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Date : 20170713


Dossier : IMM‑50‑17

Référence : 2017 CF 683

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 13 juillet 2017

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

SUKHVINDER SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Le contexte

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi], d’une décision interlocutoire datée du 12 septembre 2016 par laquelle la Section de l’immigration [la SI ou la Commission] a rejeté une demande interlocutoire fondée sur le principe de la chose jugée pour cause de préclusion fondée sur la cause d’action. S’il y était fait droit, cette procédure interlocutoire aurait pour effet d’interrompre l’enquête de la SI dans le contexte d’une affaire déférée aux termes du paragraphe 44(2) de la Loi. Après avoir examiné les arguments solides présentés par les avocats des deux parties, je rejette le présent contrôle judiciaire pour les motifs expliqués ci‑après.

[2]  Les antécédents du demandeur, qui sont aussi résumés en partie dans la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 826 [Singh 2016], sont compliqués et plutôt longs. Les faits pertinents au regard de la décision de la SI sous contrôle sont récapitulés ci‑après.

[3]  En 1994, le demandeur a été déclaré coupable par les autorités suisses de falsification de pièces d’identité, relativement à une tentative d’enlèvement et d’assassinat d’un fonctionnaire de police et diplomate indien. Cette condamnation a été radiée un an plus tard.

[4]  En 1998, le demandeur est arrivé au Canada et a présenté une demande d’asile. Un an plus tard, après avoir épousé une citoyenne canadienne, il a soumis une demande de résidence permanente au titre de la catégorie du regroupement familial (en tant qu’époux) en faisant valoir des motifs d’ordre humanitaire. Le demandeur a indiqué dans sa demande qu’il avait été membre de la Fédération internationale de la jeunesse sikhe [ISYF] d’avril 1989 à juillet 1990.

[5]  À l’issue de l’enquête qui s’est tenue au début de l’an 2000 en raison de sa condamnation antérieure en Suisse, le demandeur a été jugé interdit de territoire pour grande criminalité aux termes du sous‑alinéa 19(1)c.1)(i) de l’ancienne loi, qui correspond à l’actuel l’alinéa 36(1)b) de la LIPR. Une mesure d’expulsion conditionnelle a été prise, mais le défendeur a choisi alors de ne pas expulser le demandeur. Cette décision n’a pas été contestée devant la Cour.

[6]  En octobre 2000, le demandeur a obtenu la qualité de réfugié au sens de la Convention, malgré l’interdiction de territoire dont il était frappé. Il a ensuite présenté une nouvelle demande de résidence permanente, cette fois‑ci au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention.

[7]  Le 18 juin 2003, l’ISYF a été répertoriée par le Canada comme une entité terroriste aux termes de la Loi antiterroriste, LC 2001, c 41. Depuis, le demandeur a été interrogé au sujet de sa participation à l’ISYF et de son interdiction de territoire potentielle aux termes des alinéas 34(1)c) et f) de la LIPR par le Service canadien du renseignement de sécurité, le ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada, ainsi que l’Agence des services frontaliers du Canada.

[8]  En janvier 2007, la demande de résidence permanente du demandeur au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention a été rejetée au titre de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR (grande criminalité); la demande soumise au titre de la catégorie du regroupement familial n’a jamais été traitée. Le défaut de l’agent de traiter cette demande a donné lieu à un litige instruit par la Cour, au terme duquel la juge Simpson a ordonné que l’agent rende une décision avant le 26 novembre 2013.

[9]  L’agent a finalement conclu que le demandeur n’était pas interdit de territoire pour grande criminalité, car la déclaration de culpabilité se rapportant au crime commis en Suisse en 1994 avait été annulée, mais comme l’alinéa 34(1)f) était entré en jeu du fait de sa participation à l’ISYF, il était interdit de territoire pour raison de sécurité. Cette décision a été contestée devant la Cour et renvoyée en vue d’un réexamen parce que l’agent n’avait pas envisagé de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[10]  À l’issue du réexamen qui s’est déroulé en mars 2015, l’agent a conclu que le demandeur était membre de l’ISYF et qu’il était donc interdit de territoire, mais qu’il y avait lieu que la Direction générale du règlement des cas à Ottawa examine les circonstances d’ordre humanitaire et rende une décision définitive à cet égard. Cette décision a également été contestée devant la Cour, qui l’a jugée raisonnable dans les circonstances. Le défendeur signale qu’aucune décision n’a encore été rendue quant à la demande de résidence permanente du demandeur au titre de la catégorie du regroupement familial.

[11]  Entre‑temps, en 2009, la décision a été prise de rédiger un rapport d’interdiction de territoire (article 44) et de déférer l’affaire à la SI pour des motifs de sécurité. En 2015, le demandeur a présenté à la SI, à titre de question préliminaire, une demande visant à obtenir une suspension permanente de l’instance pour abus de procédure, en raison du temps qu’il a fallu au délégué du ministre pour déférer l’affaire à la SI. Cette dernière a estimé qu’elle n’était pas compétente pour accorder le redressement sollicité par le demandeur. Cette décision a fait l’objet d’une demande d’autorisation de contrôle judiciaire devant la Cour (numéro de dossier IMM‑1156‑17), qui a été autorisée.

[12]  Le demandeur a présenté à la SI une seconde demande préliminaire, faisant valoir que le défendeur ne pouvait poursuivre le litige en raison de la préclusion fondée sur la cause d’action, un volet de la doctrine de la chose jugée (res judicata). Res judicata est une expression latine qui signifie littéralement [traduction« question [déjà] jugée »; chose judiciairement suivie d’effets ou tranchée (Black’s Law Dictionary, 6e édition).

[13]  La décision sous contrôle porte sur cette demande fondée sur le principe de la chose jugée. Il est donc utile de revenir rapidement sur les arguments du demandeur et d’exposer sommairement la décision rendue.

[14]  Premièrement, le demandeur a fait valoir que la procédure d’interdiction de territoire constituait une remise en cause de la conclusion rendue par l’agent d’immigration en 2015 concernant l’interdiction de territoire au titre des alinéas 34(1)c) et f), conclusion que la Cour a confirmée lors du contrôle judiciaire. Comme la question avait déjà été tranchée, selon le demandeur, l’instance devant la SI enfreignait le principe de la chose jugée en raison de la « préclusion fondée sur la cause d’action ».

[15]  Deuxièmement, le demandeur a soutenu devant la SI que comme le défendeur disposait déjà en 2000 des renseignements concernant sa participation à l’ISYF (lorsqu’il a été jugé interdit de territoire pour cause de grande criminalité), le ministre ne devait pas être autorisé à utiliser les mêmes éléments de preuve devant la SI pour justifier son interdiction de territoire pour raison de sécurité. Selon le demandeur, toute autre conclusion enfreindrait le principe de la chose jugée, eu égard à la doctrine de la préclusion fondée sur la cause d’action.

[16]  La Commission a rejeté les deux arguments relatifs à la chose jugée, estimant que la doctrine ne s’appliquait pas au dossier du demandeur, comme je le résumerai brièvement ci‑après.

II.  La décision sous contrôle

[17]  La SI a commencé par examiner les principes juridiques relatifs à la chose jugée et, en particulier, à la préclusion fondée sur la cause d’action, en citant la jurisprudence. En se fondant sur l’arrêt Al Yamani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2003 CAF 482, au paragraphe 11, la SI a estimé que la première condition de la préclusion fondée sur la cause d’action était qu’une décision devait avoir déjà été rendue dans une action entre les mêmes parties.

[18]  La SI a estimé que ce premier volet du critère n’avait pas été rempli puisqu’aucune décision n’avait été précédemment rendue à l’égard de la cause d’action actuelle – à savoir l’enquête fondée sur des motifs de sécurité et l’interdiction de territoire au titre des alinéas 34(1)c) et f) de la LIPR, compte tenu de l’appartenance du demandeur à l’ISYF.

[19]  La SI a également estimé que la décision rendue dans Singh 2016, par laquelle la Cour a confirmé la décision de l’agent supérieur fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, n’était pas une décision définitive. Pour la SI, la décision « consist[ait] [plutôt] à déterminer si l’intéressé est interdit de territoire pour des motifs de sécurité, et la finalité que recherche le ministre est la prise d’une mesure d’expulsion […] » (décision de la SI, au paragraphe 27).

[20]  La Commission a estimé que la seule décision définitive rendue jusqu’à maintenant à l’égard de l’interdiction de territoire et susceptible d’aboutir au renvoi du demandeur, était la conclusion d’interdiction de territoire pour cause de grande criminalité (et non pour raison de sécurité) tirée par la Commission en 2000. Plus précisément, comme l’a déclaré la SI aux paragraphes 28 à 30 de sa décision :

De plus, j’estime que le problème dont il a été question et pour lequel une décision définitive a été rendue concerne l’interdiction de territoire [du demandeur] pour des motifs de criminalité quant à sa déclaration de culpabilité en Suisse. Toutefois, cette cause d’action qui remonte à février 2000 est différente de celle visée par l’enquête, qui consiste à déterminer si l’intéressé est interdit ou non de territoire pour des motifs de sécurité en raison de son appartenance à l’ISYF.

Le fait que le ministre ait pu envisager de demander une mesure d’expulsion pour des motifs de sécurité en 1999, mais qu’il ait refusé de le faire lui revient. Je ne connais pas de motifs pour lesquels le ministre serait ou pourrait être « forcé » de donner suite à une allégation s’il ne pensait pas être prêt à le faire.

Bien que je sois d’accord avec le conseil sur le fait que l’appartenance de l’intéressé à l’ISYF était connue du ministre au moins trois mois avant la prise de mesures visant l’interdiction de territoire pour des motifs de criminalité, tout comme la nature terroriste potentielle de l’organisation en date du 12 août 1999, soit six mois avant l’enquête sur les motifs de criminalité, si le ministre croyait avoir besoin de plus de temps pour recueillir des éléments de preuve supplémentaires pour mieux se préparer, c’est son droit.

[21]  La SI a ajouté que l’ISYF n’est répertoriée comme organisation terroriste que depuis mars 2001 au Royaume‑Uni, depuis juin 2002 aux États‑Unis et, comme je l’ai déjà indiqué, depuis juin 2003 au Canada.

[22]  La SI a également noté que même si le délai avait peut‑être été long, la tâche de la Commission était d’évaluer les principes relatifs à la doctrine de la chose jugée, notamment la préclusion fondée sur la cause d’action. À ce titre, elle a rejeté ces arguments.

III.  Les questions à trancher, les observations préliminaires et la norme de contrôle

[23]  Le demandeur soutient i) que sa demande n’est pas prématurée et ii) que la SI a commis une erreur en rejetant ses arguments concernant la chose jugée, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et l’abus de procédure.

[24]  Je fais remarquer que la présente demande de contrôle judiciaire a été introduite après que la SI a rejeté à titre interlocutoire les arguments du défendeur relatifs à la chose jugée, et non ceux qui concernent l’abus de procédure.

[25]  Les arguments concernant l’abus de procédure ont donné lieu à une décision interlocutoire distincte dans le cadre de la même enquête devant la SI, décision qui est visée, comme je l’ai déjà mentionné, par une autre demande devant la Cour (IMM‑1156‑17).

[26]  À ce titre, je n’examinerai pas les arguments ayant trait à l’abus de procédure dans le cadre du présent contrôle judiciaire. Il est préférable que ces arguments, qui ont été présentés directement à la SI, soient examinés dans le cadre du contrôle judiciaire intéressant directement cette question. Bien que les questions puissent à certains égards être connexes, elles ont été soumises à la SI et à la Cour séparément, et il me paraît malavisé de les confondre à ce stade.

IV.  Analyse

[27]  Le défendeur s’appuie sur plusieurs décisions de la Cour et de tribunaux supérieurs pour faire valoir que le présent contrôle judiciaire devrait être rejeté pour cause de prématurité. Je suis d’accord. Comme j’estime que la présente demande est prématurée pour les motifs énoncés ci‑après, il n’est pas nécessaire que j’aborde ou que je tranche la question des différentes normes de contrôle proposées par les deux parties.

[28]  Nos tribunaux ont toujours formulé des mises en garde contre le contrôle judiciaire des décisions administratives interlocutoires. Dans la décision Rogan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 532, au paragraphe 5 [Rogan], le juge Pinard s’est exprimé ainsi à ce sujet :

La Cour n’a pas coutume de contrôler des décisions interlocutoires puisque de tels contrôles sont, dans la grande majorité des cas, prématurés. Il ressort clairement de la jurisprudence que la Cour devrait seulement exercer sa compétence pour examiner l’affaire en cas de circonstances spéciales, par exemple si aucun recours approprié ne s’offre au demandeur au terme des procédures […]

Une telle restriction d’accès au contrôle judiciaire vise à éviter les retards et frais inutiles rattachés à la fragmentation des procédures à chaque possibilité d’appel, lesquels portent atteinte à une administration efficace de la justice et finissent par la discréditer (Zündel et Szczecka, précités). La Cour d’appel fédérale a affirmé dans Loi antidumping (In re) et in re Danmor Shoe Co. Ltd., [1974] 1 C.F. 22, à la page 34 :

… si une des parties, peu désireuse de voir le tribunal s’acquitter de sa tâche, avait le droit de demander à la Cour d’examiner séparément chaque position prise ou chaque décision rendue par un tribunal, lors de la conduite d’une longue audience, elle aurait en fait le droit de faire obstacle au tribunal. […]

[29]  Le juge Pinard a ajouté qu’à moins de circonstances exceptionnelles, la Cour ne devrait pas examiner une demande de contrôle judiciaire visant une décision interlocutoire rendue par la SI. Il a souligné par ailleurs que l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles » ne s’applique généralement que lorsque la compétence du tribunal (ou son absence de compétence) est contestée à l’étape du contrôle judiciaire (Rogan, aux paragraphes 8 à 11).

[30]  De même, dans l’arrêt Zundel c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [2000] 4 RCF 255 (CAF), au paragraphe 10 [Zundel], le juge Sexton, s’exprimant au nom d’une Cour unanime, a déclaré qu’« [e]n règle générale, si aucune question de compétence ne se pose, les décisions qui sont rendues dans le cours d’une instance devant un tribunal ne devraient pas être contestées tant que l’instance engagée devant le tribunal n’a pas été menée à terme ». La Cour d’appel a estimé que le fait d’autoriser sans restriction le contrôle judiciaire des décisions interlocutoires aurait pour effet d’accroître les retards et les coûts.

[31]  En l’espèce, le demandeur ne conteste pas la compétence de la SI en soi, mais la question demeure : le demandeur a‑t‑il satisfait au critère requis pour que s’applique l’exception relative aux circonstances exceptionnelles?

[32]  Dans une autre décision en matière d’immigration rendue récemment par une section de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, la Cour a estimé que la doctrine de la chose jugée – de même que les motifs connexes de préclusion découlant d’une question déjà tranchée et d’abus de procédure soulevés en l’espèce – ne sont pas des exceptions au principe général selon lequel il faut épuiser tous les recours administratifs avant de solliciter un redressement devant la Cour par voie de contrôle judiciaire. Dans Mangat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1336 [Mangat], la juge Elliot s’est appuyée sur la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c C.B. Powell Ltd, 2010 CAF 61, aux paragraphes 30 à 32 [C.B. Powell], dans lequel le juge Stratas a déclaré :

En principe, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif. L’importance de ce principe en droit administratif canadien est bien illustré[e] par le grand nombre d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada sur ce point […]

La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif […]

[Non souligné dans l’original.]

[33]  Le juge Statas a ajouté au paragraphe 33 de l’arrêt C.B. Powell que les tribunaux doivent faire preuve de retenue au moment de déterminer s’il existe des « circonstances exceptionnelles » :

Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé […] Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que [...] toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces […]

[Non souligné dans l’original.]

[34]  D’autre part, comme l’a noté le juge de Montigny dans Black c Conseil consultatif de l’ordre du Canada, 2012 CF 1234, au paragraphe 35, conf. par 2013 CAF 267 [Black], « [d]ans l’arrêt [Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 [Halifax]], la Cour suprême a approuvé expressément la retenue dont les tribunaux de révision font désormais preuve lorsqu’ils refusent de court‑circuiter le rôle décisionnel des tribunaux administratifs, faisant référence avec approbation à l’arrêt C.B. Powell de la Cour d’appel fédérale ». D’ailleurs, dans l’arrêt Halifax, le juge Cromwell a fait remarquer aux paragraphes 35 et 36 que :

[…] même si elles se reconnaissaient un pouvoir discrétionnaire d’intervention, les cours de justice l’ont exercé avec retenue […]

Même si une telle intervention peut parfois être indiquée, la retenue se justifie sur les plans pratique et théorique […] Une intervention judiciaire hâtive risque de priver le tribunal de révision d’un dossier complet sur la question en litige, elle ouvre la porte à l’assujettissement à la norme de la « décision correcte » de questions de droit qui, si elles avaient été tranchées par le tribunal administratif, auraient pu commander la déférence judiciaire, elle nuit à l’efficacité des recours par la multiplication des procédures administratives et judiciaires et elle risque de compromettre un régime législatif complet que le législateur a soigneusement conçu […] Les tribunaux de révision manifestent donc de nos jours une retenue accrue lorsqu’il s’agit de court‑circuiter le rôle décisionnel du tribunal administratif, spécialement lorsqu’on leur demande de réviser une décision rendue à l’issue d’un examen préalable […]

[Non souligné dans l’original.]

[35]  Comme l’a déclaré le juge Stratas dans l’arrêt C.B. Powell, le fait qu’une question juridique importante se pose ne permet pas à la Cour d’élargir l’exception à la règle qui interdit le contrôle judiciaire de décisions administratives interlocutoires. De plus, le demandeur en l’espèce aurait pu laisser la procédure administrative suivre son cours et, au terme de celle‑ci, ne pas avoir été jugé interdit de territoire par la SI (cette possibilité existe toujours).

[36]  En outre, pour faire écho au raisonnement du juge Pinard dans la décision Rogan, au paragraphe 10, même si le demandeur est jugé interdit de territoire, il pourra soumettre cette décision au contrôle judiciaire de la Cour, qui sera alors en mesure d’examiner un dossier complet. D’ailleurs, au moment d’envisager s’il faut faire exception à la règle interdisant le contrôle judiciaire de décisions interlocutoires, la Cour pourrait être plus encline à intervenir si le demandeur ne dispose d’aucun autre recours, notamment le contrôle judiciaire, ce qui était le cas dans la décision Black (voir les paragraphes 37 et 42), mais ne l’est certainement pas en l’espèce.

[37]  Enfin, je note que le fait de soumettre sans retenue des décisions interlocutoires rendues par la SI à un contrôle judiciaire pourrait avoir l’effet involontaire mais néfaste de contrevenir au régime législatif de la LIPR et au mandat confié à la SI, qui est de « procéder à une enquête avec célérité. Si la personne est interdite de territoire, [la SI] doit prendre une mesure de renvoi » (Torre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 591, au paragraphe 22; voir aussi : Kazzi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 153, au paragraphe 53; LIPR, article 45). Compte tenu des principes élaborés dans la jurisprudence, ces facteurs ne sont pas favorables aux arguments du demandeur.

[38]  La seule décision sur laquelle le demandeur semble s’appuyer pour contrer la position du défendeur quant à la prématurité est Beltran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 516, au paragraphe 39 [Beltran]. Cependant, cette décision ne lui est d’aucun secours pour deux raisons principales. Premièrement, la décision Beltran se rapporte à des arguments concernant l’abus de procédure du fait d’un délai déraisonnable et n’a rien à voir avec les questions soulevées en l’espèce en matière de contrôle de décisions interlocutoires. Deuxièmement, la question de la prématurité de la demande n’avait pas été soumise à l’examen du juge Harrington.

[39]  Compte tenu des précédents cités plus haut, je ne puis conclure dans les circonstances que les arguments concernant la chose jugée justifient de s’écarter de la jurisprudence établie par la Cour fédérale et la Cour suprême, précisément dans le contexte de l’immigration. À mon avis, la demande est prématurée et doit donc être rejetée.

[40]  La Cour est parvenue à cette conclusion malgré les talents de l’avocat du demandeur. J’ai moi aussi une certaine compassion pour le demandeur, ce sentiment lui ayant déjà été témoigné aux paragraphes 67 et 68 de Singh 2016, tout comme dans les commentaires de la SI concernant le délai (décision de la SI, aux paragraphes 32 et 33).

V.  Conclusion

[41]  La présente demande de contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire rendue dans le cadre de la procédure d’interdiction de territoire devant la SI est rejetée compte tenu de sa prématurité.


JUGEMENT dans le dossier numéro IMM‑50‑17

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Les avocats n’ont présenté aucune question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑50‑17

 

INTITULÉ :

SUKHVINDER SINGH c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 JUIN 2017

 

JUGeMENT et motifs :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 JUILLET 2017

 

COMPARUTIONS :

Naseem Mithoowani

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Daniel Engel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nathalie G. Drouin

Sous‑procureure générale du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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