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Date : 20170717


Dossier : IMM‑466‑17

Référence : 2017 CF 691

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2017

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

SVETLANA TITKOVA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

MOTIFS DE JUGEMENT ET JUGEMENT

I.  Nature de l’affaire

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Svetlana Titkova [la demanderesse], aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], qui vise la décision rendue par un agent du Bureau de réduction de l’arriéré [l’agent, ou l’agent d’ERAR] datée du 28 novembre 2016 et délivrée le 16 janvier 2017 [la décision], dans laquelle la demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] de la demanderesse a été rejetée.

[2]  La demanderesse est une témoin de Jéhovah de 76 ans, citoyenne de la Russie. Son seul enfant, une femme de 50 ans [sa fille], est citoyenne canadienne. En 2011, pendant que la demanderesse se trouvait au Canada (elle a effectué plusieurs allers‑retours de la Russie au Canada grâce à un visa d’accès multiples), sa fille lui a dit qu’elle avait été agressée sexuellement par le mari de la demanderesse [le mari] de 1974 à 1978, alors que la famille vivait en Russie. La demanderesse soutient qu’elle est alors retournée en Russie en mai 2011 et a dit à son mari, qui vit toujours dans ce pays, qu’elle était au courant des agressions sexuelles qu’il avait commises. Celui‑ci s’est fâché et l’a agressée physiquement. La demanderesse a eu besoin de soins médicaux. Elle affirme que la police en Russie n’a pas voulu lui offrir de protection à la suite de cet incident.

[3]  La demanderesse est alors revenue au Canada et a présenté une demande d’asile le 7 juin 2011. Dans sa demande d’asile, elle a seulement déclaré être victime de violence conjugale, bien qu’elle ait indiqué qu’elle était témoin de Jéhovah.

[4]  Le 13 janvier 2014, la demande d’asile de la demanderesse a été rejetée, et il a été conclu à l’absence de minimum de fondement au titre du paragraphe 107(2) de la LIPR. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] n’a pas cru le récit de la demanderesse et a conclu que cette dernière était évasive et peu franche dans son témoignage. La SPR a conclu que son témoignage [traduction] « comportait de nombreuses ambiguïtés, incohérences, contradictions et invraisemblances ». La demanderesse a demandé un contrôle judiciaire à la Cour, mais sa demande a été rejetée.

[5]  La demanderesse, alors exposée à un renvoi du Canada, a présenté une demande d’ERAR en se fondant presque entièrement sur les mêmes allégations que celles présentées à la SPR, soit la violence conjugale. En plus de la lettre de son avocat, le dossier contient sa demande d’asile précédente, un court affidavit qu’elle semble avoir présenté à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire et de nombreux rapports et dossiers médicaux. La lettre de son avocat indique que les dossiers médicaux visent à démontrer qu’elle est exposée à un risque. La lettre de cinq pages ne fait aucunement référence au fait qu’elle est témoin de Jéhovah, mais il y est entre autres indiqué qu’il existe des [traduction] « problèmes quant à la liberté de religion » en Russie et que l’agent est invité à lire certains chapitres du cartable national de documentation [le CND], notamment celui intitulé « Religion ».

[6]  La demanderesse n’a présenté aucun document lié à son appartenance aux Témoins de Jéhovah, à l’exception de la seule phrase suivante, qui a été ajoutée à la main à la copie de sa demande d’asile précédente : [traduction] « Depuis le rejet de ma demande d’asile par la CISR à Toronto le 13 janvier 2014, la situation des témoins de Jéhovah s’est aggravée considérablement. »

[7]  Par conséquent, en plus de cette seule phrase, les seuls autres nouveaux éléments de preuve que la demanderesse a présentés à l’agent d’ERAR étaient les rapports médicaux concernant son état de santé en 2014 et en 2015, c’est‑à‑dire à l’audience devant la SPR et après celle‑ci.

[8]  L’agent a tenu compte de la preuve objective sur les conditions dans le pays et a conclu qu’il n’existait aucun nouveau risque auquel la demanderesse serait exposée en tant que témoin de Jéhovah. Sa demande d’ERAR a été rejetée étant donné qu’il était peu probable qu’elle soit exposée à un risque de torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités.

[9]  En ce qui concerne la norme de contrôle judiciaire, dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada explique ce qui est attendu d’une cour appliquant la norme de contrôle de la raisonnabilité :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[10]  Les questions relatives à l’équité procédurale sont examinées selon la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43. Au paragraphe 50 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada a expliqué ce qui est attendu de la cour qui procède au contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte :

La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

[11]  La Cour suprême du Canada précise également qu’un contrôle judiciaire n’est pas une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur; la décision doit être considérée comme un tout : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Limitée, 2013 CSC 34. De plus, il incombe à la cour de révision de décider si la décision, considérée dans son ensemble, à la lumière du dossier, est raisonnable : Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65; voir aussi Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62.

[12]  La demanderesse soutient que l’agent d’ERAR n’a pas tenu compte de ses nouveaux éléments de preuve. À cet égard, elle a seulement présenté une seule phrase faisant référence au risque auquel les témoins de Jéhovah sont exposés, ainsi que des renseignements médicaux.

[13]  L’agent d’ERAR a fait remarquer qu’outre la nouvelle phrase faisant référence au risque encouru par les témoins de Jéhovah, ajoutée à la demande d’asile présentée précédemment à la SPR, le risque soulevé dans son ERAR, soit la violence conjugale, est le même que celui présenté à la SPR.

[14]  L’agent a indiqué qu’il avait examiné les renseignements médicaux, mais a fait remarquer, avec raison, que l’ERAR ne constitue pas un appel à l’encontre d’une décision défavorable de la SPR et que le processus d’ERAR vise à évaluer les nouveaux risques pouvant surgir entre l’audience de la SPR et la date du renvoi. À mon avis, le traitement que l’agent a fait des éléments de preuve médicaux était raisonnable à cet égard, puisque ces renseignements n’expliquaient en rien pourquoi la demanderesse était exposée à un risque à titre de témoin de Jéhovah.

[15]  Comme dans de nombreuses décisions relatives à l’ERAR, voire la majorité d’entre elles, l’agent a fait référence à la conclusion défavorable de la SPR quant à la crédibilité et en a cité des passages. Trois paragraphes passablement longs ont été cités. Bien que la demanderesse estime que ceci remette en cause sa crédibilité, je ne peux en venir à cette conclusion. La demanderesse affirme que seuls le premier et le dernier des trois paragraphes auraient dû être cités. Selon moi, l’argument selon lequel l’agent d’ERAR a remis en question la crédibilité de la demanderesse n’est pas fondé. La décision relative à l’ERAR ne fait référence nulle part à la crédibilité de la demanderesse, que ce soit expressément ou implicitement. Je ne suis pas convaincu que je devrais tirer une telle conclusion. Les agents d’ERAR ont le droit de faire référence aux conclusions de la SPR.

[16]  Étant donné qu’aucune « question importante » concernant la crédibilité de la demanderesse n’était en litige dans l’ERAR, il n’y a aucun fondement à l’affirmation de la demanderesse selon laquelle l’agent a agi de manière déraisonnable ou contraire au droit en ne convoquant pas d’audience. De même, aucun des deux autres éléments des trois dispositions cumulatives de l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, n’est respecté : je ne suis pas convaincu de « l’existence d’éléments de preuve » qui devraient faire l’objet d’une audience et de « l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection »; par conséquent, je suis incapable de conclure que « ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection. »

[17]  L’agent d’ERAR a examiné les changements dans la situation des témoins de Jéhovah en Russie depuis que la SPR a rendu sa décision. Il a souligné que la situation s’empirait et qu’elle était problématique et loin d’être idéale, mais a conclu que la demanderesse n’avait pas présenté [traduction] « une preuve suffisante » quant à l’existence d’un risque personnel. Cette conclusion est étayée par le dossier; malgré qu’il lui incombait de le faire, la demanderesse n’a présenté aucun élément de preuve de l’existence d’un risque personnel découlant de son appartenance aux Témoins de Jéhovah. La demanderesse n’a pas montré qu’elle avait précédemment été prise pour cible en raison de ses croyances religieuses et n’a pas expliqué pourquoi elle n’avait pas présenté d’éléments de preuve à cet égard à l’audience devant la SPR. Par conséquent, la conclusion de l’agent à ce sujet est étayée par le dossier.

[18]  L’agent d’ERAR a pris connaissance des renseignements sur la situation dans le pays et a conclu que [traduction] « les éléments de preuve étaient insuffisants » pour montrer que la situation dans le pays avait changé depuis que la demande d’asile de la demanderesse avait été rejetée. On n’a porté à mon attention aucun élément de preuve contradictoire, ni dans le CND ni ailleurs, et aucun élément de preuve portant sur les risques auxquels les témoins de Jéhovah sont exposés en Russie dont l’agent aurait fait abstraction. Cette conclusion de l’agent est justifiée au regard du dossier.

[19]  Toute l’analyse réalisée aux fins de l’ERAR sur le risque auquel est exposée la demanderesse parce qu’elle est témoin de Jéhovah reposait sur les documents concernant la situation dans le pays. Parmi les documents concernant la situation dans le pays sur lesquels l’agent d’ERAR s’est fondé, il y avait une certaine preuve extrinsèque que l’agent a omis de communiquer à la demanderesse avant de rejeter sa demande. La demanderesse fait valoir qu’on aurait dû lui remettre cette preuve afin qu’elle puisse faire des observations à son sujet, et que l’utilisation de cette preuve par l’agent sans qu’elle n’en soit avisée constitue un manquement à l’équité procédurale.

[20]  En tout respect, je ne saurais me ranger à l’avis de la demanderesse. La Cour d’appel fédérale a statué en 1999 que « de tels documents constituaient une “preuve extrinsèque” et que l’agent n’était tenu de les divulguer que s’ils étaient inédits et importants et faisaient état de changements survenus dans la situation du pays qui risquaient d’avoir une incidence sur sa décision » : Nadarajah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), A‑434‑96, (1999), 237 NR 15 (CAF). Les renseignements sur lesquels l’agent s’est fondé ne remplissent aucun de ces deux critères. En effet, le premier des deux articles date de 2015 et porte sur les lois qui portent atteinte aux témoins de Jéhovah qui ont été adoptées en Russie en 2002 et en 2007, ainsi que sur la situation dans le pays. Le deuxième date du 11 juillet 2016, quelques jours après la lettre de l’avocat, mais son contenu n’est pas inédit et porte sur la situation dans le pays.

[21]  La demanderesse a critiqué une observation formulée par l’agent d’ERAR selon laquelle [traduction] « la demanderesse a fourni peu d’éléments de preuve pour montrer qu’elle n’aurait pu présenter un témoignage à cet égard au moment du dépôt de sa demande d’asile ». En tant qu’énoncé de fait, cette observation est exacte. À mon avis, l’agent souligne simplement que la demanderesse n’a pas allégué qu’elle était exposée à des risques en tant que témoin de Jéhovah à l’audience devant la SPR en 2013‑2014, mais qu’elle l’a fait en 2016 à l’étape de l’ERAR. Étant donné que les lois de la Russie à cet égard ont été adoptées en 2002 et en 2007, je ne suis pas en mesure de critiquer l’agent pour avoir jugé que l’on pouvait raisonnablement s’attendre à recevoir une explication.

[22]  J’ai considéré la décision comme un tout et constaté qu’il n’y avait pas eu de manquement à l’équité procédurale, et je conclus que la décision de l’agent d’ERAR est justifiée, transparente et intelligible. De plus, la décision de l’agent d’ERAR satisfait au critère supplémentaire établi dans l’arrêt Dunsmuir, en ce sens qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, le présent contrôle judiciaire doit être rejeté.

[23]  Ni l’une ni l’autre des parties n’ont proposé la certification d’une question de portée générale pour les besoins d’un appel à la Cour d’appel fédérale, et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, qu’aucune question n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑466‑17

 

INTITULÉ :

SVETLANA TITKOVA c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 JUILLET 2017

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 JUILLET 2017

 

COMPARUTIONS :

Robin Morch

POUR LA DEMANDERESSE

 

Neeta Logsetty

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Robin Morch Law Office

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

Nathalie G. Drouin

Sous‑procureure générale du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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