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Date : 20170717


Dossier : IMM-5055-16

Référence : 2017 CF 690

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2017

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

YANG WANG

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision du 2 novembre 2016, par laquelle la Section d’appel de l’immigration [la SAI] a ordonné au demandeur, M. Yang Wang, de témoigner à l’occasion d’une audience devant elle.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée en raison de son caractère prématuré.

I.  Contexte

[3]  Le demandeur est citoyen de la Chine. Il est arrivé au Canada à titre d’étudiant en 1998 et a obtenu sa résidence permanente en 2006.

[4]  En août 2014, l’Agence des services frontaliers du Canada a présenté un rapport en application du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR],  parce qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire au Canada au titre des alinéas 34(1)a) et 34(1)f) de la même loi. Selon le rapport, le demandeur avait travaillé pour des organismes étrangers du renseignement et de la sécurité, alors qu’il résidait au Canada.

[5]  Par suite du rapport fondé sur l’article 44, l’affaire a été déférée à la Section de l’immigration [la SI]. Après avoir examiné la preuve présentée, la SI a conclu, le 24 août 2015, que le demandeur n’était pas interdit de territoire au Canada au titre des alinéas 34(1)a) et 34(1)f) de la LIPR.

[6]  Le défendeur a interjeté appel de la décision de la SI devant la SAI. Le défendeur a voulu appeler le demandeur à témoigner à l’audience. Puisque le demandeur a refusé de témoigner, l’affaire a été ajournée pour permettre aux parties de présenter des observations concernant une demande visant la délivrance d’une citation à comparaître. La SAI a accueilli la demande en novembre 2016 et a ordonné au demandeur de comparaître et de témoigner à l’audience.

[7]  La SAI a fait remarquer que son pouvoir de délivrer une citation à comparaître repose sur le paragraphe 174(2) de la IRPA et l’article 38 des Règles de la section d’appel de l’immigration, DORS/2002‑230 [les Règles de la SAI]. Suivant le paragraphe 174(2) de la LIPR, la SAI a les attributions d’une juridiction supérieure sur toute question relevant de sa compétence et notamment pour la comparution et l’interrogation des témoins, la prestation de serment, la production et l’examen des pièces, ainsi que l’exécution de ses décisions. L’article 38 des Règles de la SAI prévoit la procédure à suivre pour demander la délivrance d’une citation à comparaître et établit une liste non exhaustive de facteurs que la SAI prend en considération pour décider si elle délivre une citation à comparaître.

[8]  La SAI a ensuite conclu que le témoignage du demandeur était nécessaire pour mener une instruction approfondie de l’affaire puisque la crédibilité du demandeur se trouvait au cœur de l’appel. Invoquant la décision Castellon Viera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1086 [Castellon Viera], de la Cour, la SAI a affirmé au paragraphe 11 qu’elle avait le devoir d’établir de manière indépendante si le demandeur était effectivement interdit de territoire et non pas de déterminer simplement si la SI a rendu ou non la bonne décision en fonction de la preuve dont elle disposait. Comme la décision de la SI reposait notamment sur le témoignage du demandeur, la SAI a estimé que la tenue d’une audience était nécessaire pour qu’elle puisse rendre une décision indépendamment de la SI (Castellon Viera, aux par. 11 et 12).

[9]  Compte tenu de la jurisprudence établissant que la SI a compétence pour contraindre à témoigner, du pouvoir beaucoup plus vaste que le paragraphe 174(2) de la LIPR confère à la SAI, des objectifs de la LIPR, notamment de protéger la sécurité de la société canadienne, de l’infraction énoncée à l’alinéa 127c) de la LIPR concernant le refus de répondre à des questions posées au cours d’une instance sous le régime de la LIPR, ainsi que de la sanction prévue à cet égard à l’article 128 de la LIPR et de la décision Jaballah (Re), 2010 CF 224, de la Cour, la SAI a conclu qu’elle était habilitée à contraindre à témoigner. La SAI a également conclu que l’interdiction de territoire ne met pas en cause les droits du demandeur garantis par les articles 7 et 13 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11 [la Charte], ni la protection contre l’auto‑incrimination accordée par l’article 5 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC (1985), c C-5.

[10]  Le demandeur a demandé et obtenu l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de l’ordonnance interlocutoire de la SAI le contraignant à témoigner. Le demandeur fait valoir que l’obligation de témoigner met en cause son droit à la liberté garanti par l’article 7 de la Charte. Il ajoute que, lorsque le témoignage visé sert à attaquer sa crédibilité et à lui imposer des sanctions, les exigences de la justice fondamentale ne sont pas respectées et il y a manquement à l’article 7 de la Charte.

II.  Analyse

[11]  À mon avis, la question déterminante en l’espèce porte sur le caractère prématuré de la demande de contrôle judiciaire, vu que la décision de la SAI est de nature interlocutoire.

[12]  Il est bien établi en droit qu’en l’absence de circonstances exceptionnelles, les tribunaux éviteront de s’immiscer dans les décisions interlocutoires tant que les processus administratifs n’ont pas été menés à terme ou tant que les recours efficaces disponibles ne sont pas épuisés. Ce principe vise essentiellement à éviter le fractionnement du processus administratif, à réduire les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux, notamment lorsque la partie intéressée est susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif (Canada (Agence des services frontaliers) c C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, aux par. 4, 28, 30 à 32 [C.B. Powell]).

[13]  L’interprétation restrictive du principe de non‑intervention des tribunaux dans les processus administratifs en cours a été approuvée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, aux paragraphes 35 à 38.

[14]  Le demandeur soutient que, même si la Cour d’appel fédérale ne définit pas la notion de « circonstances exceptionnelles », la situation en l’espèce se distingue de celle de l’arrêt C.B. Powell. Dans la présente affaire, le demandeur ne peut recourir à aucun processus d’appel pour attaquer la décision de la SAI de délivrer une citation à comparaître. En ce sens, la décision de la SAI tranche de façon définitive une question concernant un droit substantiel, à savoir le droit de ne pas être contraint de témoigner.

[15]  Selon le demandeur, s’il est contraint de témoigner dans le but de faire attaquer sa crédibilité devant la SAI, il subira déjà un préjudice qui ne pourra pas être corrigé par la suite, vu qu’il aura déjà fait sa déposition. Si sa crédibilité est attaquée à la suite de son témoignage, la SAI peut décider que le demandeur n’est pas digne de foi et cette conclusion ne saurait être modifiée lors du contrôle judiciaire, car rien ne garantit qu’il aura gain de cause relativement à sa demande d’autorisation. De plus, s’il a gain de cause en contrôle judiciaire, la transcription de son témoignage pourra toujours être retenue contre lui dans d’autres instances.

[16]  Je conviens avec le demandeur que la Cour d’appel fédérale n’a pas précisé la définition de l’expression « circonstances exceptionnelles », mais elle a donné une interprétation très stricte à cette exception relativement au contrôle judiciaire interlocutoire. La Cour d’appel a indiqué que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé. Selon la Cour d’appel, les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif et de solliciter le contrôle judiciaire dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (C.B. Powell, au par. 33).

[17]  La Cour d’appel fédérale et la Cour ont également souligné que les décisions en matière d’admissibilité ou de contraignabilité de la preuve ne devraient pas faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire tant que le processus administratif n’a pas été mené à terme (Bell Canada c Association canadienne des employés de téléphone, 2001 CAF 139, au par. 5; Zundel c Canada (Commission des droits de la personne), [2000] ACF no 678 (QL), au par. 15; Szczecka c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 934 (QL), au par. 4; Temahagali c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 2041 (QL)).

[18]  Le demandeur invoque la décision Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Kahlon, 2005 CF 1000 [Kahlon], de la Cour, à l’appui de sa thèse selon laquelle, s’il est contraint de témoigner, il subira déjà un préjudice avant de pouvoir se prévaloir du contrôle judiciaire. Dans la décision Kahlon, la juge Danièle Tremblay‑Lamer a conclu que l’atteinte à la vie privée du témoin et la volonté de celui‑ci de conserver la confidentialité des renseignements figurant dans son dossier d’immigration constituaient des circonstances spéciales qui justifiaient l’intervention de la Cour à l’égard de la décision interlocutoire de délivrer une citation à comparaître.

[19]  J’estime que l’affaire susmentionnée se distingue de l’espèce étant donné que la portée des « circonstances exceptionnelles » applicables a été nettement restreinte depuis l’arrêt C.B. Powell de la Cour d’appel fédérale. En outre, la personne contrainte de témoigner dans la décision Kahlon n’était pas partie à l’instance et ne disposait pas d’autres recours, contrairement au demandeur qui peut solliciter le contrôle judiciaire s’il n’obtient pas gain de cause et que la SAI le déclare interdit de territoire. Qui plus est, le demandeur a déjà fait une déposition dans la présente affaire. Il a témoigné dans le cadre d’une audience de deux (2) jours devant la SI lors de laquelle il a révélé de nombreux détails sur sa vie et a parlé de sa collaboration présumée avec des organismes du renseignement et de la sécurité. Il ne s’agit pas d’une affaire dans laquelle on ne saurait faire fi d’une déposition une fois qu’elle est faite. Le demandeur ne m’a pas convaincue que son témoignage devant la SAI lui causerait un préjudice de telle nature que le refus de trancher la question de la contraignabilité à cette étape des procédures de la SAI serait fondamentalement inéquitable.

[20]  Le demandeur a en outre indiqué qu’il y a lieu de faire une distinction entre le témoignage devant la SI et le témoignage devant la SAI. Les audiences devant la SAI sont de nature publique, de sorte que le demandeur ne pourra se prévaloir d’aucun recours efficace puisque le contrôle judiciaire ne pourra faire obstacle à l’utilisation de la transcription de l’audience contre lui dans d’autres instances. Cet argument ne me convainc guère. Selon l’article 49 des Règles de la SAI, une partie peut demander la tenue d’une procédure à huis clos ou toute autre mesure nécessaire pour assurer la confidentialité des débats. Il peut s’agir, entre autres, de la mise sous scellé de la transcription originale de son témoignage ou de l’ensemble du dossier, qui pourrait viser toute autre instance devant la SAI si le demandeur obtient gain de cause dans le cadre d’une demande ultérieure de contrôle judiciaire sur la question de la contraignabilité.

[21]  Je conviens que, dans certains cas, contraindre une personne à témoigner peut constituer des « circonstances exceptionnelles » qui commanderaient le contrôle judiciaire immédiat de la décision malgré sa nature interlocutoire. Or, les circonstances de l’espèce ne justifient pas une exception à la règle générale. Par conséquent, j’estime que la demande de contrôle judiciaire est prématurée.

[22]  La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Le demandeur conserve son droit de présenter les mêmes arguments dans le cadre d’un contrôle judiciaire ultérieur à la suite de la décision définitive de la SAI.

[23]  Le demandeur a soumis les questions suivantes aux fins de la certification en application de l’alinéa 74d) de la LIPR :

La délivrance d’une citation enjoignant au défendeur de comparaître dans le cadre d’un appel formé par le ministre  devant la Section d’appel de l’immigration (SAI) met‑elle en cause le droit à la liberté garanti à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?

Dans l’affirmative, la contrainte à témoigner imposée au défendeur dans le cadre d’un appel formé par le ministre auprès de la SAI va‑t‑elle à l’encontre des principes de justice fondamentale garantis par la Charte canadienne des droits et libertés lorsqu’elle vise à attaquer sa crédibilité?

[24]  Compte tenu de ma conclusion sur le caractère prématuré de la demande de contrôle judiciaire, je refuse de certifier les questions proposées, car la Cour n’a pas répondu à ces questions (Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, aux par. 15 à 19; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, au par. 9; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Zazai, 2004 CAF 89, au par. 12).

[25]  Enfin, le défendeur qu’il convient de désigner dans la présente instance est le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. L’intitulé sera donc modifié en conséquence.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5055‑16

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  • 1) La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  • 2) L’intitulé est modifié de manière à remplacer le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile à titre de défendeur;

  • 3) Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5055-16

INTITULÉ :

YANG WANG c MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 JUIN 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 17 JUILLET 2017

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

Hadayt Nazami

POUR LE DEMANDEUR

Kristina Dragaitis

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman Nazami and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Nathalie G. Drouin

Sous‑procureure générale du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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