avis de la Banque, l’état de la maison du demandeur s’écartait de manière très flagrante des conditions hypothécaires et elle représentait pour elle un sérieux risque financier, et la Commission a conclu de façon raisonnable que la décision de la Banque de demander le remboursement du prêt hypothécaire était fondée sur une violation de contrat et non sur un motif de distinction illicite.

[49]  Enfin, la Banque soutient que la Commission n’avait pas compétence pour examiner la plainte du demandeur, car sa décision de demander le remboursement du prêt hypothécaire visait le demandeur et son épouse, dont ni l’un ni l’autre, à l’époque, n’étaient atteints d’une déficience. Selon la Banque, il est bien établi en droit qu’une partie à une instance judiciaire ne peut invoquer la violation des droits d’une autre personne, et le demandeur ne peut invoquer la déficience de son fils pour justifier sa plainte.

2)  Analyse

[50]  Je signale tout d’abord qu’il n’est pas nécessaire d’examiner l’argument de la Banque au sujet de l’absence de qualité du demandeur pour déposer la plainte fondée sur la déficience de son fils parce qu’il s’agit d’une question que la Commission n’a pas analysée.

[51]  La décision de la Commission de souscrire à la recommandation de l’enquêtrice était déraisonnable, car, pour les motifs déjà énoncés, son rapport n’a pas suffisamment traité de la politique de la Banque sur les installations de culture de stupéfiants, pas plus qu’il n’a fait état en détail du contenu crucial et contradictoire des courriels de Mme Joliat. Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Sketchley : « [l]orsqu’une enquête appropriée n’a pas été faite pour examiner la plainte, une décision de la Commission fondée sur cette enquête ne peut être raisonnable puisque le défaut découle de la preuve même utilisée par la Commission pour prendre sa décision » (par. 112).

[52]  Dans le cas qui nous occupe, la Commission était tenue de déterminer s’il y avait dans la preuve un fondement raisonnable pour procéder à un examen devant le Tribunal. La Commission avait pour tâche d’évaluer le caractère suffisant de la preuve (Keith, au par. 43). L’analyse de la Commission, comme en témoigne le rapport d’enquête, fait essentiellement abstraction de la preuve contenue dans les deux courriels de Mme Joliat, lesquels montrent que la Banque avait tenu compte du fait que le fils du demandeur avait l’intention d’utiliser la maison comme lieu de culture de stupéfiants quand elle a refusé d’augmenter la marge de crédit du demandeur et qu’elle a décidé de demander le remboursement du prêt hypothécaire. Ces courriels ajoutent également foi au récit qu’a fait le demandeur des commentaires faits par Mme Joliat lors de leur réunion, en juillet 2010. Malgré cette preuve, il a été conclu dans le rapport d’enquête que la preuve recueillie [traduction« n’indique pas que l’intimée a demandé le remboursement du prêt hypothécaire du plaignant à cause de la déficience de son fils et de la forme particulière du traitement de cette déficience ». À tout le moins, ces courriels montrent que l’intention de Ryan McIlvenna de bâtir une [TRADUCTION« installation de culture de stupéfiants “plus grande et améliorée” » a pu avoir joué dans la décision de la Banque.

[53]  Compte tenu de ma conclusion selon laquelle la décision de la Commission est déraisonnable et inéquitable sur le plan procédural, je passe maintenant à l’examen de la réparation appropriée.

D.  Si la Commission a manqué à son obligation d’équité procédurale ou a rendu une décision déraisonnable, quelle est la réparation appropriée?

1)  Observations des parties

[54]  Le demandeur voudrait que la Cour rende une décision assortie de directives de la nature d’un « verdict imposé » à l’intention de la Commission, en vertu de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, qui l’autorise à « renvoyer [toute décision] pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées ». D’après le demandeur, les circonstances extraordinaires de l’espèce justifient la mesure exceptionnelle que constitue un « verdict imposé », c’est-à-dire le renvoi de l’affaire à la Commission en vue d’une nouvelle décision, assorti de l’instruction donnée à la Commission de renvoyer la plainte du demandeur en vue d’un examen devant le Tribunal. Ce type de décision s’impose, dit le demandeur, parce que la Commission a été saisie d’une preuve suffisamment abondante pour justifier la tenue d’un examen et que, de ce fait, elle ne disposait que d’une seule issue raisonnable. Le demandeur met en relief cette preuve, soulignant la lettre dans laquelle l’évaluateur fait référence à la présence de marijuana, les nombreuses déclarations de Mme Joliat au sujet du point de vue de la Banque sur la marijuana, le fait que la Banque a décidé de refuser une hausse de la marge de crédit et de demander le remboursement du prêt hypothécaire avant de recevoir l’évaluation de la maison, ainsi que les courriels internes contemporains, qui indiquent que la Banque a pris en considération sa politique sur les installations de culture de stupéfiants et a décidé de demander le remboursement du prêt hypothécaire parce que la « destination » de la maison avait changé.

[55]  La Banque dit que la demande de « verdict imposé » du demandeur revient à demander à la Cour de rendre une ordonnance de mandamus pour obliger la Commission à renvoyer sa plainte au Tribunal pour examen. Elle soutient que la Cour ne devrait pas rendre un « verdict imposé » ou un bref de mandamus car la décision que la Commission a rendue en vertu du paragraphe 44(3) de la Loi est de nature purement discrétionnaire et a été prise de bonne foi à la lumière des circonstances pertinentes.

2)  Analyse

[56]  Le pouvoir qu’a la Cour de rendre ce qui équivaut à une décision imposée découle du libellé de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, lequel dispose que la Cour peut, dans le cas d’un contrôle judiciaire, « déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées […] toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral ». Il est généralement admis que la Cour se doit d’user d’une très grande retenue lorsqu’elle donne des instructions qui sont assimilables à une décision imposée, car cela amène à se demander si la Cour n’accomplit pas indirectement ce qu’elle n’est pas autorisée à faire directement – c’est-à-dire, substituer sa propre décision à celle qu’a rendue le décideur administratif en obligeant ce dernier à tirer une conclusion précise (voir Turanskaya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 1776, au par. 6 (CF), 111 FTR 314 (conf. par [1997] ACF no 254, 145 DLR (4th) 259). De plus, les instructions que la Cour peut donner quand elle infirme la décision d’un tribunal administratif peuvent inclure des instructions de la nature d’un « verdict imposé », mais « il s’agit d’un pouvoir exceptionnel ne devant être exercé que dans les cas les plus clairs » (Rafuse c Canada (Commission d’appel des pensions), 2002 CAF 31, au paragraphe 14, 222 FTR 160 [Rafuse]).

[57]  De plus, comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Giguère c Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 1, [2004] 1 RCS 3 :

66  Une cour de justice ne peut substituer sa décision à celle d’un décideur administratif à la légère ou de manière arbitraire, sans justification sérieuse. Ainsi, un tribunal judiciaire peut statuer sur le fond si le renvoi au tribunal administratif s’avère inutile […]. C’est aussi le cas lorsque, une fois l’illégalité corrigée, le décideur administratif est sans compétence, faute d’assise juridique […] Il en va de même lorsque, suivant les circonstances et la preuve au dossier, une seule interprétation ou solution est envisageable, c’est-à-dire que toute autre interprétation ou solution serait déraisonnable […]. Par ailleurs, il est également acquis que le dossier ne sera pas renvoyé à l’autorité compétente si celle-ci n’est plus en état d’agir, par exemple, s’il y a crainte raisonnable de partialité. [Renvois omis.]

[58]  Toutefois, il est de jurisprudence constante qu’il y a des situations dans lesquelles la Cour peut donner des instructions assimilables à une décision imposée. Dans l’arrêt Turanskaya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] ACF no 254, au paragraphe 6, 145 DLR (4th) 259, la Cour d’appel fédérale a déclaré : « [l]es “instructions” que l’alinéa 18.1(3)b) habilite la Section de première instance à donner varieront selon les circonstances de la cause. Si, par exemple, il subsiste des questions de fait à trancher, il conviendrait qu’elle renvoie l’affaire pour nouvelle instruction par le même tribunal ou par un tribunal de composition différente, selon les circonstances de la cause ».

[59]  Dans la décision Ali c Canada (Ministre de de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 3 CF 73, 76 FTR 182 [Ali], la juge Reed a signalé que dans le jugement Punniamoorthy c Canada (Ministre de de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 104, 113 D.L.R. (4th) 663, la Cour d’appel fédérale s’est posé diverses questions au moment d’analyser une requête visant à rendre un jugement assorti d’instructions :

19  Voici le genre de questions que la Cour d’appel s’est posées : […] la seule question à trancher est-elle une pure question de droit, concluante aux fins de la cause; la question de droit ainsi posée est-elle fondée sur des faits qui sont admis et sur des preuves incontestées; l’affaire dépend-elle d’une question de fait sur laquelle la preuve est partagée?

[60]  Dans la décision Xie c Canada (Ministre de de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 75 FTR 125, 46 ACWS (3d) 708 [Xie], le juge Rothstein a émis l’opinion suivante :

17  Il ne ressort nullement de l’interprétation du paragraphe 18.1(3) que la Cour est compétente pour remplacer la décision du tribunal qui fait l’objet du contrôle judiciaire par son opinion et à rendre la décision que le tribunal aurait dû rendre. Si le législateur avait voulu que la Cour substitue sa décision à celle de la Commission ou du tribunal dont la décision fait l’objet d’un contrôle judiciaire, il l’aurait facilement indiqué dans la Loi. (Voir par exemple l’article 52 de la Loi sur la Cour fédérale relativement aux appels à la Cour d’appel fédérale.) Étant donné que ces termes ne sont pas inscrits dans la Loi relativement au contrôle judiciaire de la Cour fédérale, je suis d’avis que la Cour n’est pas compétente pour substituer sa décision à celle du tribunal dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

18  Bien que la Cour ne soit pas compétente pour renvoyer une affaire afin qu’elle soit examinée de nouveau conformément aux directives qu’elle juge à-propos, il me semble que la Cour devrait donner à un tribunal des directives de la nature d’un verdict commandé, que lorsque l’affaire est simple et que la décision de la Cour relativement au contrôle judiciaire réglerait l’affaire dont le tribunal est saisi. Bien que, en règle générale, de tels cas se produiront certainement, la Cour devrait laisser aux tribunaux, avec leur expertise dans les questions à l'égard desquelles ils sont compétents, le droit de prendre des décisions sur le fond d’après les éléments de preuve qui leur ont été présentés.

[61]  Les décisions Ali et Xie ne se contredisent pas, mais il y a une différence marquée entre ces deux affaires qu’il convient de signaler lorsque la Cour est appelée à rendre une décision imposée : selon Ali, une décision imposée est appropriée quand (de l’avis de la Cour) la preuve présente dans le dossier est si clairement concluante qu’il n’y a qu’un seul résultat ou une seule issue possible; par contre, Xie laisse entendre qu’étant donné que c’est le tribunal administratif qui a le pouvoir conféré par la loi de rendre la décision, la Cour ne devrait lui donner des instructions de la nature d’une décision imposée que si l’affaire est simple et si la décision que rendrait la Cour dans le cadre du contrôle judiciaire serait déterminante pour l’affaire soumise à ce tribunal administratif.

[62]  La Cour s’est montrée hésitante à rendre une décision imposée lorsque des questions de fait sont importantes pour la décision à rendre et qu’il y a une ambiguïté dans la preuve (voir, p. ex., Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 757, au par. 53, 372 FTR 40, et Xin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1339, au par. 6, 163 ACWS (3d) 447). C’est ce qui se passe dans la présente affaire, où l’on relève une ambiguïté dans la preuve et des versions contradictoires des faits dans le rapport d’enquête. À mon avis, il n’est pas question ici d’une affaire dans laquelle la preuve incontestée qui figure dans le dossier est à ce point concluante qu’il n’y a qu’une seule conclusion possible.

[63]  La requête du demandeur – le renvoi de l’affaire à la Commission en vue d’une nouvelle décision, assorti de l’instruction que celle-ci défère la plainte du demandeur au Tribunal pour examen – ne convient pas dans les circonstances de l’espèce. Bien qu’il y ait des raisons de faire droit à la demande de contrôle judiciaire, comme nous l’avons vu plus tôt, il y a lieu de renvoyer l’affaire à la Commission. Le pouvoir que le paragraphe 44(3) de la Loi confère à la Commission, soit de renvoyer une plainte au Tribunal ou de la rejeter, est de nature purement discrétionnaire, et il n’incombe pas à la Cour de rendre cette décision pour la Commission en donnant la directive que sollicite le demandeur. La Cour se bornera donc à renvoyer l’affaire à la Commission en vue d’un nouvel examen et, le cas échéant, d’une enquête approfondie.

IV.  Dispositif

[64]  La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie. La décision de la Commission de rejeter la plainte est inéquitable du point de vue procédural et déraisonnable, car le rapport de l’enquêtrice n’a pas traité suffisamment de la politique de la Banque sur les installations de culture de stupéfiants, pas plus qu’il n’y est fait état du contenu des courriels de Mme Joliat, comparativement à ce que le demandeur et son fils ont déclaré.

[65]  La décision datée du 16 juin 2016 de la Commission est infirmée et l’affaire renvoyée à la Commission en vue d’une nouvelle décision et, le cas échéant, d’une enquête approfondie, conformément aux motifs du présent jugement.

[66]  Le demandeur a sollicité ses dépens dans son mémoire des faits et du droit. Comme la demande est accueillie, il a droit à ce que la défenderesse lui paie ses dépens, dont le montant sera celui dont ils conviendront. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur ce montant dans les 20 jours suivant la date du présent jugement, il sera loisible par la suite au demandeur ou à la défenderesse de demander qu’un officier taxateur procède à la taxation des dépens, conformément aux Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.


JUGEMENT RENDU DANS LE DOSSIER T-1176-16

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie; la décision datée du 16 juin 2016 de la Commission est infirmée et l’affaire lui est renvoyée en vue d’une nouvelle décision et, le cas échéant, d’une enquête approfondie, conformément aux motifs du présent jugement; le demandeur a droit à des dépens d’un montant dont la défenderesse et lui conviendront, sous réserve que s’ils ne parviennent pas à s’entendre sur ce montant dans les 20 jours suivant la date du présent jugement, il sera par la suite loisible au demandeur ou à la défenderesse de demander qu’un officier taxateur procède à la taxation des dépens, conformément aux Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

« Keith M. Boswell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1176-16

 

INTITULÉ :

ROBERT MCILVENNA c BANQUE DE NOUVELLE‑ÉCOSSE (BANQUE SCOTIA)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 juin 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

 

LE 19 JUILLET 2017

 

COMPARUTIONS :

Andrew Astritis

Amanda Montague-Reinholdt

 

POUR LE demandeur

 

George G. Vuicic

Anne Lemay

 

POUR LA défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

Hicks Morley

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA défenderesse

 

 

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