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Date : 20170619


Dossier : IMM-4338-16

Référence : 2017 CF 607

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 juin 2017

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

YANG LIU,

PEI MI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. La SPR a déterminé, principalement en raison de ses conclusions négatives relatives à la crédibilité des demandeurs, que ceux-ci n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR.

[2]               Les demandeurs, qui sont conjoints de fait, ont déposé leur demande d’asile en raison de différentes menaces reçues en Chine. La demanderesse fait valoir qu’elle a été violée et qu’elle a été forcée à être en relation avec un magistrat de son comté. Après avoir été congédiée, elle a utilisé Internet pour soulever l’attention sur ce comportement, ce pour quoi elle a été attaquée et battue, puis a fait l’objet d’un mandat d’arrestation par le Bureau chinois de la sécurité publique (BSP).

[3]               Le demandeur soutient qu’il a découvert une fraude de vente de médicaments contrefaits à l’hôpital où il travaillait. Après avoir été congédié de l’hôpital, il a tenté d’attirer l’attention sur cette fraude et a été arrêté par le BSP. Après avoir tenté de faire valoir ses doléances à deux niveaux de bureaux des plaintes successifs, il a appris qu’il faisait l’objet d’un mandat d’arrestation de la part du BSP. Les demandeurs ont tous deux obtenu des visas de visiteurs pour les États-Unis, puis se sont rendus au Canada avant de faire une demande d’asile à la frontière canadienne en invoquant l’exception à l’Entente sur les tiers pays sûrs.

[4]               Les demandeurs ont admis être conjoints de fait lors de leur entrevue avec l’Agence des services frontaliers du Canada. Toutefois, lorsqu’ils ont déposé leurs formulaires de Fondement de la demande d’asile, les demandeurs n’ont pas mentionné être membres d’une même famille, que ce soit dans le formulaire lui-même ou dans l’énoncé des faits accompagnant chaque formulaire. Ils ont ensuite modifié leur formulaire, puis la SPR a joint leurs demandes pour ne tenir qu’une seule audience. La demanderesse a également modifié son formulaire pour y ajouter deux frères en Chine qu’elle n’avait pas mentionnés.

[5]               Lorsqu’il a été demandé à la demanderesse pourquoi elle et son conjoint avaient déposé leurs formulaires séparément et n’avaient pas fait mention un de l’autre, elle a répondu qu’un passeur chinois leur avait dit de déposer des demandes séparées pour maximiser leurs chances d’obtenir l’asile au Canada.

[6]               Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour réexamen.

II.                Décision faisant l’objet du contrôle

[7]               La SPR a conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles et, aux fins de la demande en vertu de l’article 96, qu’ils n’ont pas démontré avoir une crainte subjective. Un accent particulier a été mis sur l’omission de la relation entre les demandeurs dans les formulaires de Fondement de demande d’asile ainsi que sur la participation du passeur. La Section de la protection des réfugiés a conclu que ces éléments indiquaient une volonté d’induire la SPR en erreur afin d’obtenir gain de cause.

[8]               La SPR a également évalué les diverses preuves documentaires déposées au soutien de la demande. Certains de ces éléments de preuve ont été écartés en raison d’irrégularités retrouvées sur les documents, alors que d’autres semblent avoir reçu peu de poids en raison des incohérences relevées par la SPR entre ces documents et le témoignage des demandeurs. Dans quelques cas (y compris les citations à comparaître qui seront examinées ci-dessous), la SPR a conclu que l’absence des caractéristiques, qui selon elle, auraient dû être présentes a miné l’authenticité de ces documents.

[9]               La décision se fonde également de façon importante sur le comportement des demandeurs lors d’un voyage qu’ils ont fait en Europe en octobre 2015. La SPR a tiré une conclusion négative tant du fait qu’ils n’ont pas demandé l’asile dans un ou l’autre des pays d’Europe qu’ils ont visités que de leur décision de réclamer à nouveau la protection de la Chine, même si, à ce moment, les demandeurs avaient subi suffisamment d’abus pour justifier une demande d’asile. L’explication des demandeurs pour cette conduite, soit qu’aucune décision n’avait encore été rendue sur les plaintes du demandeur et qu’il était raisonnable pour eux de rechercher la protection de l’État avant de tenter d’obtenir l’asile en Europe, a été rejetée par la SPR.

III.             Questions en litige et norme de contrôle

[10]           La norme de contrôle de l’évaluation de la crédibilité effectuée par la SPR est la norme de la décision raisonnable (Cao c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 315, au paragraphe 15).

[11]           La seule question à trancher est de savoir si la décision de la SPR était raisonnable.

IV.             Analyse

[12]           La SPR a tiré plusieurs conclusions négatives concernant la crédibilité. Elle a été d’avis que bien qu’aucune de ses conclusions n’était suffisante en soi pour rejeter la demande, le cumul de l’ensemble des conclusions démontre qu’il n’y a pas suffisamment de preuve crédible et véridique pour justifier la conclusion selon laquelle les demandeurs sont des réfugiés ou des personnes devant être protégées.

[13]           Un des principaux documents que la SPR n’a pas trouvé digne de confiance et qui a reçu peu, sinon aucun poids est la citation à comparaître du BSP. La question de savoir si une citation à comparaître a été émise contre les demandeurs est importante. Ces citations à comparaître sont au cœur de leur crainte d’être persécuté. Le moment où les demandeurs ont été cités à comparaître, si le BSP les a effectivement cités à comparaître, est également pertinent pour déterminer si le défaut de demander l’asile en Europe et la décision de réclamer à nouveau la protection de la Chine indiquent une absence de crainte subjective.

[14]           Malheureusement, l’analyse de la citation à comparaître effectuée par la SPR était déraisonnable. Sans cette conclusion, je ne peux établir de quelle façon la SPR aurait évalué la preuve et si elle en serait venue à la même conclusion à propos de la crédibilité des demandes des demandeurs. Par conséquent, la décision doit être annulée.

[15]           Chaque demandeur a reçu une citation à comparaître. Chaque citation a été rendue pour des motifs sous-jacents différents, mais le demandeur et la demanderesse ont chacun été accusés de diffamation envers le gouvernement, ce qui est un crime grave. La SPR a examiné les citations à comparaître et a noté qu’elles étaient semblables à des modèles de citation. Bien que chaque citation à comparaître comportait un sceau et une date, la SPR a conclu que la fiabilité de ces caractéristiques était minée par deux éléments : 1) la citation à comparaître n’affichait aucune adresse où se présenter ni coordonnées; 2) il est très facile de se procurer des modèles de documents officiels à remplir sur Internet. À mon avis, ni les préoccupations précédentes ni celles qui ont été ultérieurement soulevées par la SPR ne peuvent raisonnablement être utilisées pour tirer une conclusion négative sur l’authenticité des citations à comparaître ou pour réfuter leur présomption de validité puisqu’elles sont réputées avoir été rendues par un gouvernement étranger compétent (Chen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1133, au paragraphe 10 [Chen]; Ramalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 7241 (CF), au paragraphe 5).

A.                Absence d’adresse ou de coordonnées

[16]           La SPR a interrogé la demanderesse à propos de l’absence d’adresse où se présenter sur la citation à comparaître. Sa réponse est qu’il n’y a qu’un seul poste de police à Xiezhuang et que tout ce qui doit être fait dans le comté se fait à cet endroit. La SPR a rejeté cette explication, en la qualifiant « d’extrêmement hypothétique » et en affirmant qu’il s’agissait d’une tentative de la demanderesse de substituer son propre avis subjectif aux pratiques objectives du BSP. La SPR a conclu que la « fonctionnalité » de la citation à comparaître était compromise par l’absence d’une adresse où se présenter.

[17]           Cette conclusion ne tient pas compte du fait que la citation à comparaître exige à la demanderesse de se rendre directement au [traduction] « Bureau de la sécurité publique du comté de Zhao, au poste de police de Xiezhuang ». Il s’agit manifestement d’un emplacement précis et la demanderesse a témoigné qu’il n’y a qu’un seul poste de police dans le petit village de Xiezhuang. La SPR a néanmoins conclu que l’absence de coordonnées et d’adresse où se présenter compromettait la fiabilité et le caractère véridique des citations à comparaître, parce qu’un corps de police bien organisé comme le BSP ne se fierait pas à la connaissance subjective d’un accusé pour s’assurer qu’il se présente au poste de police.

[18]           Cette conclusion n’est tout simplement pas logique. Il n’y a pas de lien clair entre le degré d’organisation du BSP et la présence ou l’absence de coordonnées sur une citation à comparaître. Cette conclusion ne ressort pas non plus de la preuve de la demanderesse, qui affirme qu’il n’y a qu’un seul poste de police dans ce petit village, ou de la citation à comparaître même, qui précise que le poste de police est celui de Xiezhuang.

[19]           En résumé, la SPR a tiré une conclusion négative relative à la vraisemblance à propos de l’authenticité de la citation à comparaître. La Cour a clairement établi qu’il ne faut tirer de telles conclusions que « dans les cas les plus évidents » et en portant une attention particulière à la culture et au milieu d’où le demandeur provient (Valtchev c. Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2001 CFPI 776, au paragraphe 7).

[20]           Il peut sembler invraisemblable au Canada qu’une citation à comparaître soit envoyée sans adresse où se rendre représentée par une adresse municipale. Mais le Canada n’exige pas de ses citoyens qu’ils inscrivent l’endroit où ils se trouvent et les personnes avec qui ils demeurent auprès d’un bureau gouvernemental. Le Canada n’émet pas de hukous et n’exige pas à chacun de ses citoyens de détenir une carte d’identité nationale et de la présenter à la police sur demande. Le Canada possède un système d’adresses postales uniforme pour l’ensemble du pays et on peut raisonnablement s’y attendre à ce que tous les postes de police et les palais de justice possèdent une adresse pouvant être inscrite sur un document officiel.

[21]           Toutefois, de prendre tous ces faits à propos du Canada et d’appliquer les mêmes présomptions à la Chine, un pays possédant une relation tout à fait différente entre l’État et ses citoyens et qui en est à une étape de développement économique différente, n’est pas raisonnable. La SPR n’a pas suffisamment expliqué pourquoi [traduction] « on ne peut raisonnablement s’attendre » à ce que les résidents d’une petite municipalité chinoise connaissent l’emplacement de leur poste de police ou que ce poste ne possède pas d’adresse municipale semblable à ce que l’on retrouve au Canada. Le fait que même les postes de police ruraux ont accès à une base de données informatique complexe n’est absolument pas pertinent au fait qu’une citation à comparaître de la police dans une telle région demeurerait « fonctionnelle » en l’absence d’une adresse municipale.

B.                 Modèles de documents en ligne et prédominance de documents frauduleux

[22]           En ce qui a trait à l’accessibilité de modèles de citations à comparaître à remplir sur Internet, la SPR a conclu que le fait qu’on retrouve deux sceaux et une date sur les citations à comparaître a été miné non seulement parce qu’il est possible de se procurer des modèles à remplir en ligne, mais également parce que la preuve documentaire décrit le BSP comme étant [traduction] « un réseau policier national utilisant une technologie de pointe ». La SPR a déterminé que le BSP était une force policière interreliée et complexe et que la [traduction] « la marginalité de la citation à comparaître [des demandeurs] mine son authenticité ». Il semble que la référence à la « marginalité » des citations à comparaître, qui n’est pas expliquée, se fonde sur l’absence d’adresse ou de coordonnées. Aucun autre élément « marginal » n’a été mentionné avant cette référence. Considérant mon analyse sur la conclusion de la SPR relativement au caractère vraisemblable, rien ne soutient le fondement de la conclusion selon laquelle les citations à comparaître sont marginales.

[23]           La SPR a également conclu que les citations à comparaître n’étaient pas authentiques, en raison [traduction] « de rapports constants » relatifs à la contrefaçon de documents en Chine. La SPR a spécifiquement fait référence à deux reprises à la prédominance de documents d’identités frauduleux et au fait qu’on y retrouvait plus généralement des fraudes de toutes sortes. Cette partie de la décision se retrouve sous le titre [traduction] « Autres considérations ». Elle conclut que « pour tous ces motifs », peu de poids a été accordé à la citation à comparaître de la demanderesse. Dans cette partie de la décision, ces motifs semblent renvoyer aux modèles accessibles en ligne et à la prédominance de documents frauduleux.

[24]           La juxtaposition des commentaires de la SPR sur la technologie de fine pointe du BSP, sur l’accessibilité en ligne de modèles à remplir et sur la facilité d’obtenir des documents frauduleux a mené à deux conclusions supplémentaires, sans analyse, selon lesquelles l’authenticité des citations à comparaître était minée. Ces conclusions ne peuvent être maintenues puisque la Cour a constamment observé que la SPR doit faire preuve de prudence lorsqu’elle examine si la prédominance de documents officiels frauduleux en Chine constitue un facteur fiable pour déterminer si un document précis est contrefait (Chen, aux paragraphes 10 à 13 ainsi que les décisions qui y sont mentionnées). En l’espèce, la SPR n’indique pas qu’elle a tenu compte de la présomption et, si elle l’a fait, aucune justification ne démontre comment elle a été réfutée.

[25]           Dans les affaires où le témoignage donné au soutien d’une demande comporte des incohérences, des contradictions ou des omissions, mais qu’il est toutefois soutenu par des documents prétendument émis par une autorité officielle, il est important de faire la distinction entre l’authenticité et le poids à accorder au témoignage. La SPR ne peut tirer de conclusions négatives relatives à l’authenticité en l’absence de certains éléments de preuve indiquant que le document n’est pas authentique. La SPR peut toutefois conclure que le document ne corrobore pas suffisamment les allégations pour prouver la demande en dépit des problèmes provenant du témoignage du demandeur (Jele c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 24, aux paragraphes 45 à 50).

[26]           Autrement dit, il est improbable (bien que possible) qu’une histoire fausse soit soutenue par des documents ne pouvant pas être écartés comme étant des faux. Il est également improbable (bien que possible) qu’une histoire véridique soit soutenue par un témoignage comportant des incohérences, des contradictions et des omissions importantes. Lorsque ces deux facteurs sont présents, la SPR doit évaluer toute la preuve pour établir si l’histoire racontée par le demandeur est vraie selon la prépondérance des probabilités. Ce processus appelle à la déférence.

[27]           Toutefois, en l’espèce, les conclusions de la SPR sur les citations à comparaître ne font pas partie du processus général d’évaluation de la preuve. La SPR a plutôt explicitement tiré des conclusions à propos de l’authenticité des citations à comparaître, qui ont été assimilées au poids général à accorder à ces documents. Considérant que des documents officiels sont présumés être valides, ces conclusions relatives à l’authenticité sont déraisonnables. La SPR a conclu que sa décision se fonde sur l’évaluation cumulative de toute la preuve et qu’aucun de ces éléments, considérés de façon distincte, n’aurait été suffisant pour nier la crédibilité de la demande en soi.

[28]           Les deux citations à comparaître ont une grande valeur probante pour les demandes des demandeurs. Une citation à comparaître authentique du BSP pour le crime de diffamation du gouvernement peut justifier la déclaration relative à la crainte de persécution. Elle peut également permettre de passer outre l’allégation selon laquelle les demandeurs ont réclamé à nouveau la protection de la Chine. Il s’agit d’un élément de preuve de première importance qui, s’il avait été examiné sans les conclusions inadéquates relatives à l’authenticité, aurait facilement pu avoir une incidence sur le résultat du recours. La décision de la SPR relative aux deux demandeurs est déraisonnable à cet égard.

[29]           Pour ces motifs, l’affaire doit être renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour réexamen.

[30]           Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier relativement à ces faits.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4338-16

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      L’intitulé de la cause du présent recours est modifié pour substituer « Pei Mi » à « Pei Me ».

2.      La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée pour réexamen devant un tribunal différemment constitué.

3.      Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-4338-16

INTITULÉ :

YANG LIU, PEI Mi c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 juin 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 19 juin 2017

 

COMPARUTIONS :

Jeffrey Goldman

 

Pour les demandeURs

 

Norah Dorcine

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Czuma, Ritter

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeURs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général

du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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