Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20170526


Dossier : IMM-3940-16

Référence : 2017 CF 524

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 mai 2017

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

MUKESH SEEMUNGAL

(alias DHANRAJ SOOKOO)

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur, Mukesh Seemungal, un homme de 42 ans citoyen de Trinidad-et-Tobago, fait l’objet d’une mesure de renvoi du Canada. Dans une lettre datée du 6 septembre 2016, il a demandé qu’il soit sursis à l’exécution de la mesure de renvoi afin qu’il puisse prendre des dispositions pour que sa sœur, atteinte d’une déficience intellectuelle, bénéficie de tous les soins requis. Après avoir reçu la lettre de refus d’un agent d’exécution de la loi au Canada datée du 19 septembre 2016, il a demandé et obtenu une ordonnance de la Cour sursoyant à l’exécution de la mesure de renvoi. Il a par la suite présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR).

I.                    Contexte

[2]               En juillet 2009, le demandeur et sa sœur aînée, Rawtee Petrie, sont arrivés au Canada à titre de visiteurs. Quelques années plus tard, le demandeur a déposé une demande d’asile fondée sur son orientation sexuelle. Sa demande d’asile a été refusée en janvier 2013, de même que sa demande subséquente d’examen des risques avant renvoi (ERAR), soumise en février 2016. Ses demandes d’autorisation de solliciter un contrôle judiciaire de ces deux décisions ont été rejetées tour à tour par notre Cour en juin 2013 et en juin 2016.

[3]               Le 19 avril 2016, à l’issue d’une entrevue avec l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), le demandeur a obtenu un sursis de deux mois à l’exécution de la mesure de renvoi dont il fait l’objet, lequel lui a été accordé pour qu’il prenne des dispositions en vue de la prestation de soins à sa sœur. Le 8 août 2016, il a soumis une demande de résidence permanente pour des considérations humanitaires, dans laquelle il demandait réparation. Il invoquait son établissement au Canada, les conditions défavorables qui l’attendaient à Trinidad et le préjudice que son renvoi causerait à sa sœur aînée, qui doit prendre de l’insuline pour traiter son diabète, mais qui peut difficilement prendre soin d’elle-même en raison de ses capacités intellectuelles équivalant à celles d’un enfant de cinq ans.

[4]               Après avoir reçu l’ordre de l’ASFC de se présenter pour son renvoi, le demandeur a soumis une demande écrite, datée du 6 septembre 2016, pour obtenir un sursis à son renvoi jusqu’à ce qu’il ait pris des dispositions pour sa sœur déficiente intellectuelle et que sa demande fondée sur des considérations humanitaires ait été traitée. La demande de sursis comportait une évaluation psycho-éducationnelle confirmant le diagnostic de déficience intellectuelle modérée de la sœur du demandeur et les nombreuses limites fonctionnelles l’empêchant de vivre de manière autonome. Selon cette évaluation, la sœur du demandeur aurait [TRADUCTION« énormément de difficulté à fonctionner de manière autonome et elle a absolument besoin de l’aide de son frère pour gérer son quotidien et assurer sa subsistance ». Le demandeur a fait valoir à l’ASFC que la date prévue pour son renvoi, soit le 20 septembre, était trop rapprochée pour que lui ou les professionnels de la santé qui s’occupent de sa sœur préparent un plan de soins. Il a soutenu par ailleurs qu’il avait besoin de plus de temps pour transférer à une autre personne ses devoirs à titre de fiduciaire de sa sœur.

[5]               Le demandeur a aussi indiqué que son renvoi devrait être reporté parce qu’il craignait que sa sécurité personnelle soit menacée à Trinidad du fait de son orientation sexuelle et de son état de santé. Il a expliqué qu’à Trinidad, la discrimination dont sont toujours victimes les homosexuels l’obligerait à dissimuler son identité personnelle et l’exposerait à la stigmatisation, au détriment de sa santé psychologique et physique. Le demandeur a également informé l’ASFC qu’il était sujet à la formation de caillots sanguins et qu’il ne pourrait pas recevoir de traitements appropriés pour ce trouble médical à Trinidad.

II.                 La décision de l’agent

[6]               Dans une lettre datée du 19 septembre 2016, l’agent a rejeté la demande de sursis à son renvoi présentée par le demandeur. Après avoir exposé son rôle et l’obligation qui lui échoit de faire exécuter une mesure de renvoi dès que possible aux termes du paragraphe 48(2) de la LIPR, l’agent d’exécution de la loi explique que cette qualité lui [TRADUCTION] « donne un pouvoir discrétionnaire très restreint de reporter un renvoi ». Il ajoute qu’il a [TRADUCTION] « examiné soigneusement » les éléments de preuve joints à la demande de sursis, y compris la preuve médicale concernant le demandeur et celle concernant sa sœur. Il explique également que malgré la demande récente du demandeur fondée sur des considérations humanitaires, [TRADUCTION« la demande de résidence permanente en instance n’entraîne pas d’office le sursis d’une mesure de renvoi en application de la LIPR et de son Règlement, et elle n’empêche pas non plus le renvoi ».

[7]               Après avoir cité un guide d’instructions et le Guide du traitement des demandes au Canada, l’agent parvient à la conclusion suivante :

[traduction] Je conclus que la demande fondée sur des considérations humanitaires en instance suivra son cours après le renvoi à la date prévue du Canada. […] J’ai des réserves relativement au moment où la demande fondée sur des considérations humanitaires a été déposée […] M. Seemungal a été notifié de son renvoi imminent du Canada quand le processus d’ERAR a été lancé, en septembre 2015 […] selon les notes au dossier, M. Seemungal a mentionné lors de l’entrevue du 21 mars 2016 avec l’agent de renvoi qu’il avait l’intention de soumettre une demande fondée sur des considérations humanitaires à ce moment [...] les considérations humanitaires énoncées dans sa demande actuelle existent depuis un bon moment, en particulier celles qui ont trait à sa sœur.

[8]               L’agent affirme qu’il n’est pas habilité à procéder à [TRADUCTION] « une évaluation accessoire des considérations humanitaires », mais qu’il a néanmoins « examiné soigneusement » celles qui sont exposées dans la demande de sursis, y compris les arguments fournis pour faire la démonstration de l’établissement du demandeur au Canada et des difficultés qu’entraînerait son retour à Trinidad-et-Tobago, [TRADUCTION] « et particulièrement les troubles de santé mentale de sa sœur, Rawtree [sic] Petrie ». L’agent prend acte de la déficience intellectuelle de Rawtee et du fait qu’elle est diabétique, et souligne que sa déficience [traduction] « l’empêche de prendre soin d’elle-même, et notamment de prendre ses médicaments ». Il reconnaît aussi que le demandeur prend soin de sa sœur, qu’il est son mandataire, qu’il s’occupe de ses rendez-vous médicaux et qu’il veille à lui administrer sa médication. L’agent ne nie pas que sa sœur a besoin de supervision étroite et que le demandeur a joué un rôle central de donneur de soins.

[9]               Il souligne toutefois que le demandeur a soulevé les mêmes préoccupations concernant sa sœur quand un sursis à son renvoi lui a été accordé cinq mois auparavant, le 19 avril 2016. L’agent a estimé que la [TRADUCTION] « preuve insuffisante ne permet pas d’établir les mesures prises par M. Seemungal au cours des cinq derniers mois pour s’assurer que, après son renvoi du Canada, sa sœur recevra les soins nécessaires ». Selon l’agent, la sœur est suivie par un travailleur social et reçoit de l’aide du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées, mais la [TRADUCTION] « preuve insuffisante » ne permet pas de déterminer si les autres recommandations du conseiller en psychoéducation ont été suivies, et si par exemple Rawtee a été mise en lien avec l’organisme Community Living Toronto. Voici la conclusion de l’agent :

[traduction] […] au vu de l’information fournie, je ne suis pas persuadé que la preuve est suffisante pour déterminer qu’après le renvoi de M. Seemungal du Canada, Mme Petrie, avec l’aide du travailleur social, ne pourra pas se prévaloir des services sociaux auxquels elle a droit, ou que la présence de M. Seemungal au Canada est nécessaire pour qu’elle reçoive ces services […] si sa famille décide qu’il vaut mieux pour elle de rentrer à Trinidad avec son frère, je suis convaincu que celui-ci pourra continuer de lui prodiguer les soins et le soutien dont elle a besoin, comme il l’a fait toute sa vie. Par ailleurs [...] j’estime que la preuve médicale est insuffisante pour confirmer que Mme Seemungal ne recevrait pas les traitements ou les médicaments voulus contre son diabète si jamais la famille décide qu’il est dans son intérêt de rentrer à Trinidad.

[10]           L’agent a en outre examiné les risques que court le demandeur à Trinidad, mais il a précisé qu’il n’était pas de son ressort de procéder à une « [traduction] évaluation accessoire des risques », et que son pouvoir discrétionnaire « de reporter un renvoi se limite à déterminer si celui-ci exposerait la famille à une menace pour leur vie, à des sanctions excessives ou à un traitement inhumain ». L’agent a conclu qu’outre le sentiment d’angoisse que pourrait causer un renvoi au demandeur, rien n’indique qu’un nouveau risque est apparu depuis l’ERAR. Voici la conclusion de l’agent : [TRADUCTION] « Après avoir examiné soigneusement votre demande, je ne crois pas que le report de l’exécution de la mesure de renvoi se justifie dans les circonstances de l’espèce ».

[11]           La décision de quatre pages de l’agent renvoie à plusieurs conclusions et faits qui n’ont aucun lien avec la demande de sursis du demandeur. Dans son résumé du dossier, l’agent mentionne que [TRADUCTION] « le 21 mars 2016, M. Zaman a participé à une entrevue avec un agent de l’Aide au retour volontaire et à la réintégration du Centre d’exécution de la loi du Grand Toronto, et il a appris à ce moment que sa demande d’ERAR avait été refusée ». Dans le cours de son analyse du risque pour le demandeur, l’agent écrit : « [traduction] « Je remarque que, selon la demande de sursis, M. Seemungal souffre de traumatismes liés à des incidents de persécution au Bangladesh, qu’il a fui pour venir au Canada. Ce risque allégué a été signalé dans la demande d’asile de M. Zaman devant la SPR, qui l’a rejetée le 18 janvier 2016 ». On ne trouve aucune mention d’un M. Zaman dans les documents joints par le demandeur à sa demande de sursis, ni même qu’il est déjà allé au Bangladesh.

[12]           La décision de l’agent fait aussi référence à des arguments, à des éléments de preuve et à deux personnes, Aya et Milia, qui ne sont mentionnées nulle part dans les demandes du demandeur. À la page deux de sa décision, l’agent écrit :

[traduction] « Je tiens en outre à souligner que les arguments de l’avocat relativement aux délais fixés par CIC sont trompeurs, et que l’expérience ainsi que certains affidavits de collègues démontrent que les demandes [fondées sur des considérations humanitaires] sont réglées beaucoup plus rapidement. Selon l’avocat, la demande, même si elle a été soumise depuis peu, pourrait avoir une issue imminente et justifie un sursis de deux mois. L’avocat soutient par ailleurs qu’un renvoi à ce moment-ci aurait des répercussions sur la demande en instance d’Aya et de Milia. J’estime que la preuve présentée par l’avocat est anecdotique et insuffisante pour démontrer qu’une décision serait sur le point d’être rendue au sujet de la demande en question. Chaque demande est jugée sur son bien-fondé.

[13]           Or, dans son argumentaire, le demandeur ne fait jamais allusion aux délais de traitement des demandes fondées sur des considérations humanitaires par CIC, ni que le règlement de sa propre demande est imminent. De plus, les documents que le demandeur a remis à l’ASFC ne comprennent pas d’ [TRADUCTION] « affidavits de collègues », et sa demande de sursis ne mentionne nulle part de [TRADUCTION] « demande en instance d’Aya et de Milia ».

III.               L’affidavit de l’agent

[14]           Compte tenu des références de l’agent à des arguments, des faits et des conclusions dénués de liens avec la demande de sursis du demandeur, le défendeur a soumis un affidavit dans lequel l’agent explique pourquoi sa décision renferme des références à des arguments, des éléments de preuve et des personnes qui ne sont pas liés à la demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi dont le demandeur fait l’objet.

[15]           Le demandeur soutient que la Cour n’aurait pas dû accueillir l’affidavit de l’agent en preuve, au motif qu’il participe d’une tentative de renforcer et d’étoffer la décision initiale. Aux yeux du demandeur, l’affidavit de l’agent [TRADUCTION] « expurge les passages défavorables » des motifs, c’est-à-dire les références à des arguments, des éléments de preuve et des personnes qui n’ont aucun lien avec le dossier du demandeur. Se fondant sur l’arrêt Sellathurai c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 255, aux paragraphes 46 et 47, [2009] 2 RCF 576, le demandeur rappelle qu’un tribunal ou un décideur ne peut améliorer les motifs donnés au demandeur au moyen d’un affidavit déposé dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire, et que le fait d’autoriser les décideurs à compléter leurs motifs après le fait dans des affidavits ne favorise aucunement la transparence du processus décisionnel.

[16]           Le défendeur a rétorqué que l’affidavit de l’agent ne renforce pas sa décision, et n’ajoute pas non plus de motifs nouveaux ou plus détaillés. Le défendeur fait valoir que l’affidavit de l’agent contextualise la décision et fait la démonstration que le renvoi du demandeur avait déjà été reporté à deux reprises avant la demande déposée en septembre 2016. Le défendeur estime que la Cour doit accueillir l’affidavit de l’agent en preuve parce qu’il y admet les erreurs commises dans ses motifs et explique dans quel contexte elles ont été commises.

[17]           En règle générale, le dossier en vue du contrôle judiciaire se limite aux éléments qui étaient à la disposition du décideur. S’il en était autrement, une demande de contrôle judiciaire risquerait de se transformer en un procès sur le fond, alors que le contrôle judiciaire consiste en fait à évaluer la légalité de l’action de nature administrative (Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, aux paragraphes 14 à 20, 428 NR 297, cité dans Gaudet c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 254, au paragraphe 4, [2013] ACF no 1189; voir également Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, aux paragraphes 13 à 28, 261 ACWS [3d] 441). Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, il est reconnu peu d’exceptions au principe général interdisant à la Cour d’admettre des éléments de preuve qui n’ont pas été soumis au décideur, « et la liste des exceptions n’est sans doute pas exhaustive » (Association des universités, au paragraphe 20).

[18]           Des affidavits sont parfois nécessaires pour porter à l’attention de la Cour des vices de procédure qu’on ne peut déceler dans le dossier de la preuve qui était à la disposition du décideur administratif et pour permettre à la juridiction de révision de remplir son rôle de contrôleur de l’équité procédurale. Je ne crois pas que l’affidavit de l’agent constitue une telle exception. Bien au contraire, puisque l’affidavit traite du libellé de la décision même qui fait l’objet du présent contrôle. Il ne permet aucunement de trancher si cette décision a été rendue d’une manière contraire à l’équité procédurale.

[19]           Parfois, un affidavit admis en preuve dans le cadre d’un contrôle judiciaire fait ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur lorsqu’il a tiré une conclusion déterminée. Là encore, je ne considère pas l’affidavit de l’agent comme étant de nature à faire partie de cette exception. La preuve à la disposition de l’agent était amplement suffisante pour rendre la décision qu’il a rendue, même s’il fait référence à des arguments, des éléments de preuve et des personnes qui n’ont aucun lien avec la demande de sursis du demandeur.

[20]           En outre, il peut arriver que la Cour admette en preuve un affidavit qui contient de l’information générale, susceptible de l’aider à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire. À cet égard, la Cour d’appel fédérale a souligné que « l’on doit s’assurer que l’affidavit ne va pas plus loin en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s’immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond » (Association des universités, au paragraphe 20). Là encore, je ne considère pas l’affidavit de l’agent comme faisant exception à la règle générale susmentionnée.

[21]           L’affidavit en cause ici a ceci de particulier qu’il tente de rectifier certaines erreurs figurant dans les motifs donnés par l’agent pour refuser la demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi dont le demandeur fait l’objet. À l’instar du demandeur, j’estime qu’en l’espèce la Cour ne doit pas accueillir en preuve l’affidavit de l’agent, car il participe d’une tentative de renforcer et d’étoffer sa décision initiale par suppression ou justification de références à des arguments, des éléments de preuve et des personnes n’ayant aucun lien avec le dossier du demandeur. L’affidavit de l’agent vise à « débarrasser la décision initiale de ses failles », pour conserver l’information favorable et expurger celle qui ne l’est pas. Dans l’arrêt Leahy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227, au paragraphe 145, [2014] 1 RCF 766, la Cour d’appel fédérale sert une mise en garde contre l’utilisation d’affidavits produits à l’appui dans le cadre d’un contrôle judiciaire, et rappelle qu’ils « ne peuvent servir à étoffer les motifs du décideur ou les motiver davantage après le fait ». En l’espèce, l’affidavit a été produit pour étayer les motifs de l’agent par la suppression de toutes les références erronées. À vrai dire, il fait ressortir le caractère déraisonnable de sa décision, qui sera le prochain thème que j’aborderai.

IV.              La décision de l’agent est-elle raisonnable?

[22]           La décision d’un agent d’exécution de la loi concernant le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi du Canada commande la retenue et un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, au paragraphe 25, [2010] 2 RCF 311 [Baron]; Escalante c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 897, au paragraphe 13, [2016] ACF no 859; Lilala c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 500, au paragraphe 18, [2016] ACF no 466). Le pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution de la loi de reporter le renvoi est limité. L’arrêt Baron de la Cour d’appel fédérale le confirme : « Il est de jurisprudence constante que le pouvoir discrétionnaire dont disposent les agents d’exécution en matière de report d’une mesure de renvoi est limité » (au paragraphe 49).

[23]           Conformément à la norme de la décision raisonnable, la Cour doit examiner une décision en s’en tenant « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ». Toutefois, la Cour doit aussi se demander si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190). Ces critères sont respectés si « les motifs permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708.

[24]           Le demandeur soutient que les références de l’agent à des arguments, des éléments de preuve et des personnes qui n’ont aucun lien avec son dossier sont la preuve que l’agent n’a pas évalué sa demande de sursis avec tout le soin voulu. Selon le demandeur, les motifs de l’agent ne reposent pas seulement sur l’information produite, et ils comportent par conséquent des failles au chapitre de la transparence et de l’intelligibilité. Le demandeur affirme que la prise en compte d’éléments de preuve dont il n’a pas été saisi et le fait que ces grossières erreurs lui ont échappé dans la décision témoignent du défaut de l’agent d’apprécier la preuve en fonction de son bien-fondé.

[25]           Le demandeur presse la Cour de ne pas maintenir la décision, au risque d’avaliser le laisser-aller et le manque de soin flagrant qui entachent l’analyse d’une demande de sursis par un agent. Il ne s’agit pas en l’occurrence d’erreurs négligeables ou d’ordre typographique, mais bien d’erreurs graves se rapportant à l’appréciation de la preuve. Le demandeur estime que la décision ne doit pas être maintenue, car ce serait à ses yeux comme déclarer qu’une décision viciée et inappliquée satisfait à la norme de la décision raisonnable du moment qu’elle cite quelques faits concernant le demandeur. Il note en outre qu’au cours du contre-interrogatoire au sujet de son affidavit, l’agent n’a pas été en mesure de relever toutes les erreurs que renfermait sa décision et que, lors de sa déposition, il a été incapable de discriminer les énoncés de celle-ci qui concernaient le demandeur et ceux qui mettaient en cause des personnes sans lien avec lui.

[26]           Le défendeur se fonde sur l’affidavit de l’agent pour démontrer qu’il a examiné la demande et comment il est parvenu à sa décision. De l’avis du défendeur, les erreurs dans les motifs de l’agent n’enlèvent rien au fait que la décision reflète avec exactitude les fondements du refus de la demande de sursis du demandeur. Le défendeur admet que les erreurs commises par l’agent sont [TRADUCTION] « regrettables », mais il affirme néanmoins qu’il n’est pas requis que les motifs d’une décision soient exhaustifs ou parfaits et que, au demeurant, ils doivent être envisagés comme une partie de la décision qui, en l’espèce, appartient à un ensemble d’issues possibles et acceptables.

[27]           Les références de l’agent à des arguments, des éléments de preuve et des personnes qui n’ont absolument aucun lien avec le dossier du demandeur compromettent la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel et de la décision elle-même. Les passages dans la décision de l’agent qui ne concernent aucunement la demande de sursis du demandeur la rendent inintelligible et déraisonnable. Le fait que ces erreurs parsèment l’ensemble de la décision s’avère encore plus troublant. On en trouve en effet dans le résumé du dossier au début, dans le survol des arguments du demandeur ainsi que dans l’analyse du risque effectuée par l’agent. Même s’il affirme qu’il a [TRADUCTION] « examiné soigneusement les éléments de preuve » et « dûment pris en compte les considérations humanitaires présentées », les erreurs flagrantes dans les motifs de la décision de l’agent ne permettent pas de prêter une foi aveugle à son affirmation comme quoi il aurait apprécié la demande de sursis du demandeur de manière rigoureuse et raisonnable. La décision de l’agent n’est pas intelligible parce que les motifs fondant le refus de la demande de sursis sont truffés de références à des arguments, des éléments de preuve et des personnes qui sont complètement étrangers au demandeur. Par conséquent, l’affaire doit être renvoyée à un autre agent d’exécution de la loi pour qu’il rende une nouvelle décision.

V.                 Conclusion

[28]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi dont le demandeur fait l’objet est renvoyée à un autre agent d’exécution de la loi afin qu’il rende une nouvelle décision.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire; l’affaire est renvoyée à un autre agent d’exécution de la loi au Canada pour qu’il rende une nouvelle décision en conformité avec les motifs du présent jugement, et aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3940-16

 

INTITULÉ :

MUKESH SEEMUNGAL (alias DHANRAJ SOOKOO) c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 avril 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 26 mai 2017

 

COMPARUTIONS :

Evguenia Rokhline

 

Pour le demandeur

 

Negar Hashemi

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Legally Canadian

Avocats

Mississauga (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.