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Date : 20170613


Dossier : T‑2105‑13

Référence : 2017 CF 585

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 juin 2017

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

BARD PERIPHERAL VASCULAR, INC.

et

BARD CANADA INC.

demanderesses

(défenderesses reconventionnelles)

et

W.L. GORE & ASSOCIATES, INC.

et

W.L. GORE & ASSOCIATES CANADA INC.

défenderesses

(demanderesses reconventionnelles)

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La Cour est saisie d’un appel de l’ordonnance rendue par le protonotaire Morneau le 11 avril 2017 (« l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats ») qui faisait droit à la requête de Bard de modifier des dispositions d’une ordonnance de non‑divulgation en vigueur afin que la consultation des documents soit restreinte aux avocats, empêchant du même coup l’avocat au procès de Gore de divulguer aux avocats internes et à des experts externes de l’entreprise une ordonnance rendue aux États‑Unis annulant une assignation à témoigner datée du 21 août 2015 (l’« ordonnance d’assignation à témoigner ») et les renseignements médicaux du Dr David Goldfarb (les « dossiers médicaux »), qui avaient été déposés à la Cour de district de l’Arizona des États‑Unis (la « Cour de district »).

II.                Contexte

[2]               Les appelants sont W.L. Gore & Associates, Inc. et W.L. Gore & Associates Canada Inc. (collectivement, « Gore » ou les « appelants »). Les défendeurs sont Bard Peripheral Vascular, Inc. et Bard Canada Inc. (collectivement, « Bard » ou les « défendeurs »).

[3]               Bard allègue que Gore a contrefait le brevet canadien no 1341519 (le « brevet 519 »), dont le titre français est Greffe vasculaire. Gore, dans sa demande reconventionnelle, soutient quant à elle que le brevet 519 est invalide.

[4]               Le Dr Goldfarb est l’inventeur du brevet 519, et les parties conviennent que son témoignage est pertinent pour trancher les questions de validité. Il a témoigné devant la Cour fédérale dans un litige canadien connexe portant sur le brevet 519 ainsi que devant des tribunaux aux États‑Unis dans des instances portant elles aussi sur ce brevet.

[5]               En juin 2015, Gore a déposé une requête devant la Cour de district afin d’interroger le Dr Goldfarb en citant les commissions rogatoires émises par cette cour dans le cadre de la présente instance. Il a été fait droit à cette requête le 27 juillet 2015, et la Cour de district a délivré une assignation à témoigner exigeant du Dr Goldfarb qu’il se présente pour un interrogatoire préalable. Lors de l’audition de l’appel visant la requête, la Cour de district a annulé l’assignation à témoigner au motif que le Dr Goldfarb était inapte à subir un interrogatoire pour raison de santé. Par la suite, les dossiers médicaux et l’ordonnance d’assignation à témoigner ont été frappés de la restriction « consultation restreinte aux avocats » par la Cour de district (l’« ordonnance rendue aux États‑Unis »).

[6]               En vertu de l’ordonnance rendue aux États‑Unis, seules les personnes suivantes peuvent avoir accès à l’ordonnance d’assignation à témoigner et aux renseignements médicaux :

a)      la Cour et son personnel et tout jury constitué par cette cour pour entendre l’instance;

b)      les sténographes et leur personnel dans l’exécution de leurs fonctions rattachées à l’instance;

c)      les avocats des parties et leur personnel;

d)     les consultants et les témoins externes convoqués à titre d’experts;

e)      tout déclarant qui est l’auteur du document ou l’a déjà reçu;

f)       toute autre personne qui pourrait être autrement autorisée par la loi, une ordonnance de la Cour ou une entente.

[7]               Contrairement à l’ordonnance rendue aux États‑Unis, l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats dans le cadre de la présente instance interdit à Gore, à ses avocats internes et à des experts externes de voir et d’examiner l’ordonnance d’assignation à comparaître et les dossiers médicaux. Gore soutient que ce niveau de confidentialité n’est pas proportionnel au type d’information visé par la restriction et soutient que le protonotaire a erré en fait et en droit lorsqu’il a accordé l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats.

III.             Questions en litige

[8]               Dans ses observations écrites, Bard soutient que l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats est plus restrictive que l’ordonnance rendue aux États‑Unis et accepte de la modifier afin d’autoriser les experts extérieurs à avoir accès à l’ordonnance d’assignation à témoigner et aux dossiers médicaux pour les besoins du présent litige (l’« ordonnance de consultation restreinte aux avocats modifiée »).

[9]               Lors de l’audience, Gore a précisé son argumentation et demandé que seules deux personnes aient accès à l’ordonnance d’assignation à témoigner et aux dossiers médicaux, soit deux de ses avocats, Cathy Testa et Allan Wheatgrass. Par conséquent, la seule question qu’il reste à trancher est s’il y a lieu d’accorder l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats modifiée, ou de modifier l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats de sorte à ce que les personnes suivantes aient accès à l’ordonnance d’assignation à témoigner et aux dossiers médicaux (la « nouvelle ordonnance de consultation restreinte aux avocats ») :

1)      les avocats externes de Gore;

2)      Allan Wheatcraft;

3)      Cathy Testa;

4)      les avocats externes de Bard;

5)      les consultants et les témoins externes convoqués à titre d’experts;

6)      le Dr Goldfarb et son avocat;

7)      les sténographes et leur personnel dans l’exécution de leurs fonctions rattachées à l’instance;

8)      la Cour et son personnel.

IV.             Analyse

A.                Norme de contrôle

[10]           Les parties conviennent que la norme de contrôle s’appliquant à l’examen de la décision du protonotaire d’accorder l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats est la norme établie dans la décision Housen, qui veut que la norme de la décision correcte soit la norme de contrôle applicable aux questions de droit et aux questions mixtes de fait et de droit lorsqu’il y a une question de droit isolable et une erreur manifeste et dominante pour les questions de fait (Housen c. Nilolaison, 2002 CSC 33). Il s’agit d’une norme de contrôle commandant la retenue qui reconnaît que « les protonotaires remplissent en fait les mêmes fonctions que les juges de la Cour fédérale » (Corporation de soins de la santé Hospira c. The Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, au paragraphe 63).

[11]           Cela dit, puisque Bard accepte de modifier l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats afin d’autoriser l’accès des experts externes à l’ordonnance d’assignation à témoigner et aux dossiers médicaux; je restreins mon analyse à la décision du protonotaire d’accorder une ordonnance de consultation restreinte aux avocats qui exclue Gore et ses avocats internes (c.‑à‑d. l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats modifiée). Comme il s’agit d’une question mixte de droit et de fait, la question que je dois trancher est si le protonotaire était fondé à décider d’interdire l’accès de Gore et de ses avocats internes à l’ordonnance d’assignation à témoigner et aux dossiers médicaux.

B.                 L’ordonnance de consultation restreinte aux avocats modifiée était‑elle fondée?

[12]           L’article 151 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, autorise la Cour à rendre une ordonnance pour que des documents qui seront déposés soient considérés comme confidentiels. L’article 4, qui autorise la Cour à trancher une question procédurale non prévue dans les Règles des Cours fédérales, lui permet d’admettre une requête en confidentialité qui dépasse la portée de l’article 151 des Règles, lequel est libellé ainsi :

151 (1) La Cour peut, sur requête, ordonner que des documents ou éléments matériels qui seront déposés soient considérés comme confidentiels.

(2) Avant de rendre une ordonnance en application du paragraphe (1), la Cour doit être convaincue de la nécessité de considérer les documents ou éléments matériels comme confidentiels, étant donné l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires.

151 (1) On motion, the Court may order that material to be filed shall be treated as confidential.

(2) Before making an order under subsection (1), the Court must be satisfied that the material should be treated as confidential, notwithstanding the public interest in open and accessible court proceedings.

[13]           La Cour suprême du Canada a établi qu’il existe un lien entre la publicité des procédures judiciaires et la liberté d’expression (Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2001 CSC 41, aux paragraphes 36 et 52 [Sierra Club]). La Cour suprême a toutefois noté que l’approche à la confidentialité se doit d’être flexible et de tenir compte du maintien de relations commerciales et contractuelles, des droits des justiciables civils à un procès équitable, et de l’intérêt du public et du judiciaire dans la recherche de la vérité et la solution juste des litiges civils (Sierra Club, au paragraphe 51), affirmant également que « la recherche de la vérité peut jusqu’à un certain point être favorisée par l’ordonnance de confidentialité », puisque certains documents, qui pourraient être pertinents à la procédure en instance, pourraient ne pas être déposés à moins d’être protégés par une ordonnance de confidentialité (Sierra Club, au paragraphe 77).

[14]           La Cour suprême a également déclaré qu’une requête en confidentialité aux termes de l’article 151 des Règles ne devrait être admise que dans les circonstances suivantes (Sierra Club, au paragraphe 53) :

a) elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque;

b) ses effets bénéfiques, y compris ses effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression qui, dans ce contexte, comprend l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires.

[15]           Les ordonnances de consultation restreinte aux avocats représentent une forme plus restrictive d’ordonnance de confidentialité qui ne devraient être accordées, de l’avis de la Cour, que dans des « circonstances exceptionnelles » (Lundbeck Canada Inc. c. Canada (Santé), 2007 CF 412, au paragraphe 14 [Lundbeck]). Bien que ces « circonstances exceptionnelles » ne soient pas définies, la Cour tient habituellement compte de trois facteurs qui militent en faveur du prononcé d’une ordonnance de confidentialité (Apotex Inc. et autres c. Wellcome Foundation Ltd., (1993) ACF no 1117, aux paragraphes 14 à 16 [Wellcome]) :

1)      l’ordonnance proposée va dans le même sens que les ordonnances de confidentialité rendues par consentement des parties dans les instances parallèles aux États‑Unis auxquelles les parties sont directement ou indirectement parties;

2)      l’ordonnance doit permettre à la partie adverse de s’opposer à la désignation de tel ou tel document comme confidentiel;

3)      la partie qui réclame l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats pense en toute bonne foi que ses intérêts commerciaux et scientifiques pourraient être gravement compromis par une divulgation publique.

[16]           Ces trois facteurs établis dans l’arrêt Wellcome constituent une liste non exhaustive de critères, et la Cour peut convenir de prendre en compte d’autres éléments pertinents (Lundbeck, au paragraphe 16). Toutefois, le risque causé par la divulgation de l’information contenue dans l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats doit être réel et important, en ce qu’il est bien étayé par la preuve et menace gravement l’intérêt en question (Sierra Club, au paragraphe 54).

[17]           Gore soutient qu’il n’existe aucune « circonstance exceptionnelle » en jeu dans la présente instance et laisse entendre que le protonotaire, en accordant l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats, a erré en droit. Gore affirme qu’à quelques exceptions près, toutes les affaires dans lesquelles une ordonnance de consultation restreinte aux avocats a été accordée concernaient des concurrents commerciaux et comportaient un risque démontrable que des renseignements délicats soient divulgués et utilisés contre la partie qui en fait la divulgation. De l’avis de Gore, il aurait été approprié, au vu des circonstances de l’affaire, d’accorder une ordonnance de confidentialité empêchant la divulgation des dossiers médicaux et de l’ordonnance d’assignation à témoigner au public, mais pas aux parties. Pour appuyer son affirmation, elle cite l’affaire Foss c. Foss, 2013 ONSC 1345 [Foss], qui porte sur une ordonnance de consultation restreinte aux avocats s’appliquant à des renseignements médicaux ayant été refusée et qui est selon elle d’une grande utilité pour trouver l’équilibre qu’il convient de préserver entre le droit à la vie privée et la nécessité de s’assurer que les parties ont accès aux documents pertinents à l’affaire.

[18]           Bard juge quant à elle que l’affaire Foss n’est ni utile ni instructive, puisque les renseignements médicaux en question étaient des renseignements médicaux personnels de l’une des parties qui avaient un lien direct avec la question en litige (Foss, au paragraphe 28) :

[traduction
Pour se prononcer sur la demande de tutelle, il faudra divulguer des documents et des renseignements personnels et privés au sujet de la santé et de la situation financière de M. Foss, de même que des dossiers délicats sur le plan commercial des diverses entreprises dans lesquelles M. Foss a des parts.

[19]           Bard soutient également qu’en l’espèce, ce qui rend « exceptionnelle » la situation ayant mené à la requête pour une ordonnance de consultation restreinte aux avocats modifiée est le fait que les dossiers médicaux et l’ordonnance d’assignation à témoigner ne comportent pas de renseignements relatifs à l’une ou l’autre des parties et que les renseignements qu’ils contiennent n’ont aucun lien direct avec l’un ou l’autre des actes de procédure. Bard est d’avis que l’intérêt public n’a peu, voire rien, à gagner d’une ordonnance visant à protéger la confidentialité de l’ordonnance d’assignation à témoigner et des dossiers médicaux.

[20]           Je conviens avec Bard que la décision Foss ne m’est d’aucune utilité pour déterminer si je dois accorder l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats modifiée ou la nouvelle ordonnance de consultation restreinte aux avocats. En fait, je suis d’avis que cette affaire n’a rien à voir avec les affaires dans lesquelles des renseignements sensibles sur le plan commercial sont présentés au sujet de l’une ou l’autre des parties au litige. Ayant tiré cette conclusion, je me dois en l’espèce de déterminer s’il existe une « circonstance exceptionnelle » qui justifierait la décision d’accorder une ordonnance de consultation restreinte aux avocats.

(1)               Les facteurs établis dans la décision Wellcome

[21]           Gore soutient que le protonotaire a erré en droit lorsqu’il a appliqué les facteurs de la décision Wellcome et que la procédure devant une cour de justice américaine, qui a abouti à l’ordonnance rendue aux États‑Unis, n’est pas une instance parallèle puisque Bard n’était pas partie à celle‑ci. De plus, elle affirme qu’il ne sera plus possible après coup d’interjeter appel du caractère confidentiel des dossiers médicaux ou de l’ordonnance d’assignation à témoigner puisque l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats modifiée désignera ces documents comme étant réservés à l’usage exclusif des avocats. Enfin, Gore fait valoir qu’il n’y a aucun intérêt commercial ou scientifique lié aux secrets industriels à protéger et que la divulgation de l’ordonnance d’assignation à témoigner et des dossiers médicaux à ses avocats à l’interne ne causera aucun préjudice à Bard.

[22]           Comme Bard l’a fait remarquer dans ses observations, l’instance devant une cour de justice américaine et l’ordonnance qui en a découlé sont survenues dans le cadre des présentes poursuites. L’assignation à témoigner avait été demandée à la suite des commissions rogatoires émises par cette cour, et l’ordonnance rendue aux États‑Unis avait été accordée après que le juge s’est prononcé sur deux questions, la première étant la question de savoir si l’état de santé du Dr Goldfarb l’empêchait de témoigner dans le cadre de l’instance, et la deuxième étant de savoir à qui l’ordonnance d’assignation à témoigner et les dossiers médicaux pouvaient être divulgués.

[23]           La Cour de district est arrivée à la conclusion qu’il y avait des motifs de sceller les dossiers médicaux et l’assignation à témoigner. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une ordonnance de consultation restreinte aux avocats sur consentement, comme c’était le cas dans Wellcome, le juge de la Cour de district a mis dans la balance le droit à la vie privée du Dr Goldfarb et les intérêts de Gore dans le litige. Cela étant, le principe de courtoisie judiciaire encourage cette cour à reconnaître l’ordonnance rendue aux États‑Unis.

[24]           De plus, j’estime que l’affirmation de Gore selon laquelle le protonotaire a erré parce qu’il n’existe aucun mécanisme lui permettant de contester la classification « consultation restreinte aux avocats » attribuée à l’ordonnance d’assignation à témoigner et aux dossiers médicaux découle d’une mauvaise interprétation du contexte dans lequel les facteurs de la décision Wellcome ont été établis. Au paragraphe 15 de la décision Wellcome, le juge MacKay affirme ceci : « si le dispositif de l’ordonnance est suffisamment général pour s’appliquer aux renseignements de toutes sortes et laisser à la partie qui produit ces derniers l’initiative de désigner ceux qui sont confidentiels, ce même motif permet à la partie qui reçoit les renseignements de s’opposer à la désignation de tel ou tel renseignement comme confidentiel ». La situation n’est pas la même en l’espèce, puisque les modalités de l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats modifiée sont très restrictives, n’englobant que l’ordonnance rendue aux États‑Unis et les dossiers médicaux. De plus, comme le souligne Bard, advenant le cas où la désignation s’étendrait à tout autre document que l’ordonnance rendue aux États‑Unis et les dossiers médicaux, l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats modifiée comprend une « disposition ouvrant droit à contestation ».

[25]           Enfin, bien que Bard reconnaisse qu’elle ne subirait aucun préjudice advenant une divulgation des renseignements, elle soutient que c’est le droit à la vie privée du Dr Goldfarb qu’il nous faut protéger. Je conviens que la divulgation de l’information contenue dans l’ordonnance d’assignation à témoigner et les dossiers médicaux ne porterait aucun préjudice aux intérêts commerciaux ou scientifiques de Bard. Il n’en demeure pas moins que ces documents contiennent des renseignements de nature hautement privée pour le Dr Goldfarb. Dans McInerney c. MacDonald, [1992] 2 RCS 138, la Cour suprême déclare ceci au paragraphe 148 :

Par conséquent, les dossiers médicaux contiennent, du moins en partie, des renseignements concernant le patient que celui‑ci a révélés et des renseignements qui ont été obtenus et consignés au nom du patient. Le fait que ces dossiers recèlent des renseignements de nature hautement privée et personnelle sur un individu est d’une importance primordiale. Ce sont des renseignements qui touchent à l’intégrité personnelle et à l’autonomie du patient. [...] Dans l’arrêt R. c. Dyment, j’ai fait remarquer que ces renseignements continuent fondamentalement d’appartenir à l’intéressé qui est libre de les communiquer ou de les taire comme il l’entend. [...] Bref, une personne peut décider de mettre des renseignements personnels à la disposition d’autrui afin de tirer certains avantages tels que des conseils et un traitement donnés par un médecin.

[Renvois omis.]

[26]           Comme je l’ai affirmé précédemment, le juge de la Cour de district a conclu que le Dr Goldfarb avait démontré l’existence d’un « motif valable » pour demander que soient scellés les dossiers médicaux et a jugé approprié, dans les circonstances, d’accorder l’ordonnance rendue aux États‑Unis. Le Dr Goldfarb n’étant pas une partie à la présente instance, son droit à la vie privée revêt une grande importance dans le cadre de ce litige et représente un facteur que la Cour doit à tout prix prendre en considération.

[27]           Cela dit, il est important de noter que la norme appliquée par le juge de la Cour de district pour conclure à la nécessité de sceller l’ordonnance d’assignation à témoigner et les dossiers médicaux diffère radicalement de celle utilisée par les tribunaux canadiens pour rendre la même décision. Ainsi, le critère appliqué par le juge de la Cour de district consistait à déterminer si le Dr Goldfarb avait démontré l’existence d’un « motif valable », tel qu’il est défini par le Neuvième Circuit dans l’affaire Kamakana v City and County of Honolulu, 447 F. 3d 1172 (9e Cir. 2006), qui aurait préséance sur la présomption d’accessibilité du public et éviterait à une partie d’être importunée, gênée, accablée ou qu’on lui impose un fardeau trop lourd ou des frais excessifs. Cette norme est donc différente de celle appliquée par cette cour pour déterminer si elle doit accorder une ordonnance de confidentialité, particulièrement une ordonnance de consultation restreinte aux avocats. S’il est vrai que le Dr Goldfarb risque la gêne, l’embarras et des frais excessifs, leur gravité ne se compare nullement à ceux qui étaient en jeu dans l’affaire Sierra Club.

[28]           En outre, bien que Bard allègue que le droit à la vie privée du Dr Goldfarb sera violé, elle ne présente aucun élément de preuve concret des préjudices d’une telle violation. Au moment de l’audience, ces conséquences n’étaient tout au plus que des spéculations. La Cour, si désireuse qu’elle soit de protéger le droit à la vie privée du Dr Goldfarb, n’a reçu aucune explication démontrant en quoi la divulgation de ces renseignements à deux autres personnes, soit à Mme Testa et à M. Wheatcraft (les avocats internes de Gore), porterait un grave préjudice à ce droit. Mme Testa et M. Wheatcraft sont tous deux officiers de cette cour. À ce titre, ils doivent respecter un principe de la plus haute importance, soit ne pas divulguer ou utiliser à d’autres fins que celles prévues aux présentes les renseignements confidentiels découlant de cette instance.

[29]           Il incombe à Bard de démontrer la nécessité d’une ordonnance de consultation restreinte aux avocats modifiée (Pfizer Canada Inc. c. Novopharm Ltd, 1996 ACF No 1369, au paragraphe 15) :

La partie qui demande une ordonnance aussi restrictive a la charge de prouver qu’il est nécessaire de frapper d’une restriction semblable la divulgation normale de renseignements qui peuvent se rapporter aux questions en litige. Si la partie requérante se voit imposer un fardeau aussi lourd, c’est qu’elle demande une dérogation aux règles normales destinées à garantir l’efficacité et l’intégrité du système de justice.

[30]           Dans l’affaire qui nous préoccupe, Bard a seulement posé comme hypothèse que le risque au droit à la vie privée du Dr Goldfarb s’en trouverait accru si Mme Testa et M. Wheatcraft avaient accès à l’ordonnance d’assignation à témoigner et aux dossiers médicaux. En conséquence, bien que Bard puisse croire en toute bonne foi qu’elle protège le droit à la vie privée du Dr Goldfarb d’un préjudice grave, aucun élément de preuve n’a été présenté qui justifierait une ordonnance aussi restrictive que l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats modifiée.

(2)               L’ordonnance de consultation restreinte aux avocats modifiée est‑elle nécessaire et les effets bénéfiques de l’ordonnance de confidentialité l’emportent‑ils sur ses effets préjudiciables?

[31]           Gore soutient que le protonotaire a erré en fait et en droit lorsqu’il a conclu que l’impossibilité, pour les avocats de Gore, de consulter l’ordonnance d’assignation à témoigner et les dossiers médicaux ne lui occasionnerait pas de préjudice grave. Elle estime en effet être brimée dans son droit fondamental d’être au fait de l’affaire et de la preuve à son encontre dans leurs moindres détails ainsi que dans sa capacité à donner des directives éclairées à ses avocats externes.

[32]           Bard reconnaît que l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats modifiée sera un inconvénient pour Gore, mais pas au point où cela l’empêche de donner ses directives à ses avocats externes et de monter son dossier. Bard fait valoir que la seule fin que peuvent avoir l’ordonnance d’assignation à témoigner et les dossiers médicaux consiste à servir d’éléments de preuve venant étayer un argument expliquant pourquoi un témoignage antérieur du Dr Goldfarb devrait ou non être admis en preuve, étant donné que ce témoignage ne serait autrement pas admissible puisqu’il s’agirait de ouï‑dire. De l’avis de Bard, ces arguments peuvent être formulés par les avocats externes, avec l’aide d’experts eux aussi externes au besoin, sans que les avocats internes de Gore doivent nécessairement connaître les détails de l’ordonnance d’assignation à témoigner et des dossiers médicaux.

[33]           Les avocats externes de Gore, ayant vu l’ordonnance d’assignation à témoigner et les dossiers médicaux dans le cadre de l’instance s’étant déroulée aux États‑Unis, soutiennent qu’ils devront impérativement demander l’avis des avocats internes de Gore, à savoir Mme Testa et M. Wheatcraft, avant d’aller de l’avant dans la présente action. Sans que ce facteur soit déterminant, il souligne la relation intangible qui existe entre un client et son avocat dans notre système de justice. La Cour suprême s’est prononcée à maintes reprises sur l’importance du secret professionnel de l’avocat, la plupart du temps dans le contexte du privilège des communications. Tout récemment, au paragraphe 26 de l’affaire Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. University of Calgary, 2016 CSC 53, la Cour suprême a déclaré ce qui suit :

On ne saurait trop insister sur l’importance du secret professionnel de l’avocat dans le fonctionnement du système juridique canadien. Il s’agit d’un privilège légal voué à la protection de rapports qui revêtent une importance capitale pour le système de justice dans son ensemble. Dans R. c. Gruenke, le juge en chef Lamer précise comme suit sa raison d’être :

La protection à première vue des communications entre l’avocat et son client est fondée sur le fait que les rapports et les communications entre l’avocat et son client sont essentiels au bon fonctionnement du système juridique. Pareilles communications sont inextricablement liées au système même qui veut que la communication soit divulguée. [. . .]

[Renvois omis, souligné dans l’original.]

[34]           La Cour suprême a abondé dans le même sens au paragraphe 26 de la décision Blank c. Canada (Ministre de la Justice), 2006 CSC 39 :

[Le] fondement du secret professionnel de l’avocat [est] fermement établi depuis des siècles. Il reconnaît que la force du système de justice dépend d’une communication complète, libre et franche entre ceux qui ont besoin de conseils juridiques et ceux qui sont les plus aptes à les fournir. La société a confié aux avocats la tâche de défendre les intérêts de leurs clients avec la compétence et l’expertise propres à ceux qui ont une formation en droit. Ils sont les seuls à pouvoir s’acquitter efficacement de cette tâche, mais seulement dans la mesure où ceux qui comptent sur leurs conseils ont la possibilité de les consulter en toute confiance.

[35]           Bien qu’il ne soit pas question du secret professionnel de l’avocat en l’espèce, ces déclarations de la Cour suprême mettent en exergue la gravité des effets préjudiciables découlant de l’impossibilité, pour les avocats internes de Gore, à savoir Mme Testa et M. Wheatcraft, de consulter les avocats externes de l’entreprise en disposant de tous les renseignements propres à l’affaire.

[36]           Nul ne conteste que le principal effet bénéfique découlant de la décision d’accorder l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats modifiée serait d’accéder à la demande du Dr Goldfarb de voir son droit à la vie privée être protégé. Comme je l’ai indiqué précédemment, cette cour prend très au sérieux le droit à la vie privée et reconnaît qu’il s’agit d’un droit qui touche à l’intégrité personnelle et à l’autonomie du Dr Goldfarb. Cela dit, aucun élément de preuve n’a été présenté qui atteste un risque tangible pour la vie privée du Dr Goldfarb si Mme Testa et M. Wheatcraft se voyaient accorder l’accès à l’ordonnance d’assignation à témoigner et aux dossiers médicaux. À ce stade, les allégations de préjudice ne sont que des affirmations « lapidaires » qui « peuvent fort bien démontrer la nécessité d’une ordonnance de confidentialité, mais ne justifient nullement de nuire aux rapports normaux qu’entretiennent l’avocat et son client » (Merck & Co c. Apotex Inc., 2004 CF 567, au paragraphe 14). Cette situation peut être comparée à celle qui prévaut dans la décision Rivard Instruments Inc c. Ideal Instruments Inc., 2006 CF 1338, où le juge Michel Shore a confirmé les dispositions de « consultation restreinte aux avocats » prévues dans une ordonnance de non‑divulgation accordée par la protonotaire Tabib sur la foi d’éléments de preuve attestant un préjudice potentiel.

[37]           En outre, Bard a soutenu à l’audience qu’elle demandait une ordonnance correspondant à l’ordonnance rendue aux États‑Unis principalement parce que le Dr Goldfarb avait fait savoir qu’il accepterait de lui donner accès à l’ordonnance d’assignation à témoigner et aux dossiers médicaux, pour peu que des dispositions équivalentes à l’ordonnance de confidentialité américaine soient en place au Canada. Il se peut, effectivement, que Bard doive assigner le Dr Goldfarb à témoigner si l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats modifiée n’est pas accordée, une situation qui risquerait de déclencher de nouvelles procédures aux États‑Unis. La possibilité que cela se produise n’est cependant pas suffisante pour l’emporter sur les effets préjudiciables sur le droit de Gore d’informer ses avocats. Les ordonnances de consultation restreinte aux avocats sont une sérieuse dérogation au secret professionnel de l’avocat et ne sont pas accordées pour des raisons de commodité.

[38]           Par conséquent, je conclus que l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats modifiée n’est pas nécessaire et que ses effets bénéfiques ne l’emportent pas sur ses effets préjudiciables.

C.                 Conclusion

[39]           Je suis d’avis que le protonotaire a erré en fait et en droit lorsqu’il est arrivé à la conclusion que l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats ne porterait pas préjudice à Gore. Gore a fait savoir qu’elle entendait utiliser les dossiers médicaux pour contester l’admissibilité de la preuve par ouï‑dire présentée par le Dr Goldfarb une fois que ses avocats extérieurs pourront recevoir les directives nécessaires et éclairées de ses avocats internes. L’impossibilité, pour les experts extérieurs ou deux avocats internes de Gore, à savoir Mme Testa et M. Wheatcraft, de consulter l’ordonnance d’assignation à témoigner et les dossiers médicaux empêcherait donc Gore de contester l’admissibilité de la preuve par ouï‑dire.

[40]           Comme je l’ai expliqué plus haut, l’ordonnance de consultation restreinte aux avocats modifiée n’a pas lieu d’être parce qu’elle porte gravement atteinte au secret professionnel de l’avocat. Cela dit, je conclus qu’il y a lieu d’accorder la nouvelle ordonnance de consultation restreinte aux avocats, qui autorise les deux avocats internes de Gore, Mme Testa et M. Wheatcraft, à consulter l’ordonnance d’assignation à témoigner et les dossiers médicaux.

V.                Dépens

[41]           Bard versera des dépens à Gore, quelle que soit l’issue de la cause, selon les montants indiqués à la colonne III du tableau du tarif B.


JUGEMENT dans l’affaire T‑2105‑13

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1)                  L’ordonnance de consultation réservée aux avocats sera modifiée pour devenir la nouvelle ordonnance de consultation réservée aux avocats qui autorisera les personnes suivantes à consulter l’ordonnance d’assignation à témoigner et les dossiers médicaux :

a.       les avocats externes de Gore;

b.      Allan Wheatcraft;

c.       Cathy Testa;

d.      les avocats externes de Bard;

e.       les consultants et les témoins externes convoqués à titre d’experts;

f.       le Dr Goldfarb et son avocat;

g.      les sténographes et leur personnel dans l’exécution de leurs fonctions rattachées à l’instance;

h.      la Cour et son personnel.

2)                  Bard versera des dépens à Gore, quelle que soit l’issue de la cause, selon les montants indiqués à la colonne III du tableau du tarif B.

« Michael D. Manson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑2105‑13

 

INTITULÉ :

BARD PERIPHERAL VASCULAR, INC. ET AL. c. W.L. GORE & ASSOCIATES, INC. ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 JUIN 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 JUIN 2017

 

COMPARUTIONS :

M. Brian Capogrosso

M. Eric Bellemare

Mme Joanne Chriqui

Pour les demanderesses

 

M. Aleem Abdulla

M. Marcus Klee

Pour les défenderesses

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

NORTON ROSE FULBRIGHT

Montréal (Québec)

Pour les demanderesses

 

AITKEN KLEE LLP

Ottawa (Ontario)

Pour les défenderesses

 

 

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