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Date : 20170511


Dossier : IMM-4677-16

Référence : 2017 CF 492

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 mai 2017

En présence de monsieur le juge Harrington

ENTRE :

CHENJERAI MAZHANDU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               M. Mazhandu ne veut pas retourner au Zimbabwe. Il habite au Canada depuis sept ans, son épouse est canadienne et il est père d’un enfant né au Canada. Il se peut que ses craintes de persécution au Zimbabwe soient fondées, à la fois parce qu’il affirme être un opposant avoué au régime en place et qu’il est père d’une famille de race mixte.

[2]               Il n’a pas de statut légal au Canada, car son visa d’étudiant est expiré depuis longtemps. En outre, il a été déclaré coupable en vertu du Code criminel d’avoir refusé de se soumettre à un alcootest. Il a été frappé d’une mesure de renvoi en mai 2016, étant interdit de territoire pour motif de criminalité.

[3]               La question en litige dans le présent contrôle judiciaire est de savoir si l’agente de l’Agence des services frontaliers du Canada s’était renseignée sur les raisons pour lesquelles il ne souhaitait pas retourner au Zimbabwe avant d’émettre une ordonnance d’expulsion contre lui. Si elle l’avait fait et si les raisons qu’il invoquait incluaient sa crainte de persécution, les directives sur lesquelles l’agente s’appuyait lui indiquaient de ne pas émettre de mesure d’expulsion, de sorte que le demandeur aurait pu présenter une demande d’asile.

[4]               Bref, une fois réduit à l’essentiel et, possiblement, dépouillé de mensonges, le cas de M. Mazhandu se résume ainsi : si on l’avait interrogé à ce sujet, il aurait mentionné sa crainte de persécution au Zimbabwe et il aurait voulu soumettre sa demande de réfugié sur-le-champ lors de l’audition orale devant un commissaire de la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Il demande l’annulation de la mesure d’expulsion, afin de pouvoir poursuivre dans cette voie. L’article 99(3) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) prévoit qu’une demande d’asile ne peut être présentée par une personne frappée d’une mesure d’expulsion.

Les faits

[5]               M. Mazhandu a attiré l’attention des autorités pour deux raisons. D’une part, son visa d’étudiant était expiré depuis plus d’un an et il n’avait pas soumis de demande de renouvellement. D’autre part, il a été accusé d’avoir refusé de se soumettre à un alcootest. Lors de sa première interview, l’accusation criminelle était toujours en instance.

[6]               Le 18 décembre 2015, M. Mazhandu a été interviewé par Sherie Craik, une agente d’application de la loi à l’intérieur du pays au sein de l’Agence des services frontaliers du Canada, et par Justin Curtis, un agent. Elle a pris des notes contemporaines très détaillées. Ses notes ne font nullement mention de la possibilité d’un retour au Zimbabwe. M. Mazhandu insiste sur le fait que, lors de cette interview, il a exprimé sa crainte de persécution. Toutefois, le dossier indique qu’il a joué avec la vérité. M’appuyant sur ces notes, je conclus que non seulement il n’a manifesté aucune crainte relativement à son retour au Zimbabwe, mais, plus important encore, on ne lui a pas demandé ce qui, à son avis, risquait de lui arriver s’il y retournait.

[7]               Conformément à l’article 56 de la LIPR, M. Mazhandu n’a pas été détenu; il a plutôt été libéré sous conditions. Cette interview ne semble pas avoir été une enquête au sens des articles 44 et 45 de la LIPR.

[8]               En février 2016, M. Mazhandu a plaidé coupable à l’accusation d’avoir refusé de se soumettre à un alcootest, en violation du Code criminel.

[9]               Il a ensuite reçu une lettre de rendez-vous l’invitant à discuter de son statut au Canada. Il a été interviewé le 8 avril par l’agente Craik et l’agent Paul Finn. On l’a informé qu’il était interdit de territoire au Canada et qu’il ferait l’objet d’un rapport en vertu de l’article 44 de la LIPR. On a alors ordonné son expulsion.

[10]           Cependant, ce rapport était erroné, car il indiquait que le demandeur avait été déclaré coupable d’avoir conduit un véhicule avec des facultés affaiblies. À la suite de la constatation de cette erreur, une nouvelle mesure d’expulsion a été prononcée le 13 mai 2016. Le présent contrôle judiciaire vise cette mesure d’expulsion.

[11]           Aucune note n’a été prise lors de l’interview du 8 avril. À la fin de cette interview, on a remis à M. Mazhandu un dossier d’examen des risques avant renvoi (ERAR). L’article 112 et les articles suivants de la LIPR indiquent qu’une personne qui fait l’objet d’une mesure d’expulsion peut quand même soumettre une demande d’asile au Canada. Les seuls nouveaux éléments de preuve que peut présenter la personne dont la demande de statut de réfugié a été rejetée sont ceux qu’elle a obtenus après le rejet de sa demande, qui n’étaient pas raisonnablement accessibles auparavant ou qu’elle ne pouvait raisonnablement pas s’attendre à devoir présenter. Toutefois, comme M. Mazhandu n’avait pas présenté de demande d’asile, le dossier d’examen des risques avant renvoi (ERAR) tenait également compte de tous les éléments de preuve qu’il aurait pu produire lors d’une audience relative à la demande d’asile.

[12]           M. Mazhandu a demandé un examen des risques avant renvoi. Une audience peut être tenue à la suite d’un examen des risques avant renvoi si le ministre est convaincu qu’il est nécessaire de le faire. Aucune audience n’a été tenue. L’évaluation lui a été défavorable. Il a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision à la Cour. Sa demande a été refusée.

Analyse

[13]           La présente affaire porte sur les Lignes directrices et procédures de Citoyenneté et Immigration Canada (ENF 6 – Examen des rapports établis en vertu du paragraphe L44(1)).

[14]           L’article 44(1) de la LIPR se lit comme suit : S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre. Les Lignes directrices et procédures comprennent vingt-quatre sections et trois annexes. La section 5 (Politique ministérielle) et la section 8 (Procédure : traitement de demandes d’asile possibles) sont pertinentes pour la présente analyse.

[15]           La section 5.1, qui traite de l’équité procédurale, indique : Il importe que le délégué du ministre prenne des notes décrivant en détail le processus qu’il a suivi dans l’exercice de ses pouvoirs décisionnels. La section 8 décrit l’ensemble de procédures visant le traitement d’une demande d’asile possible. On y trouve huit indications. Les quatre premières et la dernière s’appliquent à M. Mazhandu :

•Lorsque la personne qui fait l’objet d’une décision prévoyant la prise d’une mesure de renvoi administrative n’a pas déposé de demande d’asile, le délégué du ministre devrait lui demander combien de temps elle a l’intention de demeurer au Canada.

•Si la personne indique que son intention est ou était d’y demeurer temporairement, le délégué du ministre devrait donner suite à la décision et délivrer la mesure de renvoi, le cas échéant.

•Si la personne indique que son intention est ou était de demeurer indéfiniment au Canada, le délégué du ministre doit lui demander les raisons pour lesquelles elle a quitté son pays de nationalité et les conséquences pour elle si elle devait y retourner, avant de prendre une décision sur le prononcé d’une mesure de renvoi.

•Lorsque les réponses indiquent une crainte de retourner dans le pays de nationalité, qui peut avoir un lien avec la protection des réfugiés, le délégué du ministre doit informer la personne de la définition de « réfugié » ou de « personne à protéger » aux termes des articles L96 et L97, et lui demander si elle désire déposer une demande d’asile.

[…]

•Chaque fois que la personne indique qu’elle craint de retourner dans son pays de nationalité, le délégué du ministre doit éviter d’évaluer si la crainte est fondée. En outre, il ne doit pas conjecturer sur l’admissibilité de la personne avant que celle-ci ne dépose une demande d’asile, ni conjecturer sur le temps de traitement ou l’issue éventuelle d’une demande.

[16]           Il va sans dire que les lignes directrices n’ont pas force de loi et qu’elles n’engagent d’aucune façon notre Cour (Agraira c. Canada, 2013 CSC 36, au paragraphe 85; voir également Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 72). Toutefois, les lignes directrices ne sont pas toutes créées égales. Monsieur le juge LeBel a déclaré, au sujet d’une autre ligne directrice, dans Agraira, au paragraphe 98 :

98        En l’espèce, le guide opérationnel a créé un cadre procédural clair, net et explicite pour le traitement des demandes de dispense et, de ce fait, une attente légitime quant à son application.

[17]           ENF 6 n’a pas été suivi. Si l’interview de décembre 2015 avait été une audience sur l’interdiction de territoire, les notes de l’agente qui sont détaillées montrent clairement que l’on n’a pas demandé à M. Mazhandu ce qui, à son avis, se passerait s’il retournait au Zimbabwe. Par ailleurs, l’interview d’avril 2016 était hors de tout doute une audience sur l’interdiction de territoire. Aucune note n’a été prise et, par conséquent, il n’est pas possible d’inférer que l’on a demandé à M. Mazhandu s’il craignait de retourner au Zimbabwe et, le cas échéant, pour quelle raison.

[18]           Le ministre soutient que tout cela est une perte de temps monumentale. M. Mazhandu n’avait jamais exprimé sa crainte de retourner au Zimbabwe avant son examen des risques avant renvoi (ERAR). Une décision défavorable a été rendue à l’égard de son ERAR. Il existe des cas où le manque d’équité procédurale ne peut rien changer (voir Mobil Oil Canada Ltd c. Office Canada-Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202; Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126; Gennai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 8. Dans Cha, monsieur le juge Décary, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, a cité la décision Correia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 782, dans laquelle monsieur le juge Phelan a déclaré au paragraphe 36 :

36        Il s’agit de l’un de ces cas rares dans lesquels il y a eu un manquement à la procédure en matière d’équité, mais dans lesquels la réparation ne devrait pas être l’annulation de la décision. Le demandeur a été incapable d’avancer les faits pertinents qui auraient pu être soumis au représentant afin de modifier de quelque façon la décision de déférer le rapport. Il ne sert à rien de répéter le processus pour arriver au même résultat. Il est injuste pour les deux parties qu’il soit ordonné une répétition du processus de renvoi. Agir ainsi ne ferait que permettre que la forme l’emporte sur le contenu.

[19]           S’il m’était permis de spéculer, je pourrais fort bien être d’avis que le présent contrôle judiciaire n’est rien d’autre qu’une tactique pour gagner du temps pendant le traitement de la demande d’asile au Canada de M. Mazhandu fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[20]           Même si la justice naturelle et l’équité procédurale n’exigent pas toujours une audition orale, dans Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 RCS 177, aux paragraphes 58 et 59, Madame la juge Wilson a critiqué la Loi sur l’immigration, dans sa version d’alors, laquelle indiquait que les demandes d’asile pouvaient être tranchées au moyen des observations écrites. Elle a dit :

59        Je ferai cependant remarquer que, même si les auditions fondées sur des observations écrites sont compatibles avec les principes de justice fondamentale pour certaines fins, elles ne donnent pas satisfaction dans tous les cas. Je pense en particulier que, lorsqu’une question importante de crédibilité est en cause, la justice fondamentale exige que cette question soit tranchée par voie d’audition.

[21]           La loi a par la suite été modifiée. La LIPR prévoit maintenant une audience sur les demandes d’asile.

[22]           La crédibilité de M. Mazhandu est très certainement en cause. On peut à la fois mentir et avoir qualité de réfugié (Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Gunasingam, 2008 CF 181). Il ne s’agit pas d’une question de forme par rapport au fond.

[23]           Comme le juge Le Dain l’a indiqué dans l’arrêt Cardinal c. Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 RCS 643, aux pages 660 et 661 :

L’omission d’accorder une audition équitable, qui est de l’essence même de l’obligation d’agir avec équité, ne peut jamais être considérée en ellemême sans “importance suffisante” à moins que ce ne soit à cause de son effet perçu [page 661] sur le résultat ou, en d’autres mots, à cause du tort réel qu’elle a causé. Si c’est là la façon correcte de voir les implications de l’analyse adoptée par la majorité de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique sur la question d’équité dans la procédure en l’espèce, j’estime nécessaire d’affirmer que la négation du droit à une audition équitable doit toujours rendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l’audition aurait vraisemblablement amené une décision différente. Il faut considérer le droit à une audition équitable comme un droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentielle dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit. Il n’appartient pas aux tribunaux de refuser ce droit et ce sens de la justice en fonction d’hypothèses sur ce qu’aurait pu être le résultat de l’audition. [Non souligné dans l’original.]


JUGEMENT

Pour ces motifs, la mesure d’expulsion datée du 13 mai 2016 est annulée. La Cour d’appel fédérale n’a aucune question à certifier.

« Sean Harrington »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4677-16

INTITULÉ :

CHENJERAI MAZHANDU c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 mai 2017

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE HARRINGTON

DATE :

Le 11 mai 2017

COMPARUTIONS :

Seamus Murphy

Pour le demandeur

Andrew Cameron

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional Corporation

Ottawa (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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