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Date : 20170705


Dossier : IMM-5338-16

Référence : 2017 CF 652

Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2017

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

EKOMODI TOTSHINGO PATRICE

demandeur

et

MINISTRE DE L'IMMIGRATION, RÉFUGIÉS ET CITOYENNETÉ CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Monsieur Patrice Ekomodi Totshingo a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la Loi]. Cette demande est de la nature d’un mandamus et le demandeur recherche la conclusion suivante :

Contraindre Citoyenneté et Immigration Canada de donner suite immédiatement et sans délai, à la première étape de la demande de parrainage nº F000472465, soumise par le Demandeur, le 07 septembre 2016 et reçue par CIC le 14 septembre 2016.

[2]               Essentiellement, la demande est fondée sur ce que le demandeur considère être des délais anormaux pour le traitement de sa demande de parrainage de son épouse qui demeurerait présentement en Belgique.

I.                   Question liminaire

[3]               Pour ce qui est de la conclusion ajoutée à son premier mémoire des faits et du droit voulant que soit ordonné par la Cour que les prétendues fouilles et interrogatoires abusifs du demandeur lorsqu’il traverse la frontière à son retour au Canada cessent, elle est tout simplement radiée. Cela ne participe en aucune manière d’un recours en mandamus. Qui plus est, la police des frontières n’est pas la responsabilité du Ministre de la citoyenneté et de l’immigration, le défendeur en l’espèce. La confusion des genres n’est pas permise en vertu de la règle 302 des Règles des Cours fédérales et un recours judiciaire doit être adressé à la bonne partie pour que celle-ci puisse répondre. C’est donc dire que seule la demande de parrainage, à la première étape (celle de l’établissement de l’admissibilité), est devant cette Cour.

II.                Les faits

[4]               La demande de parrainage aurait été reçue par le défendeur le 14 septembre 2016. Le demandeur prétend avoir vu sur un site internet que la première étape d’une telle demande devrait durer 33 jours. Or, au moment de sa demande de contrôle judiciaire, le 23 décembre 2016, le demandeur argue que sa demande n’avait toujours pas été traitée. Selon lui, cela suffirait pour l’obtention d’un mandamus selon la conclusion reproduite ci-haut. Alors même que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire suivait son cours, le défendeur a constaté le 25 mai 2017 que ce demandeur satisfaisait aux conditions d’admissibilité. En effet, le demandeur a maintenant réussi la première étape de sa demande de parrainage.

III.             Le recours est-il devenu théorique?

[5]               C’est ainsi que le défendeur présentait une requête en vertu de la 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], pour que la Cour déclare que la demande en mandamus est maintenant devenue théorique. Par ailleurs, cette requête a été faite le 12 juin 2017 et la règle prévoit un délai de 10 jours pour que l’intimé signifie et dépose son dossier de réponse. À partir de ce moment le requérant, en l’espèce le défendeur, aurait eu 4 jours pour répondre. De toute évidence, il était impossible de rencontrer ces délais puisque la demande de contrôle judiciaire devait être entendue le 21 juin 2017. Le demandeur a produit un court mémoire le 19 juin 2017, mémoire qui a été reçu et que j’ai consulté. La Cour a donc choisi d’entendre les parties sur la possibilité qu’il s’agisse maintenant d’une question théorique. La Cour a aussi choisi d’entendre les parties quant au mérite de l’affaire.

[6]               À sa face même, la demande en mandamus présentée est maintenant théorique. Le demandeur a reçu ce qu’il demandait. Il n’y a plus de remède que cette Cour puisse lui accorder.

[7]               L’arrêt de principe en la matière, et il est incontournable, est l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski]. On y écrit à la page 353 :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite.  Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties.  Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire.  Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision.  En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique.

[8]               Il existe un pouvoir discrétionnaire d’entendre l’affaire malgré le fait qu’elle soit devenue théorique. La Cour dans Borowski dégage trois considérations à l’exercice de la discrétion :

a)      puisqu’une cour de justice tranche des litiges dans le contexte du système contradictoire, il faut bien sûr que subsiste malgré le caractère théorique un débat contradictoire; par exemple, il pourrait y avoir des conséquences accessoires qui fassent en sorte que l’intérêt dans l’issue du litige vaille suffisamment. Ici, le litige qui porte expressément sur la première étape du processus de parrainage ne donne lieu à aucune conséquence accessoire;

b)      on tient compte de l’économie des ressources judiciaires. Des affaires de nature répétitive, de courte durée, qui impliquent que le différend aura disparu avant sa résolution pourrait militer en faveur d’une audition malgré le caractère devenu théorique. En l’espèce, ce litige n’a ni une nature répétitive, ni une courte durée. On peut aussi considérer sous cette rubrique l’équilibre entre la dépense des ressources judiciaires et l’incertitude du droit qui emporte lui-même un coût social. Cette affaire n’a à l’évidence pas cette envergure;

c)      la Cour doit prendre note de son rôle dans l’élaboration du droit. Cette considération n’a aucune valeur dans notre cas.

[9]               Cette discrétion ne doit donc pas être exercée en l’espèce, dans une affaire qui est limitée par une trame factuelle très particulière. Il m’apparaît évident que le substratum du litige a disparu lorsque le remède que recherchait M. Ekomodi Totshingo lui a été accordé. Son dossier a maintenant été envoyé pour traitement complet tel qu’il le demandait. Je ne vois aucune raison pour laquelle ce litige devenu théorique devrait être réglé sur une autre base.

IV.             Élargissement du recours

[10]           Cependant, le demandeur, qui est intimé sur la requête en vertu de la règle 369, ne semble pas demander qu’une audition ait lieu malgré le caractère théorique de son recours. Plutôt, dans ce qu’il a appelé le mémoire du demandeur en réplique à la requête du défendeur du 12 juin 2017, il a voulu élargir le débat pour forcer le défendeur à finaliser le traitement de la demande de parrainage dans ce qui est sa deuxième étape. Pour toute justification, le demandeur prétend avoir des raisons de croire que sa demande sera « bloquée » à cette seconde étape.

[11]           Deux raisons convergent pour refuser cette prétention. D’abord, le demandeur n’a aucune preuve que sa demande ne sera pas traitée de façon raisonnable. Il ne peut donc pas satisfaire au test pour un mandamus puisque nous sommes en présence de simples spéculations. Pour seule justification, le demandeur prétend à « des fortes raisons de craindre un étirement de traitement de sa demande dans la seconde phase du traitement du dossier; » (para 16). De telles craintes ne donnent pas ouverture à un mandamus. Qui plus est, il s’agirait là d’un tout nouveau litige alors que la Cour n’a pas devant elle quelqu’élément de preuve. Une des règles fondamentales de notre système contradictoire est que les parties présentent à la Cour leur argument sur la base d’un cadre procédural bien établi. Ici, ce cadre n’est pas établi. En fait, il s’agirait d’un tout nouveau cadre relativement à une toute nouvelle demande qui n’était même pas envisagée au moment où le demandeur faisait sa demande d’autorisation de contrôle judiciaire.

[12]           Ainsi, la Cour n’a pas de doute que la demande en mandamus ne constitue pas un litige actuel qui mérite qu’il fasse l’objet d’une disposition. Le demandeur a reçu ce qu’il demandait. Cela dispose du litige devant cette Cour.

V.                Obiter

[13]           J’ajouterais que, si la Cour avait eu à décider du mérite de la demande qui est faite dans l’éventualité où le remède n’avait pas déjà été concédé par le Ministre, il eut été difficile de rendre une décision en faveur du demandeur. C’est que les critères qui doivent être remplis pour l’émission d’un bref de mandamus ne sont pas remplis dans cette affaire. Dans Khalil c Canada (Secrétaire d’État) (CAF), [1994] RCF 661, on reprend les critères énoncés dans une cause de la même Cour dans Apotex Inc. c Canada, [1994] 1 RCF 742 (CAF). La Cour d’appel exposait 7 critères à remplir. Ils sont :

a) il doit exister une obligation légale d'agir à caractère public dans les circonstances de la cause;

b) l'obligation doit exister envers le demandeur;

c) il existe un droit clair d'obtenir l'exécution de cette obligation, et notamment, le demandeur a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation;

d) le demandeur n'a aucun autre recours;

e) l'ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;

f) dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal estime que, en vertu de l'équité, rien n'empêche d'obtenir le redressement demandé; et

g) compte tenu de la balance des inconvénients, une ordonnance de mandamus devrait être rendue.

[14]           Je suis loin d’être convaincu qu’il existe une obligation légale d’agir à caractère public qui soit telle que son exécution lui confère un droit clair. À mon avis, un délai déraisonnable peut donner ouverture à une demande en mandamus (Conille c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCF 33(CF)). Mais ce n’est pas le cas ici. Le problème est que ce demandeur prétend avoir un droit clair alors même que le délai dont il se plaint n’est que de quatre ou cinq mois par rapport à une norme (33 jours) qu’il n’a pas établi et qui ressemblerait, au mieux, à une norme de service pour dossiers sans aucune difficulté.

[15]           Le ministre doit pouvoir bénéficier d’un délai pour traiter ces demandes de parrainage. La preuve au dossier démontre que le délai de traitement quant à l’étape de l’admissibilité varie tout dépendant des circonstances d’un dossier. Je ne vois aucune raison de douter d’une affirmation aussi élémentaire. Sur la base de la preuve présentée à la Cour, le mémoire supplémentaire du défendeur précise au paragraphe 13 :

13.       Dans le cas du demandeur, des vérifications supplémentaires se sont avérées nécessaires. En effet, sa demande de parrainage a été transmise pour une deuxième vérification afin d’établir son admissibilité puisque des infractions criminelles ont été identifiées. Tel que l’indique madame Ocquaye, la prochaine étape est donc d’évaluer l’inadmissibilité identifiée afin de déterminer si celle-ci aura un effet sur l’éligibilité du demandeur. Donc, la demande du demandeur n’a pas été suspendue mais a plutôt été placée en file (par ordre de chronologie) pour ce genre de dossier puisqu’une revue de ses antécédents criminels est maintenant nécessaire afin de s’assurer qu’il rencontre les critères de parrain. Le dossier du demandeur a été assigné à madame Ocquaye en date du 24 avril 2017.

[J’ai souligné]

[16]           Le demandeur prétend que ses antécédents judiciaires sont le résultat d’une vendetta à son égard de la part de personnes qui lui en veulent. Peut-être. Mais c’est le devoir du Ministre que de vérifier cette information pour se prononcer sur l’éligibilité du demandeur à l’étape initiale. Le demandeur n’a pas fait une démonstration qui permettrait de conclure qu’il a ce droit clair lui permettant d’obtenir l’exécution de l’obligation. Au contraire, on pourrait blâmer le Ministre de ne pas faire les vérifications requises. La nature même du mandamus est de faire reconnaître un droit clair. En l’espèce, ce droit n’était pas clair, mais plutôt aléatoire au mieux, puisque les circonstances du demandeur requéraient que l’affaire soit examinée de plus près. Le seul désir d’un demandeur d’avoir une réponse rapide ne crée pas d’obligation légale. Comme il a souvent été écrit, le mandamus est un remède exceptionnel là où le droit d’un individu à l’exécution d’une obligation est clair et non pas dans un cas où le délai pour l’exécution d’une obligation peut faire l’objet d’un débat.

VI.             Conclusion

[17]           Il y a donc lieu de conclure que la demande de contrôle judiciaire, de la nature d’un mandamus, est devenue théorique et, de ce fait, la requête du défendeur en date du 12 juin 2017 est bien fondée et est accueillie. Le contrôle judiciaire est donc rejeté. Je ne ferai pas droit à la demande du défendeur que des dépens soient ordonnés contre M. Ekomodi Totshingo. L’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, prévoit que des dépens ne sont payables que si des raisons spéciales sont offertes. Or, il me semble équitable d’appliquer une telle disposition même si, juridiquement, la demande de contrôle judiciaire est rejetée grâce à une requête faite en vertu de l’article 369 des Règles des Cours fédérales. À tout événement, aucune raison particulière n’a été offerte pour que des dépens soient ordonnés et j’aurais exercé la discrétion qui existe en vertu des règles pour ne pas en imposer dans ce cas.

VII.          Question certifiée

[18]           Si tant est que l’affaire avait été traitée au mérite, M. Ekomodi Totshingo aurait cru qu’il y avait une question grave de portée générale qui aurait pu être énoncée, aux termes de l’article 74 de la Loi. Si je comprends de quoi il en retournerait, le demandeur voudrait que cette question traite du pouvoir discrétionnaire d’un fonctionnaire qui ne peut être exorbitant. Cela résulte des plaintes faites au fil du temps par M. Ekomodi Totshingo à l’égard de différents incidents dont il se dit victime, y compris des retards à passer la frontière canadiennes à son retour de l’étranger.

[19]           La seule question devant cette Cour portait sur un délai de quatre mois pour traiter au premier stade la demande de parrainage qui avait été déposée par le demandeur. Il s’agit là d’une affaire hautement tributaire des faits de l’espèce. On voit mal comment elle pourrait être de portée générale vu la spécificité des faits de cette affaire. La question de l’exercice d’un pouvoir, et de l’exercice exorbitant d’un pouvoir discrétionnaire, est certes une question grave tel qu’en atteste la décision Roncarelli c Duplessis, [1959] RCS 121, maintenant vieille de 60 ans. Mais les faits de notre affaire empêchent qu’elle puisse en l’espèce avoir la portée générale requise.

[20]           La Cour d’appel fédérale a précisé les conditions dans lesquelles certifier une question serait approprié. Il est maintenant de jurisprudence constante qu’il faut que non seulement la question soit d’importance générale, mais elle doit aussi disposer du litige, évitant en cela que l’on ne cherche à habiller une question ponctuelle en une question de portée générale (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, 372 DLR 4th 539; Lai c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 258). Le paragraphe 9 de Zhang c Canada, 2013 CAF 168 me semble être un résumé de l’état du droit :

[9]        Il est de droit constant que, pour être certifiée, une question doit i) être déterminante quant à l'issue de l'appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. En corollaire, la question doit avoir été soulevée et examinée dans la décision de la cour d'instance inférieure, et elle doit découler de l'affaire, et non des motifs du juge (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration c. Liyanagamage, [1994] A.C.F. no 1637 (QL) (C.A.F.), au paragraphe 4; Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration c. Zazai, 2004 CAF 89, aux paragraphes 11 et 12; Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129, aux paragraphes 28, 29 et 32).

En l’espèce, le demandeur a cherché à élargir un débat limité par le recours qu’il a lancé. L’attitude dont il se plaint de la part de fonctionnaires n’est pas devant cette Cour sur mandamus. Qui plus est, cette question soulevée ne dispose pas du litige en ce que c’est l’absence de droit clair au remède qui fait complètement défaut. Aucune question ne sera donc certifiée.


ORDONNANCE dans le dossier IMM-5338-16

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire de la nature d’un mandamus est rejetée comme étant devenu théorique. Aucune question n’est certifiée.

Il n’y a pas d’octroi de dépens.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5338-16

 

INTITULÉ :

EKOMODI TOTSHINGO PATRICE c MINISTRE DE L'IMMIGRATION, RÉFUGIÉS ET CITOYENNETÉ CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 juin 2017

 

ORDONNANCE ET MOTIFS

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 juillet 2017

 

COMPARUTIONS :

Patrice Ekomodi Totshingo

 

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Norah Dorcine

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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