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Date : 20170613


Dossier : T-1146-16

Référence : 2017 CF 577

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 juin 2017

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

MATTHEW G. YEAGER

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Matthew G. Yeager, le demandeur, présente cette demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 8 juin 2016 par M. Miguel Costa, un agent principal de projet pour le Service correctionnel du Canada [SCC], qui lui refusait l’autorisation d’assister à un salon prélibératoire de la Société John Howard [SJH] organisé dans sept pénitenciers de l’Ontario pendant la semaine du 20 juin 2016.

[2]               M. Yeager, en plus de demander une ordonnance visant à renverser la décision susmentionnée, sollicite une ordonnance de mandamus enjoignant au défendeur d’accepter sa demande visant à assister aux salons prélibératoires de la SJH tenus à l’avenir, pour autant qu’il satisfasse aux exigences de sécurité habituelles s’appliquant à toute personne autorisée à prendre part à l’événement. Il soutient que la décision de lui refuser l’autorisation de participer à l’événement était déraisonnable, que le processus était injuste et que l’étroitesse d’esprit ou le parti pris du défendeur justifie de prendre la mesure de redressement exceptionnelle que représente une ordonnance mandatoire.

[3]               Pour les raisons que j’expliquerai ci-après, je conclus que la demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 8 juin 2016 n’a plus qu’un caractère théorique et je refuse de me prononcer sur la question. Relativement à la demande d’ordonnance de mandamus, il n’a pas été démontré que les exigences nécessaires à la prise de cette mesure de redressement exceptionnelle et discrétionnaire sont satisfaites. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.                Contexte

A.                Le demandeur

[4]               M. Yeager est un criminologue et un professeur chargé d’enseigner la sociologie et la criminologie. Il travaille dans le domaine de la criminologie depuis plus de quarante ans et a publié de nombreux ouvrages dans le domaine de la justice pénale. Le dossier indique que les interactions passées de M. Yeager avec le SCC lui ont déjà valu d’être interdit d’accès dans des établissements correctionnels fédéraux par le passé.

B.                 Salon prélibératoire de 2015

[5]               Dans le dossier que M. Yeager a joint à sa demande, il décrit le salon prélibératoire comme un événement que la SJH organise chaque année dans plusieurs pénitenciers de l’Ontario. Selon ses dires, il a régulièrement pris part à ces salons au fil des années. Le directeur de l’établissement de Warkworth décrit le salon comme une [traduction] « occasion pour les contrevenants de rencontrer des intervenants de maisons de transition communautaires et d’autres organismes de services de soutien communautaires afin d’établir un contact avec eux en vue d’obtenir un soutien éventuel au moment de leur mise en liberté ».

[6]               Il est vrai que M. Yeager a déjà pris part à ces salons par le passé, mais nulle part dans le dossier n’est-il indiqué qu’il y assiste tous les ans. De fait, sa dernière participation remonte à 2013. M. Yeager explique qu’il participe à l’événement [traduction] « afin de transmettre aux détenus des connaissances, des ressources et des outils qui leur serviront pendant leur libération conditionnelle ».

[7]               Désireux de prendre part au salon prélibératoire de 2015, M. Yeager avait envoyé une demande à cet effet au bureau de la SJH situé à Kingston, mais le défendeur lui a refusé l’accès aux établissements fédéraux où devait avoir lieu l’événement. Il n’a donc pu y participer. D’après l’information versée au dossier, ce refus a été motivé par ses interactions passées avec le SCC, qui ont été décrites par un représentant de l’organisme comme étant [traduction« hostiles, méprisantes et trompeuses » et « représentant une préoccupation sur le plan de la sécurité ». Le directeur de l’établissement de Warkworth a lui-même refusé à M. Yeager l’accès à son établissement, alléguant que sa présence à titre de criminologue professionnel se représentant lui-même n’était pas compatible avec l’objet et l’intention du salon.

C.                 Salon prélibératoire de 2016

[8]               En avril 2016, M. Yeager a présenté au bureau de la SJH à Kingston une demande écrite afin de participer au salon prélibératoire de 2016 prévu sous peu. Dans sa lettre, il écrit notamment ce qui suit :

[traduction

Comme vous le savez, j’ai pris part à un certain nombre de salons prélibératoires au fil des ans, la dernière fois remontant à juin 2013. Pendant ces salons, je transmets aux détenus de l’information sur la libération conditionnelle, notamment la façon de s’y préparer, leur représentation lors des audiences et les questions indirectes qui ont une incidence sur la libération, les accusations d’infraction disciplinaire, l’isolement, la classification, les cotes de sécurité, et les questions touchant les ordres permanents des établissements. J’offre ces services sans frais pour les contribuables canadiens et les détenus. Mon objectif, en agissant ainsi, est de renseigner les contrevenants sur leurs droits civils en vertu du droit canadien et de la Charte.

[9]               Le 4 mai 2016, avant que la décision de l’autoriser ou non à participer au salon de 2016 soit rendue, M. Yeager et Keith Nigel Madeley, un détenu à l’établissement correctionnel de Warkworth, ont déposé auprès de notre Cour une demande de contrôle judiciaire [T-706-16] afin d’obtenir la mesure de redressement suivante :

A.                un jugement déclaratoire en application des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales selon lequel M. Madeley a le droit de rencontrer M. Matthew Yeager en personne en la qualité de professionnel en visite dans l’établissement, ce droit étant garanti par les articles 2 et 10 de la Charte;

B.                 un jugement déclaratoire selon lequel l’interdiction en vigueur à l’encontre de M. Yeager visant à lui refuser l’accès aux établissements correctionnels fédéraux administrés par le SCC en tant que professionnel dans le cadre des salons prélibératoires constitue une violation des droits de M. Madeley garantis aux articles 2 et 10 de la Charte qui ne peut être justifiée par l’article 1 de la Charte;

C.                 une injonction mandatoire autorisant M. Yeager à conseiller les détenus en Ontario, y compris lors du salon prélibératoire annuel de la Société John Howard devant avoir lieu du 20 au 23 juin 2016 aux établissements de Warkworth, Milhaven, Bath, Joyceville (sécurité moyenne et minimale) et Collins Bay (sécurité moyenne et minimale).

[10]           M. Yeager et M. Madeley ont également déposé une requête afin d’obtenir une injonction interlocutoire mandatoire autorisant M. Yeager à avoir accès aux cinq pénitenciers pendant le salon prélibératoire de 2016.

D.                Décision relative à la requête en injonction interlocutoire mandatoire

[11]           Le 7 juin 2016, le juge Yvan Roy a rendu sa décision relative à la requête en injonction interlocutoire dans Madeley c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 634 [Madeley], rejetant la mesure de redressement demandée.

[12]           Dans sa décision, le juge Roy souligne que Miguel Costa avait présenté une déclaration sous serment dans laquelle il explique les raisons pour lesquelles le SCC avait refusé l’accès de M. Yeager au salon prélibératoire de 2015, la première étant une question de sécurité, et la deuxième étant que l’objet de ces salons ne correspondait pas à la raison pour laquelle M. Yeager souhaitait y participer.  Le juge Roy résume également la déclaration sous serment de M. Costa et la preuve de M. Yeager et en cite des passages pour décrire la nature et l’objet de ces salons (Madeley, aux paragraphes 10 à 12).

[13]           Le juge Roy a conclu, sur la foi du dossier devant lui, que les salons prélibératoires ne comportent aucun volet consacré à la libération conditionnelle et que l’interdiction d’accès au salon de 2015 était motivée, entre autres choses, par le fait que « sa contribution n’était pas conforme à un programme qui a pour but d’offrir des renseignements et des conseils sur les services et programmes offerts après la libération » (Madeley, au paragraphe 36).

[14]           Il est également arrivé à la conclusion que le fait, pour les demandeurs, de citer l’article 5 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, pour mandater « au moyen d’une ordonnance » le SCC à autoriser M. Yeager à prendre part aux salons ne leur serait d’aucune utilité, estimant par ailleurs que les arguments invoquant la Charte présentés étaient sans fondement (Madeley, aux paragraphes 38, 47 à 52, et 56).

[15]           Le juge Roy a également conclu que les demandeurs n’étaient pas parvenus à établir l’existence d’un préjudice irréparable et que la prépondérance des inconvénients favorisait le défendeur. Enfin, il a déclaré que la Cour aurait également conclu que la procédure intentée par les demandeurs ne pouvait être considérée comme un cas de preuve prima facie justifiant une mesure de redressement interlocutoire et que la « question présentée de cette façon est même frivole et vexatoire, car elle repose sur une base inexistante » (Madeley, au paragraphe 56).

[16]           La demande pour une mesure de redressement interlocutoire avait donc été rejetée.

III.             Décision faisant l’objet du contrôle

[17]           Le 20 juin 2016, le demandeur a reçu la décision rendue par M. Costa le 8 juin 2016. Cette décision, exposée sous forme de lettre faisant trois paragraphes, est reproduite en intégralité aux présentes :

[traduction

Monsieur Yeager,

Votre demande d’accès aux salons prélibératoires de la Société John Howard qui auront lieu pendant la semaine du 20 au 24 juin dans divers établissements fédéraux de la région de l’Ontario a été examinée.

Il a été déterminé que les services que vous proposez d’offrir aux contrevenants ne cadrent pas avec l’objet du salon prélibératoire. À ce titre, votre demande d’autorisation est rejetée.

N’hésitez pas à communiquer avec moi si vous avez d’autres questions ou souhaitez discuter de la décision plus en profondeur.

[18]           Le 22 juin 2016, M. Yeager et M. Madeley ont abandonné leur demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-706-16. Le salon prélibératoire de 2016 a eu lieu du 20 au 23 juin 2016.

[19]           Le 16 juillet 2016, le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 8 juin 2016.

IV.             Questions préliminaires

A.                Caractère théorique

[20]           Il a été demandé aux parties d’aborder la question du caractère théorique. Le défendeur a présenté des observations écrites sur la question avant la tenue de l’audience, tandis que le représentant de M. Yeager a traité de la question dans ses observations orales.

[21]           On parle de caractère théorique lorsque la question soulevée est hypothétique ou abstraite et n’a pas pour effet de résoudre la controverse ayant une incidence sur les droits des parties. Il faut que le litige qui oppose les parties soit d’actualité non seulement lorsque la procédure est enclenchée, mais également lorsque la Cour doit se prononcer sur celui-ci. Il arrive cependant que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire pour trancher une question même si elle a un caractère purement théorique (Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, au paragraphe 15 [Borowski]).

[22]           Pour déterminer si elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire, la Cour procède à une analyse en deux temps. Elle doit tout d’abord se demander si le différend tangible entre les parties a disparu, auquel cas il devient purement hypothétique ou abstrait. Puis, si le différend n’existe plus, la Cour se demande si l’affaire devrait néanmoins être entendue (Borowski, au paragraphe 16).

[23]           La Cour, pour décider si elle entendra ou non une affaire théorique, doit prendre en considération les facteurs suivants : (1) l’existence d’une relation contradictoire entre les parties; (2) les circonstances de l’affaire qui justifient de consacrer des ressources judiciaires limitées à sa résolution; et (3) la considération de la fonction juridictionnelle véritable de la Cour (Borowski, aux paragraphes 35, 36 et 40).

[24]           Dans le cas en l’espèce, il n’y a aucun différend concret ou litige subsistant entre les parties. La décision visée par cette procédure refusait à M. Yeager l’accès au salon prélibératoire de 2016 pendant la semaine du 20 juin 2016. L’événement étant chose du passé, le fondement du litige n’existe plus, et le différend n’est plus qu’hypothétique. Il importe de noter que le contrôle judiciaire de la décision rendue le 8 juin 2016 est une tout autre affaire qui n’a rien à voir avec la demande de M. Yeager pour une ordonnance de mandamus enjoignant au défendeur de l’autoriser à prendre part aux salons prélibératoires futurs, sous réserve qu’il satisfasse à des exigences légitimes en matière de sécurité.

[25]           Ayant conclu qu’un examen de la décision ne pourrait être que théorique, la Cour devrait‑elle malgré tout se pencher sur la question? Il ne fait aucun doute qu’il existe toujours un rapport contradictoire entre les parties. Il est également évident que la Cour, considérant le temps qui s’écoule entre le moment où une décision est rendue sur l’autorisation de prendre part au salon prélibératoire et la tenue de l’événement en question, ne sera sans doute jamais en mesure d’entendre et de trancher une demande de contrôle judiciaire avant que le litige entre les parties ne devienne chose du passé. Ces facteurs tendent donc vers l’exercice du pouvoir discrétionnaire de notre Cour de se pencher sur la décision malgré son caractère purement théorique.

[26]           D’un autre côté, la décision visée par le litige repose sur des faits. Des faits qui pourraient fort bien évoluer si d’autres demandes analogues devaient être présentées à l’avenir, puisque c’est la teneur de l’information fournie pour étayer la demande qui devra être prise en considération pour rendre une décision. En effet, une décision prise sur la foi des faits exposés dans le dossier du cas en l’espèce aurait bien peu d’utilité pour orienter les parties au regard de toute demande de même nature présentée à l’avenir.

[27]           Le demandeur soulève également certaines préoccupations systémiques susceptibles d’avoir eu une incidence sur le caractère raisonnable de la décision. Or, des préoccupations systémiques peuvent représenter un facteur laissant entendre qu’il y aurait lieu que la Cour examine l’affaire même s’il a été déterminé que le litige entre les parties n’était plus d’actualité. Comme je l’expliquerai ci-après cependant, j’estime que la preuve est insuffisante pour tirer une telle conclusion en l’espèce.

[28]           M. Yeager a souligné l’absence de toute documentation exposant les politiques ou les programmes au sein du SCC qui établit (1) l’objet et les objectifs du salon prélibératoire, ou (2) le caractère adéquat du programme d’éducation prélibératoire du SCC. Il a également fait valoir que des organismes n’offrant pas, selon ses dires, des services de soutien aux détenus après leur libération ont malgré tout participé au salon prélibératoire de 2016. Enfin, il a soutenu que le processus avait été injuste en raison du parti pris de la personne chargée de prendre la décision à son endroit et du fait que le défendeur avait omis de consulter la population carcérale avant de lui refuser l’accès au salon prélibératoire. Outre les sérieux doutes que j’entretiens quant au bien-fondé de ces observations, je ne peux que constater l’insuffisance de l’information versée au dossier qui empêche la Cour de procéder à un examen en bonne et due forme de la question et de donner une orientation qui aurait pu être utile à d’autres parties à l’avenir.

[29]           M. Yeager a présenté deux déclarations sous serment, une de Mme Finateri et l’autre du professeur Moore, pour étayer sa demande. Selon la description qu’il a donnée de ces déclarations sous serment, elles contiennent des renseignements permettant de mettre les événements en contexte ou révélant des lacunes dans les procédures qui n’avaient pas été mises au jour dans le dossier. Le principe général interdisant à notre Cour d’admettre de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire souffre quelques exceptions (Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency, 2012 CAF 22 [Association des universités et collèges du Canada]).

[30]           J’ai examiné avec soin les deux déclarations sous serment de Mme Finateri et du professeur Moore. Pour ce qui est de la déclaration sous serment de Mme Finateri, cette dernière n’a participé à aucun autre salon prélibératoire depuis décembre 2009. Bien que l’on puisse attribuer une certaine valeur historique à l’information qu’elle contient, ce seul point n’est pas suffisant pour que la déclaration sous serment soit admise en exception au principe général susmentionné. L’information qu’elle contient permet de démontrer le bien-fondé des questions soulevées dans la demande et le caractère raisonnable de la décision d’exclure un demandeur à qui l’on avait refusé l’accès à l’événement au motif que l’objet de sa participation ne cadrait pas avec celui de l’événement. De même, la déclaration sous serment du professeur Moore ne révèle aucune lacune dans les procédures ni ne se limite aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle, comme l’exige le paragraphe 81(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Au contraire, le déclarant propose une interprétation de la preuve examinée par le décideur, tire des conclusions fondées sur cette preuve et exprime une opinion.  Ces déclarations sous serment ne sont visées par aucune des exceptions énoncées dans la décision Association des universités et collèges du Canada et ne sont donc pas admissibles aux fins d’examen de la décision contestée.

[31]           De plus, nulle part n’est-il expliqué pourquoi l’information contenue dans les déclarations sous serment de Mme Finateri et du professeur Moore n’a pas été initialement présentée au décideur ou pourquoi cette information n’a pu être incluse dans une demande subséquente de M. Yeager afin de se voir accorder un accès au salon prélibératoire. Cela dit, les déclarations sous serment mettent au jour l’insuffisance de l’information dans le dossier actuel concernant les préoccupations systémiques soulevées.

[32]           M. Yeager soutient que les lacunes dans l’information contenue dans le dossier s’expliquent par l’omission de la part du défendeur de verser toute information au dossier ou de présenter toute information à la Cour qui aurait permis de faire la lumière sur le contexte et l’objet du salon prélibératoire. À son avis, [traduction] « [n]i le dossier certifié du tribunal ni le défendeur ne fournit des éléments de preuve décrivant ou expliquant la nature et le contexte de l’éducation prélibératoire ». Cette déclaration est tout simplement inexacte. Le décideur disposait de la décision du juge Roy dans Madeley, qui explique l’objet et le contexte du salon prélibératoire, résume la preuve présentée par Miguel Costa – la personne qui a pris la décision du 8 juin 2016 visée par cette demande – et en cite des passages (Madeley, aux paragraphes 10 et 11). Cette décision ne comporte cependant aucun renseignement relatif aux questions systémiques soulevées par M. Yeager et n’est donc d’aucune utilité pour faire la lumière sur les préoccupations relatives aux lacunes dans l’information mentionnées précédemment.

[33]           Je reconnais que l’accès au salon prélibératoire peut continuer d’être une pomme de discorde entre les parties à l’avenir. Au vu du dossier présenté au décideur et devant cette cour aujourd’hui cependant, un dossier qui ressemble sensiblement à celui dont disposait le juge Roy pour rendre sa décision dans Madeley, je doute qu’un examen de la décision rendue le 8 juin 2016 et qui est aujourd’hui purement théorique puisse être d’une quelconque utilité aux parties à l’avenir. Comme il a été mentionné précédemment, l’examen de la décision rendue le 8 juin 2016 est une tout autre affaire qui n’a rien à voir avec la demande pour une ordonnance de mandamus, que je vais analyser à l’instant.

V.                Une ordonnance mandatoire est-elle justifiée?

[34]           M. Yeager, bien qu’il soit conscient qu’une ordonnance de mandamus représente une mesure de redressement exceptionnelle, soutient qu’elle est néanmoins justifiée en l’espèce.

[35]           Dans l’arrêt récent Lukacs v. Canada (Transportation Agency), 2016 FCA 202 (Lukacs), la Cour d’appel fédérale a confirmé une fois de plus les facteurs à prendre en considération lorsqu’une telle ordonnance est à l’étude. Le juge Scott, s’exprimant par écrit au nom de la Cour unanime, écrit ce qui suit au paragraphe 29 :

[traduction

Les deux parties reconnaissent que le critère juridique à appliquer pour prononcer une ordonnance de mandamus a été clairement énoncé par notre Cour dans la décision Apotex. Huit conditions doivent être respectées avant qu’une ordonnance de mandamus soit rendue :

(1)        il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public;

(2)        l’obligation doit exister envers le requérant;

(3)        il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation;

(4)        lorsque l’obligation dont on demande l’exécution forcée est discrétionnaire, des principes additionnels s’appliquent;

(5)        le requérant n’a aucun autre recours;

(6)        l’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;

(7)        le tribunal estime que rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé;

(8)        compte tenu de la balance des inconvénients, une ordonnance de mandamus devrait être rendue.

[36]           Les conditions énoncées dans Apotex Inc c. Canada (Procureur général), [1994] 1 RCF 742, et confirmées dans la décision Lukacs sont cumulatives et doivent être satisfaites par la partie qui demande l’ordonnance.

[37]           M. Yeager cite l’article 5 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et la décision de la Cour d’appel fédérale dans Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. LeBon, 2013 CAF 55 [LeBon CAF], pour soutenir que notre Cour devrait déterminer s’il devrait être autorisé à participer aux prochains salons prélibératoires. Il affirme que l’article 5 oblige pour ainsi dire le défendeur à l’autoriser à participer à l’événement si sa participation ne soulève aucune préoccupation sur le plan de la sécurité. En fait, il estime qu’il n’y a, en vertu de la loi, qu’une seule issue possible à sa demande visant à être autorisé à prendre part à un salon prélibératoire. Je ne suis pas de cet avis.

[38]           La décision LeBon CAF porte sur un citoyen canadien purgeant une peine aux États-Unis dont la demande de transfert vers un pénitencier canadien avait été rejetée. Le refus d’accueillir cette demande avait précédemment été annulé par la Cour d’appel fédérale, et l’affaire avait été renvoyée afin qu’une nouvelle décision soit rendue. Or, la nouvelle décision a confirmé le rejet de la demande. Le décideur, en dépit d’autres facteurs positifs, était en effet d’avis qu’il y avait un risque important que le demandeur commette une « infraction d’organisation criminelle ».

[39]           La Cour a une nouvelle fois été chargée d’examiner la décision. Le juge Luc Martineau, dans Lebon c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1500 [Lebon CF], a conclu que le décideur « n’a manifesté qu’un intérêt de pure forme pour les motifs et les directives de la Cour d’appel fédérale » (Lebon CF, au paragraphe 13). Le juge Martineau a accueilli la demande de contrôle judiciaire et infirmé la décision. Il a également accueilli la demande pour que la Cour rende un « verdict imposé », après avoir conclu que les circonstances exceptionnelles de la présente espèce, dont l’absence de contestation du fondement factuel entre les parties et le passage du temps depuis la présentation de la demande, étaient des motifs suffisants pour conclure que le ministre s’était montré partial et que les conséquences graves sur le demandeur justifiaient une mesure de redressement exceptionnelle (Lebon CF, aux paragraphes 25 à 27). La décision a été confirmée en appel (Lebon CAF, au paragraphe 17). Les circonstances de cette affaire se distinguent toutefois nettement des faits de la présente instance.

[40]           M. Yeager soutient qu’il a droit de participer au salon prélibératoire, mais l’argument qu’il avance pour appuyer son affirmation est pour le moins nébuleux. Le juge Roy aborde ce point dans sa décision relative à Madeley, affirmant ceci au paragraphe 38 :

Pour terminer, aucun argument solide n’a été présenté pour soutenir que M. Yeager pourrait utiliser l’article 5 de la Loi d’une certaine façon pour insinuer que le défendeur doit le laisser prendre part aux salons. L’article 5 est semblable à de nombreuses autres lois fédérales dans lesquelles le Parlement définit les fonctions et les responsabilités de ses entités, autrement dit leur mandat législatif. L’argent tiré du trésor ne peut être dépensé que dans les limites des responsabilités conférées par le Parlement à une organisation donnée. Rien n’indique à l’article 5 que certains programmes ayant des plans prescrits doivent être créés par le SCC. Que M. Yeager souhaite que les services qu’il veut offrir soient reconnus par le SCC est une chose. Que ces services soient mandatés au moyen d’une ordonnance est toute autre chose. Les services qu’offre M. Yeager ne sont pas conformes aux objectifs des salons tels qu’ils ont été institués; l’article 5 de la Loi n’aide en rien les demandeurs.

[41]           Contrairement à LeBon CF, où le décideur était tenu de prendre en considération des facteurs mandatés et de rendre une décision, l’article 5 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition ne décrit qu’en des termes très généraux les fonctions et les responsabilités du SCC. On ne peut donc déduire que cet article impose au SCC une obligation d’offrir des programmes précis ou de s’associer à des personnes en particulier, peu importe leur expertise, leurs qualifications ou leur intérêt.

[42]           La législation n’octroie aucun droit explicite à M. Yeager ni n’oblige le défendeur à l’autoriser à prendre part au salon prélibératoire. Le SCC possède le pouvoir discrétionnaire de déterminer le type de programmes qu’il veut offrir et de choisir les professionnels à l’extérieur de son organisation qui sont les plus à même de mener à bien ces programmes (William Head Institution v Canada (Corrections Service), [1993] FCJ no 821, au paragraphe 10).

[43]           De même, aucun des autres faits relevés dans Lebon CF n’est présent en l’espèce. Le différend n’est plus d’actualité, il n’est nulle question d’une directive passée de notre Cour n’étant pas « un intérêt de pure forme », et il ne semble pas y avoir contestation des faits entre les parties. La demande pour une ordonnance de mandamus exceptionnelle est par conséquent rejetée.

[44]           Je rejette la demande tout en prenant note de l’argument de M. Yeager selon lequel un refus d’accorder la mesure de redressement exceptionnelle demandée équivaudrait à un [traduction] « autre refus soigneusement orchestré ». D’après la preuve présentée par M. Yeager lui-même, il a déjà été autorisé à participer à quelques reprises au salon prélibératoire. Sa preuve démontre également qu’il a déjà obtenu l’autorisation de rendre visite à un détenu à l’établissement à sécurité moyenne de Beaver Creek. La preuve ne porte donc pas à croire que d’autres demandes présentées à l’avenir ne seront pas examinées sur le fond. Pour reprendre l’affirmation du juge Mosely dans Société Radio-Canada c. Directrice de l’établissement de Bowden, 2015 CF 173, au paragraphe 55 : « En l’absence de toute preuve, la Cour ne peut pas supposer qu’une autorité administrative a fait preuve d’injustice. » De même, la Cour ne peut préjuger l’issue de toute décision future prise par le SCC.

VI.             Conclusion

[45]           La demande est rejetée. Lors des observations orales, les parties ont avisé la Cour qu’une adjudication des dépens de l’ordre de 3 000 $ à la partie ayant gain de cause serait appropriée. Ce montant est raisonnable.

[46]           La Cour accorde au défendeur la somme de 3 000 $, débours compris.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande. La Cour accorde au défendeur la somme de 3 000 $, débours compris.

« Patrick Gleeson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1146-16

 

INTITULÉ :

MATTHEW G. YEAGER c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 mai 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 13 juin 2017

 

COMPARUTIONS :

Yavar Hameed

 

Pour le demandeur

 

Kevin Palframan

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hameed Law

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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