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Date : 20170615


Dossier : T-1138-16

Référence : 2017 CF 596

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 juin 2017

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

LARRY PETER KLIPPENSTEIN

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Le procureur général sollicite une ordonnance visant à faire déclarer le défendeur, M. Klippenstein, plaideur quérulent en vertu de l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [la Loi]. Il fait valoir que depuis 2008, M. Klippenstein, qui se représente seul, a de façon persistante introduit et mené des procédures vexatoires devant notre Cour et d’autres cours, notamment en intentant un recours pour trancher une question qui avait déjà été tranchée par une cour compétente, en instituant des recours et des requêtes sans fondement, en réutilisant des motifs et des questions en litige d’une procédure à l’autre, en interjetant sans arrêt et sans succès des appels de décisions judiciaires, y compris des demandes d’autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada (qui ont été rejetées), en tentant d’intenter 75 poursuites privées ayant toutes été soient rejetées, soient suspendues, en soulevant des allégations injustifiées de parti pris à l’égard des membres de la cour et en faisant défaut de payer les dépens des instances pour lesquelles il n’a pas obtenu gain de cause.

[2]               L’article 40 est rédigé comme suit :

40. (1) La Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale, selon le cas, peut, si elle est convaincue par suite d’une requête qu’une personne a de façon persistante introduit des instances vexatoires devant elle ou y a agi de façon vexatoire au cours d’une instance, lui interdire d’engager d’autres instances devant elle ou de continuer devant elle une instance déjà engagée, sauf avec son autorisation.

40. (1) If the Federal Court of Appeal or the Federal Court is satisfied, on application, that a person has persistently instituted vexatious proceedings or has conducted a proceeding in a vexatious manner, it may order that no further proceedings be instituted by the person in that court or that a proceeding previously instituted by the person in that court not be continued, except by leave of that court.

[3]               Récemment, dans l’arrêt Canada v. Olumide, 2017 FCA 42 [Olumide], le juge Stratas de la Cour d’appel fédérale a donné son avis sur l’interprétation que doit recevoir l’article 40, qu’il caractérise comme étant [traduction] « un outil important à utiliser en temps opportun et dans les circonstances appropriées » (Olumide, au paragraphe 13) et qui illustre le fait que les cours fédérales [traduction] « sont des biens de la communauté utilisés au service de chacun, et non des ressources privées pouvant être réquisitionnées au détriment des intérêts de chacun » (Olumide, au paragraphe 17).

[4]               Les objectifs et le rôle de l’article 40 ont été décrits ainsi par le juge Stratas : [traduction]

[22]      L’article 40 vise les parties qui entreprennent un ou plusieurs recours et qui, intentionnellement ou non, poursuivent une fin inappropriée, comme d’infliger un préjudice ou d’exercer des représailles envers les parties ou la Cour. L’article 40 vise également les parties ingérables : celles qui font fi des règles procédurales, qui ne tiennent pas compte des ordonnances et des directives de la Cour et qui intentent de nouvelles procédures pour des requêtes et des recours ayant déjà été tranchés.

[23]      L’article 40 coexiste avec d’autres pouvoirs explicites, implicites ou nécessairement accessoires des cours fédérales leur permettant de gérer les parties et leurs procédures. Ces pouvoirs se retrouvent dans la Loi sur les Cours fédérales et les Règles des Cours fédérales, DORS/86-106. D’autres pouvoirs découlent de la compétence absolue des cours fédérales de gérer leur procédure (Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 RCS 626, 157 D.L.R. (4th) 385). Tous ces pouvoirs sont propres aux procédures particulières introduites devant les cours.

[24]      Cela permet de clarifier le rôle de l’article 40. Lorsque la mauvaise conduite d’une partie ne vise qu’une procédure en particulier, que le préjudice qu’elle cause est isolé et qu’il est peu probable qu’il se répète, le pouvoir usuel de gérer les parties et leurs procédures suffit. Toutefois, lorsqu’il est probable que cette mauvaise conduite se reproduise dans plusieurs procédures ou se répète dans des procédures subséquentes, et lorsque les objectifs de l’article 40 sont interpellés par la nature ou la conduite de la partie, il est approprié de faire intervenir les réparations prévues par l’article 40.

[5]               En traitant de la signification du terme « vexatoire » aux fins de l’article 40, le juge Stratas a souligné que le caractère vexatoire n’a pas à être précisément déterminé puisqu’il peut se présenter sous toutes sortes de formes. Il a dressé une liste non exhaustive des comportements vexatoires possibles : [traduction]

[32]      […] Ce comportement peut parfois provenir d’un certain nombre de recours et de requêtes sans fondement ou du dépôt de nouvelles requêtes ou de nouveaux recours pour lesquels les questions en litige ont déjà été tranchées. Parfois, le comportement vexatoire réside plutôt dans les fins recherchées par la partie, souvent révélées par la partie poursuivie, dans la nature des allégations qui sont portées et dans le langage utilisé. Il peut également s’agir de la façon dont les requêtes ou les recours sont entrepris : il peut s’agir de dépôts de demandes multiples et non nécessaires, d’affidavits et d’observations prolixes, incompréhensibles ou sans modération, ou du harcèlement ou de la victimisation des parties adverses.

[33]      Plusieurs plaideurs quérulents poursuivent des fins inacceptables et entreprennent des recours en vue de causer des dommages. Certains sont cependant différents, ont de bonnes intentions et ne souhaitent pas blesser personne. Il est néanmoins possible de déclarer ces derniers plaideurs quérulents s’ils entreprennent des recours d’une façon faisant intervenir les objectifs de l’article 40 : voir, par exemple,  Olympia Interiors (CF et CAF), précité.

[34]      Certaines décisions identifient les plaideurs quérulents par des « traits particuliers » ou relèvent certaines marques du caractère vexatoire : voir, par exemple, Olumide c. Canada, 2016 CF 1106, aux paragraphes 9 et 10, où la Cour fédérale a accueilli la demande en vertu de l’article 40 contre le défendeur; voir également le paragraphe 32 précité. Dans la mesure où les fins de l’article 40 demeurent à l’esprit et que les marques ou traits particuliers sont considérés comme étant des indices non contraignants du caractère vexatoire, ceux-ci peuvent s’avérer très utiles.

[6]               Ces « marques » ou ces « traits particuliers » mentionnés au paragraphe 34 de l’arrêt Olumide ont ainsi été définis dans la décision Olumide c. Canada, 2016 CF 1106, au paragraphe 10 :

(a)  [...] a été sermonné par divers tribunaux pour avoir eu un comportement vexatoire et abusif.

(b)  [...] intente des poursuites frivoles (y compris des requêtes, des demandes, des actions en justice et des appels).

(c)  [...] fait des allégations scandaleuses et non fondées contre les parties adverses à la Cour.

(d) [...] remet en litige des questions ayant déjà été tranchées contre [le plaideur quérulent].

(e)  [...] interjette couramment et systématiquement appel de décisions interlocutoires et finales, et ce, sans succès.

(f)  [...] fait fi des ordonnances des tribunaux et des règles des tribunaux.

(g)  [...] refuse de payer les dépens non réglés adjugés contre lui.

[7]               Le juge Stratas a rappelé que de déclarer un plaideur quérulent n’empêche pas la personne d’avoir accès aux cours, mais gère seulement cet accès en exigeant de la personne qu’elle demande – et obtienne –une autorisation avant d’entreprendre ou de poursuivre un recours (Olumide, au paragraphe 27).

[8]               Dans le cas de M. Klippenstein, le procureur général a également déposé une requête en vertu de l’article 40 devant la Cour d’appel fédérale. Les deux demandes invoquent les mêmes faits et les dossiers de demande sont identiques.

[9]               Le 29 mai 2017, le juge Stratas a accueilli la requête du procureur général et a déclaré M. Klippenstein plaideur quérulent, lui interdisant d’entreprendre tout nouveau recours devant la Cour d’appel fédérale sans l’autorisation de la Cour (Canada (Attorney General) v Klippenstein 2017 FCA 115 [Klippenstein FCA]). Le juge Stratas a ainsi décrit le profil de plaideur de M. Klippenstein : [traduction]

[3]        Le défendeur a engagé des dizaines d’instances auprès de divers tribunaux, notamment trente dossiers auprès du Banc de la Reine du Manitoba et de la Cour d’appel du Manitoba et dix demandes d’autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada. Dans ces instances, le défendeur remet souvent en cause des affaires qui ont déjà été tranchées, et fait régulièrement défaut de payer les dépens adjugés contre lui. Le défendeur a également intenté plus de soixante-quinze poursuites privées, qui ont toutes été rejetées ou retardées. [...]

[10]           Le juge Stratas a conclu que cette instance [traduction] « présent[ait] plusieurs des caractéristiques d’un comportement vexatoire examiné au paragraphe 34 de l’arrêt Olumide » (Klippenstein FCA, au paragraphe 3).

[11]           L’historique des démarches de M. Klippenstein devant la Cour peut se résumer comme suit.

[12]           Le 20 septembre 2012, M. Klippenstein a demandé le contrôle judiciaire d’une décision de la Commission canadienne des droits de la personne (T-1744-12). Au cours de cette procédure, le greffe a sollicité la directive de la Cour après que M. Klippenstein ait tenté de déposer une requête accompagnée d’affidavits non assermentés. Le 5 octobre 2012, la juge Gleason a ordonné que le défendeur fasse assermenter son affidavit soit en jurant sur une version de la Bible qu’il juge acceptable, soit en conformité avec la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5 [directive de la juge Gleason].

[13]           Le juge Manson a rejeté la demande de M. Klippenstein (T-1744-12) le 30 avril 2013 pour cause de retard [ordonnance du juge Manson]. Le 23 mai 2013, M. Klippenstein a déposé une demande en vue d’interjeter appel de l’ordonnance du juge Manson directement à la Cour suprême du Canada. Le 17 octobre 2013, la Cour suprême du Canada a rejeté l’appel.

[14]           Le 16 mai 2013, M. Klippenstein a déposé une demande introductive d’instance (T-874-13) par laquelle il souhaitait notamment faire accuser le greffe d’outrage au tribunal pour avoir omis de lui fournir un moyen de [traduction] « prêter serment sans aller à l’encontre de sa conscience ».

[15]           Le 8 juillet 2013, cette demande a été radiée par le protonotaire Lafrenière sans autorisation de la modifier au motif qu’elle : (i) ne faisait valoir aucune cause d’action valable; et (ii) constituait un abus de procédures.

[16]           L’appel de M. Klippenstein de l’ordonnance du protonotaire Lafrenière a été rejeté le 25 février 2014 par le juge Boivin dans la décision Klippenstein c. Canada, 2014 CF 174 [ordonnance du juge Boivin]. M. Klippenstein a alors demandé une autorisation d’interjeter appel de l’ordonnance du juge Boivin à la Cour d’appel fédérale. Il y sollicitait également des directives de la Cour d’appel fédérale afin qu’elle lui nomme un tuteur à l’instance. Le 14 avril 2014, le juge Pelletier a rejeté cette requête.

[17]           Le 30 septembre 2014, l’appel de l’ordonnance du juge Boivin a été rejeté par le juge Near dans l’arrêt Klippenstein c. Canada, 2014 CAF 216, qui a par le fait même rejeté la demande d’autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême du Canada [décision du juge Near]. M. Klippenstein a néanmoins déposé une demande d’autorisation d’interjeter appel de la décision du juge Near devant la Cour suprême du Canada (dossier no 36219).

[18]           Avant que sa demande d’autorisation soit rejetée par la Cour suprême du Canada le 19 mars 2015, M. Klippenstein a déposé une requête sollicitant une ordonnance de mise sous scellé à l’égard du dossier no 36219 et requérant la nomination d’un tuteur à l’instance. Cette requête a été accueillie en partie le 25 mai 2015, le greffe acceptant la demande d’autorisation et la demande visant à faire sceller la réponse du défendeur. Il n’a pas traité de la question du tuteur à l’instance.

[19]           Le 1er octobre 2014, M. Klippenstein a demandé que la directive de la juge Gleason soit convertie en ordonnance afin qu’il puisse en interjeter appel. Le 4 novembre 2014, la juge Gleason a rejeté cette requête. Le défendeur a interjeté appel de l’ordonnance de la juge Gleason devant la Cour d’appel fédérale.

[20]           M. Klippenstein a demandé la tenue d’une audience après que le demandeur ait déposé une requête en rejet sommaire. Dans son dossier de requête, le défendeur a soulevé une fois de plus la nécessité de nommer un tuteur d’instance. Le 25 février 2015, le juge Scott a rendu une directive selon laquelle aucune demande de tenue d’audience ne serait accueillie. Il n’a pas traité de la question du tuteur à l’instance.

[21]           Le 27 février 2015, la juge Dawson de la Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel de l’ordonnance de la juge Gleason [ordonnance de la juge Dawson]. M. Klippenstein a donc demandé une autorisation d’interjeter appel de l’ordonnance de la juge Dawson devant la Cour suprême du Canada. Cette dernière a rejeté la demande d’autorisation le 2 juillet 2015.

[22]           Le 29 juillet 2015, le demandeur, suivant l’ordonnance de la juge Dawson, a demandé la taxation des dépens par écrit. Le 4 décembre 2015, l’officier taxateur Bruce Preston a taxé le mémoire de frais. Le 21 décembre 2015, le défendeur a contesté la taxation et a menacé de déposer des accusations de fraude à l’encontre de M. Preston. Le 3 février 2016, la juge St-Louis a rejeté la requête.

[23]           Dans le cadre de la présente instance, M. Klippenstein a déposé un avis de question constitutionnelle dans lequel il soulève encore une fois les questions relatives à la prestation de serment et la nomination d’un tuteur en l’instance, en plus d’alléguer qu’il y a eu partialité.

[24]           Dans l’arrêt Klippenstein FCA, le juge Stratas a observé ce qui suit : [traduction]

[8][M. Klippenstein] continue de débattre des questions du serment et de la nécessité d’un tuteur à l’instance même si elles ont été tranchées contre lui. Dans la présente demande fondée sur l’article 40, plutôt que de défendre la demande sur le fond, le défendeur soulève de nouveau ces questions. Au cours de la plaidoirie concernant la présente demande, en réponse aux questions de la Cour, [M. Klippenstein] a confirmé que la prétention qu’il souhaite faire valoir concerne uniquement les questions de serment et de tuteur à l’instance qui ont déjà été tranchées. Il n’y a aucune autre prétention.

[25]           La Cour est confrontée à la même situation.

[26]           Avec respect, je suis convaincu, tout comme le juge Stratas l’était dans Klippenstein FCA, que les nombreux recours déposés devant la Cour – et devant les autres cours – par M. Klippenstein exhibent plusieurs caractéristiques ou marques du plaideur quérulent et, à moins d’accorder la mesure de redressement prévue à l’article 40 de la Loi, [traduction] « le comportement [de M. Klippenstein] risque de se reproduire dans plusieurs instances engagées devant notre Cour » (Klippenstein FCA, au paragraphe 4).

[27]           En outre, considérant que les nombreux recours déposés par M. Klippenstein devant les Cours fédérales sont intimement reliés, je ne vois pas de motifs d’en arriver à une conclusion différente de celle du juge Stratas.

[28]           Une fois de plus, comme le juge Stratas l’a souligné, une ordonnance en vertu de l’article 40 [traduction] « n’enlève pas au défendeur le droit d’invoquer une question en litige dans une demande ou un appel interjeté devant notre Cour, si le besoin se présente. Elle ajoute plutôt une mesure de régulation dans l’exercice de ce droit » (Klippenstein FCA, au paragraphe 10).  Le même principe s’applique à toute question déjà soulevée dans une procédure devant la Cour que M. Klippenstein souhaiterait faire valoir, le cas échéant.

[29]           La demande du procureur général sera par conséquent accordée. Le procureur général ne réclame aucuns dépens. Par conséquent, aucuns dépens ne seront adjugés.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE, pour les motifs énoncés, ce qui suit :

1.      Le défendeur ne pourra entreprendre d’autres recours devant la Cour fédérale sans autorisation préalable de la Cour;

2.      Aucune procédure instituée par le défendeur devant la Cour fédérale ne pourra être poursuivie sans autorisation préalable de la Cour;

3.      Aucuns dépens ne sont adjugés.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1138-16

 

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. LARRY PETER KLIPPENSTEIN

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 février 2017

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

Le 15 juin 2017

 

COMPARUTIONS :

Susan Eros

 

Pour le demandeur

 

Larry Peter Klippenstein

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

Pour le demandeur

 

 

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