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Date : 20160804


Dossier : T-574-15

Référence : 2016 CF 898

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 août 2016

En présence de madame la protonotaire Mireille Tabib

ENTRE :

ALCON CANADA INC., ALCON LABORATORIES, INC., ALCON PHARMACEUTICALS LTD., ET ALCON RESEARCH, LTD.

demanderesses

et

APOTEX INC.

défenderesse

ET ENTRE :

APOTEX INC.

demanderesse reconventionnelle

et

ALCON PHARMACEUTICALS LTD., ET ALCON CANADA INC.

défenderesses reconventionnelles

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]               Les parties demanderesses en l’espèce, Alcon Canada Inc., Alcon Laboratories, Inc., Alcon Pharmaceuticals Ltd., et Alcon Research, Ltd. (« Alcon ») souhaitent obtenir une ordonnance de disjonction en vertu de l’article 107 des Règles de la Cour fédérale (DORS/98‑106) afin que les questions de responsabilités dans cette action en contrefaçon soient instruites séparément et avant toutes les questions de quantifications et les questions concernant l’action reconventionnelle en dommages-intérêts d’Apotex Inc. en vertu de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133. Apotex s’oppose à cette requête.

[2]               Alcon commercialise au Canada une formulation de solution d’olopatadine 0,2 % utilisée dans le traitement de maladies oculaires allergiques sous la marque Pataday. Cette formulation est prétendument couverte, entre autres, par le brevet no 2 447 924 (le « brevet 924 »). Plusieurs fabricants de médicaments génériques qui cherchent à commercialiser leurs propres versions génériques de Pataday, y compris Apotex, ont signifié à Alcon des avis d’allégation conformément au Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), auxquels Alcon a réagi en instituant des demandes d’ordonnances d’interdiction. Après le rejet de la première de ces demandes (Alcon Canada Inc. c. Cobalt Pharmaceuticals Co., 2014 CF 149), Alcon s’est désisté de sa demande d’interdiction contre Apotex. Apotex a obtenu son avis de conformité en février 2014 et elle a immédiatement commencé à vendre sa solution d’Apo-olopatadine à 0,2 %.

[3]               En l’espèce, Alcon sollicite un jugement déclaratoire selon lequel la solution d’Apo-olopatadine à 0,2 % d’Apotex est en violation du brevet 924. Alcon sollicite également les mesures de redressement habituelles que sont l’injonction, la destruction ou la remise des produits de contrefaçon, ainsi qu’une compensation par voie de restitution des profits ou de dommages-intérêts. Apotex, à la fois comme moyen de défense et à titre reconventionnel, nie la contrefaçon et affirme que le brevet 924 est invalide. En outre, Apotex affirme que même si le brevet était valide et contrefait, les dommages pour Alcon devraient être refusés ou réduits parce qu’Apotex avait à sa disposition un produit de substitution non contrefaisant, et également parce qu’Alcon, par le biais d’un complot anticoncurrentiel élaboré, a injustement et illégalement augmenté ses ventes de solution de Pataday 0,2 % et ses bénéfices connexes en retirant et en bloquant la disponibilité de la solution moins coûteuse d’olopatadine 0,1 % avant que des produits génériques ne puissent arriver sur le marché. Enfin, Apotex fait valoir, par voie de demande reconventionnelle, une action en dommages-intérêts conformément à l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) pour avoir vu retarder l’entrée sur le marché de son produit par la demande d’interdiction déposée par Alcon.

[4]               Le critère applicable en l’espèce n’est pas contesté. Alcon a le fardeau de convaincre la Cour, considérant toutes les circonstances de l’affaire, qu’il est plus probable qu’improbable qu’une disjonction donnera lieu à une décision juste, plus expéditive et moins coûteuse relativement au contentieux.

[5]               Alcon se fonde en partie sur la compréhension bien établie qu’une disjonction est particulièrement bénéfique dans les affaires de contrefaçon de brevet, où le droit d’opter entre la restitution des profits ou des dommages-intérêts est affirmé et contesté. L’avantage d’une disjonction dans ce genre d’affaires est que la deuxième étape de quantification peut être complètement évitée si aucune responsabilité n’est attribuée, mais, même s’il arrivait qu’on aille de l’avant, une décision hâtive quant au droit du breveté de choisir des dommages-intérêts évitera toujours de produire une preuve à l’audience (ou lors de la communication préalable), en ce qui a trait aux dommages causés au breveté ou aux profits du contrefacteur (voir la décision Apotex Inc. c. H. Lundbeck A/S, 2012 CF 414, au paragraphe 38). Il y a une certitude d’économie de sommes importantes dans ces affaires, même si la possibilité subsiste que le délai total pour en arriver à un règlement soit plus long. Effectivement, sauf dans le cas où la deuxième phase du procès est complètement évitée, la disjonction est présumée répétitive et inefficace (Value Village Market (1990) Ltd. c. Value Village Stores Co., [1999] ACF no 1663, au paragraphe 6).

[6]               Cependant, lorsqu’une action en vertu de l’article 8 est revendiquée en tant que demande reconventionnelle à l’action en contrefaçon, l’analyse coûts-avantages change considérablement. Il n’y a plus aucune possibilité qu’une décision sur la responsabilité élimine complètement la nécessité d’une seconde étape d’un procès : une conclusion selon laquelle le brevet est valide et contrefait mène nécessairement à l’étape de quantification, une conclusion de non-contrefaçon laisse le défendeur en droit de recevoir des dommages-intérêts en vertu de l’article 8, et à la nécessité d’une étape relative à la responsabilité et la quantification de cette demande reconventionnelle.

[7]               Alcon affirme que la contrefaçon est son principal moyen de défense contre l’action en vertu de l’article 8 d’Apotex, et qu’une fois résolue à la première étape, il y a de grandes chances pour que l’action en vertu de l’article 8 soit réglée, un facteur que j’ai pris en considération dans ma récente décision d’accueillir la disjonction d’une action en vertu de l’article 8 dans Apotex Inc. c. Alcon Canada Inc., 2016 CF 720. Cependant, dans Apotex c. Alcon, la communication de la preuve était terminée bien avant que les parties n’aient pu présenter une estimation des sommes en jeu pour l’action en vertu de l’article 8 et à partir de laquelle la Cour pouvait se former une opinion sur la probabilité qu’un règlement soit conclu. Aucun élément de preuve n’a été présenté, dans la présente requête, à partir duquel la Cour pourrait conclure qu’une solution concernant les questions de contrefaçon entraînerait probablement un règlement d’une action en vertu de l’article 8. Je remarque également qu’Apotex c. Alcon portait en grande partie sur le fait que l’action en contrefaçon, et l’action en vertu de l’article 8 correspondante avaient été introduites séparément, qu’elles n’en étaient pas à la même étape et que les parties avaient consenti préalablement à une ordonnance de disjonction concernant l’action en contrefaçon. Il a été expressément mentionné que l’issue de l’affaire aurait très bien pu être différente si ces circonstances n’avaient pas existé :

[12]      Le fait que l’action apparentée en contrefaçon intentée par Alcon soit déjà scindée, ajouterai-je, influe aussi sur ma décision relative à la présente requête. Si tel n’avait pas été le cas et si les deux actions en avaient été à la même étape, il est tout à fait possible que la meilleure voie à suivre pour la Cour et les deux parties eût été de réunir ces deux actions, sans aucune disjonction.

[8]               Pour décider si une requête en disjonction dans cette affaire est plus susceptible, tel qu’on le propose, de mener à une décision juste, plus expéditive et moins coûteuse des questions en litige, nous devons d’abord partir de l’hypothèse qu’une seconde étape sera fort probablement nécessaire pour ce procès. Il faut se demander si la disjonction aurait pour effet d’engendrer des économies de coûts et de ressources assez importantes pour compenser les pertes d’efficacité inhérentes d’un procès scindé.

[9]               Je suis prête à admettre que lors d’un procès scindé, si la demande en contrefaçon d’Alcon était rejetée, la défense d’Apotex fondée sur un produit de substitution non contrefaisant et sur la conduite anticoncurrentielle d’Alcon ne serait plus pertinente et, par conséquent, n’aurait aucunement à être débattue, ce qui donnerait lieu à d’importantes économies en termes de temps pour la communication de la preuve et le procès. Je suis d’accord avec Alcon pour dire que, selon la décision du juge Locke dans Alcon Canada Inc. c. Actavis Pharma Co., 2015 CF 1323, les allégations de conduite anticoncurrentielle plaidées ne peuvent être invoquées comme moyen de défense aux actions en dommages-intérêts d’Alcon pour contrefaçon et ne peuvent être invoquées comme moyen de défense opposé à ses demandes de réparation en equity à l’égard d’une injonction permanente ou d’une restitution des profits. Le fait que les propres dommages-intérêt d’Alcon ne seront plus en litige entraînera également d’importantes économies.

[10]           Cependant, dans le cas inverse où Alcon aurait gain de cause sur la question de la contrefaçon, je ne suis pas persuadée que les économies qui pourraient en résulter seraient assez importantes pour l’emporter sur les pertes inhérentes de la disjonction. Même en considérant que l’action en vertu de l’article 8 pourrait grandement être abrégée ou même éliminée par une conclusion selon laquelle le produit d’Apotex aurait constitué une contrefaçon, il n’en demeure pas moins que le calcul des pertes en vertu de l’article 8 est extrapolé à partir des profits réalisés sur les produits génériques après la réception de l’avis de conformité, de sorte que le fondement de ce calcul coïncide largement avec le fondement de la restitution des profits d’Apotex. En supposant qu’Alcon aura le droit d’opter pour une restitution des profits, on s’attendrait à ce qu’Apotex communique ses profits avant de faire un choix, de toute façon. Les économies réalisées à la suite d’un règlement de l’action en vertu de l’article 8 seraient donc marginales, et essentiellement limitées à une diminution du temps passé à l’audience pour démontrer la perte de profits d’Apotex et établir les dommages subis par Alcon. Ces économies pourraient même ne pas se réaliser étant donné qu’en droit, une défense d’une contrefaçon n’a jamais été reconnue comme faisant obstacle à une action en vertu de l’article 8 et Apotex pourrait toujours choisir de procéder à la quantification de son action en vertu de l’article 8.

[11]           Alcon a produit des éléments de preuve tendant à démontrer qu’une injonction, si elle est accordée à la fin du premier procès, engendrerait également des économies cristallisant ainsi son action en dommages-intérêts ou pour perte de profits, et évitant la nécessité de mettre à jour les éléments de preuve et le calcul des pertes en cours. Par contre, la preuve présentée par Alcon ne réussit pas à me persuader que de telles économies seraient plus que marginales.

[12]           En conclusion, étant donné que la disjonction entraîne avec elle des chevauchements et des retards inhérents et importants, la Cour doit conclure que, même si une action scindée pourrait ne pas aboutir à une résolution complète de toutes les questions en litige entre les parties, elle sera au moins davantage susceptible de donner lieu à des économies importantes, peu importe l’issue du premier procès. En l’espèce, la disjonction entraînerait certainement des économies de temps ou d’argent appréciables si Alcon perdait à l’étape relative à la responsabilité. En d’autres termes, l’argument d’Alcon en faveur d’une disjonction nécessite que la Cour conclue que l’action d’Alcon échouera probablement. La décision concernant les requêtes en disjonction contestées ne devrait pas découler de l’évaluation du bien-fondé relatif de l’argumentation des parties ou de l’évaluation visant à savoir quelle partie est la plus susceptible de l’emporter. Plus précisément, l’argumentation d’Alcon en faveur d’une disjonction se résume ici essentiellement à l’argument voulant qu’elle doive être accordée afin de tenter sa chance avec des arguments faibles sans avoir à prendre en charge l’intégralité des coûts pour faire face à la défense d’Apotex. Il ne s’agit pas d’un argument convaincant ou intéressant. Il est aggravé par le fait que satisfaire au souhait d’Alcon exige également de surseoir, dans les faits, à l’action reconventionnelle en vertu de l’article 8 d’Apotex.

[13]           La jurisprudence reconnaît un nombre supplémentaire de facteurs à considérer pour statuer sur les requêtes en disjonction (Merck & Cie Inc. c. Brantford Chemicals Inc., 2004 CF 1400). Il ne m’est pas nécessaire de traiter ceux-ci en l’espèce, puisqu’aucun d’entre eux, dans les circonstances, pris individuellement ou cumulativement, ne l’emporte sur les facteurs expressément établis et examinés ci-dessus.

[14]           Pour ces motifs, je ne peux pas conclure que la disjonction proposée mènerait à une décision juste, plus expéditive et moins coûteuse des questions en litiges entre les parties, et la requête d’Alcon sera rejetée.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

1.                  La requête d’Alcon soit rejetée.

2.                  Les dépens, établis à 3 750,00 $, suivront l’issue de la cause.

« Mireille Tabib »

Protonotaire

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-574-15

 

INTITULÉ :

ALCON CANADA INC., ALCON LABORATORIES, INC., ALCON PHARMACEUTICALS LTD., ET ALCON RESEARCH, LTD. c. APOTEX INC.

 

INTITULÉ :

APOTEX INC. c. ALCON PHARMACEUTICALS LTD., ET ALCON CANADA INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 juillet 2016

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LA PROTONOTAIRE TABIB

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 août 2016

 

COMPARUTIONS :

Andrew Shaughnessy

 

Pour les demanderesses/défenderesses reconventionnelles

 

Sandon Shogilev

 

Pour la défenderesse/demanderesse reconventionnelle

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Torys LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demanderesses/défenderesses reconventionnelles

 

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la défenderesse/demanderesse reconventionnelle

 

 

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