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Date : 20170630


Dossier : IMM-5285-16

Référence : 2017 CF 627

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 30 juin 2017

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

MATTHEW YEBOAH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

(prononcés à l’audience)

I.                   Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) à l’encontre d’une décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) datée du 29 novembre 2016. Dans cette décision, la SAR a rejeté l’appel du demandeur et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) selon laquelle le demandeur n’est pas considéré comme un réfugié au sens de la Convention, ni comme une personne à protéger.

II.                Contexte

[2]               Le demandeur, âgé de 44 ans, est un citoyen du Ghana. Son épouse, Mme Sarpong, a fui le Ghana en septembre 2013 et s’est vue accorder le statut de réfugiée au Canada le 23 décembre 2013. Le 28 novembre 2014, le demandeur a, à son tour, demandé le statut de réfugié au Canada pour les mêmes motifs que sa femme.

[3]               Selon l’exposé des faits présenté par le demandeur, au décès de la grand-mère de Mme Sarpong, en mars 2013, cette dernière était pressentie pour devenir la « reine-mère » de leur village. Mme Sarpong avait accepté d’endosser ce rôle traditionnel jusqu’à ce qu’elle apprenne qu’il lui faudrait accomplir un rituel de trône consistant notamment en la mutilation de ses propres organes génitaux et de ceux de ses deux jeunes filles. Dans le cas d’un refus de Mme Sarpong de devenir la prochaine reine-mère, ce rôle devait être confié à une famille rivale, entraînant ainsi une perte de richesse et de prestige pour sa famille. Pour cette raison, le demandeur et son épouse ont commencé à faire l’objet des menaces et des persécutions des aînés du village en juillet 2013. Une plainte a été faite à la police, mais en vain.

[4]               Mme Sarpong, dont la grossesse était avancée, a alors fui le village avant de demander l’asile au Canada. Peu après, le demandeur est aussi devenu la cible des menaces des aînés, lesquels l’accusaient d’avoir révélé le rituel et d’avoir fait pression sur sa femme pour qu’elle décline le rôle de reine-mère. Il a donc confié leurs deux jeunes enfants aux soins de sa tante et a tenté de se cacher au Ghana, mais sans résultat puisque ses persécuteurs le retrouvaient chaque fois. Aucune mesure n’ayant été prise après qu’il eut de nouveau porté plainte aux autorités, il s’est enfui au Canada. Le demandeur craint maintenant que la famille de son épouse désigne sa fille aînée pour devenir la reine-mère.

III.             Décision contestée

[5]               La demande du demandeur a été rejetée par la SPR le 13 février 2015 en raison d’un manque de crédibilité. Cette décision a ensuite été maintenue par la SAR le 17 décembre 2015. La première décision de la SAR a été annulée par le juge René L. Leblanc de la Cour fédérale le 8 juillet 2016 et l’affaire a été renvoyée pour nouvel examen (Yeboah c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 780).

[6]               Un appel de novo a été présenté à un tribunal différemment constitué de la SAR relativement à la décision de la SPR, selon laquelle le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. Cette décision a été confirmée de nouveau le 29 novembre 2016.

[7]               En premier lieu, la deuxième décision de la SAR découlait des préoccupations soulevées par le juge Leblanc aux paragraphes 26 à 29 de son jugement. Selon lui, le premier tribunal de la SAR n’avait pas correctement tenu compte de la décision de la SPR d’octroyer le statut de réfugiée à l’épouse du demandeur en décembre 2013.

[8]               En l’espèce, le tribunal de la SAR a cité la jurisprudence actuelle de la Cour fédérale confirmant que la SPR n’est pas automatiquement liée par les décisions prises par d’autres commissaires, même lorsque des membres d’une même famille s’appuient sur des faits semblables (Arias Garcia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 310; Rahmatizadeh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 578). La SAR a noté que le tribunal de la SPR qui a entendu la demande de Mme Sarpong a été disposé à ne pas tenir compte des omissions de Mme Sarpong dans ses formulaires écrits et a accordé beaucoup de poids à son importante preuve testimoniale. Étant donné que le demandeur n’est arrivé au Canada que plus d’un an plus tard et qu’il a donc eu plus de temps pour recueillir des éléments de preuve à présenter lors de son audience, la SAR s’est dite d’accord avec la SPR sur le fait qu’il aurait dû être en mesure de fournir des documents probants concernant le point central de l’histoire, soit le décès de la grand-mère de son épouse. En ce qui concerne le moment où l’épouse du demandeur a appris l’existence du rituel lié au rôle de reine-mère, la SAR a également souligné les écarts existants entre les notes tirées de l’entrevue du demandeur avec un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada, réalisée lors de son arrivée au Canada, et l’exposé des faits présenté dans le formulaire Fondement de la demande d’asile du demandeur, rempli après qu’il eut rencontré son avocat au Canada. Comme l’a fait la SPR, la SAR a noté que Mme Sarpong était une professionnelle hautement instruite, que le couple n’habitait pas dans le village de celle-ci, que le demandeur et Mme Sarpong étaient tous deux des membres bien connus d’une église chrétienne et que les éléments de preuve ne démontraient pas que Mme Sarpong était une personne assujettie aux coutumes et traditions du village. En outre, la SAR n’a pas jugé crédible que le demandeur ait fui le pays en laissant ses deux jeunes filles au Ghana, où elles risquaient de subir une mutilation génitale féminine. Enfin, la SAR a jugé que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans son examen des éléments de preuve documentaires et elle n’a accordé aucun crédit aux allégations du demandeur selon lesquelles une personne qui refuserait d’endosser le rôle de reine-mère risquerait de subir des traitements ou des peines cruels et inusités. Par conséquent, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en ne se conformant pas à la décision rendue dans le cas de l’épouse du demandeur.

[9]               Deuxièmement, le commissaire de la SAR a rejeté les allégations du demandeur selon lesquelles la SPR avait accordé plus de poids aux éléments de preuve documentaires qu’à son témoignage, et que la SPR n’avait accordé aucun crédit aux éléments de preuve documentaires et personnels qu’il avait présentés. Après avoir examiné toute la documentation objective pertinente ainsi que les documents présentés par le demandeur, la SAR a conclu, tout comme la SPR, que le demandeur n’était pas crédible. Le commissaire du tribunal a noté que le demandeur, même après avoir passé une longue période à répondre aux questions suggestives de son avocat, était incapable d’expliquer ses allégations faites durant l’audience ni les questions soulevées par les éléments de preuve : a) les reines-mères sont généralement des dames âgées et sages assumant, dans leur village, des fonctions de médiation et de résolution de conflits relativement à des questions qui touchent les femmes; b) aucun élément de preuve objectif ne démontre que les maris ou les jeunes filles pourraient être forcés de subir une mutilation génitale ou d’accepter d’endosser le rôle de reine-mère; c) aucun élément de preuve n’indique que des personnes ayant refusé d’endosser le rôle de reine-mère ont subi de mauvais traitements physiques; d) le demandeur n’a pas expliqué pourquoi il avait laissé sa fille aînée au Ghana si elle risquait d’être enlevée. La SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle le témoignage et les documents du demandeur ne répondaient pas aux questions soulevées par les éléments de preuve.

[10]           Troisièmement, la SAR a examiné le poids accordé par la SPR à la décision d’octroyer le droit d’asile à l’épouse du demandeur. La SAR a déterminé que la décision du commissaire de la SPR d’octroyer le droit d’asile à Mme Sarpong s’appuyait sur le témoignage de celle-ci, malgré l’absence d’éléments de preuve documentaires. Le témoignage du demandeur n’a pas été jugé crédible par la SPR. La SAR a conclu que le commissaire de la SPR était en droit d’examiner les éléments de preuve documentaires pour déterminer s’il existait des éléments de preuve objectifs à l’appui de la demande du demandeur et pour enfin établir que les éléments de preuve objectifs n’étayaient pas ses allégations. Le demandeur n’ayant pas fourni de réponses aux préoccupations fondamentales à sa demande, la SPR était en droit de conclure qu’il n’était pas crédible et d’accorder peu de poids à la décision de la SPR d’octroyer le droit d’asile à son épouse.

IV.             Questions en litige

[11]           En l’espèce, la Cour doit déterminer si la SAR a commis une erreur susceptible de révision lorsqu’elle a confirmé la décision de la SPR relativement à l’appel du demandeur. La norme de révision applicable à la décision de la SAR est la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93, aux paragraphes 32 et 35).

V.                Analyse

[12]           Le demandeur prétend que le commissaire a rendu une décision déraisonnable parce qu’il n’a pas bien évalué la question principale portant sur le profil du processus des reines-mères et la probabilité que Mme Sarpong soit désignée pour ce rôle, compte tenu de l’évaluation du processus de nomination de la reine-mère ainsi que des coutumes et traditions. Le différend concernant les qualifications pour la chefferie doit tenir compte de la décision du juge Leblanc relativement aux éléments de preuve auxquels il fait référence. Bien que le demandeur n’ait pas été capable de fournir la preuve du décès de la grand-mère de sa femme, des éléments de preuve importants ont néanmoins été fournis relativement aux points principaux de l’exposé des faits du demandeur ainsi qu’aux conséquences auxquelles il avait été exposé et craignait d’être exposé de nouveau, conformément à son témoignage non contredit.

[13]           Le défendeur affirme que la SAR a présenté des motifs suffisants pour justifier sa décision de ne pas suivre la décision rendue par la SPR dans le cas de Mme Sarpong. Il affirme également que la SAR a tiré des conclusions raisonnables quant au manque de crédibilité du demandeur.

[14]           Bien que chaque décision soit rendue au cas par cas, la Cour conclut qu’il incombait à la SAR de veiller à respecter le jugement du juge Leblanc, ce qu’elle n’a pas fait. Comme les faits sont pratiquement identiques aux agents de persécution, lesquels demeurent pertinents, la décision du juge Leblanc est la plus pertinente. La première décision de la SAR ayant été annulée, tel qu’il est indiqué au paragraphe 5 du jugement du juge Leblanc, la Cour, en l’espèce, note une fois de plus que le fait de ne pas avoir présenté d’éléments de preuve probants relativement à la question visée n’est pas fatal dans un tel cas, le témoignage de nature subjective étant essentiellement corroboré par des éléments de preuve objectifs. De plus, les éléments de preuve subjectifs qui sont de nature personnelle, comme ceux fournis par l’église du demandeur (page 41 du dossier du demandeur), portent précisément sur les faits les plus importants de l’affaire. Les allégations principales du demandeur n’ont été contredites par aucun des éléments de preuve au dossier (il est notamment fait référence à l’affaire Ahortor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 65 FTR 137, 41 ACWS (3d) 863, au paragraphe 46).

VI.             Conclusion

[15]           Conformément au paragraphe 29 de la décision du juge Leblanc :

Si elle [la SAR] avait examiné le témoignage du demandeur en tenant compte de la décision de la SPR ayant accueilli la demande d’asile de Mme Sarpong, la SAR aurait pu en venir à une conclusion différente. L’affaire sera donc renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour un nouvel examen.

[16]           Par conséquent, comme dans la décision du juge Leblanc, l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour un nouvel examen.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5285-16

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire, la décision de la SAR est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal constitué différemment pour un nouvel examen. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5285-16

 

INTITULÉ :

MATTHEW YEBOAH c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 juin 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 30 juin 2017

 

COMPARUTIONS :

Anne Castagner

 

Pour le demandeur

 

Thi My Dung Tran

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude légale Stewart Istvanffy

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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