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Date : 20170517


Dossier : IMM-3964-16

Référence : 2017 CF 508

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 mai 2017

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

PHARA DELILLE, OLIVER JACKSON EDME

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le présent jugement porte sur une demande de contrôle judiciaire d’une décision prise par un agent d’immigration de refuser d’accorder aux demandeurs la dispense prévue à l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). La présente demande de contrôle judiciaire est présentée en vertu de l’article 72 de la Loi.

[2]  Le paragraphe 25 (1) de la Loi prévoit que le ministre peut lever tout ou partie des critères et obligations applicables s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient. La première obligation que doit satisfaire un demandeur cherchant à obtenir le statut de résident permanent au Canada est de remplir une demande préalablement à son entrée au Canada, comme le prescrit le paragraphe 11 (1) de la Loi. En l’espèce, Mme Delille souhaite présenter sa demande de résidence permanente depuis le Canada. Pour que sa demande soit accueillie, une dispense doit lui être accordée selon le mécanisme prévu à l’article 25.

[3]  La décision visée par le présent contrôle, datée du 31 août 2016, conclut que l’octroi de la dispense n’est pas justifié à la lumière de la preuve soumise et malgré l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché.

I.  Les faits

[4]  Les faits présentés à l’agent d’immigration sont plutôt uniques. Ils seront présentés sous forme de chronologie des événements :

  • La demanderesse est née en 1981. Elle s’est engagée dans une union de fait avec Jackson Edme en mai 2005.

  • La demanderesse vivait avec sa mère, son père et sa sœur jusqu’en mai 2009, date à laquelle elle emménagea avec M. Edme.

  • Un tremblement de terre dévastateur a secoué Haïti en 2010. Entre les mois d’avril 2010 et de juin 2011, la demanderesse a travaillé à titre d’agente d’approvisionnement pour l’organisation non gouvernementale « Aide à l’enfance » basée à Port-au-Prince en Haïti. L’un de ses anciens collègues, Vladimir Claveus, l’aurait blâmée pour la perte de son emploi au sein de cette organisation et l’aurait menacée. Selon le dossier, M. Claveus aurait été impliqué dans une sorte de fraude au sein de l’organisation. La nature de cette fraude et la raison pour laquelle cette personne tenait la demanderesse pour responsable de son congédiement demeurent nébuleuses.

  • La demanderesse a habité avec sa demi-sœur à New York en juillet 2011. Durant son séjour, elle a été agressée sexuellement dans cet appartement par trois intrus, qui y ont également volé des biens.

  • La demanderesse est retournée en Haïti en août 2011. À son retour, la demanderesse a réalisé qu’elle était enceinte. À ce moment toutefois, elle ne savait pas si le père de l’enfant était M. Edme ou s’il était issu de l’agression sexuelle qu’elle avait subie à New York. Selon elle, les menaces de M. Claveus se sont accentuées au point où des bandits ont mis le feu à la maison de ses parents. Le 1er novembre 2011, la demanderesse allègue que M. Claveus a envoyé des bandits armés à sa maison, d’où elle a dû s’échapper par la porte arrière. Selon le rapport de police déposé par la demanderesse le 2 novembre, cet événement serait survenu alors qu’elle était seule et que ces hommes armés se sont présentés à sa maison et qu’ils ont exigé qu’elle leur ouvre la porte. D’après le rapport, elle a été en mesure de trouver refuge chez un voisin. J’observe que le dossier renferme un certificat de police daté du 15 juin 2012, qui indique que le 6 mars 2011, d’autres bandits armés sont entrés dans sa maison pendant qu’elle ne s’y trouvait pas et qu’ils ont saccagé l’endroit après avoir tiré avec leurs armes à feu dans les airs. Dix jours plus tard, un autre « certificat » indique que Jackson Edme a été victime d’une attaque par deux hommes armés circulant à moto. Par contre, le certificat du 25 juin 2012 porte sur une déclaration faite par une autre personne que M. Edme.

  • En novembre 2011, le fiancé de la demanderesse a fui vers la République dominicaine, alors qu’elle s’est enfuie vers les États-Unis pour demander l’asile. Une fois aux États-Unis par contre, la demanderesse a changé d’avis et a décidé de soumettre une demande d’asile au Canada. C’est alors qu’elle a traversé la frontière à Fort Erie, en Ontario, une ville longeant la rivière Niagara vis-à-vis Buffalo, New York. La demanderesse a présenté une demande d’asile le 2 décembre 2011. Toutefois, la demande a été jugée irrecevable en vertu de l’alinéa 101(1)e) de la Loi, car la demanderesse était « arrivée, directement ou indirectement, d’un pays désigné par règlement autre que celui dont [elle] a la nationalité ou dans lequel [elle] avait sa résidence habituelle ». Or, les États-Unis sont l’un de ces pays. Il semble que la demanderesse ait cherché à obtenir une dispense fondée sur le statut de son oncle au Canada, mais la preuve de leur relation était insuffisante. Elle a donc été renvoyée aux États-Unis.

  • Par contre, la demanderesse ne semble pas être restée dans la région de Buffalo pendant très longtemps puisqu’elle a vécu dans l’État du Michigan de décembre 2011 au 10 juin 2012, où elle a donné naissance à son fils le 12 mars 2012. Son fils, Oliver Jackson Edme, est le codemandeur dans la présente affaire.

  • Trois mois plus tard, le 11 juin 2012, après être partie du Michigan pour retourner à Buffalo, la demanderesse a présenté à nouveau une demande d’asile au Canada au poste frontalier de Fort Erie. Cette fois-ci, sa demande a été jugée irrecevable conformément à l’alinéa 101(1)c) de la Loi, puisque toute demande est irrecevable en présence d’une décision prononçant l’irrecevabilité d’une demande antérieure. Néanmoins, puisque son enfant n’avait jamais présenté de demande d’asile, il a été autorisé à en présenter une et, cette fois-ci, il y avait une preuve suffisante de la relation avec l’oncle canadien, de sorte qu’il n’y a pas eu de « refoulement ». Pour ce qui est de la demanderesse principale, une mesure de renvoi a été enregistrée, mais elle a été autorisée à entrer au Canada afin d’accompagner son fils pendant le traitement de sa demande d’asile. Suivant le rejet de la demande de l’enfant demandeur (en mars 2013), les demandeurs ont été autorisés à rester au Canada malgré la mesure de renvoi en raison de la suspension temporaire des renvois vers Haïti qui était alors en vigueur. Cette suspension temporaire a été levée en décembre 2014. La demanderesse principale a été informée qu’elle avait le droit de faire une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) avant d’être expulsée.

  • Lorsqu’ils ont été autorisés à entrer au Canada, les demandeurs ne sont pas restés dans la région de Fort Erie, mais ils se sont plutôt déplacés à Toronto où Mme Delille est demeurée jusqu’au mois d’août 2014. Entre-temps, il semble que la relation entre la demanderesse et Jackson Edme ait pris fin.

  • En février 2013, la demanderesse a rencontré un homme à Montréal, un résident permanent d’origine haïtienne, avec qui elle a commencé à entretenir une relation à distance.

  • Mme Delille est déménagée à Montréal en août 2014 en prévision de son mariage avec l’homme qu’elle avait rencontré à Montréal. Le mariage a été célébré le 11 octobre 2014. Par contre, la violence verbale qu’elle aurait subie de cet homme avant le mariage s’est poursuivie, pour même devenir de la violence physique. On retrouve au dossier un rapport de police pour appuyer l’affirmation selon laquelle Mme Delille a déposé une plainte dans laquelle elle indique qu’elle aurait été frappée par son mari. Ce rapport est daté du 14 mars 2015.

  • La demande de son mari pour son parrainage en vue de l’obtention de sa résidence permanente datée du 19 janvier 2015 a été retirée en février 2015 après que la demanderesse ait quitté la résidence familiale et trouvé refuge dans une maison d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale. Les procédures de divorce ont suivi en mai 2015.

  • Une autorisation d’emploi ouverte a été émise à la demanderesse le 5 juin 2015. Le 1er juin 2015, soit quatre jours avant, elle avait déposé la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

  • La décision de refuser la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été rendue le 31 août 2016.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[5]  Dans sa décision plutôt exhaustive, l’agent d’immigration résume les événements du passé de la demanderesse qui sont pertinents aux questions d’immigration. La demanderesse a formulé de nombreuses allégations visant à appuyer sa prétention selon laquelle des motifs d’ordre humanitaire justifieraient qu’elle obtienne la résidence permanente au Canada, sans avoir à présenter sa demande depuis l’extérieur du pays.

[6]  Tout d’abord, la demanderesse prétend que son établissement au Canada revêt une grande importance. Elle a souligné son engagement bénévole et sa participation au sein de groupes religieux. L’agent a toutefois conclu que les liens qu’elle avait établis au Canada n’atteignaient pas le degré requis pour constituer des considérations d’ordre humanitaire. En fait, la demanderesse a confirmé qu’elle ne travaillait pas au moment de l’examen de sa demande, et qu’elle recevait des prestations de sécurité sociale. Elle est venue au Canada plutôt que de demander l’asile aux États-Unis, sachant très bien qu’une mesure de renvoi serait émise, puisqu’elle en avait été informée lorsqu’elle s’est présentée à la frontière la deuxième fois. Elle a insisté pour venir dans ce pays. Ces circonstances ne sont pas indépendantes de la volonté de la demanderesse principale, de telle sorte qu’on pourrait affirmer que son incapacité à quitter le Canada pendant une période significative et que son degré appréciable d’établissement justifient d’approuver la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. En tout état de cause, l’agent n’était pas convaincu que la demanderesse principale avait un degré appréciable d’établissement au Canada.

[7]  En second lieu, en ce qui a trait aux abus subis par la demanderesse aux mains de son mari au Canada, bien que les éléments de preuve aient a été acceptés, l’agent ne voyait pas en quoi cette situation particulière favoriserait l’octroi d’une dispense de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger.

[8]  En troisième lieu, lorsque la santé psychologique de la demanderesse a été invoquée à titre de facteur à prendre en compte dans la demande, l’agent a examiné et accepté le rapport du psychologue à cet effet. Ici encore, l’agent estime que les éléments qui lui sont présentés en tant que détresse psychologique subie par la demanderesse n’appuient pas l’octroi d’une dispense, dans un contexte où elle affiche une grande résilience. Même si la demanderesse a vécu des épisodes de violence en Haïti, aux États-Unis et au Canada, elle bénéficierait du soutien de sa famille si elle devait retourner en Haïti.

[9]  L’agent a jugé que la situation du pays en Haïti était le meilleur argument soulevé par la demanderesse principale dans ses efforts pour rester au Canada. Deux facteurs doivent être pris en compte. Le premier est la situation générale dans son pays d’origine, et le deuxième est la question du harcèlement et des menaces par Vladimir Claveus.

[10]  L’agent a pris note des préoccupations au sujet de la violence faite aux femmes en Haïti, de la piètre sécurité, du ciblage des personnes qui reviennent de l’étranger puisqu’elles sont considérées comme étant fortunées, du taux élevé de chômage et des possibilités d’éducation limitées pour son fils. Il souligne par contre que la demanderesse n’a indiqué aucun cas de violence précis qu’elle craignait, autrement que ce qui est signalé comme étant la situation générale en Haïti. L’agent a conclu que la demanderesse ne serait pas plus à risque de subir de la violence conjugale en Haïti qu’au Canada, là où son mari l’avait agressée. De même, la menace générale d’enlèvement de ceux qui sont perçus comme étant fortunés ne constitue pas un risque particulier pour la demanderesse et son fils. En effet, la demanderesse n’avait pas expliqué pourquoi elle serait perçue comme étant fortunée. En outre, elle a vécu trente ans en Haïti, elle connaît le pays, et elle n’aurait pas de difficulté à déterminer les endroits à éviter. Le taux élevé de chômage en Haïti est une réalité depuis de nombreuses années, et la demanderesse est une personne éduquée qui a trouvé de l’emploi par le passé.

[11]  De manière générale, l’agent reconnaît qu’il ne fait aucun doute que le Canada offre une haute qualité de vie, et qu’il s’agit là d’une raison pour laquelle les gens souhaitent y immigrer; par contre, cela ne suffit pas pour justifier une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. L’objectif de l’article 25 de la Loi n’est pas de compenser la différence entre la qualité de vie au Canada et celle dans les autres pays.

[12]  L’agent a ensuite consacré quelques paragraphes aux menaces qui auraient été proférées contre la demanderesse principale par son ancien collègue, Vladimir Claveus. Elle a quitté Haïti en novembre 2011, car, selon ce qu’elle affirme, elle était harcelée et menacée. Selon la décision visée par le présent contrôle, la demanderesse principale allègue que M. Claveus aurait été congédié en raison de la fraude à laquelle il prenait part; il aurait tenté d’impliquer la demanderesse principale, qui aurait ensuite pris son poste. Les menaces de mort auraient ensuite suivi.

[13]  De l’avis de l’agent, la preuve présentée au soutien des allégations ne concordait pas avec les allégations formulées par la demanderesse. Ainsi, l’agent a examiné trois documents de police fournis par la demanderesse principale. Le rapport de police daté du 2 novembre 2011 indique que M. Claveus aurait été congédié pour des raisons que la demanderesse ignore. En outre, M. Claveus et la demanderesse principale sont présentés dans le rapport comme étant des collègues du même échelon, et non pas que la demanderesse aurait remplacé M. Claveus. Le rapport indique ensuite que des bandits armés se seraient présentés à sa maison le 6 juin 2011. Il est également fait état de menaces anonymes qui auraient commencé le 14 février 2011, menaces que la demanderesse attribue à M. Claveus. Selon l’agent, les allégations se rapportant à M. Claveus ne concordaient pas avec le rapport de police. Il en est également venu à la conclusion que le document n’établissait pas de lien entre les appels anonymes attribués à M. Claveus et les attaques qui auraient été perpétrées.

[14]  Le certificat de police du 15 juin 2012 réfère à un incident signalé par la demanderesse principale qui se serait produit le 6 mars 2011; cet incident n’aurait même pas été mentionné dans le rapport de novembre 2011. L’incident du 6 mars 2011 n’est pas anodin. Pendant qu’elle était à l’extérieur, des hommes armés se seraient introduits dans sa maison, ils l’auraient saccagée, puis ils auraient tiré dans les airs avec leurs armes à feu. Le troisième document de police, un autre « certificat », fait référence à une déclaration d’un tiers qui aurait été témoin d’une agression armée contre M. Edme par des agresseurs circulant à moto le 6 juin 2012. Le troisième certificat est daté du 25 juin 2012. Aucun lien n’est établi avec M. Claveus dans ce document.

[15]   L’agent a conclu que les allégations qu’elle avait formulées dans son affidavit ne concordaient pas avec le rapport de police au soutien, et qu’aucun lien n’avait été établi entre les menaces et M. Claveus qui chercherait à se venger. En fait, un incident aussi important que celui du 6 mars 2011 n’est même pas signalé dans le « procès-verbal de plainte » du 2 novembre 2011. En dernier lieu, l’agent a émis des doutes quant à la possibilité que M. Claveus ait encore un intérêt à l’égard de la demanderesse plus de cinq années après son départ d’Haïti.

[16]  Le seul élément de preuve permettant d’établir la contemporanéité des menaces et un lien avec M. Claveus est une lettre qui aurait été écrite par le père de la demanderesse le 10 avril 2015. Selon cette lettre, M. Claveus aurait plus récemment menacé personnellement de tuer la demanderesse si elle devait revenir au pays. On le présente dans la lettre comme une personne puissante qui cherche à se venger de la demanderesse puisqu’il lui attribue la responsabilité de sa perte de revenus provenant de son emploi dans l’organisation « Aide à l’enfance ». La lettre décrit plus en détail les activités illégales qui auraient eu lieu dans l’organisation. De l’avis de l’agent, la lettre n’offre aucune preuve de l’identité de son auteur et, si elle a bel et bien été écrite par le père de la demanderesse, l’auteur serait alors une partie intéressée.

[17]  Finalement, les observations de l’agent concernant l’intérêt supérieur du codemandeur ont été les plus longues. Il a souligné que le fils de la demanderesse pourrait demander la citoyenneté haïtienne. Il reconnaît que les enfants élevés au Canada bénéficieront de meilleures possibilités que ceux élevés en Haïti, en commençant par un meilleur système d’éducation. Conformément à l’analyse précédente, l’agent a également conclu que, malgré le fait que le fils de la demanderesse aurait de meilleures possibilités au Canada qu’en Haïti, la différence entre les niveaux de vie n’est pas suffisante pour justifier l’approbation d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[18]  Même si Olivier n’est jamais allé en Haïti, l’agent a reconnu que ses langues maternelles étaient le créole et le français, ce qui faciliterait son intégration dans la société haïtienne. L’agent a également noté qu’Olivier bénéficierait de la présence de son père et de sa famille élargie en Haïti. L’agent a mentionné expressément sa sensibilité à l’égard des abus que l’enfant aurait subis de la part du mari de la demanderesse à Montréal, mais il a conclu qu’elle n’avait pas réussi à démontrer que ce facteur justifiait qu’elle reste au Canada plutôt que de retourner en Haïti. En effet, le fils de la demanderesse bénéficierait d’un réseau social en Haïti.

[19]  L’agent a choisi de résumer son point de vue concernant l’intérêt supérieur de l’enfant en appliquant le cadre élaboré dans Williams c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166 et Sun c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 206. Il a ainsi conclu que l’intérêt supérieur de l’enfant était de rester avec sa mère au Canada. Par contre, si les demandeurs retournaient en Haïti, l’intérêt de l’enfant ne serait pas considérablement compromis puisqu’il bénéficierait de la présence de son père, de sa famille élargie et d’un système de soutien qui n’existe pas au Canada. Finalement, l’agent a pris en compte le poids à accorder à l’intérêt supérieur de l’enfant dans la détermination globale de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Même si l’intérêt en l’espèce avait « un certain poids », il ne ferait pas pencher la balance en faveur des demandeurs.

[20]  L’agent a conclu que le dossier se résume à deux questions : l’intérêt supérieur de l’enfant et les conditions minimales en Haïti. Ces conditions touchent les deux demandeurs. Citant l’arrêt Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy], l’agent a souligné que le paragraphe 25 (1) offre une « mesure à vocation équitable » (paragraphe 21); il ne s’agit pas d’une manière pour les familles provenant de pays moins favorisés d’immigrer au Canada. Le simple fait que le Canada offre des possibilités plus nombreuses et avantageuses a peu de poids. Il s’ensuit qu’on n’accordera qu’un certain poids à l’intérêt supérieur de l’enfant si cet intérêt n’est pas considérablement compromis.

[21]  Par conséquent, l’agent a conclu que l’intérêt supérieur de l’enfant ne l’emportait pas sur les autres considérations, puisqu’il y a peu d’éléments permettant de justifier la dispense.

III.  Norme de contrôle

[22]  En l’espèce, les demandeurs ont soulevé deux ensembles de questions; le premier ensemble porte le manquement allégué à l’équité procédurale, et l’autre sur l’appréciation de la preuve faite par l’agent d’immigration.

[23]  La norme de contrôle pour déterminer si l’agent s’est acquitté de son obligation d’équité procédurale est la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 RCS 502, au paragraphe 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 [Khosa], au paragraphe 43). En ce qui a trait aux décisions portant sur des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, la jurisprudence est constante sur le fait que la norme de la décision raisonnable s’applique. Aucun doute ne devrait subsister à cet égard depuis l’arrêt Kanthasamy (paragraphe 44).

IV.  Arguments et analyse

[24]  La demanderesse principale est satisfaite que les questions portant sur l’équité procédurale soient examinées selon la norme de la décision correcte, tandis que les questions de faits et mixtes de faits et de droit le soient selon la norme de la décision raisonnable. Par contre, elle prétend également que les erreurs de droit doivent être examinées selon la norme de la décision correcte. Or, tel n’est pas le cas. Déjà dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir] au paragraphe 54, la Cour avait indiqué que seules certaines questions de droit, dont celles qui revêtent une importance capitale pour le système juridique et qui sont étrangères au domaine d’expertise du tribunal administratif, méritaient l’application de la norme de la décision correcte. La Cour a depuis créé une présomption voulant qu’une question de droit portant sur l’interprétation de la loi constitutive du tribunal bénéficie d’une déférence en cas de contrôle judiciaire (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, au paragraphe 34, confirmé dans McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 RCS 895). Il ne s’agit, bien évidemment, que d’une présomption. Par contre, rien en l’espèce ne suggère qu’une norme autre que la norme de la décision raisonnable s’appliquerait (Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 RCS 293; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. University of Calgary, 2016 CSC 53, [2016] 2 RCS 555). En conséquence, tous les arguments dans ce dossier qui ne soulèvent pas de questions relatives à l’équité procédurale doivent être examinés selon la norme de la décision raisonnable.

[25]  La norme de contrôle applicable aux diverses questions fait une différence. La nature du fardeau de la preuve qui pèse sur un demandeur change lorsque la norme appropriée est celle de la décision raisonnable. Dans le maintenant célèbre paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, les juges Bastarache et Lebel reconnaissent que certaines questions n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre d’issues. En effet, comme je l’ai mentionné précédemment, ceci est vrai pour les questions de droit (McLean, précité). Les tribunaux administratifs ont ainsi une certaine latitude. La cour de révision doit faire preuve de déférence relativement aux décisions raisonnables des tribunaux administratifs.

[26]  En conséquence, la cour de révision ne doit pas substituer sa propre appréciation à celle du tribunal administratif auquel un pouvoir discrétionnaire a été accordé par le législateur (Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, au paragraphe 28). Le rôle de la cour de révision est de contrôler la légalité de la décision du tribunal en statuant sur le caractère raisonnable de la décision faisant l’objet du contrôle. La cour se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité, qui implique à son tour le processus de justification et la décision. Si la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel sont établies, et que la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, la décision sera jugée raisonnable; la cour de révision fera preuve de déférence à l’égard de la décision du tribunal administratif, même s’il existe une divergence d’opinions quant à l’issue de l’affaire. Dans l’arrêt Khosa, le juge Binnie relate le processus de façon éclairante :

[59]  La raisonnabilité constitue une norme unique qui s’adapte au contexte. L’arrêt Dunsmuir avait notamment pour objectif de libérer les cours saisies d’une demande de contrôle judiciaire de ce que l’on est venu à considérer comme une complexité et un formalisme excessifs. Lorsque la norme de la raisonnabilité s’applique, elle commande la déférence. Les cours de révision ne peuvent substituer la solution qu’elles jugent elles‑mêmes appropriée à celle qui a été retenue, mais doivent plutôt déterminer si celle‑ci fait partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47). Il peut exister plus d’une issue raisonnable. Néanmoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable.

[27]  Il s’ensuit que le fardeau d’un demandeur n’est pas tant de convaincre une cour de révision que l’issue doit être différente de celle à laquelle est parvenu le tribunal administratif, mais plutôt que cette issue ne constitue pas une issue acceptable possible à la lumière des faits et du droit, et qu’elle ne satisfait pas aux principes de justification, de transparence et d’intelligibilité. La tâche du demandeur sera plus ou moins difficile à satisfaire selon la gamme d’issues acceptables. Comme l’a conclu la Cour d’appel fédérale dans Bergeron c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, « [p]ar définition, une gamme peut être vaste ou limitée » (paragraphe 44). La question de savoir dans quelle mesure cette gamme d’issues doit être vaste ou limitée semble dépendre du contexte (Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 RCS 5 [Catalyst Paper]). Comme l’a souligné la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Catalyst Paper, « [l]a question fondamentale est de savoir quelle est la portée du pouvoir décisionnel que la loi a conféré au décideur. La portée du pouvoir décisionnel d’un organisme est déterminée par le type de situation en question » (paragraphe 18).

[28]  Ce qui nous amène au pouvoir accordé au ministre par le législateur par l’entremise de l’article 25 de la Loi. La Cour d’appel fédérale a souligné dans Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Jagjit Singh Farwaha, 2014 CAF 56 [Farwaha] :

[91]  Dans certains cas, le législateur a conféré au décideur un vaste pouvoir discrétionnaire ou un mandat général – ce qui, toutes choses étant égales par ailleurs, élargit la gamme d’options dont dispose légitimement le décideur. Dans d’autres cas, le législateur a limité le pouvoir discrétionnaire dont jouit le décideur en précisant le type de facteurs dont il peut tenir compte ‑ ce qui, toutes choses étant égales par ailleurs, limite le nombre d’options dont il dispose légitimement. Dans d’autres cas encore, la nature de l’affaire et l’importance de celle‑ci pour les personnes visées est susceptible de faire intervenir de façon encore plus directe l’obligation des tribunaux de défendre le principe de la primauté du droit, ce qui limite l’éventail des options dont dispose le décideur.

À l’instar de Farwaha et Philipos c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 79, il appert que le ministre bénéficie d’un large pouvoir discrétionnaire, ce qui élargit la gamme d’issues acceptables pouvant se justifier dont il dispose. La Loi ne définit pas quelles sont les considérations d’ordre humanitaire suffisantes pour accorder la levée des critères ou obligations de la Loi, telle que l’obligation de soumettre une demande de résidence permanente depuis l’extérieur du Canada. L’article 25 a pour objet de « mitiger la sévérité de la loi selon le cas » (Janet Scott, première présidente de la Commission d’appel de l’immigration dans son témoignage devant le Comité mixte spécial du Sénat et la Chambre des communes sur la politique de l’immigration en 1975, telle qu’elle a été citée dans Kanthasamy, au paragraphe 15). De toute évidence, la dispense est justifiée dans certains cas, mais non pas à grande échelle.

[29]  Toutefois, ce pouvoir discrétionnaire n’est pas infini, ce qui limite la gamme d’issues acceptables. Le pouvoir discrétionnaire n’est jamais arbitraire. L’obligation voulant que le pouvoir discrétionnaire soit exercé de façon humanitaire est au cœur de la question :

66  Le libellé du par. 114(2) et de l’art. 2.1 du règlement exige que le décideur exerce le pouvoir en se fondant sur « des raisons d’ordre humanitaire » (je souligne). Ces mots et leur sens doivent se situer au cœur de la réponse à la question de savoir si une décision d’ordre humanitaire particulière constituait un exercice raisonnable du pouvoir conféré par le Parlement. La loi et le règlement demandent au ministre de décider si l’admission d’une personne devrait être facilitée pour des raisons humanitaires. Ils démontrent que l’intention du Parlement est que ceux qui exercent le pouvoir discrétionnaire conféré par la loi agissent de façon humanitaire. Notre Cour a jugé que le ministre est tenu d’examiner les demandes d’ordre humanitaire qui sont présentées : Jiminez-Perez, précité. De même, quand il procède à cet examen, le ministre doit évaluer la demande d’une manière qui soit respectueuse des raisons d’ordre humanitaire.

[Souligné dans l’original]

Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker]

[30]  Il est acquis que le pouvoir discrétionnaire que confère l’article 25 de la Loi n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle (Kanthasamy, paragraphe 23). La mesure demeure de nature exceptionnelle. Cela découle de ce passage cité avec approbation de la majorité dans Kanthasamy et invoqué dans Chirwa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 I.A.C. 338 [Chirwa], une décision de la Commission d’appel de l’immigration. Il a été établi que les considérations d’ordre humanitaire étaient « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne – dans la mesure où ses malheurs “ justifient l’octroi d’un redressement spécial ” aux fins des dispositions de la Loi sur l’immigration » (paragraphe 13). Voici ce que la majorité avait à dire au sujet des risques associés à la portée excessive d’une disposition :

[14]  Le critère issu de la décision Chirwa visait non seulement à assurer l’accès à la dispense pour considérations d’ordre humanitaire, mais aussi à faire obstacle à une portée indûment excessive de la disposition en cause. Comme le dit la Commission :

Il est clair qu’en promulguant [le sous‑al.] 15(1) b) (ii), le Parlement a jugé approprié de donner au présent Tribunal le pouvoir d’assouplir la rigidité de la loi dans des cas spéciaux, mais il est également évident que le Parlement n’a pas voulu que [le sous‑al.] 15(1) (b) (ii) de la Loi sur la Commission d’appel de l’immigration soit interprété d’une façon si large qu’il détruise la nature essentiellement exclusive de la Loi sur l’immigration et de ses règlements. [p. 364]

[31]  Dans Kanthasamy, la Cour ne s’est pas opposée aux directives, pourvu que les demandeurs démontrent des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées. Il en est ainsi parce que « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le par. 25(1) » (paragraphe 23). Le problème tient au fait de limiter l’analyse à ces trois adjectifs :

[33]  L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous‑tendent.

[32]  La Cour suprême insiste pour que les circonstances soient prises en compte dans leur ensemble, en appliquant le critère décrit comme étant la présence de faits « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne ». Le juge siégeant en révision décidera si le critère a été appliqué de manière raisonnable, soit que l’issue se situe dans le cadre des issues possibles acceptables au regard des faits et du droit, et s’il y a justification de la décision, transparence et intelligibilité du processus décisionnel. Le fardeau pour convaincre la Cour que la décision n’est pas raisonnable incombe au demandeur. Il convient que la Cour ne doit pas substituer son appréciation de la preuve pour en arriver à une issue différente. C’est le fardeau du demandeur de démontrer que la décision rendue n’était pas raisonnable.

A.  Raisonnabilité

[33]  Les demandeurs soulèvent deux questions relativement à la raisonnabilité de la décision.

[34]  D’abord, les demandeurs prétendent que le décideur a tiré des conclusions de fait arbitraires. Ces conclusions se rapportent au rôle potentiel que jouerait le père du fils s’ils devaient retourner en Haïti, rôle auquel le décideur a accordé une grande importance. Plus précisément, ils font valoir que le décideur a émis des conjectures quant au soutien que le père pourrait offrir.

[35]  Le défendeur affirme qu’en l’absence de tout élément de preuve se rapportant à la relation entre M. Edme et Olivier, l’agent [TRADUCTION] « pouvait se fonder sur un point de vue logique et sur son bon sens pour en venir à une conclusion. »

[36]  Il est bien établi que les agents d’immigration peuvent prendre en compte la présence de proches dans le pays d’origine d’un demandeur afin de déterminer le degré d’établissement :

[10]  ...S’agissant des autres facteurs avancés par la demanderesse pour prouver son degré d’établissement, l’agente était fondée à considérer, entre autres choses, si la demanderesse avait un emploi ou des proches à Saint-Vincent (voir la décision Kawtharani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 162, au paragraphe 17).

Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1474

Les seuls éléments de preuve concernant la relation entre M. Edme et Olivier sont les déclarations de Mme Delille suivant lesquelles il aurait accepté d’agir comme père pour Olivier, malgré l’incertitude quant à sa paternité :

…Je n’étais pas certaine si c’était l’enfant à naître de mon fiancé ou si c’était suite à a [sic] viole à New York que je suis tombée enceinte – mais selon mes calculs, je pense qu’il est l’enfant de Jackson Edme.

De toute façon, mon fiancé à l’époque était très compréhensif et me disait, peu importe qui est le père, qu’il est prêt à accepter l’enfant comme son propre enfant.

[Traduction]

…I wasn’t sure whether my pregnancy resulted from my relationship with my fiancé or from being raped in New York – but, according to my calculations, I think he is Jackson Edme’s child.

In any event, my fiancé at the time was very understanding and told me that even if he was not the father he was prepared to accept the child as his own.

(Paragraphes 25-26, affidavit de la demanderesse principale du 21 mai 2015)

[37]  Par contre, l’affidavit précise ensuite que M. Edme et la demanderesse principale se sont séparés pour de bon vers la fin de 2012. Considérant qu’il semble s’agir de l’unique élément de preuve, il est difficile de comprendre comment l’agent a pu accorder autant d’importance à la présence du père en Haïti afin de dissiper les préoccupations liées au retour de l’enfant dans ce pays. Les circonstances et la preuve justifient difficilement ces commentaires très tranchés. Le fait de se fier à la disponibilité du père relève davantage d’un vœu pieux que de la dure réalité. Cette inférence exige qu’il y ait un fait avéré et une probabilité d’occurrence. En l’espèce, les faits sont faibles, et je ne vois pas comment l’inférence d’une implication du père dans la vie de l’enfant peut être présentée comme étant probable.

[38]  Le critère du caractère raisonnable permet un éventail d’issues raisonnables possibles. La Couronne n’a pas démontré que l’inférence tirée en l’espèce est raisonnable. Il est inapproprié de tirer une telle inférence en se fondant sur une preuve aussi faible. Il demeure, au mieux, une lointaine possibilité que le père puisse s’impliquer auprès de l’enfant. La preuve ne permet pas d’aller plus loin que cette inférence restreinte. Néanmoins, si l’on retire cette justification des motifs de l’agent, d’autres considérations peuvent être valides pour justifier le refus du redressement demandé. Toutefois, le fait de se fonder sur la disponibilité du père est injustifié et malavisé.

[39]  Les demandeurs font également valoir, de manière plus générale, que l’agent a erré en limitant la portée de son analyse et en laissant de côté des éléments de preuve au soutien des difficultés auxquelles feront face les demandeurs s’ils doivent retourner en Haïti. Ils soutiennent que l’issue qui découle de l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché est également déraisonnable.

[40]  Les demandeurs ont présenté une série de circonstances, dont certaines se rapportent directement à la situation en Haïti, et d’autres qui sont propres à leur situation personnelle. Des éléments comme le sexe, les actes de violence fondée sur le sexe subis par Mme Delille et sa situation financière doivent être pris en compte, selon les demandeurs, avec la situation généralisée d’insécurité et de violence en Haïti. Il existe également une crainte particulière envers Vladimir Claveus. Il ne fait également aucun doute que l’intérêt supérieur de l’enfant veut que les demandeurs restent au Canada.

[41]  Sans être un critère décisif, l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché a beaucoup de poids. Dans Baker, la Cour a déclaré ce qui suit :

75  ... Les principes susmentionnés montrent que, pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants. Toutefois, quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.

Le même passage est reproduit dans l’arrêt Kanthasamy.

[42]  Si un agent d’immigration doit appliquer le critère de la présence de faits « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne », il me semble qu’il soit très pertinent d’examiner la condition personnelle de la demanderesse au regard de l’article 25 de la Loi. La Cour insiste dans Kanthasamy pour que tous les motifs d’ordre humanitaire pertinents à la situation en question soient appréciés.

[43]  En l’espèce, le décideur n’estimait pas que la violence subie par la demanderesse à l’extérieur d’Haïti était un élément pertinent. De même, peu de poids est accordé au traumatisme psychologique de sorte que l’état psychologique soulève des considérations d’ordre humanitaire favorisant l’octroi d’une dispense. J’aurais cru que ces éléments, si la preuve en est faite à la satisfaction du décideur et qu’ils ne sont pas simplement affirmés, méritent de ne pas être rejetés en entier.

[44]  Le fait de ne pas tenir compte des caractéristiques personnelles est, de fait, aggravé par la situation du pays en Haïti. Plutôt que d’examiner les circonstances dans leur ensemble, y compris les caractéristiques de la demanderesse principale, le décideur fait clairement une distinction entre ce qui s’est produit à l’extérieur d’Haïti (au Canada et aux États-Unis) et la situation du pays. Mais, ce qui est peut-être encore plus important, c’est que le décideur ne détermine pas la norme au regard de laquelle le dossier est évalué. Ainsi, si on croit la demanderesse, il s’agit d’un cas où elle a subi de la violence fondée sur le sexe qui aurait laissé une stigmatisation psychologique non sans importance : le décideur ne conteste pas cet élément. La situation du pays est telle que la violence contre les femmes et la discrimination sont répandues. Le crime et l’insécurité générale sont prédominants. La question est la suivante : est-ce qu’une personne raisonnable d’une société civilisée est incitée à soulager les malheurs d’un demandeur? Aucune réponse n’a été donnée dans ce dossier.

[45]  L’intérêt supérieur de l’enfant a par contre été examiné attentivement. Toutefois, l’évaluation est quelque peu viciée pour la même raison. La violence subie par l’enfant, ce dont le décideur ne doute aucunement, est également écartée de sorte qu’elle ne compte pas puisque le traumatisme aurait été le même en Haïti qu’au Canada. On aurait pu croire que la situation du pays aurait une incidence. Dans sa décision, l’agent insiste plutôt sur le soutien du père pour justifier le fait de ne pas tenir compte des difficultés qui seront subies par les demandeurs. En revanche, les risques d’enlèvement allégués puisque l’enfant serait perçu comme étant fortuné, du fait qu’il est un citoyen américain de naissance, ne sont que de pures hypothèses (Nicayenzi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 595, au paragraphe 34). Il convient de répéter que l’intérêt de l’enfant n’aurait pas d’effet déterminant sur l’issue dans la plupart des affaires. Mais la situation de l’enfant pourrait être déterminante et, en tout état de cause, elle doit être suffisamment prise en compte avec le reste de la preuve.

[46]  En l’espèce, la question ne vient pas tant du fait qu’on allègue que certains éléments de preuve auraient été ignorés ou qu’ils ne se sont pas vu accorder suffisamment d’importance, ce que je n’hésiterais pas à écarter comme étant une tentative pour que cette cour apprécie à nouveau la preuve. La difficulté pour déterminer la raisonnabilité de la décision réside dans le fait que l’agent s’est fié indûment à la présence du père de l’enfant en Haïti, qui aurait joué un rôle important, conjugué à l’absence de reconnaissance des difficultés déjà subies par les demandeurs en association avec la situation reconnue du pays. Après avoir dûment examiné l’implication du père de l’enfant, et avoir pris adéquatement en compte les circonstances et les difficultés, le décideur aurait appliqué le critère de la présence de faits « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne. » Cette situation serait grandement différente si le décideur n’avait pas cru aux faits allégués. Mais cela ne semble pas être le cas en l’espèce.

[47]  En l’espèce, le rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire aurait pu être une issue raisonnable une fois toutes les considérations pertinentes dûment prises en compte dans la décision. Il en reviendra à un décideur différemment constitué de prendre une nouvelle décision qui sera jugée au regard de la norme de la décision raisonnable.

B.  Équité procédurale

[48]  Je n’aurais pas donné raison aux demandeurs en ce qui concerne leur argument voulant que la demanderesse principale aurait dû être interviewée à la lumière des contradictions dans les éléments de preuve qu’elle a présentés au soutien de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’équité procédurale n’exige pas la tenue d’une entrevue lors de l’examen d’une telle demande. Il faut plutôt qu’il y ait une participation sérieuse au processus (Baker). Le caractère suffisant des éléments de preuve n’a pas à être complété par une entrevue. Il incombe à la demanderesse de présenter ses meilleurs arguments. Les contradictions que l’on retrouve dans la preuve présentée ne relèvent pas d’une question de crédibilité; elles concernent plutôt le caractère suffisant de la preuve.

[49]  En l’espèce, la demanderesse principale prétend que si elle avait été interviewée, elle aurait pu tenter d’expliquer les contradictions et les lacunes apparentes dans la preuve qu’elle a présentée.

[50]  L’agent réalisant un examen d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’est pas tenu « de signaler les lacunes de la demande et de réclamer d’autres observations » (Kisana c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189). L’insuffisance et la crédibilité sont deux notions distinctes (Ibabu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1068). Il peut exister des circonstances spéciales qui emportent l’obligation de tenir une entrevue (Duka c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1071). Ce n’est pas le cas en l’espèce. Il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale.

C.  Autres éléments de preuve

[51]  Considérant que cette affaire doit être renvoyée à un agent différent pour nouvel examen, il peut être pertinent de faire une observation concernant les incidents allégués impliquant Vladimir Claveus.

[52]  Le décideur a déterminé qu’il était peu probable que M. Claveus ait toujours un intérêt envers la demanderesse si elle devait retourner en Haïti. L’agent d’immigration a accordé peu de poids à une lettre qui aurait été écrite par le père de la demanderesse principale le 10 avril 2015. Si on l’accepte et qu’on lui accorde du poids, cette lettre viendrait appuyer l’argument selon lequel les menaces sont réelles et contemporaines.

[53]  L’agent d’immigration a conclu qu’il n’y avait aucune « preuve de signification » ou de preuve concernant l’identité de son auteur. Si le père en est l’auteur, le décideur aurait conféré à la lettre une « faible valeur probante » puisque cette preuve aurait été une « preuve intéressée ». Je suis d’avis que cette situation est inacceptable.

[54]  Non seulement la lettre examinée invite à établir d’autres communications, mais le numéro de téléphone y est inscrit à deux reprises, en plus de l’adresse. Malgré cette ouverture, aucune tentative n’a été entreprise pour communiquer avec l’auteur et obtenir la confirmation de son identité. Un examen plus attentif de la lettre doit à tout le moins être réalisé pour en analyser son contenu et déterminer pourquoi elle ne serait pas fiable. C’est peut-être le cas, mais cet examen n’a pas été fait dans la décision visée par le présent contrôle. Tout en souscrivant à l’avis de mon confrère le juge Brown que « le rejet des témoignages de membres de la famille et d’amis en raison du caractère intéressé de ce témoignage, ou parce que les témoins ont un intérêt dans l’issue de l’affaire, constitue une manière peu scrupuleuse de traiter des éléments de preuve possiblement probants et pertinents » (Tabatadze c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24), c’est une tout autre affaire que de déterminer le poids à accorder à un élément de preuve, même s’il est admissible. La motivation derrière la soumission d’un élément de preuve, particulièrement lorsque l’élément n’est pas présenté sous serment, est toujours un fait pertinent. La partialité est un motif pour jeter le discrédit sur un élément de preuve en common law : celui qui a un intérêt réel dans l’issue d’une affaire peut être discrédité; ce type de considération doit être exprimé. Mais en l’espèce, l’agent d’immigration a presque complètement écarté un élément de preuve puisque, à son avis, celui-ci aurait été intéressé, et ce, sans autre explication. On ne retrouve aucune tentative d’analyser la lettre. Il est imprudent de maintenir une telle décision.

[55]  De nos jours, il est difficile de comprendre pourquoi il n’y a eu aucune tentative de communiquer avec l’auteur présumé de la lettre. De toute évidence, la participation de la demanderesse aurait été nécessaire puisqu’une telle communication devient une preuve extrinsèque exigeant la capacité de participer d’une façon ou d’une autre. Mais la commodité administrative ne devrait pas être au détriment d’un examen adéquat de questions.

[56]  Par conséquent, cette affaire doit être renvoyée à un agent différent pour réexamen. Les parties n’ont pas proposé de question grave de portée générale. Aucune question n’est énoncée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3964-16

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvel examen.

Il n’y a pas de question certifiée.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


DOSSIER :

IMM-3964-16

 

INTITULÉ :

PHARA DELILLE, OLIVER JACKSON EDME c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ, DES RÉFUGIÉS ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 mars 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE ROY

 

DATE :

Le 17 mai 2017

 

COMPARUTIONS :

Miriam McLeod

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Sherry Rafai Far

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Miriam McLeod, Avocate

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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