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Date : 20170612


Dossier : T-1944-08

Référence : 2017 CF 574

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 12 juin 2017

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

RICHARD GILLETT

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

ET

KEVIN HURLEY

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Vue d’ensemble

[1]               Le demandeur à la présente action, M. Richard Gillett, est un pêcheur commercial résidant à Twillingate (Terre-Neuve-et-Labrador). Il détient un ensemble de permis de pêche applicables à diverses espèces, notamment le capelan, et exploite un bateau de pêche baptisé « Midnight Shadow ». En raison de la décision qu’il a prise de louer son bateau à un autre pêcheur de commerce opérant au Québec, le ministère canadien des Pêches et des Océans [le MPO] lui a interdit d’utiliser son permis de pêche au capelan en 2007 et 2008. Il a formé la présente action contre le MPO et M. Kevin Hurley, le fonctionnaire du MPO qui lui a communiqué cette interdiction, sur le fondement du manque à gagner et d’autres préjudices qu’il attribue à celle-ci.

[2]               Aux motifs dont l’exposé suit, je déboute M. Gillette de son action. Il soutient que son permis de pêche au capelan constitue un bien dont les défendeurs l’ont dépossédé sans indemnisation, que ces derniers ont commis le délit civil de faute dans l’exercice d’une charge publique, que leurs actes constituent une rupture de contrat et que les actes de M. Hurley représentent une atteinte délictuelle à ses rapports économiques avec le MPO. Comme je l’explique en détail ci-dessous, je conclus que la preuve et les textes applicables n’établissent aucune des causes d’action que M. Gillett fait valoir.

II.                Rappel des faits

[3]               M. Gillett, qui réside dans la municipalité terre-neuvienne de Twillingate, est âgé de 45 ans et pratique le métier de pêcheur depuis 32 ans. Il détient divers permis de pêche commerciale et récolte toutes espèces qui lui sont accessibles selon les années, mais la présente action se rapporte seulement à la pêche au capelan en 2007 et 2008. Il exploite un bateau de pêche de 44 pieds équipé d’une senne coulissante, le Midnight Shadow, qui fait partie de la flottille à engins mobiles opérant dans les zones de pêche au capelan 1 à 11 de la côte nord-ouest de Terre-Neuve.

[4]               En 2007, le MPO a appliqué à la région de Terre-Neuve-et-Labrador [T-N-L] des mesures de gestion des pêches ayant pour effet de limiter l’utilisation des bateaux de la flottille à engins mobiles dans la pêcherie de capelan. Selon ces nouvelles mesures, un bateau de cette flottille ne pouvait pêcher que dans un seul secteur de gestion des pêches, et le titulaire d’un permis de pêche au capelan de la région de T-N-L qui louait un bateau à un titulaire de permis du même type, fût-ce d’une autre région, se voyait interdire d’utiliser ce bateau pour exploiter aussi son propre permis relatif à cette espèce. Le MPO a reconduit ces mesures en 2008, la seconde saison de pêche sur laquelle porte l’action de M. Gillett.

[5]               Bien qu’informé de ces mesures par des fonctionnaires du MPO, M. Gillett a décidé en juin 2007 de donner à bail le Midnight Shadow à M. Roy Griffin, titulaire d’un permis de pêche au capelan de la région du Québec. En conséquence, le MPO n’a pas délivré à M. Gillett les conditions afférentes à son permis de pêche au capelan pour la saison de 2007 et a mis ce permis en réserve. M. Gillett s’est ainsi trouvé incapable de pêcher le capelan en vertu de ce permis dans la saison de 2007. M. Kevin Hurley, qui occupait alors au MPO le poste de chef de secteur, Gestion des ressources – Centre de Terre-Neuve, a communiqué cette décision à M. Gillett par lettre en date du 5 juillet 2007. En 2008, M. Gillett a encore une fois loué le Midnight Shadow à M. Griffin, pour subir la même conséquence.

[6]               C’est en 2008 que M. Gillett a intenté la présente action, où il demande à être indemnisé de la perte des sommes que selon lui il aurait gagnées s’il avait été autorisé à exploiter son permis de pêche au capelan en 2007 et 2008, ainsi que de la privation de prestations de l’assurance-emploi et du Régime de pensions du Canada. Il réclame aussi des dommages-intérêts exemplaires, majorés et punitifs, au motif que les défendeurs se seraient en l’espèce conduits envers lui de manière tyrannique, irrégulière et répréhensible.

III.             Les témoins

[7]               Comme elles y avaient été invitées dans le cadre du processus de gestion de l’instance, les parties ont établi un recueil conjoint de documents, dont elles ont convenu d’accepter l’admission au procès sans exiger de dépositions orales à l’appui. Par conséquent, un nombre limité de personnes ont témoigné au procès, et leurs témoignages se sont en outre révélés relativement brefs.

[8]               M. Gillette était le seul témoin de la partie demanderesse. Il a exposé à la barre sa participation et celle de son bateau à la pêche au capelan, les événements (notamment ses communications avec des fonctionnaires du MPO) qui avaient mené à la location de son bateau à M. Griffin et à la mise en réserve de son permis, et le calcul des dommages-intérêts qu’il réclamait. L’avocate des défendeurs l’a contre-interrogé et a reconnu dans sa plaidoirie finale qu’il s’était comporté en témoin franc et digne de foi.

[9]               Les défendeurs ont présenté leur preuve par le truchement de trois témoins, qui ont tous été contre-interrogés par l’avocat du demandeur, et ont aussi déposé de manière professionnelle et digne de foi. Le codéfendeur Kevin Hurley a témoigné sur son rôle dans l’élaboration des mesures de gestion applicables à la pêche au capelan en 2007 et 2008, et sur ses communications avec M. Gillett concernant l’effet de la décision de ce dernier de louer son bateau à M. Griffin.

[10]           Deux gestionnaires des ressources affectés au bureau régional du MPO à St. John’s ont également témoigné pour les défendeurs. Mme Annette Rumbolt, gestionnaire des ressources chargée de la délivrance de permis pour la région de T-N-L de 2005 à 2010, a expliqué à la barre la procédure de délivrance de permis du MPO, ainsi que son rôle dans l’élaboration des mesures de gestion de 2007 et 2008, et l’effet de ces mesures sur l’application de ladite procédure au cas de M. Gillett. M. Ray Walsh, gestionnaire des ressources chargé des espèces pélagiques pour la région de T-N-L de 2005 à 2008, est le témoin du MPO qui a le plus contribué au contenu de fond des mesures de gestion de la pêche au capelan mises en œuvre en 2007 et 2008. Il a exposé la genèse de ces mesures, expliqué leur but, et relaté les communications qu’il avait eues avec M. Gillett à leur sujet en juin 2007, avant que ce dernier ne louât son bateau à M. Griffin.

[11]           On trouvera à la section « Analyse » des présents motifs un examen détaillé de la preuve des parties et des autres témoins, sous ses aspects pertinents au résultat de la présente action. Comme je le disais plus haut, tous les témoins ont paru dignes de foi, et ma décision ne repose pas sur l’attribution d’une valeur probante supérieure à tel témoignage par rapport à tel autre.

IV.             Les questions en litige

[12]           Le protonotaire Morneau, dans l’ordonnance en date du 15 janvier 2016 qu’il a rendue à la suite de la rencontre préalable à l’instruction de la présente affaire, a défini comme suit les questions et sous-questions à trancher au procès :

A.                Le demandeur détenait-il un permis de pêche au capelan pour la saison de 2007?

                                               i.                  Ce permis, une fois délivré, constitue-t-il un bien?

                                             ii.                  Le refus par les défendeurs, ou l’un ou l’autre d’entre eux, d’autoriser le demandeur à exercer le droit de récolte de capelan est-il un cas de dépossession sans indemnisation?

B.                 Le demandeur a-t-il établi la présence des éléments constitutifs du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique?

C.                 Le demandeur a-t-il établi l’existence d’une rupture de contrat?

D.                Le demandeur a-t-il établi une atteinte aux rapports économiques?

E.                 Dans le cas où la Cour conclurait à une quelconque responsabilité des défendeurs, quelle serait la mesure appropriée des dommages-intérêts?

[13]           Vu la preuve et les arguments présentés, j’estime que cette formulation des questions en litige constitue un cadre satisfaisant pour l’examen de la présente action.

V.                Analyse

A.                Le demandeur détenait-il un permis de pêche au capelan pour la saison de 2007?

                                i.            Ce permis, une fois délivré, constitue-t-il un bien?

[14]           La première cause d’action invoquée par M. Gillett est que le refus des défendeurs de l’autoriser à récolter du capelan en vertu de son permis en 2007 et 2008 équivaut à la dépossession d’un droit de propriété sans indemnisation. Cette cause d’action repose sur la thèse de M. Gillett selon laquelle il détenait un permis de pêche au capelan pour les saisons de 2007 et 2008, et que ce permis, une fois délivré, lui conférait un droit de propriété. Comme je l’explique en détail plus loin, j’estime que la meilleure façon de répondre à la question de savoir si M. Gillett détenait ce permis est de l’examiner en même temps que celle de savoir si un tel permis constitue un bien, étant donné que les réponses aux deux questions dépendent de la réalité des droits particuliers que, selon lui, ledit permis lui a conférée.

[15]           M. Gillett invoque au soutien de sa thèse un document de permis qu’il a produit en preuve. Ce document, établi par le MPO et intitulé « Permis/conditions et immatriculation des bateaux » [le document de permis], donne comme date de son impression le 28 juin 2007, porte le nom de M. Gillett, le numéro d’identification de son entreprise et le matricule du Midnight Shadow, et énumère des permis de pêche de plusieurs espèces, notamment le capelan. Pour ce qui concerne le capelan, le document de permis autorise l’utilisation de la senne coulissante et la pêche dans les zones 1 à 11, et fixe le droit applicable à 30 $. M. Gillett soutient que, une fois qu’il eut payé le droit applicable et que le MPO lui eut délivré le document de permis, il détenait effectivement un permis, lequel lui conférait un droit de propriété.

[16]           Les défendeurs avancent quant à eux que M. Gillett ne détenait pas de permis valide de pêche au capelan en 2007 ni en 2008, et que la Cour n’a donc pas à décider si un tel permis constitue un bien. Cependant, les défendeurs soutiennent aussi qu’un tel permis ne conférerait pas d’intérêt de propriété à M. Gillett, et que ce dernier ne jouissait par conséquent d’aucun droit de propriété dont il aurait pu être dépossédé sans indemnisation.

[17]           L’argumentation des défendeurs repose principalement sur l’explication donnée par Mme Rumbolt du processus de délivrance des permis. Cette dernière a expliqué que ses fonctions à l’administration régionale du MPO, sise à St. John’s, comprenaient la charge du bureau qui délivrait les permis et les conditions afférentes aux pêcheurs, et percevait les droits applicables. Ces documents sont délivrés selon un cycle annuel, qui commence vers la fin de l’année calendaire, au moment où le MPO expédie par la poste aux titulaires les formulaires de renouvellement de leurs permis. Le titulaire d’un permis peut payer le droit applicable à n’importe quel moment avant de commencer à l’exploiter, et le MPO lui délivre alors un document de permis. Cependant, avant d’avoir le droit de pêcher, le titulaire du permis doit aussi avoir reçu les conditions afférentes à celui-ci. Mme Rumbolt a défini le document de permis comme la [traduction] « page de couverture », et les conditions comme les [traduction] « règles de route », qui exposent les mesures applicables aux pêcheries respectives.

[18]           Toujours selon Mme Rumbolt, les conditions afférentes au permis souvent ne sont pas délivrées en même temps que le document de permis, parce qu’elles n’ont pas encore été arrêtées au moment où le titulaire acquitte le droit et reçoit ce document. La fixation des conditions doit être précédée de la réception des données scientifiques applicables à la pêcherie en question, ainsi que de la consultation des intéressés du secteur, soit les pêcheurs eux-mêmes, la Fishermen, Food and Allied Workers Union [la FFAW] (syndicat que M. Hurley a plus tard défini comme représentant les pêcheurs), les groupes autochtones, les transformateurs et le gouvernement provincial. Il arrive parfois, a ajouté Mme Rumbolt, que les conditions afférentes au permis ne puissent être délivrées que quelques jours avant l’ouverture de la saison de pêche.

[19]           Pour ce qui concerne le document de permis délivré à M. Gillett, Mme Rumbolt a expliqué que la date d’impression – le 28 juin 2007 – était la date de délivrance de ce document, d’où il fallait conclure que les droits applicables avaient alors été acquittés. Elle a aussi attiré l’attention sur un passage du document même qui donnait textuellement la précision suivante : « Le titulaire ne peut exploiter aucun permis sans que les conditions particulières y afférentes soient jointes au présent document. »

[20]           Mme Rumbolt a déclaré dans son témoignage que M. Kevin Hurley ou M. Ray Walsh lui avait donné pour instructions de ne pas délivrer à M. Gillett de conditions afférentes à son permis de pêche au capelan pour la saison de 2007, en raison de nouvelles mesures alors devenues applicables à cette pêche, et que soit M. Hurley, soit M. Walsh, soit elle-même avait pris la décision de mettre ce permis en réserve. Elle a expliqué que cette décision était motivée par le fait que M. Gillett avait loué son bateau à un pêcheur de la région du Québec, de sorte que la politique de 2007 lui interdisait de participer, cette année-là, à la pêche au capelan dans la région de T-N-L. En conséquence, les conditions afférentes au document de permis n’ont été imprimées que le 14 novembre 2007, au moment où le MPO se préparait à délivrer les documents de renouvellement des permis pour l’année suivante. Mme Rumbolt a défini cette opération comme une mise en ordre des documents de permis en préparation du cycle suivant de renouvellement. Dans son propre témoignage, M. Hurley a déclaré avoir été consulté à ce sujet et il a confirmé qu’il était acceptable que les conditions fussent imprimées dans le cadre du processus de mise en ordre, étant donné que la saison de pêche au capelan avait alors pris fin.

[21]           Sur la toile de fond de ces témoignages, M. Gillett soutient qu’il s’est trouvé titulaire d’un permis de pêche au capelan dès que lui a été délivré le document de permis en date du 28 juin 2007, tandis que les défendeurs répondent qu’il ne détenait pas un tel permis, qui fût en tout cas valide, parce qu’il n’avait pas alors reçu délivrance des conditions y afférentes. M. Gillett invoque deux précédents au soutien de sa thèse : l’arrêt de la Cour suprême Saulnier c. Banque Royale du Canada, 2008 CSC 58 [Saulnier], et l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Canada c. Haché, 2011 CAF 104 [Haché].

[22]           La Cour suprême a expliqué au paragraphe 43 de Saulnier qu’un permis de pêche délivré par le ministre des Pêches et des Océans en vertu  du paragraphe 7(1) de la Loi sur les pêches, LRC 1985, c. F-14, confère à son titulaire le droit de participer à des activités de pêche exclusive en conformité avec les conditions fixées par ce permis, ainsi qu’un droit de propriété sur le poisson récolté et le produit de leur vente. Elle a ajouté que l’essence de ce qui est ainsi conféré, à savoir le permis de participer à la pêche en question ainsi que l’intérêt de propriété sur le poisson récolté en conformité avec les conditions de ce permis et les règlements pris par le ministre, constitue un intérêt de propriété aux fins des définitions que donnent respectivement des termes « bien » et [traduction] « bien personnel » la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, LRC 1985, c. B-3, et la Personal Property Security Act, SNS 1995-1996, c. 13. (Voir Saulnier, aux paragraphes 46 et 51.)

[23]           M. Gillett rappelle que la Cour d’appel fédérale, dans Haché, a pris en considération l’arrêt Saulnier et conclu de son examen que les permis de pêche étaient des « biens » au sens du paragraphe 248(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c. 1 (5e suppl.) [la LIR], de sorte que le produit de la disposition par l’intimé de deux permis de pêche commerciale était imposable à titre de gain en capital. Par cette conclusion, la Cour d’appel fédérale infirmait la décision de la Cour canadienne de l’impôt référencée 2010 CCI 10, qui avait posé l’inapplicabilité de Saulnier à l’espèce au motif que l’intimé n’avait jamais reçu les conditions afférentes à son permis de pêche au poisson de fond. La Cour de l’impôt avait conclu de ce fait que le permis n’était pas valide et ne conférait pas de droits qu’on pût assimiler à un bien.

[24]           La Cour d’appel fédérale a examiné l’effet des conditions afférentes au permis, prenant acte que le texte même du document de permis interdisait au titulaire de prendre part aux activités de pêche avant d’avoir reçu des conditions valides et de les avoir jointes à ce document, et renvoyant aux dispositions réglementaires qui régissent la délivrance des conditions de cette nature, énoncées à l’article 22 du Règlement de pêche (dispositions générales), DORS/93-53. La même Cour, après avoir rappelé que l’intimé n’avait pas reçu les conditions afférentes à son permis de pêche au poisson de fond en raison du moratoire auquel étaient assujettis les stocks de cette nature depuis les années 1990, a analysé comme suit aux paragraphes 34 et 35 l’effet de l’absence de ces conditions :

[34]      Je ne suis pas d’accord. Le permis autorise son titulaire à participer à des activités  de pêche exclusive en conformité avec les conditions y mentionnées. Les conditions y afférentes ne constituent que le cadre et les limites d’exercice de l’activité autorisée. Dans les faits, si le moratoire avait été levé, en tout ou en partie, entre janvier 2000 et mai 2001, l’intimé aurait pu, dès les conditions d’exercice de son permis reçues, prendre la mer et pêcher le poisson de fond puisqu’il était détenteur d’un permis valide pour cette période.

[35]      Comme le plaide l’appelante, si l’absence de conditions rattachées au permis devait faire obstacle à sa validité, ce permis n’aurait pu être émis le 19 avril 2000, ni au cours des années antérieures alors que le moratoire était toujours en vigueur. Par ailleurs, pourquoi acquitter les frais de renouvellement d’un permis qui sera vraisemblablement invalide si ce n’est parce que ce permis établit pour son détenteur le droit ou le pouvoir exclusif de faire partie du noyau et de participer aux activités de pêche commerciale? Il ressort autant des textes législatifs que de la preuve que le fait que l’intimé n’ait pas reçu les conditions afférentes à ce permis ne l’empêchait pas de détenir un « faisceau de droits » qu’il aurait pu exercer dès l’obtention de ces conditions. C’est du permis lui-même qu’émanaient les droits de l’intimé de participer à une pêche commerciale exclusive, non des conditions qui s’y rattachaient de temps à autre. Cette distinction, à mon avis déterminante, semble avoir échappé à la juge.

[25]           Se fondant sur cette analyse exposée dans Haché, M. Gillett soutient que la non-délivrance des conditions afférentes à son permis de pêche au capelan pour 2007 n’a aucun effet sur le droit de propriété à lui conféré par la délivrance du document de permis.

[26]           À mon avis, il faut examiner l’effet de l’absence de conditions afférentes au permis dans le contexte du droit de propriété particulier que M. Gillett affirme lui avoir été conféré par le document de permis. L’arrêt Haché a assimilé à un gain en capital le produit de la disposition de son permis par l’intimé, au motif que ce permis constituait un faisceau de droits entrant dans la définition que la LIR donne du terme « bien ». Il s’agissait là de droits que l’intimé serait habilité à exercer sur délivrance des conditions afférentes au permis. La Cour d’appel fédérale a par conséquent rejeté la thèse que le permis fût invalide en raison de l’absence des conditions y afférentes.

[27]           Si j’applique cette analyse au permis de pêche au capelan de M. Gillett pour la saison de 2007, je constate qu’il détenait aussi un faisceau de droits qu’il aurait pu exercer une fois qu’il aurait reçu les conditions afférentes à ce permis. Cependant, selon mon interprétation du témoignage de Mme Rumbolt, le MPO a refusé de délivrer des conditions à annexer au permis de pêche au capelan de M. Gillett pour 2007 en application de sa politique de gestion des pêches, parce que ce dernier avait loué le Midnight Shadow à M. Griffin en 2007 et par conséquent n’était pas admis, suivant cette politique, à participer à la pêche au capelan dans la région de T-N-L cette année-là. Le MPO soutient en contestation de la présente action que le permis de M. Gillett n’était [traduction] « pas valide », au motif de la non-délivrance des conditions y afférentes. Cette définition de la situation du permis ne me paraît pas particulièrement juste, étant donné les observations formulées par la Cour d’appel fédérale dans le passage cité plus haut de l’arrêt Haché et le fait que le permis représentait néanmoins un faisceau de droits. Ce faisceau comprenait, par exemple, le droit de demander le renouvellement du permis l’année suivante et celui de pêcher le capelan une fois que le MPO aurait délivré les conditions afférentes à ce permis. Cependant, ledit faisceau ne comprenait pas le droit de pêcher le capelan dans la saison de 2007, le MPO ayant décidé de ne pas délivrer de conditions à M. Gillett au motif que la politique applicable lui interdisait de participer à cette pêche.

[28]           Compte tenu de cette analyse, je ne vois aucun motif de conclure que le permis de pêche au capelan de M. Gillett pour 2007 lui ait conféré un droit de propriété de la nature qu’il fait valoir dans la présente action. Premièrement, il est important de se rendre compte que les conclusions de Saulnier et de Haché, selon lesquelles les droits conférés par les permis de pêche constituent des intérêts de propriété, n’ont été formulées qu’aux fins de certaines définitions législatives. La Cour d’appel fédérale l’a fait remarquer dans son récent arrêt Canada c. 100193 P.E.I. Inc., 2016 CAF 280 [100193 P.E.I. Inc. - CAF] (autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée le 1er juin 2017), qui tranchait un appel contre une décision de la Cour fédérale sur une requête en jugement sommaire (100193 P.E.I. Inc. c. Canada, 2015 CF 932 [100193 P.E.I. Inc. - CF]). La Cour fédérale avait refusé de rejeter une demande fondée sur l’expropriation qu’avaient formée des acteurs de la pêche au crabe des neiges relativement à des contingents qui ne leur avaient pas été attribués. Aux paragraphes 13 à 17 de 100193 P.E.I. Inc. - CAF, la Cour d’appel fédérale a rappelé le contexte législatif particulier dans lequel les arrêts Saulnier et Haché avaient été rendus, fait observer que la loi ne reconnaît pas aux pêcheurs d’intérêt propriétal dans le poisson non capturé ou la pêcherie, et conclu que la Cour fédérale aurait dû rejeter la demande d’indemnisation fondée sur l’expropriation.

[29]           De même, dans sa récente décision Anglehart c. Canada, 2016 CF 1159 [Anglehart], notre Cour a examiné les allégations de pêcheurs de crabe selon lesquelles la Couronne les avait dépossédés de leurs droits de propriété en réduisant leurs contingents individuels. Concluant que la portée des arrêts Saulnier et Haché se limitait au contexte législatif dans lequel ils avaient été rendus, le juge Gagné a rappelé les observations formulées par le juge Binnie au paragraphe 48 de Saulnier, selon lesquelles la conclusion de la Cour suprême valait à certaines fins législatives et ne restreignait pas le pouvoir discrétionnaire du ministre en matière de gestion des pêches. Le juge Gagné a aussi fait remarquer qu’un permis de pêche n’est pas normalement considéré comme un bien en common law, et que le faisceau de droits défini dans Saulnier comprend un droit de propriété sur le poisson récolté et le produit de sa vente, mais pas sur un contingent de poisson non capturé. (Voir les paragraphes 107 à 115 d’Anglehart.)

[30]           Notre Cour a rejeté dans Anglehart la cause d’action fondée sur l’expropriation, appliquant au paragraphe 160 le raisonnement suivi par la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse dans Taylor c. Dairy Farmers of Nova Scotia, 2010 NSSC 436 (confirmée par 2012 NSCA 1), selon lequel les quotas attribués aux producteurs laitiers de cette province ne constituaient pas des biens dont on pût être dépossédé.

[31]           J’adhère au raisonnement suivi dans 100193 P.E.I. Inc. - CAF et Anglehart, et l’estime applicable à l’allégation d’expropriation de M. Gillett. Ayant reçu délivrance d’un document de permis, mais pas des conditions afférentes à la pêche au capelan, au motif de son inadmissibilité à participer à la récolte de cette espèce dans la région de T-N-L en 2007, M. Gillett ne détenait pas le droit de prendre part à ladite récolte cette même année. Il n’avait pas de droit de propriété sur le poisson non capturé, et par conséquent pas de droit de cette nature que la loi définirait comme un bien dont on puisse être dépossédé. Cette analyse s’applique tout autant à la saison de pêche au capelan de 2008, où M. Gillett a de nouveau décidé de louer son bateau à M. Griffin, de sorte que, encore une fois, il s’est vu refuser le droit de participer à la pêche de cette espèce dans la région de T-N-L.

                              ii.            Le refus par les défendeurs, ou l’un ou l’autre d’entre eux, d’autoriser le demandeur à exercer le droit de récolte de capelan est-il un cas de dépossession sans indemnisation?

[32]           Il s’ensuit que le refus par les défendeurs d’autoriser M. Gillett à pêcher le capelan dans la région de T-N-L en 2007 et 2008 n’est pas un cas de dépossession sans indemnisation.

B.                 Le demandeur a-t-il établi la présence des éléments constitutifs du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique?

[33]           Les deux parties s’en rapportent à l’arrêt de la Cour suprême du Canada Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69 [Successon Odhavji], pour la définition des éléments constitutifs du délit civil de faute dans l’exercice d’une charge publique. Les défendeurs se sont référés au résumé suivant de ces éléments qu’on trouve au paragraphe 32 de l’arrêt en question :

32        Pour résumer, j’estime que la faute commise dans l’exercice d’une charge publique constitue un délit intentionnel comportant les deux éléments distinctifs suivants : (i) une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de fonctions publiques; et (ii) la connaissance du caractère illégitime de la conduite et de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur. À cela s’ajoute l’exigence pour le demandeur d’établir l’existence des autres conditions communes à tous les délits. Plus précisément, le demandeur doit démontrer que les préjudices qu’il a subis ont pour cause juridique la conduite délictuelle, et que ces préjudices sont indemnisables suivant les règles de droit en matière délictuelle.

[34]           L’argumentation de M. Gillett se concentre sur les deux principaux éléments constitutifs de ce délit intentionnel et sur l’explication suivante, donnée aux paragraphes 22 et 23 de Succession Odhavji, de la manière dont la présence de ces éléments peut être prouvée dans le cas d’un délit dit de catégorie A, lequel il affirme avoir été commis par les défendeurs dans la présente espèce :

22        Quels sont alors les éléments essentiels du délit – du moins dans la mesure où il est nécessaire de définir les questions que soulèvent les actes de procédure dans le présent pourvoi? Dans l’arrêt Three Rivers, la Chambre des lords a statué qu’il y avait deux façons — que je regrouperai sous les catégories A et B — de commettre le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique. On retrouve dans la catégorie A la conduite qui vise précisément à causer préjudice à une personne ou à une catégorie de personnes. La catégorie B met en cause le fonctionnaire public qui agit en sachant qu’il n’est pas habilité à exécuter l’acte qu’on lui reproche et que cet acte causera vraisemblablement préjudice au demandeur. Bon nombre de tribunaux canadiens ont souscrit à cette interprétation du délit : voir par exemple Powder Mountain Resorts, précité; Alberta (Minister of Public Works, Supply and Services) (C.A.), précité; et Granite Power Corp. c. Ontario, [2002] O.J. No 2188 (QL) (C.S.J.). Il importe cependant de garder à l’esprit que ces deux catégories ne représentent que deux façons différentes pour le fonctionnaire public de commettre le délit; dans chaque cas, le demandeur doit faire la preuve des éléments constitutifs du délit. Il est donc nécessaire de se pencher sur les éléments communs à chacune des formes du délit.

23                Il existe à mon avis deux éléments communs. Premièrement, le fonctionnaire public doit avoir agi en cette qualité de manière illégitime et délibérée. Deuxièmement, le fonctionnaire public doit avoir été conscient du caractère non seulement illégitime de sa conduite, mais aussi de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur. C’est la manière dont le demandeur prouve les éléments propres au délit qui permet de distinguer les formes que prend la faute dans l’exercice d’une charge publique. Dans la catégorie B, le demandeur doit établir l’existence indépendante des deux éléments constituant le délit. Dans la catégorie A, le fait que le fonctionnaire public ait agi expressément dans l’intention de léser le demandeur suffit pour établir l’existence de chaque élément du délit, étant donné qu’un fonctionnaire public n’est pas habilité à exercer ses pouvoirs à une fin irrégulière, comme le fait de causer délibérément préjudice à un membre du public. Dans les deux cas, le délit se caractérise par une insouciance délibérée à l’égard d’une fonction officielle conjuguée au fait de savoir que l’inconduite sera vraisemblablement préjudiciable au demandeur.

(Non souligné dans l’original.)

[35]           M. Gillett a pour thèse que l’adoption ou l’application par les défendeurs des mesures de gestion de la pêche au capelan de 2007 et de 2008, qui l’ont empêché de récolter cette espèce en vertu de son permis pendant ces saisons, étaient expressément conçues pour le léser lui-même et pour porter préjudice à la catégorie de personnes que formaient les titulaires de permis désireux de louer leurs bateaux à des pêcheurs de la région du Québec. Selon lui, les déclarations des témoins des défendeurs n’expliquent pas en quoi ces mesures favorisaient la réalisation des objectifs du MPO, de sorte que leur adoption ne peut avoir eu que d’autres motifs. M. Gillett affirme que ces mesures de gestion des pêches ont été établies [traduction] « à la sauvette », pour des raisons qu’il faudrait demander aux fonctionnaires en cause du MPO, mais, ajoute-t-il, c’est le témoignage de Mme Rumbolt qui donne la meilleure idée de ces raisons. Suivant son interprétation de ce témoignage, Mme Rumbolt aurait déclaré que le but des mesures en question était de l’empêcher de jouir d’un avantage économique sur les autres pêcheurs. Il soutient que lesdites mesures constituent un alibi ou un prétexte visant à l’empêcher de récolter du poisson.

[36]           Il faut, pour évaluer les allégations de M. Gillett, examiner les déclarations de chacun des trois témoins du MPO concernant les mesures de gestion adoptées pour les saisons de pêche au capelan de 2007 et 2008. Cependant, celui de ces témoins qui paraît avoir apporté la contribution la plus notable à l’élaboration de ces mesures est M. Ray Walsh, le gestionnaire des ressources responsable des espèces pélagiques (auxquelles appartient le capelan) pour la région de T-N-L. M. Walsh était chargé d’élaborer et de mettre en œuvre les politiques de gestion des pêches d’espèces pélagiques. Dans le cadre de ce mandat, il organisait des consultations avec les acteurs du secteur, en plus de fournir conseils et recommandations à la haute direction du MPO.

[37]           M. Walsh a témoigné sur l’histoire récente de la pêche au capelan qui a mené à l’adoption des mesures de gestion de 2007. Avant 2004, le marché du capelan était restreint, et la pêche de cette espèce ne suscitait guère d’intérêt, de sorte que de nombreux permis l’autorisant restaient inactifs. Cependant, en 2004, dans un contexte où des marchés se développaient en Asie et en Russie, les pêcheurs ont commencé à s’intéresser plus au capelan, et pour la première fois le total autorisé des captures [le TAC] fixé par le MPO a été atteint. Il est arrivé que certaines flottilles dépassent leurs contingents, parce que la pêche au capelan se fait très vite – elle ne dure habituellement que quelques jours –, et le MPO avait du mal à obtenir des renseignements sur les quantités récoltées à temps pour mettre fin à la pêche avant le dépassement des contingents.

[38]           En 2005, le MPO, prévoyant que la pêche au capelan continuerait de susciter un vif intérêt, a organisé des discussions avec des représentants des flottilles à engins mobiles et fixes, de la FFAW, des transformateurs et du gouvernement provincial, afin d’examiner les moyens de ralentir la pêche et d’éviter les engorgements sur les quais. M. Walsh a expliqué qu’il se formait des engorgements lorsque les pêcheurs débarquaient leurs prises à un rythme trop rapide pour que les transformateurs puissent suivre, d’où résultaient des rejets ou une production de mauvaise qualité, le poisson restant sur le quai trop longtemps avant sa transformation. Ces engorgements ont entraîné un gaspillage des ressources de capelan aussi bien qu’une perte pour les pêcheurs, qui n’obtenaient pas le prix maximum pour leurs prises en raison de la diminution de qualité. À la suite des discussions susdites avec les intéressés du secteur, le MPO a établi une limite journalière à la quantité de poisson que pouvait récolter chaque bateau à engins mobiles, de même que, à l’essai, une limite semblable pour certaines flottilles à engins fixes.

[39]           En 2006, prévoyant encore un niveau élevé de participation à la pêche au capelan, le MPO a tenu des réunions avec les acteurs du secteur pour les consulter sur le TAC à fixer et les mesures à adopter pour résoudre les problèmes de gestion qui se posaient encore. Il s’en est suivi une réduction de la limite journalière applicable aux pêcheurs à engins mobiles et l’établissement de limites de même nature pour l’ensemble des bateaux à engins fixes. M. Walsh a identifié un communiqué de presse publié par le MPO le 20 juin 2016, où le ministre parlait de ces mesures de gestion.

[40]           M. Walsh a ensuite prié la Cour de se reporter à un document intitulé [traduction] « Mesures provisoires relatives aux permis de pêche au capelan pour 2006 », qui faisait état des recommandations données au directeur général régional [le DGR] pour T-N-L concernant les mesures de gestion des pêches y exposées, ainsi que de l’approbation de ces mesures par le DGR. Certains titulaires de permis pêchant le capelan avec des engins fixes, explique ce document, se montraient inquiets de voir des pêcheurs à engins mobiles chercher accès aux zones attribuées en 2006 à la flottille à engins fixes au moyen de la location et du transfert de bateaux. Il était par conséquent recommandé que, pour la saison de 2006, tout bâtiment côtier affecté à la pêche au capelan ne fût autorisé à opérer que dans l’une ou l’autre des deux flottilles, à engins mobiles ou fixes, et que les bâtiments côtiers de la flottille à engins fixes dussent limiter leur activité à une seule unité de gestion des contingents de capelan.

[41]           M. Walsh a expliqué que le MPO avait constaté en 2007 le maintien de la tendance des années précédentes, la même vigueur des marchés et des prix, et l’accroissement de la participation à la pêche au capelan. Si l’utilisation des ressources de capelan s’était améliorée, il restait difficile de contrôler le respect des contingents par les pêcheurs à sennes coulissantes mobiles, et l’affectation du capelan à l’alimentation des visons et à d’autres usages économiquement sous-optimaux continuait à susciter des inquiétudes. Le MPO a donc perfectionné encore ses mesures de gestion, aidé en cela par les informations recueillies dans le cadre de consultations avec le secteur. Il a réduit la limite journalière de capture et fixé aux pêcheurs à engins mobiles une limite saisonnière individuelle.

[42]           M. Walsh a aussi parlé d’un autre sujet d’inquiétude communiqué au MPO, selon lequel des membres de la flottille à engins mobiles, après avoir atteint leurs limites saisonnières de prises, utilisaient leurs bateaux pour exploiter des permis de pêche au capelan auparavant inactifs, éludant ainsi l’effet desdites limites saisonnières. Si le nombre des permis actifs dépassait les prévisions, a-t-il expliqué, la difficulté pour le MPO de contrôler le respect des contingents s’en trouverait aggravée, de sorte que la limite saisonnière fixée pour chaque permis se révélerait trop élevée. La volonté de résoudre ce problème a entraîné l’adoption de mesures additionnelles de gestion pour la saison de 2007.

[43]           Les mesures applicables à la pêche au capelan pour 2007 ont été présentées comme suit, en points vignettes, dans des documents communiqués entre fonctionnaires du MPO le 20 juin 2007 : [traduction]

                      Tout bateau affecté à la pêche au capelan en 2007 ne peut être utilisé que dans la flottille à engins mobiles ou dans la flottille à engins fixes.

                      Les bâtiments à engins fixes ne peuvent être utilisés que dans une seule unité de gestion des contingents de capelan en 2007.

                      Les bâtiments à engins mobiles ne peuvent être utilisés que dans un seul secteur de gestion en 2007.

                      Les présentes dispositions s’appliquent aussi aux demandes de location provenant d’autres régions.

                      Un bateau ne peut être utilisé qu’une fois pendant la saison de pêche au capelan de 2007.

[44]           Les trois derniers de ces cinq points sont les mesures de gestion appliquées pour la première fois en 2007, qui ont eu pour effet d’interdire à M. Gillett d’utiliser le Midnight Shadow pour exploiter ses permis de pêche au capelan dans la région de T-N-L après avoir loué ce bateau à M. Griffin, qui opérait dans la région du Québec. Ce sont des agents chargés de la délivrance de permis qui ont rédigé l’exposé de ces mesures, a expliqué M. Walsh, mais il en avait lui-même fourni le contenu de fond, qu’il avait élaboré en se fondant sur les renseignements et suggestions des acteurs du secteur, et sur ses communications avec de hauts fonctionnaires du MPO. M. Walsh a aussi déclaré dans son témoignage, s’appuyant sur des notes de son agenda, qu’il avait eu avec M. Gillett, le 25 juin 2007, un entretien téléphonique où il l’avait informé de ces mesures de gestion, et lui avait expliqué que la politique du MPO l’obligerait à choisir entre la location de son bateau à un pêcheur de la région du Québec et la pêche dans la région de T-N-L : il ne pourrait faire les deux.

[45]           M. Kevin Hurley, chef de secteur, Gestion des ressources – Centre de Terre-Neuve, a lui aussi parlé dans son témoignage des problèmes d’engorgement et de contrôle du respect des contingents que posait la pêche au capelan, causés par le nombre restreint des transformateurs et la multiplication des pêcheurs. Il a expliqué que les mesures adoptées pour résoudre ces problèmes comprenaient la limitation de l’accès aux permis et la fixation de limites de capture aussi bien journalières que saisonnières. Interrogé au sujet des documents de politique établis par le MPO en 2006 et 2007, M. Hurley a confirmé avoir été consulté sur les mesures en question, comme tous les chefs de secteur, et avoir contribué par ses commentaires à l’établissement de ces documents.

[46]           C’est aussi M. Hurley qui a confirmé par écrit à M. Gillet, après que ce dernier eut loué son bateau à M. Griffin, qu’il lui serait en conséquence interdit d’exploiter son permis de pêche au capelan pour la saison de 2007 et que ce permis serait donc mis en réserve durant le reste de cette saison. Dans la lettre en question, datée du 5 juillet 2007, M. Hurley citait les mesures applicables à la saison de pêche au capelan de 2007, exprimées sous la forme des cinq points vignettes reproduits plus haut. M. Hurley a ajouté qu’il avait rédigé cette lettre sur le modèle d’une autre envoyée peu avant à un pêcheur de la côte ouest de Terre-Neuve qui s’était mis dans une situation semblable.

[47]           Mme Rumbolt, la gestionnaire des ressources chargée de la délivrance des permis pour la région de T-N-L, a elle aussi témoigné sur son rôle dans l’élaboration des mesures de gestion de 2007. Interrogée sur les documents de politique établis en 2007, elle a expliqué qu’elle avait rédigé l’exposé de la politique, mais que son contenu provenait de hauts fonctionnaires et d’autres gestionnaires des ressources, qui l’avaient élaboré à partir de discussions avec les acteurs du secteur. Si elle avait peut-être rédigé les cinq points vignettes résumant les mesures de gestion de la pêche au capelan pour 2007, cette tâche lui revenant parce que son personnel des services de délivrance des permis traitait directement avec les pêcheurs, elle a ajouté que M. Walsh et M. Don Ball, que la preuve documentaire présente comme le chef de secteur, Gestion des ressources – Corner Brook (T-N-L), avaient contribué à l’élaboration de ces mesures.

[48]           Pour revenir aux allégations formulées par M. Gillett au soutien de sa thèse de la faute dans l’exercice d’une charge publique, il fait valoir que les témoins des défendeurs n’ont pas expliqué en quoi les nouvelles mesures applicables à la pêche au capelan en 2007 avaient favorisé la réalisation des objectifs de la politique du MPO. L’avocat de M. Gillett a demandé en contre-interrogatoire à chacun de ces témoins s’il n’était pas vrai que le fait d’autoriser le Midnight Shadow à exploiter d’abord le permis de M. Griffin dans la région du Québec, puis le permis de M. Gillett dans la région de T-N-L, n’aurait en rien contribué au problème d’engorgement que le MPO essayait de résoudre. Selon mon interprétation, il voulait dire que si un bateau pêche d’abord dans un secteur, puis dans un autre, les débarquements de prises qui résultent de ces deux campagnes sont consécutifs comme elles et ne peuvent donc pas contribuer à un engorgement. Les saisons de pêche au capelan des régions du Québec et de T-N-L, a-t-il aussi fait remarquer, étaient elles-mêmes nécessairement consécutives, et non simultanées, parce que les stocks y étaient commercialement exploitables à des moments différents, et, comme M. Hurley l’avait confirmé dans son témoignage, il n’y avait pas d’engorgement au Québec. Le problème de l’engorgement causé par les débarquements de poisson à Terre-Neuve ne s’était pas posé au Québec, en raison de la faible capacité de pêche dans cette région, où n’opéraient que très peu de bateaux à senne coulissante.

[49]           M. Walsh a déclaré en contre-interrogatoire que ce n’étaient pas les efforts des pêcheurs pris individuellement qui inquiétaient le MPO, mais plutôt la participation collective à la pêche au capelan. En l’absence des mesures de gestion adoptées, le nombre de permis actifs serait plus élevé, parce que les permis auparavant inactifs pourraient être exploités au moyen des bateaux d’autres titulaires, et les limites de capture attribuées aux permis pris isolément finiraient par se révéler trop élevées. M. Walsh a aussi fait observer que le poisson récolté au Québec était parfois débarqué dans des ports de la côte ouest de Terre-Neuve, les mêmes que ceux où l’on débarquait le poisson capturé dans la région de T-N-L.

[50]           Contre-interrogé de manière semblable, M. Hurley a expliqué que plus est élevé le niveau de l’activité de pêche, plus grand est le risque d’engorgement. Le fait de n’autoriser chaque bateau à récolter du capelan que dans un seul secteur à la fois ne permettrait pas nécessairement au MPO d’atteindre son objectif de régulation de la pêche dans l’hypothèse où un plus grand nombre de permis deviendraient actifs.

[51]           J’admets qu’il aurait peut-être été possible d’utiliser le bateau de M. Gillett pour pêcher dans la région du Québec, et même d’en débarquer les prises à Terre-Neuve (comme la preuve établit qu’on l’a fait), puis de s’en servir pour exploiter le propre permis de M. Gillett pendant la période de pêche postérieure dans la région de T-N-L, sans contribuer au problème de l’engorgement. Cependant, même dans l’hypothèse où je reconnaîtrais que l’application des mesures de gestion du MPO dans cette situation particulière n’était pas nécessaire pour contribuer à la réalisation des objectifs de sa politique, il ne s’ensuivrait pas pour autant que cette politique ou son application auraient été illégales.

[52]           Comme la Cour suprême du Canada l’a expliqué aux paragraphes 36 et 37 de Comeau’s Sea Foods Limited c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 RCS 12, le ministre des Pêches et des Océans [le ministre] jouit d’un large pouvoir discrétionnaire dans l’utilisation de la délivrance de permis pour gérer, conserver et développer les pêches au nom des Canadiens et dans l’intérêt public; ce pouvoir n’est restreint que par l’exigence de justice naturelle, et le ministre doit fonder ses décisions discrétionnaires sur des considérations pertinentes, éviter l’arbitraire et agir de bonne foi. Or les déclarations des témoins des défendeurs, en particulier celles de M. Walsh, établissent que le MPO a adopté les mesures de gestion de la pêche au capelan pour 2007 en se fondant sur des considérations d’ordre public orientées vers l’objectif d’une régulation de la pêche propre à assurer la gestion efficace de l’espèce en cause et à en maximiser l’utilisation. Le MPO a arrêté ces mesures en tenant compte de l’histoire récente de la pêche au capelan et des suggestions des intéressés. Je ne vois donc aucun motif de conclure que ces mesures ou leur application au cas de M. Gillett fussent arbitraires, fondées sur des considérations non pertinentes ou motivées par la mauvaise foi.

[53]           M. Gillett a aussi invoqué contre les mesures de 2007 le fait que, par elles, les services du MPO de la région de T-N-L auraient irrégulièrement appliqué une politique de délivrance de permis qui aurait eu un effet défavorable sur une autre région, en dissuadant les titulaires de permis de T-N-L de louer leurs bateaux à des homologues du Québec. Cet argument me paraît mal fondé, au motif que le MPO est un organisme fédéral de réglementation. M. Walsh a expliqué que T-N-L était la région principale de pêche au capelan et que le MPO avait conçu sa politique en tenant compte des intérêts généraux afférents à la récolte de cette espèce.

[54]           En outre, même si M. Gillett avait réussi à établir le caractère illégal de l’application à son cas des mesures de gestion de la pêche au capelan décrétées en 2007, cela ne suffirait pas en soi à étayer la conclusion que les défendeurs auraient commis une faute dans l’exercice d’une charge publique. Comme il a été expliqué plus haut dans l’analyse des éléments constitutifs de ce délit civil, il s’agit là d’un délit intentionnel, qu’on ne peut établir qu’en prouvant une conduite illicite délibérée. M. Gillett soutient que les défendeurs ont commis à son endroit un délit civil de catégorie A, par lequel le fonctionnaire en question a agi dans le but exprès de lui porter préjudice.

[55]           La partie du témoignage de Mme Rumbolt que M. Gillett invoque comme preuve que la conduite des défendeurs avait pour but de le léser disait en substance que, à ce qu’elle croyait comprendre, l’objet des mesures de gestion de 2007 était de n’autoriser l’utilisation de chaque bateau que dans une seule flottille par saison, de manière à n’avantager personne par la possibilité de gains supérieurs. Cependant, Mme Rumbolt a ajouté qu’elle n’était pas experte en cette matière et qu’il vaudrait mieux interroger sur la raison d’être des mesures de gestion un fonctionnaire chargé de gérer la pêche au capelan en 2007. Je n’interprète pas le témoignage de Mme Rumbolt comme signifiant que l’interdiction d’utiliser un bateau dans plus d’un secteur de pêche visât spécialement M. Gillett. Elle parlait en termes généraux, faisant état de l’intention de ne pas concentrer l’avantage économique que représente cette ressource halieutique, ce qui ne me paraît pas une considération de principe dénuée de pertinence. Qui plus est, Mme Rumbolt a expressément nuancé son témoignage en ajoutant qu’on devrait demander une explication de la raison d’être de la politique à un fonctionnaire doté d’expertise en matière de gestion de la pêche au capelan.

[56]           M. Walsh, le témoin qui répondait le mieux à cette définition, a déclaré que les nouvelles mesures adoptées en 2007 répondaient à la crainte exprimée par le milieu que les membres de la flottille à engins mobiles, après avoir récolté leur maximum saisonnier, n’utilisent leurs bateaux pour exploiter des permis de pêche au capelan auparavant inactifs, risquant ainsi d’éluder l’effet de la limite saisonnière. M. Walsh a dit expressément ne pas savoir quels bateaux seraient touchés par ces nouvelles mesures; il ne parlait que de l’expression d’une inquiétude générale selon laquelle les pêcheurs songeaient à utiliser leurs bateaux de cette manière. Il a expliqué que des craintes de cette nature avaient été exprimées dans des entretiens téléphoniques par des pêcheurs pris individuellement, des transformateurs et des représentants de la FFAW, et que le MPO avait élaboré les nouvelles mesures de 2007 en se fondant sur les commentaires et interventions des intéressés.

[57]           Je ne vois aucun motif de conclure de la preuve présentée au procès que les mesures de gestion de la pêche au capelan de 2007 aient été adoptées dans le dessein de porter un préjudice économique à M. Gillett ou à des personnes se trouvant dans une situation semblable à la sienne. Je note également que ni la preuve de M. Gillett ni celle des témoins des défendeurs ne donnent à penser qu’il existât entre lui et l’un ou l’autre de ces témoins une quelconque hostilité qui aurait pu motiver l’adoption ou l’application de mesures de gestion destinées à lui porter préjudice. M. Hurley, selon son témoignage, avait toujours eu avec M. Gillett des rapports cordiaux et marqués de respect mutuel. Mme Rumbolt a déclaré de son côté qu’elle avait travaillé à une certaine époque au bureau de secteur de Grand Falls-Windsor, service du MPO qui gérait la partie de la province à partir de laquelle M. Gillett pêchait, qu’elle s’était souvent entretenue avec lui et qu’il n’y avait jamais eu de mésentente entre eux. M. Walsh ne paraît pas avoir été aussi souvent en rapport avec M. Gillett que les autres témoins du MPO. Il a toutefois déclaré que, d’après son souvenir, son entretien téléphonique du 25 juin 2007 avec M. Gillett n’avait rien eu d’hostile, ni d’ailleurs aucun autre de leurs entretiens.

[58]           D’autres éléments de preuve me paraissent aussi ébranler la thèse que les défendeurs auraient eu l’intention de porter un préjudice économique à M. Gillett. Il est en effet arrivé à deux reprises au MPO de faire exception à sa politique de délivrance de permis pour autoriser M. Gillett à louer son bateau à d’autres pêcheurs de la région de T-N-L. En 2007, quelque 11 jours après que M. Griffin eut fini d’exploiter son permis de pêche au capelan dans la région de Québec au moyen du Midnight Shadow, le MPO a approuvé la location de ce bateau à M. Dyson Sacrey, pour permettre à celui-ci d’exploiter un permis de même nature dans la région de T-N-L. Le propre bateau de M. Sacrey avait été endommagé, a expliqué M. Hurley, et le seul autre bâtiment disponible dans la région était le Midnight Shadow. M. Hurley a donc recommandé – recommandation qu’a ensuite approuvée l’administration régionale du MPO – que M. Sacrey fût autorisé à prendre à bail le bateau de M. Gillett, de manière à ne pas se voir priver de la possibilité de participer à la pêche au capelan cette année-là. M. Hurley a expliqué que le MPO avait décidé de s’écarter ainsi de sa politique en raison de la situation particulièrement difficile où se trouvait M. Sacrey.

[59]           Selon la preuve documentaire produite devant la Cour, M. Sacrey a ensuite pêché trois jours avec le Midnight Shadow en vertu de son permis, pour débarquer 719 033 livres de capelan. La preuve documentaire nous apprend aussi que le prix moyen d’une livre de capelan en 2007 était de 12,2 cents. M. Gillett a déclaré dans son témoignage que, en application de l’accord conclu entre M. Sacrey et lui sur l’utilisation du Midnight Shadow, il avait touché 50 % du produit de la pêche. La preuve ne précise pas si la part de M. Gillett a été calculée après déduction des charges, mais la décision du MPO d’autoriser l’utilisation de son bateau par M. Sacrey paraît en tout cas lui avoir rapporté des dizaines de milliers de dollars.

[60]           La preuve présentée au procès rapporte un autre cas, datant de 2009, où le MPO a fait exception à sa politique pour autoriser la location du Midnight Shadow, cette fois au fils d’un titulaire de permis récemment décédé, afin de permettre à la famille de participer à la pêche au capelan dans une situation où cela n’aurait pas autrement été possible. Selon le témoignage de M. Hurley, les décisions du MPO de faire exception à sa politique visaient dans ces deux cas à permettre aux locataires de remédier à des difficultés particulières, mais il reste que ces décisions ont profité à M. Gillett, ce qui est incompatible avec l’idée que le MPO aurait eu d’une quelconque manière l’intention de lui causer un préjudice économique.

[61]           J’ai aussi examiné l’argument de M. Gillett – fondé sur le contenu du communiqué de presse ministériel et la chronologie des nouvelles mesures de gestion telle que la révèle le dossier documentaire relatif à 2007 – selon lequel les fonctionnaires du MPO ont adopté ces mesures « à la sauvette », comme alibi ou prétexte pour dissimuler leur intention de faire obstacle à ses activités de pêche. Pour ce qui concerne d’abord le communiqué de presse, cet argument me paraît mal fondé. Ce communiqué est en effet daté du 20 juin 2006, date qui précède d’une année complète l’élaboration des mesures en cause dans la présente action. J’accepte en outre l’explication donnée par M. Walsh en contre-interrogatoire, selon laquelle un communiqué de presse n’a pas pour objet d’énumérer en totalité les mesures de gestion applicables. Du silence de ce document sur les dispositions relatives à la location de bateaux, en particulier sur celles qui n’ont été élaborées que l’année suivante, on ne peut déduire que les mesures en question auraient été par la suite adoptées dans un but illicite.

[62]           L’argument de M. Gillett fondé sur la chronologie des documents de 2007 se rapporte au fait que les trois points vignettes qui allaient par la suite influer sur sa situation ont été insérés dans le document de politique en cause le 20 juin 2007, environ six heures après la diffusion d’une version antérieure de ce document où ne figuraient pas ces points. Le 20 juin 2007 à 9 h 02, Mme Rumbolt a envoyé à un certain nombre de destinataires, dont M. Hurley et M. Walsh, un courriel auquel était joint un document intitulé [traduction] « Mesures provisoires applicables en 2007 aux bateaux de 35 pieds à 64 pieds 11 pouces – projet ». Ce document ne contient que les deux premiers des cinq points vignettes qui devaient ultérieurement être adoptés comme mesures de gestion de la pêche au capelan pour 2007. Le courriel d’accompagnement de Mme Rumbolt expliquait que le document joint remplaçait une version antérieure diffusée électroniquement le 9 mai 2007, parce que celle-ci était entachée d’une erreur d’écriture : elle portait « 2006 » plutôt que « 2007 ».

[63]           À 10 h 10, toujours le 20 juin 2007, Mme Rumbolt a envoyé à M. Walsh et M. Ball un courriel portant une liste allongée de mesures à appliquer à la pêche au capelan en 2007 (c’est-à-dire les cinq points vignettes) et leur demandant s’ils avaient des changements à y apporter. À 10 h 24, M. Ball a répondu qu’il ne trouvait rien à y changer. À 15 h 15 le même jour, Mme Rumbolt a envoyé aux destinataires qui avaient reçu son courriel de 9 h 02 un autre courriel auquel était joint un autre état du document intitulé [traduction] « Mesures provisoires applicables en 2007 aux bateaux de 35 pieds à 64 pieds 11 pouces – projet ». Le courriel d’accompagnement porte que ce nouveau texte est une version modifiée des mesures provisoires à appliquer à la pêche au capelan en 2007, et le document même comprend la totalité des cinq points vignettes qui figuraient dans le courriel de 10 h 10.

[64]           La chronologie de ces communications ne me paraît pas témoigner d’une hâte indue ni d’un dessein irrégulier de la part des intéressés. Mme Rumbolt a déclaré dans son témoignage qu’elle avait peut-être rédigé les cinq points vignettes figurant dans le courriel de 10 h 10, avec l’aide de M. Walsh et M. Ball. Contre-interrogé sur la chronologie de ces documents, M. Walsh a répondu supposer que, après avoir reçu l’état antérieur du document de politique le matin du 20 juin 2007, il avait exposé à Mme Rumbolt les mesures complémentaires ajoutées pour 2007 et qu’elle avait mis à jour ce document en conséquence. En accord avec les déclarations qu’il avait faites en interrogatoire principal, M. Walsh a aussi expliqué que l’envoi de ces documents avait été précédé de discussions. Selon mon interprétation, ces documents n’attestent pas un changement de dernière minute de nature arbitraire ou malintentionnée qui aurait été apporté le 20 juin 2007. La preuve montre plutôt que ce changement marquait l’aboutissement de consultations antérieures avec le secteur, qu’il visait à dissiper les inquiétudes suscitées par le risque de transfert de bateaux entre permis et par conséquent de contournement d’autres mesures de gestion, et que les communications du 20 juin ne témoignent que de l’adjonction de ce contenu au projet de document de politique du MPO.

[65]           Enfin, je prends acte des arguments plus spécialement juridiques avancés par les défendeurs en réponse à l’allégation de M. Gillett selon laquelle se sont rendus coupables du délit civil de faute dans l’exercice d’une charge publique, non seulement M. Hurley, mais aussi Sa Majesté la Reine représentée par le ministre des Pêches et des Océans. Les défendeurs font en effet valoir que M. Hurley est le seul fonctionnaire que la déclaration de M. Gillett accuse de cette faute, et qu’il n’est pas permis à ce dernier d’élargir maintenant cette allégation à l’ensemble du MPO. Ils soutiennent en outre que, du point de vue du droit, le moyen fondé sur les allégations contre Sa Majesté représentée par le ministre des Pêches et des Océans est voué à l’échec, au motif que la faute dans l’exercice d’une charge publique est un délit civil qu’on peut faire valoir contre un fonctionnaire, mais pas contre une administration.

[66]           Je souscris à ces deux arguments des défendeurs. La déclaration du demandeur fait valoir une faute commise par M. Hurley, à l’exclusion de tout autre agent du MPO. M. Gillett n’a pas formé de requête en modification de sa déclaration. Le moyen fondé sur les allégations contre la Couronne elle-même doit être rejeté à ce motif, et aussi du point de vue du droit comme les défendeurs le font observer. La Cour d’appel fédérale a examiné cette question dans Administration portuaire de St. John’s c. Adventure Tours Inc., 2011 CAF 198, où elle a conclu que le demandeur qui fait valoir ce délit civil doit établir qu’un fonctionnaire particulier s’est livré à la conduite attaquée.

[67]           Cependant, ni l’une ni l’autre de ces thèses des défendeurs ne s’avère de grande conséquence. M. Gillett n’a pas établi que M. Hurley se soit livré à des actes destinés à lui porter préjudice. C’est M. Hurley, il est vrai, qui a envoyé à M. Gillett la lettre en date du 5 juillet 2007 l’informant qu’il ne serait pas autorisé à exploiter son permis de pêche au capelan pour la saison de 2007, mais il l’a fait conformément à la politique du MPO, après avoir consulté le bureau régional de ce ministère à St. John’s. Le demandeur n’a pas établi l’accomplissement du délit civil de faute dans l’exercice d’une charge publique qu’il fait valoir dans sa déclaration, puisque, comme je l’ai expliqué en détail plus haut, la preuve ne permet en rien de conclure que M. Hurley a agi dans le dessein de lui causer un préjudice économique. Mais il faut ajouter que la preuve ne permet nullement de conclure non plus qu’un autre agent quelconque du MPO ou la Couronne elle-même a agi de la sorte. Par conséquent, même si le droit permettait une précision moindre quant à la personne physique à qui attribuer la conduite attaquée et même si le demandeur avait formulé une telle allégation générale dans sa déclaration, je n’en aurais pas moins conclu à l’absence dans la présente espèce de faits propres à justifier une conclusion de responsabilité fondée sur ce délit civil.

[68]           Je conclurai donc l’examen de cette question en constatant que le demandeur n’a pas établi la présence des éléments constitutifs du délit civil de faute dans l’exercice d’une charge publique.

C.                 Le demandeur a-t-il établi l’existence d’une rupture de contrat?

[69]           M. Gillett soutient que les défendeurs sont responsables envers lui d’une rupture de contrat. Selon son raisonnement, le fait de remplir les formulaires de renouvellement de son permis représentait une offre de sa part, la délivrance qui s’en est suivie du document de permis représentait une acceptation de cette offre, et le droit de 30 $ qu’il a acquitté constituait une contrepartie suffisante. Il invoque au soutien de cette thèse la décision de notre Cour 100193 P.E.I. Inc. – CF (modifiée en appel dans 100193 P.E.I. – CAF, mais pas sur ce point), où le juge Boswell a examiné une requête en jugement sommaire portant entre autres que certaines déclarations du ministre et de fonctionnaires du MPO constituaient un contrat avec les acteurs de la pêche au crabe des neiges.

[70]           Cette décision de notre Cour ne me paraît pas étayer la thèse de M. Gillett. Aux paragraphes 46 et 47 de sa décision, le juge Boswell récapitule les conditions nécessaires à la formation d’un contrat, qui comprennent notamment le caractère sans équivoque de l’acceptation de l’offre. Après avoir examiné la preuve dont il disposait dans cette instance, le juge Boswell a conclu que cette preuve n’établissait l’existence ni d’une offre qui pût être acceptée ni l’acceptation d’une telle offre, de sorte que la cause d’action contractuelle des demandeurs était si douteuse qu’elle ne justifiait pas la tenue d’un procès.

[71]           Dans la présente espèce, la preuve ne permet pas de conclure que les parties ont communiqué entre elles dans une intention contractuelle. Même s’il était possible de définir la production des documents de renouvellement de permis comme une offre au sens du droit contractuel, je ne vois pas comment la délivrance ultérieure par le MPO du document de permis pourrait être considérée comme une acceptation sans équivoque de cette offre. Pour que sa cause d’action contractuelle l’aide moindrement, M. Gillett doit affirmer que son offre consistait à acquitter le droit applicable de 30 $ et à demander la délivrance d’un permis l’autorisant à pêcher le capelan pendant la saison de 2007. Or les déclarations des témoins des défendeurs examinées en détail plus haut établissent que la délivrance du document de permis, en l’absence des conditions y afférentes, n’était pas censée autoriser M. Gillett à pêcher le capelan. Le MPO s’est en effet délibérément abstenu de lui délivrer les conditions afférentes à son permis avant la fermeture de la saison de pêche de 2007. Par conséquent, le MPO n’a accompli aucun acte qui aurait constitué une acceptation de ce que M. Gillett définit comme son offre.

[72]           N’ayant établi l’existence d’une relation contractuelle avec ni l’un ni l’autre des codéfendeurs, M. Gillett est mal fondé en sa cause d’action pour rupture de contrat.

D.                Le demandeur a-t-il établi une atteinte aux rapports économiques?

[73]           La déclaration de M. Gillett comporte un chef fondé sur le délit civil d’atteinte aux rapports économiques. Dans ses conclusions exposées au procès, le demandeur a soutenu à titre subsidiaire, pour le cas où serait rejetée sa cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique, que si le codéfendeur personne physique, M. Hurley, avait outrepassé les pouvoirs inhérents à ses fonctions, il avait porté atteinte de manière délictuelle aux rapports économiques du même demandeur avec le codéfendeur Sa Majesté la Reine du chef du Canada, et était personnellement responsable de tout préjudice subi en conséquence par ledit demandeur.

[74]           Les défendeurs invoquent l’arrêt de la Cour suprême du Canada Pro-Sys Consultants Ltd. c. Microsoft Corporation, 2013 CSC 57, plus précisément son paragraphe 81, selon lequel la raison d’être du délit civil d’atteinte intentionnelle aux intérêts financiers est l’indemnisation des victimes de pratiques commerciales délibérément préjudiciables. Les trois éléments essentiels de ce délit civil, poursuit la Cour suprême, sont les suivants : 1) l’intention du défendeur de porter atteinte aux intérêts financiers du demandeur, 2) le recours à des moyens illégaux et 3) le préjudice économique subi par le demandeur.

[75]           Les défendeurs citent également le paragraphe 96 de l’arrêt postérieur de la Cour suprême A.I. Enterprises Ltd. c. Bram Enterprises Ltd., 2014 CSC 12, selon lequel ce délit civil commande que le défendeur ait eu l’intention de causer une perte au demandeur et il ne suffit pas que la perte subie par ce dernier soit une conséquence prévisible des actions du premier.

[76]           Ce délit civil ne s’applique en rien à la présente espèce. Je n’ai constaté aucun acte illégal ou illicite de la part de M. Hurley et je ne vois aucun motif de conclure qu’il ait outrepassé ses pouvoirs. La preuve n’étaye pas non plus la conclusion que M. Hurley aurait agi dans l’intention de causer une perte à M. Gillett. Cette cause d’action est donc mal fondée.

E.                 Dans le cas où la Cour conclurait à une quelconque responsabilité des défendeurs, quelle serait la mesure appropriée des dommages-intérêts?

[77]           Il résulte de mes conclusions que la présente action doit être rejetée. Comme j’ai conclu à l’absence de toute responsabilité de la part des défendeurs, il n’est pas nécessaire de quantifier les dommages-intérêts. Cependant, dans l’hypothèse où la responsabilité des défendeurs aurait été établie, j’aurais eu beaucoup de mal à quantifier cette indemnisation en raison des insuffisances de la preuve.

[78]           Certains éléments des dommages-intérêts réclamés par M. Gillett ne s’appuient sur aucun moyen de preuve ni aucun argument. En plus du dédommagement pour la perte du revenu qu’il aurait selon lui gagné si le MPO l’avait autorisé à exploiter son permis de pêche au capelan en 2007 et 2008, M. Gillett a demandé l’indemnisation de ses pertes en prestations de l’assurance-emploi et du Régime de pensions du Canada, ainsi que des dommages-intérêts exemplaires, majorés et punitifs. Or il n’a proposé aucun élément de preuve ni argument sur aucune de ces catégories de pertes ou d’indemnités, à l’exception de la perte de revenu. Par conséquent, même si la responsabilité avait été établie, je n’aurais prononcé de dommages-intérêts relativement à aucune desdites catégories à part la perte de revenu.

[79]           Au soutien de sa réclamation pour perte de revenu, M. Gillett a produit des éléments de preuve relatifs aux limites saisonnières de prises applicables à son permis de pêche au capelan pour les saisons de 2007 et de 2008, qui étaient respectivement de 180 000 et de 200 000 livres. Rien ne garantit qu’il aurait récolté ces quantités s’il avait été autorisé à exploiter son permis dans chacune de ces saisons, mais les dépositions des témoins des défendeurs attestent que les TAC applicables ont été atteints aussi bien en 2007 qu’en 2008, et il n’y a aucune raison particulière de penser que M. Gillett n’aurait pas capturé la quantité maximale qui lui était permise.

[80]           M. Gillett a aussi produit des éléments de preuve relatifs aux prix moyens payés pour le capelan dans chacune des saisons de 2007 et de 2008, qui étaient respectivement de 12,2 cents et de 11,6 cents la livre. Il avait au départ fondé sa réclamation sur des prix plus élevés (respectivement 18 et 25 cents), qu’il affirmait pouvoir obtenir pour des prises de qualité supérieure, mais son avocat a déclaré au procès que, faute d’éléments propres à établir la validité de ces chiffres, le demandeur se fonderait sur les prix moyens.

[81]           Si l’on calcule les pertes de revenu à partir de ces chiffres, on obtient des sommes de 21 960 $ pour 2007 et de 23 200 $ pour 2008, soit un total de 45 160 $. Cependant, ce serait là un revenu brut et, comme les défendeurs le font remarquer, l’indemnisation de la perte d’un tel revenu devrait être minorée des frais afférents aux opérations de pêche, tels que le carburant, les provisions et la part de l’équipage. Or aucune des parties n’a malheureusement produit d’éléments qui auraient permis à la Cour de quantifier ces frais, chacune d’elles soutenant que la charge de cette preuve pesait sur l’autre. Par conséquent, soutient M. Gillett, la Cour devrait calculer son indemnisation sans rien déduire au titre des frais de cette nature, tandis que les défendeurs affirment qu’une telle déduction est néanmoins nécessaire, mais sans guère expliquer comment la Cour devrait s’y prendre en l’absence de toute preuve utilisable à cette fin.

[82]           S’il est vrai que les défendeurs auraient pu demander communication préalable d’éléments relatifs aux frais à déduire dans le calcul des dommages-intérêts, je constate néanmoins que pèse sur le demandeur la charge de prouver le bien-fondé du montant qu’il réclame en dommages-intérêts. Par conséquent, si j’avais conclu à la responsabilité des défendeurs et dû quantifier la perte de revenu de M. Gillett, j’aurais déduit les frais évités du revenu brut de 45 160 $. Obligé que j’aurais alors été de fixer le montant de cette déduction sans être guidé ni par la preuve ni par les conclusions des parties, j’aurais – arbitrairement, il faut le reconnaître – réduit d’un tiers le chiffre du revenu brut, pour arriver à un montant de 30 107 $. S’il est vrai que cette opération aurait peut-être donné lieu à une indemnisation dans une certaine mesure insuffisante ou excessive du demandeur, c’est là un risque qu’ont pris les deux parties en omettant de produire des éléments de preuve relatifs aux frais applicables.

VI.             Les dépens

[83]           Chacune des parties a demandé les dépens en cas de succès dans la présente instance. Elles m’ont cependant avisé au procès qu’elles préféreraient proposer à la Cour des observations sur les dépens après avoir reçu la présente décision. Mon jugement tiendra compte de ce souhait.


JUGEMENT

LA COUR STATUE comme suit :

1.                  L’action du demandeur est rejetée.

2.                  Les parties discuteront ensemble de la liquidation des dépens afférents à la présente instance.

a.                   Si elles parviennent à un accord sur le montant desdits dépens, le demandeur en avisera la Cour par écrit dans les 30 jours suivant la date du présent jugement.

b.                  En cas d’échec de ces discussions :

                                                                       i.                     le demandeur signifiera aux défendeurs et déposera auprès de la Cour ses observations écrites sur la question des dépens dans les 30 jours suivant la date du présent jugement;

                                                                     ii.                     les défendeurs signifieront au demandeur et déposeront auprès de la Cour leurs observations écrites sur la même question dans les 14 jours suivant la réception des observations susdites du demandeur.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1944-08

INTITULÉ :

RICHARD GILLETT c. SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA ET KEVIN HURLEY

LIEU DE L’AUDIENCE :

Corner Brook (TERRE-NEUVE-ET-Labrador)

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 15 ET 16 MAI 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 12 JUIN 2017

COMPARUTIONS :

James Bennett

POUR LE DEMANDEUR

Melissa Chan

Angela Green

 

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Bennett Law

Avocat

Daniel’s Harbour (Terre-Neuve-et-Labrador)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

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