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Date : 20170626


Dossier : T-418-16

Référence : 2017 CF 622

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 juin 2017

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

NORTHERN CROSS (YUKON) LIMITED

demanderesse

et

CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

défendeur

et

OFFICE D’ÉVALUATION ENVIRONNEMENTALE ET

SOCIOÉCONOMIQUE DU YUKON

intervenant

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Northern Cross (Yukon) Limited est une entreprise active dans les domaines de l’exploration et de la mise en valeur éventuelle de pétrole brut et de gaz naturel au Yukon. En juillet 2014, Northern Cross a présenté à un bureau désigné de l’Office d’évaluation environnementale et socioéconomique du Yukon une proposition à l’égard d’un projet d’exploration multipuits dans la région de Eagle Plains, au Yukon. Finalement, le bureau désigné a déterminé dans son rapport d’évaluation du 9 février 2016 de référer le projet au comité de direction de l’Office pour examen préalable, parce que, après avoir tenu compte des mesures d’atténuation comprises dans la proposition de projet, il ne pouvait pas déterminer si le projet aurait probablement des répercussions socioéconomiques négatives importantes. Northern Cross a maintenant présenté, en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, ch. F-7, une demande de contrôle judiciaire de la décision du bureau désigné.

I.                   Survol de la loi

[2]               L’Office d’évaluation environnementale et socioéconomique du Yukon [l’Office] est établi aux termes de l’article 8 de la Loi sur l’évaluation environnementale et socioéconomique au Yukon, LC 2003, ch. 7 [LEESY]. L’objectif principal de l’Office est de mettre en œuvre les dispositions de la LEESY, et un de ses objectifs énoncés au paragraphe 5(2) est de « faire en sorte que les projets de développement soient réalisés de façon à favoriser l’avancement dans le domaine socioéconomique sans mettre en péril les systèmes sociaux et écologiques dont dépendent, d’une part, les localités et leurs résidents et, d’autre part, les collectivités de façon générale. » Fait important, l’article 6 de la LEESY dispose que la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, 2012, LC 2012, ch. 19, article 52, ne s’applique pas au Yukon; il en est ainsi parce que la LEESY établit un régime de réglementation complet pour évaluer les répercussions socioéconomiques et environnementales de projets entrepris au Yukon et est le résultat d’une entente tripartite entre les Premières Nations du Yukon, le gouvernement fédéral et celui du Yukon.

[3]               Le ministre fédéral, soit le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, nomme les membres de l’Office, dont trois forment le comité de direction de l’Office (LEESY, article 8). La LEESY établit six circonscriptions, chacune ayant son bureau désigné (LEESY, article 20 à 22). Le personnel des bureaux désignés est formé des personnes que l’Office y affecte parmi son propre personnel (LEESY, article 23). L’Office est chargé de mener des évaluations détaillées et neutres des projets proposés au Yukon. Le processus d’évaluation est déclenché lorsqu’un promoteur propose d’entreprendre une activité de projet donnée. Une évaluation en vertu de la LEESY est conçue pour cerner et prédire les répercussions de l’activité de projet et est nécessaire si : (1) le projet proposé se réalisera au Yukon; (2) l’activité de projet est énumérée, et n’est pas exemptée, en vertu du Règlement sur les activités susceptibles d’évaluation, les exceptions et les projets de développement soumis au comité de direction, DORS/2005-379 [Règlement]; et (3) l’une des conditions énoncées au paragraphe 47(2) de la LEESY est remplie (p. ex., l’autorisation d’une autorité publique, d’un organisme administratif autonome, d’une municipalité ou d’une première nation, ou l’attribution, par ceux-ci, de droits fonciers est nécessaire à son exercice) (LEESY, article 47). L’évaluation d’un projet proposé peut être réalisée au moyen d’une évaluation par un bureau désigné, d’un examen préalable par le comité de direction, ou d’un examen par un comité restreint de l’Office.

[4]               Une évaluation par un bureau désigné est le genre le plus courant d’évaluation et elle est réalisée pour des projets ayant une plus petite empreinte, d’un niveau de complexité moindre ou dont les répercussions prévues sont moins grandes. Si une activité de projet proposée figure à l’annexe I du Règlement, elle est assujettie à une évaluation par un bureau désigné. L’alinéa 50(1)b) de la LEESY dispose que le promoteur d’un projet est tenu de soumettre sa proposition de projet au bureau désigné pour la circonscription où le projet sera réalisé, à moins que le projet ne figure à l’annexe 3 du Règlement (LEESY, alinéa 50(1)a); Règlement, article 5), auquel cas il doit être soumis au comité de direction. Aux termes du paragraphe 50(2) de la LEESY, la proposition d’un promoteur devrait comprendre toutes les mesures d’atténuation appropriées, de même qu’un bureau désigné, le comité de direction ou un comité restreint de l’Office, le cas échéant doit tenir compte des points énumérés à l’article 42 (p. ex., les intérêts des Premières Nations, les intérêts des résidents du Yukon et des autres résidents du Canada).

[5]               Un bureau désigné réalise un examen préliminaire d’un projet afin de déterminer la pertinence des prétentions, la portée du projet proposé et si le projet sera réalisé dans le territoire d’une Première Nation ou si le projet est susceptible d’avoir, dans un tel territoire, des effets importants sur l’environnement ou la vie socioéconomique (LEESY, alinéa 55(1)b)). Entre autres, l’étude de conformité s’assure qu’un projet respecte les règles pertinentes (LEESY, alinéa 55(1)a)). Les Règles régissant les examens effectués par les bureaux désignés [Règles] établies par l’Office stipulent qu’un projet sera adéquat si, entre autres, des renseignements suffisants ont été fournis pour permettre à un bureau désigné de commencer une évaluation (Règles, alinéa 14b)). Si le bureau désigné croit qu’une proposition n’est pas adéquate parce que les renseignements ne sont pas, il peut demander à un promoteur de fournir des renseignements supplémentaires (Règles, paragraphe 12(3)). Un bureau désigné peut continuer à demander des renseignements supplémentaires jusqu’à ce qu’il détermine qu’il a suffisamment de renseignements pour commencer une évaluation (Règles, article 16).

[6]               Dès qu’un bureau désigné termine une étude de conformité et détermine qu’il a reçu suffisamment de renseignements, il doit alors déterminer la portée du projet et commencer son évaluation en fonction de la portée énoncée (LEESY, article 51; Règles, articles 21 à 24). Outre les activités mentionnées dans la proposition, le bureau désigné doit étendre la portée de l’évaluation à toute activité « qui sera vraisemblablement exercée en rapport avec celles-ci et leur est suffisamment liée pour faire partie du projet » (LEESY, article 51). Un élément de la portée du projet est la région de ce dernier. Une portée complète et exacte d’un projet est importante pour plusieurs raisons. Premièrement, elle permet à d’autres parties de déterminer si elles ont un intérêt envers le projet et, le cas échéant, de formuler des commentaires. Deuxièmement, elle facilite une bonne compréhension des effets environnementaux et socioéconomiques éventuels. Finalement, elle permet au bureau désigné de savoir quelles parties ou quels décisionnaires doivent être avisés du projet.

[7]               Un bureau désigné est tenu d’aviser le public qu’une évaluation commence (Règles, articles 25 et 26). L’évaluation évalue les effets environnementaux et socioéconomiques éventuels de l’activité proposée en recueillant et analysant les renseignements pertinents par l’intermédiaire des recherches du bureau désigné et de sources externes. Le processus d’évaluation peut inclure une vaste participation publique, notamment une participation de Premières Nations, d’autorités publiques et d’autres personnes ou groupes intéressés.

[8]               Un bureau désigné peut chercher à obtenir des renseignements ou des avis qu’il croit pertinents et, dans certaines situations, il doit chercher à obtenir des renseignements et des avis des Premières Nations ou d’autorités publiques (LEESY, article 55). Les bureaux désignés réalisent régulièrement leurs propres recherches afin de mieux comprendre les projets et les commentaires soumis, et ils retiennent parfois le soutien technique d’experts. Les Règles établissent une période de commentaires du public au cours de laquelle le public et les parties touchées peuvent faire part de leurs avis au bureau désigné à l’égard d’un projet (Règles, alinéa 25(2)b)). Au terme de la période de commentaires du public, un désigné doit déterminer s’il possède suffisamment de renseignements pour conclure l’évaluation, s’il a besoin de renseignements supplémentaires de la part du promoteur pour commencer l’évaluation, ou s’il doit accorder une période supplémentaire au public pour communiquer ses renseignements et avis (Règles, article 27). Si un bureau désigné a besoin de renseignements supplémentaires de la part d’un promoteur, il doit demander et examiner les renseignements supplémentaires fournis par le promoteur, puis tirer une conclusion semblable (Règles, article 28). Dès qu’un bureau désigné dispose de suffisamment de renseignements pour formuler une recommandation ou un renvoi en vertu de l’article 56 de la LEESY, il émettra un avis à cet effet et diffusera sa décision dans le délai prescrit par les Règles.

[9]               L’évaluation d’un bureau désigné doit tenir compte d’un vaste éventail de points qui sont mentionnés à l’article 42 de la LEESY. Ces points comprennent notamment : les raisons d’être du projet ou de l’ouvrage; toutes les étapes du projet ou de l’ouvrage; l’importance des effets du projet sur l’environnement ou la vie socioéconomique, notamment ceux découlant d’accidents ou de défaillances; l’importance des effets cumulatifs négatifs sur l’environnement ou la vie socioéconomique; la nécessité de prendre des mesures de contrôle; les solutions de rechange au projet; les mesures d’atténuation et d’indemnisation; la nécessité de protéger les droits conférés aux Indiens du Yukon ainsi que leurs cultures, leurs traditions, leur santé et leur mode de vie, de même que la relation particulière entre eux et l’environnement; et les intérêts des premières nations, des résidents du Yukon et des autres résidents du Canada. Un bureau désigné peut également modifier la portée du projet, notamment la région du projet, tout au long de son évaluation, et le mettra sous sa forme définitive au terme du processus d’évaluation (Règles, article 24).

[10]           Un bureau désigné peut conclure son évaluation soit en formulant une recommandation au décisionnaire ou aux décisionnaires en ce qui concerne le projet, soit en renvoyant le projet au comité de direction pour un examen préalable (LEESY, paragraphe 56(1)). Un « décisionnaire » est défini au paragraphe 2(1) de la LEESY et peut, selon le projet et les circonstances en question, inclure une Première Nation, le ministre territorial, une autorité fédérale ou le ministre fédéral. Le paragraphe 56(1) de la LEESY prévoit que le bureau désigné termine son examen du projet en prenant l’une ou l’autre des décisions suivantes :

a) il recommande aux décisionnaires compétents de permettre la réalisation du projet de développement dans le cas où il conclut que celui-ci n’aura pas d’effets négatifs importants sur l’environnement ou la vie socioéconomique au Yukon ou à l’extérieur de ses limites;

(a) recommending to the decision bodies for the project that the project be allowed to proceed, if it determines that the project will not have significant adverse environmental or socio-economic effects in or outside Yukon;

b) il leur recommande de permettre la réalisation du projet sous réserve de certaines conditions dans le cas où il conclut que celui-ci aura ou risque d’avoir de tels effets mais que ceux-ci peuvent être atténués grâce à ces conditions;

(b) recommending to those decision bodies that the project be allowed to proceed, subject to specified terms and conditions, if it determines that the project will have, or is likely to have, significant adverse environmental or socio-economic effects in or outside Yukon that can be mitigated by those terms and conditions;

c) il leur recommande de refuser la réalisation du projet dans le cas où il conclut que celui-ci aura ou risque d’avoir de tels effets qu’il est impossible d’atténuer;

(c) recommending to those decision bodies that the project not be allowed to proceed, if it determines that the project will have, or is likely to have, significant adverse environmental or socio-economic effects in or outside Yukon that cannot be mitigated; or

d) il renvoie l’affaire au comité de direction pour examen dans le cas où il est incapable d’établir, malgré les mesures d’atténuation prévues, si le projet aura ou risque d’avoir des effets négatifs importants sur l’environnement ou la vie socioéconomique.

(d) referring the project to the executive committee for a screening, if, after taking into account any mitigative measures included in the project proposal, it cannot determine whether the project will have, or is likely to have, significant adverse environmental or socio-economic effects.

[11]           Le décisionnaire doit tenir compte pleinement et équitablement des connaissances traditionnelles et de l’information d’ordre scientifique ou autre que des recommandations (LEESY, paragraphe 74(1)). Le décisionnaire est tenu, dans sa décision, d’accepter, de modifier ou de rejeter la recommandation (LEESY, article 75).

[12]           Si un bureau désigné renvoie le projet au comité de direction en application de l’alinéa 56(1)d), le comité de direction réalisera sa propre évaluation; préétude du projet de développement en prenant l’une ou l’autre des décisions suivantes; cela conclut la préétude et la collecte de renseignements et d’avis pertinents et, tôt ou tard, se termine par une recommandation du comité de direction aux décisionnaires ou par la demande d’un examen supplémentaire (LEESY, paragraphe 58(1)). Une préétude par le comité de direction est semblable à un examen fait par un bureau désigné, mais le comité de direction a plus de temps qu’un bureau désigné pour prendre sa décision, et il dispose aussi de plus d’outils procéduraux pour évaluer l’importance de tous les effets négatifs sur l’environnement ou la vie socioéconomique.

[13]           L’Office doit tenir un registre conformément aux dispositions de l’article 118 de la LEESY et chaque bureau désigné doit tenir son propre registre conformément aux dispositions de l’article 119 de la LEESY. Le registre d’un bureau désigné comporte tous les documents qu’il produit, recueille ou reçoit relativement aux examens. L’Office doit également tenir un registre en ligne qui comporte une zone distincte pour chaque bureau désigné, conformément aux dispositions de l’article 6 des Règles. Autrement, les Règles ne disent rien quant au moment où l’Office, y compris un bureau désigné, doit afficher les documents dans le registre en ligne.

II.                Proposition de Northern Cross

[14]           Avant de proposer un projet exploratoire multipuits, Northern Cross avait fait parvenir des propositions de projet à l’Office pour diverses étapes de son programme d’exploration et de mise en valeur du pétrole et du gaz; ces projets avaient trait au forage, à la construction d’un camp de travail, à un programme d’évaluation des ressources, et à un levé sismique en trois dimensions. Le bureau désigné à Dawson [le BD] a évalué le levé sismique en trois dimensions de Northern Cross et a recommandé aux décisionnaires d’autoriser la réalisation du levé. Le projet s’est déroulé sur une superficie de 450 km2 dans une région de 700 km2 à Eagle Plains après l’approbation par le gouvernement du Yukon le 24 septembre 2013.

[15]           Le 20 juillet 2014, Northern Cross a présenté une proposition de projet qui lui permettrait de forer jusqu’à 20 puits exploratoires dans une région d’environ 320 km2 située au sud de Eagle Plains. Northern Cross a présenté sa proposition au BD situé à Dawson, parce que la région où l’activité proposée allait se dérouler se trouvait dans la zone d’évaluation du BD de Dawson et parce que le projet comportait des activités classées dans l’annexe I du Règlement relativement à l’exploration pétrolière et gazière autre que dans une réserve indienne. La proposition de Northern Cross nécessitait un examen pour les raisons suivantes : le projet était situé au Yukon; l’activité figurait dans l’annexe I du Règlement et n’était pas exemptée; et l’autorisation ou l’attribution de droits fonciers par une autorité publique ou une Première Nation était nécessaire pour que l’activité soit entreprise. La proposition de projet de Northern Cross comprenait plusieurs appendices, notamment un rapport sur les conditions environnementales et des évaluations opérationnelles concernant l’incidence sur les activités de récolte, la sensibilisation du public et un plan de surveillance environnementale des Premières Nations.

[16]           L’examen du BD a été entrepris par trois estimateurs différents aidés de quatre autres estimateurs de soutien en raison de la taille et de la complexité de l’évaluation. Le BD a également engagé des experts pour le conseiller relativement à l’exploration pétrolière et gazière. Le BD a présenté plusieurs demandes de renseignements à Northern Cross relativement à la pertinence de sa proposition au cours des cinq mois qui ont suivi la présentation de la proposition.

[17]           Le 21 août 2014, le BD a présenté sa première demande de renseignements supplémentaires afin de pallier les lacunes de la proposition, notamment les erreurs typographiques, les figures et citations inexactes et manquantes, les figures illisibles, ainsi qu’une demande de clarifications et renseignements supplémentaires sur divers aspects techniques du projet. Entre autres, le BD a demandé des clarifications au sujet de la région dans laquelle le projet se déroulerait, ce à quoi Northern Cross a répondu qu’il se déroulerait dans une région de 380 km2. Le BD a aussi demandé un rapport qui fournirait des précisions sur la surveillance de la harde de caribous de Porcupine ainsi que sur l’interaction de Northern Cross avec la harde de caribous pendant son projet de levé sismique en trois dimensions, y compris toutes les stratégies et procédures adaptatives de gestion qui avaient été mises en œuvre. En réponse à cette demande, Northern Cross a remis au BD son rapport de surveillance de l’environnement et de la faune provenant de son levé sismique en trois dimensions.

[18]           Après que le BD avait présenté deux autres demandes de renseignements, Northern Cross a remis une proposition révisée de projet que le BD estimait adéquate et, le 30 octobre 2014, il a publié un avis à cet effet. Le BD a par la suite entrepris un examen de la proposition, conformément aux dispositions de la partie 5 des Règles, et a informé Northern Cross et d’autres qu’il commencerait à demander des renseignements et des avis aux parties intéressées. Le 11 novembre 2014, la Première Nation de Na-cho Nyäk Dun a demandé que l’Office renvoie le projet au comité de direction pour préétude; par contre, dans une lettre datée du 2 décembre 2014, le président par intérim de l’Office a rejeté cette demande, mais a tout de même rassuré la Première Nation de Na-cho Nyäk Dun que l’évaluation du BD serait minutieuse et complète.

[19]           Le BD a reçu 35 soumissions pendant la période de commentaires du public, notamment des soumissions du Conseil de gestion du caribou de la Porcupine au sujet de l’incidence éventuelle sur la harde de caribous de Porcupine. Au terme de la période de commentaires du public, le BD a demandé à Northern Cross de répondre à 35 questions supplémentaires dans le cadre d’une demande datée du 10 décembre 2014. Plus précisément, le BD a demandé à Northern Cross de fournir un plan de gestion de l’accès, étant donné que le gouvernement du Yukon et diverses Premières Nations avaient indiqué qu’un tel plan pourrait éventuellement réduire les effets négatifs sur la faune, et un programme détaillé et complet de surveillance de la faune contenant un cadre de gestion adaptatif pour répondre aux effets connexes du projet sur la faune. Le BD a aussi demandé que Northern Cross communique avec les trois Premières Nations touchées afin de déterminer leur utilisation actuelle et traditionnelle de la région du projet. Northern Cross a fourni les réponses à ces demandes le 27 août 2015, mais le BD a une fois de plus jugé les réponses inadéquates et a accordé à Northern Cross une prolongation pour réagir aux lacunes. Le 30 octobre 2015, Northern Cross a remis les renseignements supplémentaires pour corriger les lacunes, notamment des renseignements sur l’incidence que le projet aurait sur la faune.

[20]           Le 4 novembre 2015, le BD a commencé une autre période de commentaires du public et a donné aux personnes intéressées l’occasion de fournir d’autres renseignements et avis. Le délai pour toutes les soumissions était le 9 décembre 2015, et le BD a refusé de nombreuses demandes de prolongation du délai, parce qu’il avait déjà établi le délai maximal disponible en vertu des Règles. Le BD a reçu environ 47 soumissions de personnes et de groupes intéressés, notamment des Premières Nations, des organisations environnementales sans but lucratif, des citoyens et des ministères du gouvernement du Yukon. Une rencontre publique a aussi eu lieu à Dawson le 8 décembre 2015. Le 4 décembre 2015, le BD a informé Northern Cross que sa réponse aux commentaires du public devait lui parvenir au plus tard le 10 décembre 2015. Northern Cross a remis sa réponse aux commentaires du public, mais elle n’avait qu’un jour pour répondre aux 37 commentaires affichés dans le registre en ligne de l’Office.

[21]           Le 10 décembre 2015, le BD a publié un avis selon lequel il avait obtenu suffisamment de renseignements pour conclure l’évaluation de la proposition. Malgré le délai du 9 décembre 2015 concernant les commentaires du public, le Conseil de gestion du caribou de la Porcupine a fourni des commentaires additionnels au BD le 15 décembre 2015, et le lendemain, le BD a affiché dans le registre en ligne qu’il étudierait les commentaires du Conseil de gestion du caribou de la Porcupine. Northern Cross n’a pas fourni de réponse aux commentaires du Conseil de gestion du caribou de la Porcupine.

[22]           Le 12 janvier 2016, Richard Wyman, le président de Northern Cross, a eu un entretien téléphonique avec Tim Smith, le directeur administratif de l’Office, qui l’a informé que l’Office reporterait la date limite pour que le BD termine son évaluation. M. Smith a aussi dit à M. Wyman que l’Office avait examiné une ébauche de l’évaluation du BD et qu’il n’y donnerait pas son aval. L’Office a mis sur pied une nouvelle équipe pour terminer l’évaluation.

III.             La décision du bureau désigné

[23]           Le 9 février 2016, le BD de Dawson a publié son Rapport d’évaluation du bureau désigné : Programme d’exploration mulitpuits d’Eagle Plains [le rapport] qui décrivait ses conclusions de l’évaluation du projet proposé. Le BD a décidé de renvoyer le projet au comité de direction pour examen préalable en application des dispositions de l’alinéa 56(1)d) de la LEESY. Le rapport soulignait que Northern Cross proposait de forer vingt puits pour l’extraction du pétrole et du gaz dans le bassin d’Eagle Plains, sur une superficie pouvant atteindre 700 km2, et que le projet permettrait un essai de débit prolongé pour chaque puits sur une période pouvant aller jusqu’à deux ans afin de vérifier la capacité éventuelle de production des réservoirs de pétrole et de gaz. Le projet proposait aussi plusieurs activités auxiliaires.

[24]           Le BD a inclus dans la portée du projet la couverture d’une superficie de 700 km2, même si Northern Cross avait proposé une superficie de 325 km2. Le rapport indiquait que la région visée par la portée était définie par le projet de levé sismique antérieur de Northern Cross et, dans une note en bas de page, il expliquait ceci :

Le projet 2013-0067 a donné lieu à un levé sismique en trois dimensions sur une partie des 700 km2 évalués. Le projet 2014-0112 propose des puits dans la même portion; cependant, des routes et des carrières sont proposées à l’extérieur de cette portion, mais à l’intérieur de la région de 700 km2. La portion qui avait effectivement fait l’objet d’un levé est supérieure à 325 km2, puisqu’elle est plus près de 400 km2. À l’appui d’une zone d’évaluation de 700 km2, « un programme de vingt puits exploratoires dans la zone sismique en 3D évalués en vertu du projet 2013-0067 de la LEESY » (2014-0112-073-1). Les documents de proposition concernant le levé sismique en 3D confirment que la région sismique est de 700,87 km2 (2013‑0067‑003-1). Il se peut que l’emplacement du camp, au km 325 de l’autoroute Dempster, ait été confondu avec la région du projet dans les documents de proposition.

[25]           Le BD a décrit six valeurs environnementales qui ont été évaluées dans le cadre de l’évaluation, de même que quatre valeurs socioéconomiques. Les valeurs environnementales englobaient la qualité de l’air, les ressources aquatiques, la faune aviaire, les changements climatiques, la qualité et la quantité de l’eau, la faune et l’habitat faunique. Les valeurs socioéconomiques comprenaient les ressources patrimoniales, la santé et la sécurité des humains de même que l’utilisation traditionnelle des terres [traduction] « à l’exclusion de l’accès à la harde de caribous de Porcupine, de l’utilisation de cette harde, mais comprenant le piégeage, la pêche, la récolte de végétaux et d’animaux, et les activités traditionnelles ». En ce qui concerne ces valeurs, le rapport indiquait ceci :

Le bureau désigné est en mesure de déterminer l’importance des effets – et d’atténuer les effets négatifs importants – pour tous les éléments de valeur susmentionnés, à l’exception de l’accès à la HCP [harde de caribous de la Porcupine] et à l’utilisation de cette dernière. Puisque le bureau désigné n’est pas en mesure de déterminer l’importance des effets négatifs concernant l’accès à la HCP et l’utilisation de cette dernière, le bureau désigné doit renvoyer le projet au comité de direction en vertu des dispositions de l’alinéa 56(1)d) de la LEESY. Étant donné que cette valeur est la seule pour laquelle le bureau désigné n’est pas en mesure de déterminer l’importance, le présent rapport d’évaluation porte exclusivement sur cette valeur.

[26]           Le BD a indiqué dans le rapport que le mode de vie des Premières Nations et des Inuvialuit, en ce qui concerne la harde de caribous de la Porcupine, était une valeur centrale dans son évaluation puisque la Première Nation de Na-Cho Nyäk Dun, les Inuvialuit, le Tetlit Gwich’in Council, les Tr’ondëk Hwëch’in et la Première Nation des Gwitchin Vuntut accordent une valeur à la harde de caribous de la Porcupine pour la santé et la vitalité de leur collectivité, son identité culturelle et sa continuité, la salubrité alimentaire et l’économie traditionnelle. Puisque le projet pourrait entraîner des changements à l’accès à la harde de caribous de la Porcupine et à l’utilisation de cette dernière, l’évaluation a porté principalement sur ces effets négatifs éventuels.

[27]           Le rapport a évalué si le projet aurait d’importants effets négatifs sur la vie socioéconomique concernant le mode de vie des Premières Nations et des Inuvialuit relativement à la harde de caribous de la Porcupine en tenant compte de ce qui suit :

                     la portée proposée des activités;

                     les mesures d’atténuation pertinentes du promoteur;

                     les renseignements de base relativement à l’accès à la harde de caribous de la Porcupine et à l’utilisation de cette dernière;

                     les renseignements de base relativement à l’accès à la harde de caribous de la Porcupine;

                     le plan régional d’aménagement du Territoire du Nord du Yukon;

                     l’interaction actuelle des caribous de la Porcupine avec la région du projet;

                     les conséquences de l’interaction des caribous de la Porcupine avec le projet, y compris un examen des zones éventuelles d’influence du projet et de l’ampleur, la probabilité, la durée, l’étendue et la réversibilité des effets du projet;

                     l’importance et la probabilité éventuelles de scénarios allant du plus favorable au plus défavorable quant à la façon dont le présent projet pourrait toucher la harde de caribous de la Porcupine.

[28]           Le BD a conclu qu’il n’était pas en mesure de déterminer si le projet aurait ou aurait probablement des effets négatifs importants sur l’accès à la harde de caribous de la Porcupine et l’utilisation de cette dernière. Même si le BD a été en mesure de déterminer l’éventail des effets négatifs ainsi que les scénarios les plus favorables et les plus défavorables causés par le projet, en fonction des renseignements fournis, le BD a déterminé que les deux scénarios à chaque extrémité de la plage étaient également probables. L’incapacité du BD de déterminer les effets négatifs sur la vie socioculturelle se fondait sur son incapacité de prédire l’incidence du projet dans le mouvement, la migration et l’occupation de base de la harde de caribous de la Porcupine. Le BD a dit qu’il était [traduction] « dans l’impossibilité de déterminer la probabilité ou l’ampleur des changements à la migration et à la répartition saisonnière des caribous relativement aux activités du projet et la durée, la réversibilité et l’étendue connexes de ces effets » et, par conséquent, il avait besoin de plus amples renseignements pour prédire en toute confiance ces effets. À cet égard, l’exigence en ce qui concerne la confiance a été élevée pour deux raisons, a indiqué le BD : [traduction] « Premièrement, la grande importance pour le mode de vie des Premières Nations et des Inuvialuit qui est intrinsèquement liée à la HCP; et deuxièmement, l’échelle sans précédent du projet dans cette région. »

[29]           Le BD a en outre indiqué que son incapacité de déterminer si les effets négatifs seraient importants l’empêchait de tenir compte de toute mesure d’atténuation éventuelle; en raison de cette incapacité, le résultat de l’évaluation était le suivant :

En vertu de l’alinéa 56(1)d) de la Loi sur l’évaluation environnementale et socioéconomique au Yukon, le bureau désigné de Dawson renvoie le projet au comité de direction pour examen préalable, étant donné que, après avoir tenu compte des mesures d’atténuation comprises dans la proposition de projet, le bureau désigné ne pouvait pas déterminer si le projet aura, ou est susceptible d’avoir, des répercussions socioéconomiques négatives importantes.

[30]           Le BD a conclu son rapport en énumérant les renseignements qui lui auraient été utiles dans son évaluation :

                     L’accès à la harde de caribous de la Porcupine et l’utilisation de cette dernière par les Premières Nations et les Inuvialuit relativement à la région du projet et aux zones éventuelles d’influence d’activités du projet.

                     Le rapport entre le caribou de la toundra et les activités liées à l’utilisation du terrain, l’accent étant mis sur l’utilisation de l’aire de répartition en réponse à la perturbation de la surface et à la densité linéaire.

                     Les données de base pour évaluer les effets cumulatifs et les seuils de développement (p. ex., répercussions cumulatives de la perturbation de la surface et effets éventuels sur la qualité et la quantité des habitats).

                     Les répercussions cumulatives des activités d’exploration et de mise en valeur sur l’accès à la harde de caribous de la Porcupine et l’utilisation de cette dernière par les Premières Nations et les Inuvialuit.

                     L’élaboration de pratiques exemplaires de gestion comme orientation pour les activités pétrolières et gazières relativement à la harde de caribous de la Porcupine.

                     Un processus pour établir des distances d’exploitation sécuritaires et des nombres critiques pour la harde de caribous de la Porcupine.

[31]           Après la publication par le BD du rapport, Northern Cross a retenu les services d’une firme de biologistes professionnels accrédités afin de préparer les réponses au rapport et aux commentaires du Conseil de gestion de la harde de caribous de la Porcupine. S’appuyant sur les conseils de ces experts-conseils, Northern Cross dit qu’elle proposerait maintenant la création d’un comité consultatif d’intervenants sur les caribous afin de s’attaquer aux questions soulevées par le BD dans le rapport.

IV.             Questions en litige

[32]           La présente affaire soulève les questions suivantes :

1.                  La Cour a-t-elle compétence pour entendre la demande de contrôle judiciaire?

2.                  La demande de contrôle judiciaire est-elle prématurée?

3.                  Le BD a-t-il manqué à l’équité procédurale en :

                                                              i.      fondant son évaluation sur une région du projet de 700 km2;

                                                            ii.      omettant de demander des renseignements supplémentaires conformément aux dispositions de l’article 28 des Règles;

                                                          iii.      omettant de donner à la demanderesse l’occasion de répondre à des renseignements non divulgués;

                                                          iv.      omettant de donner un temps adéquat à la demanderesse pour répondre aux commentaires du public?

4.                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

5.                  Le BD a-t-il commis une erreur en :

                                                              i.      fondant son évaluation sur une région du projet de 700 km2;

                                                            ii.      cernant des renseignements dans son rapport qui auraient été utiles dans son évaluation?

V.                Analyse

A.                La Cour a-t-elle compétence pour entendre la demande de contrôle judiciaire?

[33]           La demanderesse et le défendeur soutiennent tous les deux que l’article 116 de la LEESY permet à la Cour d’effectuer le contrôle judiciaire d’une décision d’un bureau désigné. L’Office soutient que la compétence de la Cour pour faire le contrôle d’une décision d’un bureau désigné a été écartée et que la compétence relativement à ce contrôle relève de la Cour suprême du Yukon.

[34]           L’article 116 prévoit ce qui suit :

Demande de contrôle judiciaire

Application for judicial review

116 Indépendamment de la compétence exclusive accordée par l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, le procureur général du Canada, le ministre territorial ou quiconque est directement touché par l’affaire peut présenter une demande à la Cour suprême du Yukon afin d’obtenir, contre l’Office, un bureau désigné, le comité de direction, un comité restreint ou mixte ou un décisionnaire, toute réparation par voie d’injonction, de jugement déclaratoire, de bref — certiorari, mandamus, quo warranto ou prohibition — ou d’ordonnance de même nature.

116 Notwithstanding the exclusive jurisdiction referred to in section 18 of the Federal Courts Act, the Attorney General of Canada, the territorial minister or anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought may make an application to the Supreme Court of Yukon for any relief against the Board, a designated office, the executive committee, a panel of the Board, a joint panel or a decision body, by way of an injunction or declaration or by way of an order in the nature of certiorari, mandamus, quo warranto or prohibition.

[35]           Selon la demanderesse et le défendeur, parce que cet article indique clairement que les décisions d’un bureau désigné sont assujetties à un contrôle judiciaire par la Cour suprême du Yukon, il serait contraire à l’intention du législateur d’empêcher la Cour fédérale, en vertu de sa compétence concurrente, d’effectuer aussi le contrôle d’une décision d’un bureau désigné. L’Office soutient que la Cour fédérale n’a aucune compétence pour être saisie d’une question relativement aux points auxquels fait référence l’article 116 de la LEESY.

[36]           La compétence de la Cour fédérale en vertu de la LEESY n’a jamais été examinée par les tribunaux. Je suis d’accord avec la demanderesse et le défendeur pour dire que le pouvoir de supervision conféré à la Cour suprême du Yukon est partagé avec la Cour fédérale. La question de la compétence de la Cour fédérale est soulevée en raison du libellé précis de l’article 116 de la LEESY et du paragraphe 17(6) de la Loi sur les Cours fédérales, qui stipule que :

17 (6) Elle n’a pas compétence dans les cas où une loi fédérale donne compétence à un tribunal constitué ou maintenu sous le régime d’une loi provinciale sans prévoir expressément la compétence de la Cour fédérale.

17 (6) If an Act of Parliament confers jurisdiction in respect

of a matter on a court constituted or established by or under a law of a province, the Federal Court has no jurisdiction to entertain any proceeding in respect of the same matter unless the Act expressly confers that jurisdiction

on that court.

[37]           La compétence de la Cour en l’espèce est déterminée d’abord en évaluant si la Cour a compétence en vertu de la Loi sur les Cours fédérales et, le cas échéant, si l’article 116 de la LEESY remplace la compétence de la Cour fédérale.

[38]           Dans Anisman c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 52, au paragraphe 29, 185 ACWS (3d) 354, la Cour d’appel fédérale a indiqué : « On doit donc procéder à une analyse en deux étapes pour déterminer si un organisme ou une personne constitue un « office fédéral ». Il est ainsi nécessaire en premier lieu de déterminer la nature de la compétence ou du pouvoir que l’organisme ou la personne cherche à exercer. Deuxièmement, il y lieu de déterminer la source ou l’origine de la compétence ou du pouvoir que l’organisme ou la personne cherche à exercer. » En l’espèce, l’Office exerce sa compétence et les pouvoirs qui lui sont conférés par la LEESY, une loi fédérale. La Cour fédérale a compétence sur l’Office, y compris ses bureaux désignés, puisque l’Office satisfait clairement à la définition de « office fédéral » à l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales; l’Office est un « organisme… exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale. »

[39]           En outre, les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales confèrent à la Cour « compétence exclusive, en première instance, » d’accorder divers recours l’encontre de l’Office et le pouvoir d’effectuer le contrôle judiciaire de décisions de l’Office. Par conséquent, en vertu de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour fédérale a compétence pour effectuer le contrôle judiciaire d’une décision de l’Office, y compris une décision de ses bureaux désignés. Cette conclusion est étayée par le libellé de l’article 116 de la LEESY qui reconnaît implicitement que la Cour fédérale aurait autrement « compétence exclusive » sur l’Office. En renvoyant à l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales et en reconnaissant son application, l’article 116 de la LEESY reconnaît la compétence exclusive de la Cour fédérale d’effectuer le contrôle de décisions prises par l’Office et établit la compétence concurrente de la Cour suprême du Yukon concernant les demandes de contrôle judiciaire.

[40]           À mon avis, l’article 116 de la LEESY a été adopté afin de fournir à la Cour suprême du Yukon la compétence concurrente d’effectuer le contrôle des mesures et décisions de « l’Office, un bureau désigné, le comité de direction, un comité restreint ou mixte ou un décisionnaire ». L’approche moderne de l’interprétation des lois exige que [traduction] « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, au paragraphe 26, [2002] 2 RCS 559). En l’espèce, le sens ordinaire et grammatical du libellé de l’article 116 révèle que la Cour fédérale n’a plus compétence exclusive d’effectuer le contrôle judiciaire d’une décision de l’Office, d’un bureau désigné, du comité de direction, d’un comité restreint ou mixte ou d’un décisionnaire, parce que le procureur général du Canada, le ministre territorial ou quiconque directement touché par une telle décision peut également demander le contrôle judiciaire à la Cour suprême du Yukon. Cette interprétation est étayée par le fait que l’article 116 accorde à la Cour suprême du Yukon les mêmes pouvoirs de réparation que ceux que détient la Cour fédérale en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales; soit le pouvoir de décerner un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire ou prendre toute mesure de redressement par voie d’injonction.

[41]           De plus, cette interprétation est conforme au but général de la LEESY, qui fait valoir et encourage la participation locale au processus d’évaluation des résidents et des collectivités du Yukon, y compris les Premières Nations. La LEESY a été créée pour offrir un processus unique à la population du Yukon. Dans Western Copper Corp c. Yukon Water Board, 2011 YKSC 16, au paragraphe 4, [2011] YJ no 5, la Cour suprême du Yukon a déclaré que le but de la LEESY consistait à [traduction] « offrir un processus de gestion des eaux et d’évaluation de la mise en valeur unique qui garantit la participation des Yukonnais et des Premières Nations du Yukon ». L’objectif législatif se retrouve dans toute la LEESY, étant donné que le processus d’évaluation par un bureau désigné crée amplement l’occasion de participation et de consultation du public dans l’évaluation de projets proposés. Conformément à cet objectif législatif, l’article 116 encourage la participation locale en permettant à des personnes et des groupes touchés par une décision prise en vertu de la LEESY de demander réparation auprès d’un tribunal local.

[42]           Compte tenu du libellé clair de l’article, de même que l’esprit et l’objet de la LEESY, y compris le but précis du législateur, je conclus que l’article 116 est conçu pour fournir à la Cour suprême du Yukon la compétence concurrente avec celle de la Cour fédérale d’effectuer un contrôle judiciaire des mesures administratives de l’Office, d’un bureau désigné, du comité de direction, d’un comité restreint ou mixte ou d’un décisionnaire. En d’autres mots, l’article 116 retire ce qui serait autrement la compétence exclusive de la Cour fédérale en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales. En termes pratiques, bien que l’article 116 accorde aux personnes touchées l’option de demander un contrôle judiciaire soit à la Cour fédérale, soit à la Cour suprême du Yukon, la Cour fédérale conserve néanmoins une compétence non exclusive d’entendre des demandes de contrôle judiciaire de décisions prises par un bureau désigné.

[43]           Ma conclusion selon laquelle la Cour fédérale conserve néanmoins une compétence non exclusive d’entendre des demandes de contrôle judiciaire d’une décision prise par l’Office est renforcée par la décision de la Cour dans Première nation Ka’a’Gee Tu c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2007 CF 764, [2007] 4 CNLR 160 [Première nation Ka’a’Gee Tu], dans laquelle la Cour a déterminé qu’elle avait compétence concurrente avec la Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest aux termes du paragraphe 32(1) de la Loi sur la gestion des ressources de la vallée du Mackenzie, L.C. 1998, ch. 25 [LGRVM]. Avant d’être modifié en 2014, le paragraphe 32 de la LGRVM prévoyait ce qui suit :

32 (1) Indépendamment de la compétence exclusive accordée par l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, le procureur général du Canada ou quiconque est directement touché par l’affaire peut présenter une demande à la cour suprême des Territoires du Nord-Ouest afin d’obtenir, contre l’office, toute réparation par voie d’injonction, de jugement déclaratoire, de bref – certiorari, mandamus, quo warranto ou prohibition – ou d’ordonnance de même nature.

32 (1) Notwithstanding the exclusive jurisdiction referred to in section 18 of the Federal Courts Act, the Attorney General of Canada or anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought may make an application to the Supreme Court of the Northwest Territories for any relief against a board by way of an injunction or declaration or by way of an order in the nature of certiorari, mandamus, quo warranto or prohibition.

(2) Malgré le paragraphe (1) et l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest a compétence exclusive en première instance pour connaître de toute question relative à la compétence de l’Office des terres et des eaux de la vallée du Mackenzie ou de l’Office d’examen des répercussions environnementales de la vallée du Mackenzie, qu’elle soit soulevée ou non par une demande du même type que celle visée au paragraphe (1).

(2) Despite subsection (1) and section 18 of the Federal Courts Act, the Supreme Court of the Northwest Territories has exclusive original jurisdiction to hear and determine any action or proceeding, whether or not by way of an application of a type referred to in subsection (1), concerning the jurisdiction of the Mackenzie Valley Land and Water Board or the Mackenzie Valley Environmental Impact Review Board.

[44]           Le libellé du paragraphe 32(1) de la LGRVM est pour ainsi dire identique à celui de l’article 116 de la LEESY. Dans Ka’a’Gee Tu First Nation, la Cour a conclu ceci :

48        Le libellé du paragraphe 32(2) de la Loi, selon son sens grammatical et ordinaire, prévoit que la Cour suprême des Territoires du Nord‑Ouest a compétence exclusive pour connaître de toute question « relative à la compétence » des deux offices. Ici, le mot « compétence » n’inclut pas « contre l’office, toute réparation » comme le dit le paragraphe 32(1) « par voie d’injonction, de jugement déclaratoire, de bref—certiorari, mandamus, quo warranto ou prohibition—ou d’ordonnance de même nature ».

49        À mon avis, si le législateur avait voulu exclure totalement la compétence de la Cour fédérale il l’aurait indiqué clairement. Si tel avait été le résultat souhaité, le législateur aurait simplement modifié le paragraphe 32(1) en conférant à la Cour suprême des Territoires du Nord‑Ouest une compétence exclusive pour accorder « contre l’office, toute réparation ». En ne changeant pas le paragraphe 32(1) et en utilisant un libellé différent au paragraphe 32(2), un libellé restreignant la compétence exclusive à toute question « relative à la compétence » des deux offices, le législateur a forcément voulu, vu le paragraphe 32(1), employer le mot « compétence » dans son sens étroit, c’est‑à‑dire, la compétence à l’égard de questions qui sont liées au pouvoir d’agir des offices.

[45]           Bref, le paragraphe 17(6) de la Loi sur les Cours fédérales ne retire pas la compétence de la Cour fédérale d’entendre des demandes de contrôle judiciaire de décisions prises par l’Office parce que le libellé de l’article 116 de la LEESY reconnaît expressément ce qui serait autrement la compétence exclusive de la Cour fédérale, et parce que l’article 116 ne confère pas expressément la compétence exclusive à la Cour suprême du Yukon d’entendre de telles demandes ou ne retire pas expressément une telle compétence de la Cour fédérale.

B.                 La présente demande de contrôle judiciaire est-elle prématurée?

(1)               Les thèses des parties

[46]           La demanderesse dit que sa demande de contrôle judiciaire n’est pas prématurée et ne constituerait pas un [traduction] « commentaire étranger » à ce moment-ci parce que l’évaluation environnementale de son projet est parvenue à une [traduction] « rupture naturelle » et que le BD a épuisé son fondement législatif. Du point de vue de la demanderesse, le BD s’appuie sur un rapport complet de renseignements et il n’existe aucun danger de fractionner le processus d’évaluation parce que l’étape ou le stade suivant de l’évaluation n’est pas commencé et ne commencera pas avant que Northern Cross dépose une description révisée du projet. Le dossier suffit pour un contrôle judiciaire selon la demanderesse, parce que le processus d’évaluation de 19 mois réalisé par le BD a donné lieu à quelque 270 documents et des milliers de pages d’arguments, de commentaires, de correspondance et de données scientifiques.

[47]           De plus, la demanderesse dit qu’un contrôle judiciaire est nécessaire pour réparer les manquements à l’équité procédurale et que l’exigence pour le comité de direction d’évaluer plus en profondeur ne tiendra pas compte des manquements antérieurs à l’équité procédurale. Selon la demanderesse, des décisions de renvoi telles celle faite par le BD en l’espèce sont assujetties à un contrôle judiciaire. La demanderesse cite Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, au paragraphe 33, [2012] 1 RCS 364 [Halifax], dans laquelle le juge Cromwell a déclaré : « Je reconnais valeur de précédent à l’arrêt Bell (1971) en ce que la Cour y affirme que la décision de renvoyer une plainte, comme celle visée en l’espèce, est susceptible de contrôle judiciaire. »

[48]           La demanderesse soutient que les tribunaux peuvent effectuer un contrôle de décisions de renvoi lorsqu’ils exercent un examen préalable et des mesures d’administration, et que l’organisme de renvoi n’est pas tenu de tirer une conclusion définitive sur le fond avant que la décision puisse faire l’objet d’un contrôle judiciaire. La demanderesse cite également Pacific Booker Minerals Inc c. British Columbia (Minister of the Environment), 2013 BCSC 2258, aux paragraphes 86 à 91, [2013] BCJ no 2694, pour la proposition selon laquelle une recommandation ou un rapport de renvoi est susceptible de contrôle judiciaire, même si la décision réelle d’approbation relève d’un autre organisme.

[49]           Compte tenu de la décision Eidsvik c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2011 CF 940, au paragraphe 27, 205 ACWS (3d) 1, le défendeur dit que la Cour a compétence pour radier la demande de Northern Cross parce qu’elle est présentée prématurément. Le défendeur fait valoir l’affaire Énergie atomique du Canada limitée c. Wilson, 2015 CAF 17, [2015] 4 RCF 467, rév. sur d’autres moyens à 2016 CSC 29, [2016] 1 RCS 770, dans laquelle la Cour d’appel fédérale a souligné que les considérations de politique ayant mené à la règle contre les demandes prématurées de contrôle judiciaire :

[31]      Le principe général interdisant les contrôles judiciaires prématurés incarne au moins deux valeurs du droit public. La première est celle de la saine administration : elle vise à encourager les économies de coûts, l’efficacité et la célérité et à permettre que les compétences et les connaissances spécialisées des tribunaux administratifs soient pleinement mises à profit pour résoudre un problème avant que les juridictions de révision n’interviennent. La seconde est la démocratie : les législateurs élus ont confié à des arbitres et non à des juges la responsabilité première de rendre des décisions.

[50]           Le défendeur dit que le renvoi par le BD de la proposition de Northern Cross au comité de direction constitue une mesure interlocutoire dans le cadre d’un processus d’évaluation administrative en cours, processus qui ne sera pas complet tant que le comité de direction ne formule pas sa recommandation aux décisionnaires et rend sa décision ou renvoi la proposition à un comité restreint de l’Office pour examen. Selon le défendeur, le contrôle judiciaire de la décision du BD fractionnera le processus administratif et minera le choix du législateur de créer un processus d’évaluation cohérent comportant diverses étapes où les évaluateurs peuvent formuler des recommandations ou faire des renvois en fonction des documents dont ils disposent.

[51]           De plus, le défendeur souligne que le comité de direction peut recommander que le projet de Northern Cross soit autorisé à aller de l’avant, rendant la présente demande de contrôle judiciaire sans valeur et ayant entraîné des dépenses et des retards inutiles qui déconsidéreront l’administration de la justice. Le défendeur dit que Northern Cross peut présenter des observations au comité de direction et, par la suite, présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision du comité de direction. Le défendeur ajoute que l’espèce n’offre pas de circonstances exceptionnelles justifiant que l’on s’écarte de la règle générale voulant que la cour n’intervienne pas dans des affaires administratives prématurées; elle ne tranche pas non plus une question fondamentale dans la procédure administrative, elle ne statue pas finalement sur les droits des parties, ne soulève pas une pure question de compétence, ou ne crée pas un préjudice important à Northern Cross qui ne peut pas être redressé sans un contrôle judiciaire.

[52]           Une ordonnance de la Cour datée du 13 octobre 2016 accorde à l’Office le statut d’intervenant dans la présente demande. En tant qu’intervenant, l’Office fait écho à la thèse du défendeur selon laquelle la présente demande de contrôle judiciaire est prématurée et, par conséquent, devrait être rejetée. L’Office ne souscrit pas à la thèse du défendeur pour ce qui est du caractère prématuré d’une décision de renvoi prise par le comité de direction. L’Office soutient que le contrôle judiciaire d’une décision prise par le comité de direction de renvoyer une évaluation à un comité restreint pour examen serait également prématurée; de plus, la Cour devrait refuser de trancher cette question, parce qu’elle n’est pas soulevée quant aux faits de la présente affaire et que le comité de direction n’a pas encore pris de décision au sujet du projet de Northern Cross. Selon l’Office, le processus d’évaluation n’est pas terminé du fait d’un renvoi par un bureau désigné au comité de direction, parce qu’il s’agit d’une étape interlocutoire dans le processus d’évaluation. L’Office dit que le processus administratif est terminé uniquement lorsqu’un bureau désigné formule une recommandation à un décisionnaire, et non pas lorsqu’il procède à une décision de renvoi, étant donné que la prise en considération d’un projet passe alors du contrôle de l’Office au contrôle d’un décisionnaire.

(2)               Analyse

[53]           Une affaire peut être prématurée et ne pas être mûre pour un contrôle judiciaire, à moins qu’il soit évident que la mesure administrative ne sera pas cohérente avec l’octroi d’un pouvoir prévu par la loi ou contreviendra aux exigences liées à l’équité procédurale (voir : Donald JM Brown et John M Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada, feuilles mobiles, [Toronto : Thomson Reuters], ch. 3, p. 64). Il est bien établi que les demandes de contrôle judiciaire sont correctement amenées à la conclusion d’un processus administratif une fois que toutes les questions en litige ont été tranchées et que la cour de révision a l’avantage d’un dossier complet.

[54]           De façon générale, les tribunaux sont réticents à examiner le fond d’une décision administrative tant que cette dernière n’est pas en version finale. Par exemple, dans Shea c. Canada (Procureur général), 2006 CF 859, 296 FTR 81, la Cour a rejeté une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’un processus d’embauche mis en œuvre par l’Agence du revenu du Canada, parce que le processus n’était pas terminé. Dans le même ordre d’idées, dans EH Industries Ltd c. Canada (Ministre des Travaux Publics et des Services Gouvernementaux), 2001 CAF 48, 104 ACWS (3d) 5, la Cour d’appel fédérale a conclu, après l’examen d’une décision du Tribunal canadien du commerce extérieur de ne pas faire enquête sur une plainte, que le Tribunal aurait dû rejeter la plainte au motif qu’elle était prématurée, parce qu’elle renvoyait à des critères qui n’étaient pas définitifs. De même, dans Geophysical Service Inc c. Canada (Office national de l’énergie), 2011 CAF 360, 428 NR 237, la Cour d’appel fédérale a rejeté un a appel prévu par la loi et les demandes de contrôle judiciaire du demandeur au motif qu’elles étaient prématurées puisque les questions soulevées par le demandeur n’étaient pas encore mûres pour décision. Ces affaires mettent en évidence le principe voulant qu’un tribunal ne devrait pas procéder à un examen d’une décision administrative qui n’est pas encore définitive.

[55]           Dans Canada (Agence des services frontaliers) c. CB Powell Limited, 2010 CAF 61, [2011] 2 RCF 332 [CB Powell Limited], le juge Stratas a expliqué les motifs de politique à l’origine de l’approche limitée :

[31]      La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui-ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[32]      On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif… De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire… Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles…

[33]      Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé…Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces...l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.

[56]           Par conséquent, à défaut de circonstances exceptionnelles, la Cour ne devrait pas intervenir dans un processus administratif en cours concernant un projet proposé de Northern Cross tant et aussi longtemps que ce processus n’est pas terminé ou que tous les recours efficaces disponibles n’ont été épuisés.

[57]           La demanderesse s’appuie sur la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Halifax en ce qui concerne la proposition voulant que les tribunaux de révision puissent effectuer le contrôle judiciaire des décisions de renvoi. Toutefois, elle a eu tort. Même si la Cour suprême a indiqué dans l’arrêt Halifax qu’elle acceptait sa décision antérieure dans Bell c. Ontario Human Rights Commission, [1971] RCS 756, [1971] SCJ no 66 [Bell], dans la mesure où elle « affirme que la décision de renvoyer une plainte, comme celle visée en l’espèce, est susceptible de contrôle judiciaire, » elle a aussi déclaré que Bell « ne devrait plus être suivi pour ce qui est du sort réservé aux questions préliminaires de compétence et des conditions auxquelles une cour de justice est admise à intervenir dans un processus administratif en cours » (au paragraphe 38), et que « [l]’évolution du droit administratif canadien a affaibli sa valeur de précédent au point où il existe de sérieux motifs de l’écarter » (au paragraphe 33). Dans l’arrêt Halifax, les commentaires de la Cour suprême ont été tempérés en fonction de la question dont elle était saisie : à quel moment est-ce qu’un tribunal de révision devrait intervenir dans une décision de la Commission des droits de la personne de renvoyer une plainte à une commission d’enquête. La Cour suprême n’a pas dit que chaque décision de renvoi par un décideur administratif est susceptible de contrôle judiciaire. Au contraire, compte tenu de décisions comme CB Powell Limited, la Cour suprême a souligné que les tribunaux devraient faire preuve de retenue dans leurs interventions « avant l’achèvement du processus administratif », parce qu’une intervention judiciaire hâtive risque, entre autres, « de compromettre un régime législatif complet que le législateur a soigneusement conçu » (Halifax, aux paragraphes 35 et 36).

[58]           La décision d’un bureau désigné est susceptible de contrôle judiciaire. L’article 116 de la LEESY permet expressément aux parties touchées de présenter une demande de recours à la Cour suprême du Yukon à l’encontre d’une mesure administrative prise par un bureau désigné et, comme on l’a déterminé plus haut, la Cour fédérale peut aussi offrir une telle réparation. Cependant, elle peut uniquement être susceptible de contrôle judiciaire lorsque la décision du bureau désigné met fin à l’évaluation administrative d’un projet; autrement dit, lorsque le bureau désigné recommande au décisionnaire ou aux décisionnaires que le projet soit autorisé, ne soit pas autorisé, ou soit autorisé assorti de modalités et conditions. La décision de renvoyer l’évaluation d’un projet au comité de direction pour examen préalable ne termine pas ou ne conclut pas l’évaluation administrative d’un projet dont l’Office est saisi. Au contraire, une décision de renvoi n’est tout simplement qu’une décision de poursuivre l’évaluation d’un projet à un niveau supérieur dans le cadre du processus d’examen établi en vertu de la LEESY. À mon avis, la décision d’un bureau désigné de renvoyer une évaluation au comité de direction, en vertu des dispositions de l’alinéa 56(1)d) n’est pas susceptible de contrôle judiciaire en l’absence de circonstances exceptionnelles ou d’un manquement aux exigences de l’équité procédurale.

[59]           Je suis d’accord avec le défendeur et l’Office pour dire que la demande de contrôle judiciaire de Northern Cross est prématurée. Une évaluation en vertu de la LEESY est un processus exhaustif qui peut comporter de considérables observations et une consultation généralisée avant qu’une décision ne puisse être prise. En fin de compte, c’est de l’Office que relève une évaluation terminée en vertu de la LEESY par un de ses bureaux désignés, le comité de direction ou un comité restreint de membres de l’Office. La décision du bureau désigné de renvoyer une évaluation au comité de direction pour examen préalable constitue une continuité du processus d’évaluation en cours de l’Office. Même si le comité de direction peut entreprendre sa propre évaluation, l’Office conserve sa compétence sur le processus plus large d’évaluation qui n’est pas terminé tant que l’Office, par l’entremise de l’un de ses délégués, n’épuise pas sa compétence et ne formule pas une recommandation à un ou des décisionnaires.

[60]           L’intervention de la Cour n’est pas justifiée à ce moment-ci, parce que le processus administratif concernant le projet de Northern Cross n’est toujours pas terminé. Il n’existe aucune circonstance exceptionnelle pour justifier l’intervention de la Cour. De plus, les allégations de Northern Cross quant aux manquements à l’équité procédurale par le BD en rendant son rapport ne devraient pas être examinées à ce moment-ci du processus d’évaluation, parce que ce processus n’est pas terminé et qu’une partie ou la totalité des manquements allégués à l’équité procédurale peuvent être corrigés ou rectifiés pendant l’examen par le comité de direction de la proposition de Northern Cross. Northern Cross dispose d’un redressement efficace et d’un forum pour ses plaintes au sujet de l’iniquité procédurale et du rapport du BD; à savoir le comité de direction de l’Office, auquel sa proposition a été renvoyée pour examen préalable. Le processus d’évaluation créé par le législateur en vertu de la LEESY offre aux promoteurs tels que Northern Cross l’occasion de présenter des documents et des renseignements additionnels au comité de direction pour l’évaluation d’une proposition lorsqu’un bureau désigné a décidé de renvoyer une proposition au comité de direction conformément aux dispositions de l’alinéa 56(1)d). Northern Cross peut soulever ses préoccupations auprès du comité de direction, qui peut apporter un redressement ou corriger les erreurs qui ont été soulevées lors de l’évaluation du BD.

[61]           L’examen préalable du comité de direction offre effectivement à Northern Cross une deuxième possibilité de démontrer pourquoi l’approbation de son projet devrait être recommandée, avec ou sans modalités et conditions. Un contrôle judiciaire n’est pas approprié à ce moment-ci, parce que la LEESY offre à Northern Cross une avenue pour examiner ses préoccupations. Le refus de la Cour d’intervenir à ce moment-ci d’un processus administratif en cours respecte le choix du législateur en établissant un processus d’évaluation administrative à plusieurs paliers et évite des frais et des retards inutiles.

[62]           Compte tenu de ma décision selon laquelle la demande de contrôle judiciaire de Northern Cross est prématurée, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions en litige recensées plus haut.

VI.             Conclusion

[63]           La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée pour les motifs énoncés. Le contrôle judiciaire de la décision du BD de renvoyer la proposition de projet de Northern Cross au comité de direction est prématurée et la Cour ne devrait pas intervenir et n’interviendra pas dans le processus administratif en cours concernant le projet proposé de Northern Cross dont est saisi l’Office.

[64]           Le défendeur a demandé ses dépens dans son mémoire des faits et du droit. Étant donné que la demande a été rejetée, le défendeur a droit au remboursement de ses dépens par la demanderesse, dont les parties pourront convenir du montant. Si les parties sont incapables de s’entendre sur le montant desdits dépens dans les 15 jours suivant la date du présent jugement, il sera par la suite loisible à la demanderesse ou au défendeur de demander la taxation des dépens par un officier taxateur, conformément aux Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.


JUGEMENT dans l’affaire T-418-16

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT : la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée; la demanderesse doit rembourser les dépens au défendeur; les dépens auxquels le défendeur a droit lui seront remboursés en fonction du montant convenu par la demanderesse et le défendeur, attendu que, si les parties sont incapables de convenir du montant de ces dépens dans un délai de 15 jours suivant la date du présent jugement, la demanderesse sera, dès lors, libre de demander une taxation des dépens par un officier taxateur, en conformité avec les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

« Keith M. Boswell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-418-16

 

INTITULÉ :

NORTHERN CROSS (YUKON) LIMITED c. CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL) ET OFFICE D’ÉVALUATION ENVIRONNEMENTALE ET SOCIOÉCONOMIQUE DU YUKON

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Whitehorse (Territoire du Yukon)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 24 et 25 avril 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 26 juin 2017

 

COMPARUTIONS :

S. Bradley Armstrong, c.r.

Will Shaw

 

Pour la demanderesse

 

Suzanne Duncan

Geneviève Chabot

 

Pour le défendeur

 

Joseph Arvay, c.r.

Alison Latimer

 

Pour l’intervenant

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lawson Lundell s.r.l.

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Whitehorse (Territoire du Yukon)

 

Pour le défendeur

 

Farris, Vaughan, Wills & Murphy s.r.l.

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

Underhill, Boies Parker, Gage & Latimer s.r.l.

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour l’intervenant

 

 

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