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Date : 20170704


Dossier : IMM-3383-16

Référence : 2017 CF 646

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 juillet 2017

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

MAGUY KIMBULU TSHIMWENZI

TALINA HILLA KAKO NZIMBI

GABRIËL JEAN E. NZIMBI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La demanderesse, Mme Maguy Kimbulu Tshimwenzi est née en République démocratique du Congo. Les demandeurs Talina et Gabriël sont les deux enfants d’âge mineur de Mme Tshimwenzi. Ils possèdent tous la citoyenneté belge.

[2]               Mme Tshimwenzi a quitté la Belgique pour venir s’installer au Canada après que sa fille eut subi, pendant des années, de l’abus physique et psychologique, du harcèlement et des actes de violence sexuelle infligés par l’ancien conjoint de fait de Mme Tshimwenzi. Elle a déposé une demande d’asile en décembre 2015, mais l’a retirée en janvier 2016. En mars 2016, elle a déposé une demande pour motifs d’ordre humanitaire. La demande pour motifs d’ordre humanitaire a toutefois été rejetée.

[3]               L’agente était convaincue que Mme Tshimwenzi avait été victime de violence conjugale de la part de son conjoint de fait en Belgique. Cependant, elle a conclu qu’il n’y avait pas de preuve suffisante de l’établissement au Canada, qu’il y avait peu d’éléments de preuve liés à l’intérêt supérieur des enfants et que la preuve démontrait que les autorités belges étaient conscientes de la situation et actives dans la lutte contre la violence conjugale. À la lumière de ce qui précède, l’agente a conclu que les circonstances ne justifiaient pas d’accorder une dispense pour motifs d’ordre humanitaire.

[4]               Mme Tshimwenzi allègue que la décision de l’agente était déraisonnable. Elle soutient que l’agente a mal interprété la preuve et n’a pas évalué la nature du préjudice auquel ses enfants et elle auraient à faire face s’ils étaient renvoyés en Belgique. Dans sa réponse, le défendeur fait valoir que Mme Tshimwenzi n’était pas parvenue à établir de façon suffisante des liens avec le Canada, l’intérêt supérieur des enfants et les circonstances en Belgique, et que, globalement, il n’y avait pas suffisamment d’éléments probants pour justifier de rendre une décision positive. Le défendeur soutient que la demanderesse n’est pas parvenue à fournir suffisamment d’éléments de preuve à l’agente, que c’est ce défaut qui était au cœur de la décision et que la décision était raisonnable.

[5]               Ayant pris en considération les arguments des deux parties, je suis d’avis que l’agente n’a pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents. Je ne suis pas convaincu que l’issue de l’audience aurait été la même si l’agente avait examiné et pris en compte ces éléments de preuve. La demande est accueillie pour les motifs exposés ci-après.

II.                Norme de contrôle

[6]               Les parties ne contestent pas que l’évaluation de la preuve par l’agente est susceptible de révision par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Chabira c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1348, au paragraphe 30, 421 F.T.R. 233; Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 44, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy]; Dunsmuir c. New-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190).

III.             Analyse

[7]               En ce qui concerne l’intérêt supérieur des deux enfants, l’agente fait remarquer que Mme Tshimwenzi a fourni très peu d’information à propos de ses enfants et ajoute :

I am actually surprised that she does not give them the opportunity to express their own opinions and feelings, since they [are] old enough to understand the reasons for return in to their country of birth [and express themselves in their own way].

[traduction certifiée]

[j]e suis en fait surprise qu’elle ne leur donne pas l’opportunité de fournir leurs propres avis et sentiments alors qu’ils sont d’âge pour comprendre les raisons d’un retour dans leurs pays de naissance et s’exprimer à leur manière.

[8]               Contrairement à ce que soutient l’agente, les documents déposés à l’appui de la demande incluaient une lettre de chacun des enfants. Gabriël, qui est né 2005, aborde brièvement sa vie au Canada, sa maison, son école et son amour des sports, mais ne mentionne pas de craintes ou de préoccupations relatives à son retour en Belgique. Talina, qui est née 2001, présente une lettre plus détaillée et exhaustive dans laquelle elle parle non seulement de sa vie au Canada, mais aussi du stress que subissaient sa famille et elle lorsque sa famille vivait en Belgique. Mme Tshimwenzi a également soumis un rapport psychologique que l’agente ne mentionne pas et qu’elle n’a pas pris en considération.

[9]               Dans ses observations orales, le défendeur reconnaît que l’agente ne semblait pas être au courant de l’existence des deux lettres des enfants, mais s’appuie sur la décision de la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708 [Newfoundland Nurses], pour prétendre que cette erreur n’est pas suffisante pour annuler la décision (Newfoundland Nurses aux paragraphes 14 à 16). Le défendeur soutient que la décision était fondée sur le manque de preuve et qu’elle est transparente, intelligible et justifiée. Je ne suis pas de cet avis.

[10]           Il ne s’agit pas, en l’espèce, d’un cas où le décideur omet de faire référence aux éléments de preuve, mais bénéficie de la présomption voulant que tous les éléments de preuve aient été examinés et pris en compte. L’agente a plutôt indiqué dans ses commentaires que les lettres des enfants n’ont pas été examinées ni prises en compte. Cela s’apparente à la situation dans Gomez Venezuela c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 603, [2016] ACF no 571 (QL) [Gomez Venezuela], où le juge Alan Diner a conclu que l’agent en l’espèce avait non seulement omis de mentionner des éléments de preuve importants, mais avait également déclaré que la lettre d’appui de la mère était manquante, alors que l’un des éléments de preuve non mentionnés était une lettre d’autorisation de la mère laissant entendre que la mère appuyait la demande et l’avait autorisée [ci-après Gomez Venezuela, avec renvois aux C.F., au paragraphe 24].

[11]           L’agente en l’espèce indique de surcroît que les enfants sont les mieux placés pour parler des répercussions de leur retour et déclare :

It is very regrettable in my view that any child should have to endure changes in their life without being consulted (it would appear).

[traduction certifiée]

[i]l est très regrettable à mon opinion qu’un enfant puisse subir des changements dans sa vie quels qu’ils soient et qu’il ne soit apparemment pas consulté à cet égard.

L’agente semble tirer une conclusion défavorable du fait qu’elle croit qu’aucun élément de preuve provenant des enfants n’a été fourni.

[12]           Dans son ensemble, la décision indique que l’agente accordait de l’importance à l’opinion des enfants. Le fait que l’agente croyait qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve de leur part constitue un facteur, et possiblement un facteur important, dans son évaluation globale de leur intérêt supérieur.

[13]           Le défendeur soutient que rien dans les lettres des enfants ne changerait l’issue de l’audience. Toutefois, la lettre de Talina, en particulier, aborde l’incidence négative que l’abus subi en Belgique a eue sur sa vie et sur celle de sa famille. À mon avis, cela constitue une preuve potentielle de difficultés et, si on y ajoute l’accent que l’agente a mis sur l’absence présumée d’éléments de preuve de la part des enfants, cela pourrait être pertinent dans l’évaluation de la demande pour motifs d’ordre humanitaire.

[14]           Dans son analyse de l’intérêt supérieur, l’agente avait l’obligation de déterminer et de définir clairement l’intérêt supérieur des enfants, et d’examiner cet intérêt très attentivement à la lumière de tous les éléments de preuve (Kanthasamy au paragraphe 39). Je ne suis pas en mesure de conclure qu’une telle analyse a été effectuée ni de conclure que l’issue de l’audience aurait été la même si cette analyse avait été faite.

[15]           Je souscris entièrement aux observations formulées par le juge Alan Diner dans Gomez, où il déclare au paragraphe 27 :

[traduction] [27]     Enfin, j’estime que l’omission des agents d’aborder des éléments de preuve clés ne peut pas être légitimée par Newfoundland Nurses. L’arrêt Newfoundland Nurses ne dégage pas les décideurs de l’obligation de fournir des motifs qui permettent à la cour de révision de comprendre pourquoi ils ont pris leur décision – une obligation qui permet à la Cour de déterminer si la conclusion se situe dans la gamme des issues acceptables. Sans l’évaluation complète par les agents des différents intérêts en jeu par un examen approprié des aspects positifs d’une vie partagée entre le Canada et l’Équateur, la Cour ne peut pas prendre cette décision. Comme il est indiqué plus haut, des éléments de preuve clés n’ont pas été pris en compte et n’ont pas été abordés. Puisque les agents ont omis de considérer la preuve dans son ensemble, l’évaluation équilibrée exigée par Kanthasamy et par ses précurseurs clés fait défaut dans les motifs. En conséquence, je conclus que cette décision est déraisonnable.

[souligné dans l’original]

[16]           Le défaut par l’agente de prendre connaissance et de tenir compte d’éléments de preuve importants, en l’espèce, confère un caractère déraisonnable à la décision.

[17]           Les parties n’ont pas soulevé de question de portée générale aux fins de certification, et aucune question n’a été soulevée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3383-16

LA COUR accueille la demande et l’affaire est renvoyée pour réexamen à un autre décideur. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3383-16

 

INTITULÉ :

MAGUY KIMBULU TSHIMWENZI, TALINA HILLA KAKO NZIMBI, GABRIËL JEAN E. NZIMBI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 février 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 juillet 2017

 

COMPARUTIONS :

Molly Joeck

 

Pour les demandeurs

 

Charles J. Jubenville

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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