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Date : 20170531


Dossier : T-81-17

Référence : 2017 CF 536

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 mai 2017

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

ELIZABETH BERNARD

demanderesse

et

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’un appel interjeté par la demanderesse en vertu des articles 51 et 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, à l’encontre de l’ordonnance de la protonotaire Tabib, datée du 21 avril 2017, suspendant la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse jusqu’au 1er juillet 2017.

[2]               Les ordonnances discrétionnaires des protonotaires ne devraient être infirmées que lorsqu’elles sont erronées en droit, ou fondées sur une erreur manifeste et dominante quant aux faits (Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, aux paragraphes 64 et 79; demande d’autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada déposée le 9 décembre 2016 dans 2016 CarswellNat 7112 [WL]).

[3]               Le 18 janvier 2017, la demanderesse a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 19 décembre par la ministre du Revenu national, par laquelle elle renonçait à exiger des déclarations des organisations ouvrières et des fiducies de syndicat en vertu de l’article 149.01 de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, ch. 1 (5e Suppl.) (la « LIR »), pour les exercices débutant en 2017.

[4]               L’article 149.01, entré en vigueur le 30 décembre 2015, oblige ces entités à fournir des déclarations de renseignements à l’Agence du revenu du Canada (« ARC »), et notamment des renseignements financiers détaillés, et prévoit que le défaut d’obtempérer constitue une infraction au paragraphe 239(2.31). Le paragraphe 149.01(4) prévoit que les renseignements figurant dans les déclarations doivent être publiés par la ministre, qui doit notamment les afficher au site Web du Ministère. Le paragraphe 220(2.1) prévoit que la ministre peut, à sa discrétion, renoncer à exiger un formulaire ou des renseignements prescrits.

[5]               La demanderesse travaille dans un milieu syndiqué et paie des cotisations à une organisation ouvrière assujettie à l’article 149.01 de la LIR.

[6]               Le 7 février 2017, le défendeur a présenté une requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire et en suspension complète de l’instance jusqu’au règlement de la requête. Subsidiairement, le défendeur a sollicité la suspension de l’instance en attendant de voir si le projet de loi C-4 sera adopté, auquel cas le litige deviendrait théorique puisque le projet de loi porte abrogation de l’article 149.01 et du paragraphe 239(2.31). Au moment du dépôt de la requête, le projet de loi en était à la deuxième lecture devant le Sénat.

[7]               La motion en radiation soulevait plusieurs motifs, le défaut de qualité pour agir, le caractère théorique et l’abus de procédure. La protonotaire a rejeté ces motifs, mais elle a accordé la réparation subsidiaire. Elle est parvenue à la conclusion que, malgré l’impossibilité de déclarer le litige théorique à ce moment-là, le législateur avait clairement exprimé sa volonté d’abroger l’article 149.01 et que, au stade où se trouvait le processus législatif, il était raisonnable de penser que l’objectif serait atteint le 1er juillet 2017. Même en l’absence de la renonciation contestée de la ministre, l’échéance la plus rapprochée pour le dépôt des déclarations pour une organisation ouvrière ou une fiducie de syndicat en vertu de l’article 149.01 aurait été le 1er juillet 2017. La protonotaire a conclu que la suspension de la demande jusqu’à cette date représentait un compromis acceptable pour éviter le gaspillage inutile de fonds et de ressources dans l’éventualité très probable où le litige deviendrait théorique avant que la renonciation ait un effet concret, d’une part et, d’autre part, assurer que le contrôle judiciaire suivra son cours en cas de retard ou d’échec du processus législatif portant abrogation de l’exigence en matière de déclaration.

[8]               Le 12 avril 2017, le Sénat a adopté le projet de loi C-4 avec des amendements, lesquels ont été renvoyés à la Chambre des Communes en vue d’être examinés.

[9]               La demanderesse affirme que le défaut de prendre en compte un élément essentiel d’un critère juridique, ou toute erreur de principe analogue, peut être qualifié d’erreur de droit et être contrôlé en fonction de la norme de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, au paragraphe 36). À son avis, rien n’indique que la protonotaire a tenu compte du critère de la décision Apotex Inc. c. Astrazeneca Canada Inc., 2003 CFPI 149 [Apotex], ou qu’elle a appliqué ce critère aux fins de l’application du paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch. F-7, qui autorise la Cour à suspendre une instance. Le défendeur n’a pas non plus fourni de preuve ou d’argument établissant que la poursuite de l’instance entraînerait une injustice parce qu’elle serait abusive ou vexatoire, ou qu’elle constituerait un abus de procédure, ni qu’une suspension n’entraînerait pas d’injustice pour la demanderesse. Le défendeur ne s’est donc pas acquitté de son fardeau de preuve.

[10]           La demanderesse allègue par ailleurs que la protonotaire a commis une erreur en rendant une décision en vue d’accommoder la ministre. Le report d’une instance au motif qu’une disposition législative est susceptible d’être modifiée constitue une erreur de principe et un exercice inapproprié du pouvoir discrétionnaire conféré à la protonotaire. Qui plus est, le rôle de la Cour est d’instruire et de trancher une contestation d’un citoyen, et non de faciliter la tâche d’une décideuse dont l’intention manifeste est de mettre sa décision à l’abri de tout examen judiciaire. La Cour doit appliquer le droit qui est en vigueur. La suspension d’une procédure en attendant que le législateur ait terminé son examen d’un projet de loi équivaut à une ingérence du pouvoir législatif dans un domaine qui est du ressort du pouvoir judiciaire. De surcroît, même si un litige devient théorique, la Cour conserve son pouvoir discrétionnaire de l’entendre et de rendre une décision (Borowski c. Canada [Procureur général], [1989] 1 RCS 342). La protonotaire a manqué à l’équité procédurale en présumant que le litige n’aurait pas de suite avant d’avoir donné aux parties la possibilité de se faire entendre à ce sujet.

[11]           Le défendeur soutient quant à lui que la protonotaire a eu raison de trancher que la suspension de l’instance jusqu’au 1er juillet 2017 serait dans l’intérêt de la justice puisque les deux chambres du Parlement se sont clairement prononcées en faveur de l’abrogation. La protonotaire a cherché à mettre en balance le coût pour le système de justice, le préjudice qu’une suspension pourrait causer à la demanderesse et le droit de celle-ci au traitement de sa demande. Elle a établi que le juste équilibre était atteint en fixant une date avant laquelle aucune déclaration n’aurait été exigible, même si l’abrogation n’était pas adoptée, soit le 1er juillet 2017. La protonotaire a mis en regard l’utilisation de fonds publics pour instruire un litige très susceptible de devenir théorique et le fait que la demanderesse ne serait pas lésée puisque les déclarations n’auraient pas été exigibles à cette date. Il s’agit d’une approche conforme aux principes directeurs applicables (Coote c. Lawyers’ Professional Indemnity Company, 2013 CAF 143, aux paragraphes 8 à 11) [Coote]).

[12]           Après avoir examiné les arguments de la demanderesse, y compris ceux de sa réponse, et les arguments du défendeur, je ne suis pas persuadée que la protonotaire a commis une erreur de droit.

[13]           La Cour fédérale peut, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, prendre les mesures provisoires qu’elle estime indiquées avant de rendre sa décision. L’alinéa 50(1)b) accorde de plus à la Cour le pouvoir discrétionnaire de suspendre ses procédures dans toute affaire lorsque l’intérêt de la justice l’exige. Par ailleurs, l’article 3 porte que les Règles doivent être interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible.

[14]           Dans l’arrêt Coote, la Cour d’appel fédérale tranche que, dans le contexte d’un appel, la Cour a compétence pour donner effet à une suspension en application de l’article 50 de la Loi et au titre de la plénitude de compétence, qu’elle peut gérer et régler ses propres procédures. La CAF a aussi confirmé que le critère à trois volets énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 ne s’applique pas dans ce contexte. De fait, il est seulement demandé à la Cour de déterminer si une suspension est dans l’intérêt de la justice (Mylan Pharmaceuticals ULC c. AstraZeneca Canada, Inc., 2011 CAF 312, aux paragraphes 3 à 14 [Mylan]; Loi sur les Cours fédérales, alinéa 50[1]b]). Voici ce que dit la CAF à ce sujet :

[11] Comme il est expliqué dans Mylan, il y a une différence entre le fait que la Cour suspende des procédures dans le but d’interdire à un autre organisme d’exercer sa compétence et le fait que la Cour suspende des procédures dans le but de ne pas exercer sa propre compétence dans un appel en instance. Le critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald, un critère applicable aux injonctions, s’applique dans le premier cas. Dans le deuxième cas :

[...] la Cour exerce un pouvoir qui n’est pas sans ressembler à l’établissement d’un calendrier ou à l’ajournement d’une affaire. Ce genre de décision repose sur des considérations discrétionnaires d’ordre général. Il y a les considérations d’intérêt public – la nécessité que les instances se déroulent équitablement et avec célérité –, mais il s’agit, sur le plan qualitatif, d’un facteur différent des considérations d’intérêt public qui s’appliquent lorsque la Cour interdit à un autre organisme de faire ce que le législateur l’autorise à faire. Par conséquent, les critères rigoureux énoncés dans l’arrêt RJR-MacDonald ne s’appliquent pas dans un tel cas.

(Mylan, précité, au paragraphe 5.)

[15]           La question de savoir si la Cour suspendra des procédures dans le but de ne pas exercer sa propre compétence dans un appel en instance dépend des faits et de certains principes, y compris l’article 3. D’autres principes guident la Cour dans l’exercice de sa plénitude de compétence pour gérer et régler les procédures. Si aucune partie ne subit un préjudice déraisonnable et si c’est dans l’intérêt de la justice, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire afin d’éviter de gaspiller les ressources judiciaires (Coote, aux paragraphes 8 à 13; voir également Mylan, aux paragraphes 5 à 14).

[16]           La demanderesse affirme que le critère applicable à une suspension décrétée sous le régime de l’alinéa 50(1)b) consiste à déterminer si, eu égard à l’ensemble des circonstances, l’intérêt de la justice justifie qu’une demande soit retardée (Mylan, au paragraphe 14). Elle soutient cependant que le critère applicable est celui qui est établi dans la décision Apotex, dans laquelle notre Cour s’est exprimée comme suit concertant l’alinéa 50(1)a) :

[13] Voici les principaux éléments qui se dégagent des décisions dans lesquelles notre Cour a examiné le paragraphe 50(1) de la Loi :

i) Le pouvoir de suspendre une instance doit être exercé avec modération et la suspension d’instance ne doit être accordée que dans les cas les plus évidents.

ii) Pour justifier une suspension, deux conditions doivent être réunies, une positive et une négative :

a) le défendeur doit convaincre le tribunal que la poursuite de l’action entraînerait une injustice parce qu’elle serait abusive ou vexatoire pour lui ou qu’elle constituerait un abus de procédure;

b) la suspension d’instance ne doit causer aucune injustice au demandeur.

Dans les deux cas, la charge de la preuve incombe au défendeur.

iii) Lorsqu’il existe des raisons de compétence fondamentales d’introduire une action tant devant le tribunal supérieur d’une province que devant la Cour fédérale du Canada, il n’y a pas lieu de suspendre l’instance introduite devant la Cour fédérale.

(Voir les jugements Varnam c. Canada [Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social] et al. [1987], 12 F.T.R. 34 [C.F. 1re inst.] et Figgie International Inc. c. Citywide Machine Wholesale Inc. [1993], 50 C.P.R. [3d] 89 [C.F. 1re inst.])

[17]           Toutefois, la Cour d’appel fédérale ne cite pas la décision Apotex, rendue en 2003, dans l’arrêt Coote. Il convient d’ajouter que la décision Apotex porte sur l’octroi d’une suspension en vertu de l’alinéa 50(1)a) dans le cas où une autre cour a déjà été saisie d’une instance. Ce n’est pas le cas dans la présente affaire. Par conséquent, je ne suis pas convaincue que la protonotaire a commis une erreur de droit en ne tenant pas compte du « critère » énoncé dans la décision Apotex.

[18]           De toute manière, elle a tenu compte de la très forte probabilité de l’adoption du projet de loi C-4 au 1er juillet 2017 et, partant, de l’abrogation de l’article 149.01 de la LIR.

[19]           Elle explique notamment que le choix du 1er juillet 2017 est le plus judicieux puisque, même en l’absence de la renonciation contestée de la ministre, il s’agit de l’échéance la plus rapprochée pour le dépôt des déclarations d’une organisation ouvrière ou d’une fiducie de syndicat en vertu de l’article 149.01. Il s’agit d’un fait important, dont il découle que la demanderesse serait à l’abri de tout préjudice avant le 1er juillet 2017. Si les dispositions en cause sont abrogées avant cette date, peu importe qu’il y ait ou non renonciation de la ministre, aucun renseignement ne sera déclaré et ne sera rendu public. Concrètement, cela signifie que la demanderesse ne peut être lésée du fait d’une suspension puisqu’elle ne sera privée d’aucun renseignement.

[20]           La protonotaire a aussi tenu à trouver un compromis entre la nécessité d’éviter un gaspillage inutile des ressources et des fonds publics dans l’éventualité très probable où le litige deviendrait théorique avant que la renonciation ait un effet concret, d’une part et, d’autre part, celle d’assurer que l’instance suivra son cours en cas de retard ou de délai du processus d’abrogation de la disposition législative.

[21]           La protonotaire a examiné les faits en appliquant les principes directeurs pertinents. Même si ses motifs sont brefs, il est clair à mes yeux qu’elle a adhéré à l’approche enseignée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Coote.

[22]           Quant à la prétention de la demanderesse selon laquelle la protonotaire a manqué à l’équité procédurale en présumant que le litige n’aurait pas eu de suite s’il était devenu théorique après l’abrogation des dispositions en cause, elle ne peut fonder un appel de l’ordonnance. Par ailleurs, rien n’empêchait la demanderesse de faire valoir cet argument lorsqu’elle a comparu devant la protonotaire et de soulever à ce moment la question du caractère théorique, ni de déposer une requête en ce sens si jamais l’abrogation a pris effet au 1er juillet 2017.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

1.         L’appel de l’ordonnance de la protonotaire Tabib du 21 avril 2017 est rejeté.

2.         Il n’y aura pas d’adjudication des dépens.

« Cecily Y. Strickland »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-81-17

 

INTITULÉ :

ELIZABETH BERNARD c. LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) EN VERTU DE L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS:

Le 31 mai 2017

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Elizabeth Bernard

 

Pour la demanderesse

(EN SON PROPRE NOM)

 

Charles Camirand

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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