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Date : 20170717


Dossier : T-691-15

Référence : 2017 CF 686

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2017

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

YVONNE SOULLIÈRE

demanderesse

et

SANTÉ CANADA

et

SOCIÉTÉ CANADIENNE DU SANG

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a rejeté la plainte déposée par Mme Soullière à l’encontre de Santé Canada sur le fondement du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), c H‑6 [la Loi]. La présente demande de contrôle judiciaire a été instruite en même temps qu’une demande apparentée, no du greffe T‑690‑15, dans laquelle la demanderesse contestait une décision connexe de la Commission portant sur une plainte qu’elle avait simultanément déposée contre la Société canadienne du sang (SCS).

[2]  Les deux décisions contestées faisaient suite à deux plaintes déposées par Mme Yvonne Soullière au nom de sa fille, Yanhong Dewan, le 5 décembre 2012, où elle alléguait que Mme Dewan avait été exclue comme donneuse de sang et considérée comme indéfiniment inhabile à donner du sang en raison de son incapacité à comprendre et à remplir le questionnaire de sélection des donneurs de sang, pour cause de déficience intellectuelle. Les plaintes ont donc été déposées parce que les deux organisations (SCS et Santé Canada) avaient discriminé Mme Dewan, en ne prenant pas ses besoins en considération, de telle sorte qu’elle n’avait pu accomplir le processus de sélection qui est requis pour pouvoir donner du sang.

[3]  La Commission a rejeté, le 26 mars 2015, dans des décisions distinctes, les deux plaintes déposées contre Santé Canada et la SCS. Je suis déjà arrivé à la conclusion que l’affaire connexe, T‑690‑15 (« la décision concernant la SCS »), n’était entachée d’aucune erreur donnant lieu à révision, un résultat qui atteste que la SCS n’a exercé contre Mme Dewan aucune discrimination fondée sur les motifs allégués de distinction illicite. Puisque la SCS n’a pas commis de discrimination, alors, selon moi, la présente demande concomitante de contrôle judiciaire déposée contre Santé Canada devient théorique, puisqu’il ne saurait donc exister un fondement permettant de conclure à une discrimination de la part de Santé Canada qui résulterait de l’exercice de son pouvoir de surveillance réglementaire.

[4]  En tout état de cause, je suis d’avis que la décision de la Commission de rejeter la plainte déposée contre Santé Canada est raisonnable.

[5]  Avant de motiver ces conclusions, je passerai d’abord en revue le contexte de la plainte déposée contre Santé Canada. Prière de noter que la décision concernant la SCS expose en détail l’historique des plaintes sous-jacentes. Le contexte qui suit porte sur les faits qui concernent plus précisément la plainte déposée contre Santé Canada.

II.  Contexte

[6]  La SCS recueille le sang de donneurs bénévoles, elle le transforme en produits sanguins qu’elle distribue aux hôpitaux dans tout le pays. Le Canada considère les produits sanguins comme des produits biologiques. La SCS est donc considérée comme un fabricant de médicaments biologiques régi par la Loi sur les aliments et drogues, LRC (1985), c F‑27 [la LAD]. Dans le cadre du processus suivi par la SCS pour la sélection des donneurs de sang, les donneurs potentiels sont priés de remplir le « Questionnaire d’évaluation de l’état de santé du donneur » (le QEESD). Le QEESD renferme une série de questions permettant d’évaluer l’état de santé du donneur potentiel, son aptitude à donner du sang et le risque encouru par le système d’approvisionnement en sang. Santé Canada, l’organisme de réglementation des produits biologiques au Canada, exerce un pouvoir de surveillance réglementaire sur la SCS.

[7]  La Commission, dans sa décision initiale de décembre 2013 rendue sur le fondement de l’article 41, a rejeté les arguments suivants de Santé Canada : i) la SCS, et non Santé Canada, était l’organisme validement visé par la plainte, en tant qu’auteur du questionnaire (le QEESD), du Manuel des critères de sélection des donneurs (le MCSD), et des mesures contestées en cause; et ii) le don de sang ne constitue pas un « service » au sens de la Loi. Durant l’instruction de la plainte, la Commission a d’abord relevé que Santé Canada avait approuvé les documents en question et, ensuite, qu’il n’était pas manifeste et évident que la sélection des donneurs de sang ne constituait par un service.

[8]  Les décisions ultérieures de la Commission, rendues en mars 2015 à la suite d’enquêtes relevant de l’article 44, ne furent pas aussi favorables pour Mme Soullière et pour sa fille, Mme Dewan. Dans ces deux décisions, la Commission a rejeté les deux plaintes en se fondant sur le sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi. Elle a rejeté la plainte contre Santé Canada au motif que Santé Canada [traduction« n’est pas la partie responsable de la mesure discriminatoire alléguée ».

[9]  Puisque le rejet de la plainte n’était pas autrement motivé, les motifs de la Commission sont réputés être ceux figurant dans le rapport d’enquête : Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 119 [Sketchley]. Le rapport, rédigé par un enquêteur, concluait que a) le service en cause consistait en la sélection de possibles donneurs de sang; b) la SCS était la partie qui avait refusé le service à Mme Dewan; et, ce qui intéresse particulièrement la présente demande, c) Santé Canada ne semble pas être partie au refus de service.

[10]  Ces conclusions étaient fondées sur les constatations suivantes (rapport d’enquête, aux paragraphes 58 et 59) :

  • Santé Canada n’a aucun rôle direct dans le processus de sélection des donneurs en général, et n’en avait aucun dans le cas particulier de Mme Dewan;

  • la SCS élabore ses politiques et procédures en toute indépendance par rapport à Santé Canada;

  • Santé Canada ne joue aucun rôle dans la rédaction ou l’administration du formulaire QEESD ni n’exige des exploitants du système d’approvisionnement en sang qu’ils disposent d’un QEESD;

  • Santé Canada avait affirmé qu’il ne demanderait pas à la SCS de modifier pour quelque raison ses critères de sélection des donneurs de sang, sauf en cas de survenance d’un problème de santé émergent (comme cela est arrivé, par exemple, pour le SRAS et pour le virus du Nil occidental), et le cas de Mme Dewan ne correspondait pas à un problème de santé émergent.

[11]  S’agissant de l’argument selon lequel une ordonnance du Tribunal serait dénuée de sens en l’absence d’une ordonnance concomitante à l’encontre de Santé Canada, l’enquêteur a estimé ne pouvoir présumer que la SCS serait un obstacle à l’exécution de mesures réparatrices.

III.  Points litigieux

[12]  Mme Soullière affirme que la Commission a manqué à l’équité procédurale parce qu’elle ne disposait pas de l’intégralité des réponses de Mme Soullière au rapport qu’elle avait en main. Elle prétend aussi que la Commission a tiré des conclusions déraisonnables i) en disant que Santé Canada n’était pas concerné par la sélection des donneurs de sang ni par la rédaction ou l’administration du QEESD; ii) en disant que Santé Canada ne pouvait être partie au refus de service puisque ce ministère n’avait aucun lien direct avec Mme Soullière ou Mme Dewan; et iii) en s’abstenant de conclure qu’une réparation efficace impliquait le prononcé d’une ordonnance à l’encontre de Santé Canada.

[13]  Il convient de noter que, même si, lors de l’instruction de l’affaire connexe portant le numéro du greffe T‑690‑15, les deux parties se sont exprimées sur la question de savoir si le don de sang constituait un « service » au sens de la Loi, la question du service n’a pas été abordée dans la présente instance. Quoi qu’il en soit, tout comme dans la décision concernant la SCS, je suis d’avis que la présente demande concernant Santé Canada devrait être rejetée pour d’autres motifs, comme indiqué ci‑après, et je suis donc d’avis qu’il est inutile d’examiner la question du service.

IV.  Analyse

A.  Caractère théorique de la demande

[14]  Comme je l’ai indiqué, j’estime que la présente demande est devenue théorique compte tenu de l’issue de la demande connexe, numéro du greffe T‑690‑15. En effet, si la SCS n’a pas commis de discrimination, on ne saurait conclure à une discrimination de la part du défendeur Santé Canada dont il est allégué, en l’espèce, qu’il a indirectement contribué à la discrimination, de par la surveillance réglementaire qu’il exerce sur la SCS.

[15]  Dans l’affaire connexe, j’ai admis la conclusion selon laquelle la SCS n’avait pas commis de discrimination. Par conséquent, Santé Canada ne peut avoir indirectement commis de discrimination. En d’autres termes, on ne saurait affirmer que Santé Canada a fait preuve de discrimination du seul fait qu’il exerçait un certain contrôle sur ce que faisait la SCS, si ce que la SCS faisait n’était pas discriminatoire. Par conséquent, puisque la présente demande ne peut avoir aucun effet, et qu’elle n’a de ce fait aucune portée pratique, je suis d’avis qu’elle est théorique (Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, à la page 353).

[16]  À l’audience, j’ai interrogé les deux parties concernant l’effet qu’aurait sur la présente demande un rejet de la demande de contrôle judiciaire portant le numéro du greffe T‑690‑15. L’avocat de Santé Canada a déclaré qu’aucune plainte ne serait recevable contre son client si la plainte déposée contre la SCS était rejetée. Quand la question a été posée à l’avocate principale de Mme Soullière, elle s’est abstenue d’y répondre. Par conséquent, bien que, selon moi, il soit évident que la présente demande de contrôle judiciaire est maintenant théorique, et à supposer que je fasse fausse route, j’examinerai toutes les questions de fond soulevées devant la Cour dans cette demande de contrôle judiciaire, plus précisément la question de l’équité procédurale et celle de savoir si la décision de la Commission était raisonnable.

[17]  Les questions d’équité procédurale doivent être revues d’après la norme de la décision correcte (Établissement Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79; Joshi c Banque Canadienne Impériale de Commerce, 2015 CAF 92, au paragraphe 6), tandis que la décision discrétionnaire de la Commission de rejeter une plainte doit être revue selon la norme de la décision raisonnable (Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, au paragraphe 17; Keith c Canada (Service correctionnel), 2012 CAF 117, aux paragraphes 43 à 48 [Keith]).

B.  Absence d’erreur donnant lieu à révision

(1)  La décision de la Commission était-elle conforme à l’équité procédurale?

[18]  À mon avis, la Commission n’a commis aucune erreur de procédure dans sa décision. Mme Soullière a soulevé des questions similaires dans la procédure connexe. Dans la décision concernant la SCS, j’ai souscrit à la position de la SCS pour qui la Commission avait isolé à juste titre certains arguments se rapportant explicitement à la plainte déposée contre l’autre organisation (Santé Canada dans la plainte déposée contre la SCS, et inversement ici), parce que chacune des deux plaintes avait suivi son cours séparément devant la Commission, ainsi que le requiert la procédure de la Commission. Je ferais observer que Mme Soullière n’a pas donné à entendre que cette exigence est en soi inéquitable.

[19]  La Commission a donc, à bon droit, examiné les plaintes séparément. En effet, contrairement à ce que prétend Mme Soullière, la Commission aurait pour le moins manqué à l’équité procédurale envers chacun des défendeurs si elle avait fusionné les deux dossiers et rendu la décision se rapportant à l’un en se fondant sur l’enquête portant sur l’autre. Les documents propres à la plainte déposée contre la SCS ont été validement retirés des documents présentés à la Commission lors de son examen de la plainte déposée contre Santé Canada (et inversement).

[20]  C’est là l’essentiel de l’argument de la demanderesse portant sur le manquement à l’équité procédurale, un argument que j’estime infondé. Encore une fois, c’est à la conclusion contraire que je serais arrivé, à savoir que la Commission aurait manqué à l’équité envers Santé Canada ou envers la SCS si elle n’avait pas, autant que possible, étudié séparément les conclusions respectives se rapportant à chacune des plaintes.

[21]  Par ailleurs, après examen du dossier, je suis d’avis que l’enquête a été approfondie et impartiale et qu’elle a respecté les exigences d’équité procédurale propres au processus : Slattery c Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 CF 574 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 49, 50 et 55 à 57, conf. par (1996), 205 NR 383 (CAF); Hughes c Canada (Procureur général), 2010 CF 837, aux paragraphes 32 et 33 [Hughes].

[22]  En l’espèce, ce processus comprenait la production de réponses et répliques détaillées au rapport d’enquête, ainsi qu’aux conclusions adressées par une partie à l’autre, ce qui signifie que Santé Canada ou la SCS d’une part, et Mme Soullière d’autre part, ont eu largement l’occasion de s’exprimer sur la plainte dont il s’agissait, dans le respect des garanties procédurales (Canada (Procureur général) c Davis, 2009 CF 1104, au paragraphe 21, conf. par 2010 CAF 134). La preuve volumineuse qui a été produite en fait foi.

[23]  Enfin, je ne puis admettre qu’il y a eu ingérence dans l’exercice du droit de Mme Soullière d’être entendue, comme elle l’a prétendu.

(2)  La décision de la Commission était-elle raisonnable?

[24]  Je suis d’avis qu’aucun des trois moyens par lesquels Mme Soullière conteste le caractère raisonnable de la décision de la Commission n’est persuasif, compte tenu des quatre conclusions de fait à laquelle est arrivée la Commission. Pour information, les quatre conclusions de la Commission sont les suivantes : a) Santé Canada n’avait aucun rôle direct dans la sélection des donneurs, y compris Mme Dewan; b) Santé Canada n’intervenait pas dans les politiques et procédures établies par la SCS; c) Santé Canada n’avait aucun rôle dans la rédaction ou l’administration du QEESD; et d) Santé Canada n’exigeait véritablement une modification des critères de sélection des donneurs qu’en cas de survenance d’un problème de santé émergent.

a)  Participation de SC à la prétendue discrimination

[25]  La preuve n’étaye tout simplement pas l’argument de Mme Soullière selon lequel Santé Canada intervient directement dans la conception et la mise en œuvre du processus et des politiques touchant la sélection des donneurs de sang. La preuve a plutôt montré que, quand Santé Canada a approuvé les politiques contestées de la SCS, il ne l’a fait que pour assurer la sécurité du système canadien d’approvisionnement en sang, en accord avec son mandat législatif. Le « contrôle » que Santé Canada exerce sur la SCS était et demeure limité à cette fonction particulière de surveillance.

[26]  Plus précisément, Mme Soullière fait à juste titre observer que Santé Canada approuve en général et commente les procédures de la SCS, tels ses manuels de politiques (p. ex., le MCSD), ses questionnaires (p. ex., le QEESD), et les dispenses d’application (p. ex., dispenses d’application de la règle des tiers dans le processus de sélection pour l’interprétation en langues étrangères et en langage gestuel américain : voir la décision concernant la SCS pour en savoir davantage sur ces dispenses). Santé Canada peut aussi exiger des changements en réponse à des problèmes de santé émergents (p. ex., virus du Nil occidental, SRAS).

[27]  Cependant, la preuve montre aussi que Santé Canada n’intervient pas dans les cas individuels – et n’est d’ailleurs pas intervenu dans le cas de Mme Dewan. Au contraire, le rapport d’enquête expose clairement l’importance de la surveillance exercée par Santé Canada sur le système canadien d’approvisionnement en sang, une conséquence directe de l’Enquête Krever. Ainsi, Santé Canada ne pilote pas le processus de sélection des donneurs individuels, se contentant d’approuver la politique générale. Les conclusions de la Commission concernant l’intervention de Santé Canada dans le cas de Mme Dewan sont donc raisonnables.

[28]  Je n’accepte pas non plus la prétention de Mme Soullière selon laquelle, puisque les politiques et procédures de la SCS sont pour ainsi dire contraignantes une fois approuvées, et puisqu’elles peuvent influer sur l’approbation par Santé Canada des conditions futures d’admissibilité à un permis d’établissement, Santé Canada est nécessairement partie à la discrimination, même en l’absence d’un lien direct avec Mme Dewan. À l’appui de cet argument, Mme Soullière cite un passage de la décision Canadian Blood Services c Freeman, 2010 ONSC 4885, aux paragraphes 325 à 336 [Freeman].

[29]  À mon avis cependant, la décision Freeman procède d’un contexte différent, à savoir d’un argument fondé sur l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, en réponse à une allégation de déclaration inexacte faite par négligence, et non en réponse à une plainte déposée sous le régime d’une loi sur les droits de la personne. D’ailleurs, bien que je sois conscient de cette différence de contexte, la décision Freeman elle-même dispose que le droit de regard des pouvoirs publics sur la SCS est restreint (aux paragraphes 351 et 356) :

[traduction]

S’agissant de l’existence d’un droit de regard, la SCS n’est pas assujettie au droit de regard des pouvoirs publics dans l’élaboration de ses politiques ou dans ses opérations quotidiennes.

[…]

Lorsque le gouvernement fédéral joue un rôle, c’est en vertu de la LAD et du RAD [Règlement sur les aliments et drogues], pour la réglementation des exploitants du système d’approvisionnement en sang, par exemple la SCS. Si M. Freeman soutient que la SCS est contrôlée par les pouvoirs publics au point qu’elle doit être considérée comme une entité gouvernementale, c’est surtout parce que la SCS doit se plier à un cadre réglementaire rigoureux. En dehors des dispositions de la LAD et du RAD, la SCS n’est soumise, dans son processus décisionnel, à aucun autre droit de regard du gouvernement fédéral.

[30]  Mme Soullière a raison d’affirmer que la Loi doit recevoir une interprétation large, libérale et fondée sur son objet (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 RCS 1114, aux pages 1134 à 1138), mais, à mon avis, cela ne signifie pas que tous les organismes de réglementation ou de surveillance doivent être désignés comme défendeurs dans les plaintes en matière de droits de la personne déposées contre des particuliers ou des entités qui relèvent d’eux. Je rejette aussi l’argument de Mme Soullière pour qui l’interprétation de la jurisprudence concernant les organismes de réglementation commande un tel résultat.

[31]  Plus précisément, Mme Soullière se fonde sur l’arrêt Canada (Procureur général) c Jodhan, 2012 CAF 161, au paragraphe 185 [Jodhan], en faisant observer que, selon la Cour d’appel fédérale, c’est au Conseil du Trésor qu’il revenait de veiller à l’application des normes qu’il établissait et qu’il imposait aux ministères et organismes fédéraux. Mme Soullière s’autorise aussi de la décision Panacci c Canada (Procureur général), 2010 CF 114, au paragraphe 51 [Panacci], un précédent où, après le refus de la Commission d’instruire la plainte déposée contre le Conseil du Trésor (estimant que celui‑ci n’était pas la partie responsable), la Cour fédérale a plus tard jugé ce refus déraisonnable parce qu’il faisait abstraction des obligations du Conseil du Trésor en matière de contrôle de l’application de ses politiques (au paragraphe 70).

[32]  Cependant, les décisions Jodhan et Panacci se distinguent toutes deux de la présente affaire, en ce que l’« organisme de réglementation » – dans les deux cas le Conseil du Trésor – appliquait ses propres politiques et était donc la source du comportement reproché, à l’opposé de la présente affaire. Ici, c’est la SCS qui a établi la politique – et non Santé Canada. C’est à la SCS qu’il incombait d’établir et d’administrer le système de sélection des donneurs de sang, ainsi que d’établir et d’appliquer les politiques aux termes desquelles sont acceptés ou rejetés les dons de sang. Santé Canada se contentait de surveiller le système en tant qu’organisme de réglementation pour assurer la sécurité du sang.

[33]  Je ne puis donc admettre l’argument selon lequel, en droit, Santé Canada, en tant qu’organisme de réglementation, doit être partie à la présente instance, et je ne vois non plus rien de déraisonnable dans la décision de la Commission sur cet aspect.

[34]  Enfin, il convient de rappeler que la Commission elle-même, qui exerce une fonction de filtrage, est investie d’un large pouvoir discrétionnaire de rejeter les plaintes déposées en vertu de la Loi; c’est un pouvoir discrétionnaire qui commande la retenue judiciaire (Bell Canada c Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999], 167 D.L.R. (4th) 432, 1 CF 113 (CAF), au paragraphe 38, autorisation de pourvoi devant la CSC refusée, [1999] CSCR no 1; Keith, précité, aux paragraphes 48 et 49).

[35]  Je ne vois aucune raison d’intervenir dans la décision discrétionnaire de la Commission dans la présente affaire. Ici, même compte tenu du « modeste » rôle de filtrage exercé par la Commission (Dupuis c Canada (Procureur général), 2010 CF 511, au paragraphe 12), je suis d’avis que sa décision est intelligible, justifiable et transparente. Elle s’inscrit dans le registre des issues possibles.

b)  Une réparation efficace commande‑t‑elle qu’une ordonnance soit rendue contre Santé Canada?

[36]  Mme Soullière affirme aussi que la décision de la Commission est déraisonnable parce qu’une réparation efficace requiert qu’une ordonnance soit prononcée contre Santé Canada, alors que la Commission a plutôt estimé ne pouvoir présumer que Santé Canada serait un obstacle à l’application de mesures réparatrices.

[37]  Au soutien de cet argument, Mme Soullière affirme que seul Santé Canada dispose à la fois de l’expertise et du pouvoir nécessaires pour dire si une modification du formulaire QEESD ou de la « règle des tiers » poserait un risque pour la sécurité de l’approvisionnement en sang. Toute modification devrait passer par Santé Canada, comme l’a jugé la Commission, parce que la SCS ne peut procéder unilatéralement à de telles modifications. Par conséquent, de soutenir Mme Soullière, si Santé Canada n’est pas partie à la procédure de contrôle judiciaire, il pourrait refuser d’approuver la modification, entravant ainsi le processus des droits de la personne et/ou mettant en péril le permis d’établissement de la SCS. Une ordonnance rendue contre la SCS serait, d’après la demanderesse, vide de sens sans une ordonnance correspondante rendue contre Santé Canada. Sur ce point, Mme Soullière invoque les décisions Woodwork c Canadian Blood Services, 2012 HRTO 2219, au paragraphe 52 [Woodwork], et Canadian Blood Services c The Manitoba Human Rights Commission, 2011 MBQB 312, au paragraphe 56 [Zoldy].

[38]  Je ne vois rien de déraisonnable dans la conclusion de la Commission selon laquelle il n’y a pas lieu de présumer que Santé Canada ne se plierait pas à une éventuelle ordonnance de la Commission. La simple possibilité que Santé Canada puisse contrecarrer une possible mesure réparatrice ne rend pas pour autant déraisonnable la décision de la Commission selon laquelle Santé Canada n’est pas la partie responsable de la prétendue discrimination. Le rapport d’enquête, après examen détaillé des arguments de Mme Soullière, conclut que les craintes concernant l’exécution d’une ordonnance sont au mieux hypothétiques. La Commission a simplement estimé qu’elle ne pouvait présumer que Santé Canada « serait » un obstacle.

[39]  Par ailleurs, comme expliqué plus haut, il s’agit là aujourd’hui d’un point théorique, étant donné que la plainte sous-jacente déposée contre la SCS a été rejetée.

[40]  Quant aux décisions Zoldy et Woodwork, toutes deux invoquées par Mme Soullière, il ressort de ces deux décisions que le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario et la Commission des droits de la personne du Manitoba n’étaient pas compétents pour instruire des plaintes contre la SCS, lesquelles relevaient exclusivement de la compétence fédérale. Ces deux précédents s’appuient sur le principe de la prépondérance fédérale dans le domaine des lois sur les droits de la personne pour ce qui concerne le processus de sélection des donneurs de sang. Selon ce principe, les codes provinciaux des droits de la personne en vertu desquels les deux procédures avaient été introduites n’étaient pas les textes applicables. Autrement dit, les deux précédents susmentionnés sont clairement sans rapport avec les questions à trancher ici.

[41]  En définitive, Santé Canada n’était pas partie au litige, que ce soit dans l’affaire Zoldy ou dans l’affaire Woodwork. Le fait que Santé Canada (un ministère fédéral) ne serait pas lié par les ordonnances réparatrices rendues par un organisme provincial a, dans ces précédents, tout simplement servi d’exemple pour illustrer la question des compétences (Zoldy, au paragraphe 56; Woodwork, au paragraphe 52, citant Zoldy).

[42]  Bref, Mme Soullière n’a pas démontré qu’il était déraisonnable pour la Commission de conclure que Santé Canada n’était pas en l’espèce désigné validement comme défendeur du seul fait que Santé Canada pouvait entraver un jour l’application d’une possible mesure réparatrice. Tel semblerait être le cas pour de nombreux organismes de réglementation, et j’hésiterais à dire que la simple possibilité d’inobservation d’une ordonnance, surtout en l’absence d’une preuve irréfutable d’une telle inobservation, force la Commission à renvoyer au Tribunal les plaintes déposées à l’encontre de tels organismes. Cela est encore plus vrai s’il n’y a aucune participation directe de l’organisme dans le comportement reproché.

V.  Conclusion

[43]  La Cour a rejeté la demande de contrôle judiciaire dans l’affaire connexe, T‑690‑15, estimant que la décision de la Commission était raisonnable et conforme à l’équité procédurale. À lui seul, le dossier T‑690‑15 suffit à la Cour pour statuer sur la présente demande, parce que la plainte de Mme Soullière contre Santé Canada est inséparable de sa plainte contre la SCS, vu que, selon cette plainte, Santé Canada était partie à la discrimination en raison de la surveillance réglementaire qu’il exerce sur les politiques de la SCS en vertu desquelles la SCS a décidé de [traduction« reporter indéfiniment » tout don de sang de Mme Dewan. Puisqu’aucune discrimination n’a été constatée dans la décision concernant la SCS, la Cour ne saurait conclure que Santé Canada a aussi commis indirectement une discrimination. La présente affaire est devenue théorique.

[44]  Par souci d’exhaustivité, ma conclusion subsidiaire (pour le cas où ma première conclusion serait erronée) est que la Commission n’a pas non plus, dans sa décision, commis d’erreur donnant lieu à révision. D’abord, aucun manquement à l’équité procédurale n’a été établi. Deuxièmement, les conclusions de fait touchant le caractère restreint de la « surveillance » exercée par Santé Canada sont raisonnables. Enfin, il n’y avait rien de déraisonnable dans la décision de la Commission, considérée globalement, et en particulier dans sa conclusion de rejeter la plainte, en dépit de l’admission que Santé Canada pouvait être un obstacle à une ordonnance réparatrice prononcée contre la SCS.

[45]  La présente demande de contrôle judiciaire est en conséquence rejetée.


JUGEMENT rendu dans le dossier T‑691‑15

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑691‑15

INTITULÉ :

YVONNE SOULLIÈRE c SANTÉ CANADA

et SOCIÉTÉ CANADIENNE DU SANG

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATES DE L’AUDIENCE :

LES 15 ET 16 MAI 2017

jugEment et MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

LE 17 JUILLET 2017

COMPARUTIONS :

Tess Sheldon

Karen Spector

POUR LA DEMANDERESSE

Joseph Cheng

POUR LE DÉFENDEUR

SANTÉ CANADA

Karen Jensen

POUR LA DÉFENDERESSE

SOCIÉTÉ CANADIENNE DU SANG

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ARCH Disability Law Centre

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

SANTÉ CANADA

Norton Rose Fulbright S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERSSE

SOCIÉTÉ CANADIENNE DU SANG

 

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