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Date : 20170518


Dossier : IMM-4486-16

Référence : 2017 CF 512

Montréal (Québec), le 18 mai 2017

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

SELCUK EZICI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Au préalable

[1]               Selon la Cour d’appel fédérale dans son jugement unanime rédigé par le juge Gilles Létourneau dans Jayasekara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CAF 404, le crime en l’espèce est-il grave et justifie-t-il l’application de la clause d’exclusion :

[48]      Il est acquis aux débats que, dans notre société, le trafic de stupéfiants et de substances psychotropes est susceptible d’entraîner des conséquences tant sur le plan humain que sur le plan économique. Ainsi que la preuve le révèle, le trafic de stupéfiants est considéré comme un crime grave partout dans le monde. Dans leur ouvrage The Refugee in International Law, 3e éd., Oxford University Press, 2007, à la page 179, les auteurs G.S. Goodwin-Gill et J. McAdam mentionnent que l’UNHCR, pour promouvoir l’uniformité des décisions [traduction] « a proposé qu’en l’absence de tout facteur politique, la preuve de l’une des infractions suivantes soit considérée comme valant présomption de crime grave : homicide, viol, sévices sexuels sur la personne d’un enfant, coups et blessures graves, incendie criminel, trafic de drogue et vol à main armée » (non souligné dans l’original).

[49]      Conformément aux trois conventions des Nations Unies sur les stupéfiants, à savoir la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 (modifiée par le Protocole du 25 mars 1972), 976 R.T.N.U. 105, la Convention sur les substances psychotropes de 1971, 1019 R.T.N.U. 175, et la Convention contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de 1988, E/Conf. 82/15, les États signataires sont tenus de coordonner leurs mesures préventives et répressives contre le trafic de stupéfiants, notamment en appliquant les dispositions pénales nécessaires. Le choix de dispositions pénales est à la discrétion de l’État membre et leur nombre peut être supérieur à celui prévu par les Conventions si les États membres le jugent souhaitable ou nécessaire pour assurer la protection de la santé et du bien-être de leur population.

[50]      Comme les dispositions pénales édictées le laissent entrevoir, la plupart des États signataires définissent et considèrent le trafic de stupéfiants comme un crime grave. Contrairement à la simple possession, le trafic de stupéfiants est habituellement punissable d’emprisonnement. Au Canada, la peine maximale prévue pour le trafic de stupéfiants est de 18 mois dans le cas d’une infraction punissable sur déclaration sommaire de culpabilité et de l’emprisonnement à perpétuité pour une infraction punissable sur acte d’accusation, selon la substance faisant l’objet du trafic (voir la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19, article 5).

Voir également le jugement Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] 2 CF 646 (CAF), du juge Barry L. Strayer, au paragraphe 29.

II.                Nature de l’affaire

[2]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] à l’encontre d’un avis émis par un délégué du ministre le 22 septembre 2016, et selon lequel le demandeur constitue un danger pour le public au Canada au sens de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR.

III.             Faits

[3]               Le demandeur, âgé de 41 ans, est citoyen de la Turquie. Il est arrivé au Canada le 13 juin 2000 et a demandé l’asile. Le statut de réfugié lui a été accordé le 13 mars 2001 et la résidence permanente le 15 février 2002.

[4]               En 2008, le demandeur a fait l’objet d’accusations d’agression armée et de menaces dans un contexte de violence conjugale, accusations dont il a été acquitté.

[5]               Le 29 novembre 2011, le demandeur a été arrêté pour trafic d’héroïne. Il a été libéré sous conditions, dont celle, modifiée en 2012, restreignant l’usage du téléphone cellulaire au seul contexte du travail.

[6]               Le 18 juin 2013, lors d’une arrestation pour une infraction au Code de la sécurité routière, le demandeur a également été arrêté et accusé de nouveau pour trafic d’héroïne et bris de conditions.

[7]               Le 29 janvier 2015, le demandeur a plaidé coupable aux accusations de trafic d’héroïne pour la période d’octobre à novembre 2011, ainsi qu’aux accusations de bris de conditions. Au total, il a été condamné à des peines concurrentes de cinq ans d’emprisonnement.

[8]               Le 24 septembre 2015, une mesure d’expulsion a été prise contre le demandeur par la Section de l’immigration, laquelle a conclu qu’il était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR.

[9]               Le 12 mai 2016, le demandeur a reçu de l’Agence des services frontaliers du Canada une copie de la demande d’avis du ministre. Le demandeur a présenté des observations en réponse le 15 juin 2016.

IV.             Décision

[10]           Le 22 septembre 2016, le délégué du ministre a conclu que le demandeur constituait un danger pour le public au Canada en application de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR et qu’il pouvait être renvoyé en Turquie.

[11]           D’abord, le délégué s’est dit satisfait que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité sous l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, conclusion basée sur les condamnations du 29 janvier 2015 pour possession de substances en vue d’en faire le trafic et sur les peines d’emprisonnement concurrentes de cinq ans ayant été imposées au demandeur.

[12]           Ensuite, le délégué a procédé à l’évaluation du danger que pouvait représenter le demandeur pour le public au Canada. Il a considéré les circonstances entourant les infractions ainsi que les soumissions du défendeur, afin de déterminer s’il existait suffisamment de preuves pour établir que le demandeur est un récidiviste potentiel dont la présence au Canada créerait un risque inacceptable pour le public (La c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 476; Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] 2 CF 646, [1997] ACF No 393 (QL)).

[13]           À la lecture de son dossier, le délégué a souligné que le demandeur avait récidivé en matière de trafic d’héroïne alors qu’il était libéré sous conditions dans l’attente de son procès. Le délégué a également noté que les infractions commises par le demandeur étaient graves et que la consommation d’héroïne causait des ravages dans la société. Il a ensuite pondéré les informations contenues au rapport d’information statistique sur la récidive du 27 mars 2015, à la décision de la Commission des libérations conditionnelles [CLC] du 3 décembre 2015 et au rapport sur le profil criminel du 13 avril 2015, accordant un poids plus important à ce rapport, car plus étayé. Enfin, le délégué s’est montré préoccupé par l’absence d’un plan de réadaptation, d’un plan concret pour la recherche d’emploi à sa sortie du milieu carcéral ou de support véritable de la part de parents ou d’amis. Le délégué a conclu que le demandeur représente un danger pour le public au Canada :

Basé sur les preuves devant moi démontrant que les activités criminelles de M. Ezici étaient à la fois sérieuses et dangereuses pour le public, en plus de l’absence de preuve démontrant la réadaptation ainsi qu’un risque de récidive tel que démontrés précédemment, font en sorte que, selon la prépondérance des possibilités, je suis satisfaite que M. Ezici représente actuellement et présentera ultérieurement un risque pour le public au Canada.

(Motifs de la décision du délégué du ministre à la page 9)

[14]           Ayant déterminé que le demandeur représentait un danger pour le public au Canada, conformément à l’alinéa 115(2)a) de la LIPR, le délégué s’est par la suite penché sur l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [Charte], selon les enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 RCS 3, 2002 CSC 1. Il a procédé à l’analyse du risque auquel serait exposé le demandeur s’il devait être renvoyé en Turquie. Évaluant les risques auxquels ferait face le demandeur en tant qu’Alévi (chiite) en Turquie, le délégué a estimé que la preuve soumise ne permettait pas de conclure que le demandeur serait menacé de persécution : malgré que les Alévis soient confrontés à un certain degré de discrimination en Turquie, cette discrimination n’est pas systématique ni sanctionnée par l’État. Par ailleurs, le délégué a souligné que les déclarations du demandeur en 2015 faisaient état de ses visites annuelles en Turquie. Selon la prépondérance des probabilités, le délégué a déterminé que le demandeur ne ferait pas personnellement face à un risque à sa vie, à sa liberté et à sa sécurité s’il était renvoyé du Canada.

[15]           Le délégué a finalement examiné les considérations d’ordre humanitaire soulevées par le demandeur. Il a estimé que le demandeur n’avait apporté aucun document de preuve au soutien de ses attaches familiales au Canada – soulignant que ses parents et ses sœurs demeuraient en Turquie – de son profond enracinement dans la société et des difficultés incommensurables que lui causerait son départ du Canada. Le délégué a considéré que l’intérêt supérieur de l’enfant touché par la décision n’avait pas été démontré : aucune preuve n’a été soumise afin de prouver la filiation entre le demandeur et son enfant, la citoyenneté canadienne de cet enfant, la garde de cet enfant par le demandeur, le lien de dépendance ou le support autant financier qu’émotionnel apporté par le demandeur à cet enfant.

[16]           Le délégué a donc conclu que le besoin de protéger la société canadienne primait sur les risques possibles auxquels pourrait être exposé le demandeur s’il était renvoyé en Turquie, en vertu de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR. Le délégué a estimé que le renvoi du demandeur ne choquerait pas la conscience des Canadiens et que son renvoi ne violerait pas ses droits prévus à l’article 7 de la Charte, selon la prépondérance des probabilités. D’ailleurs, la preuve démontre que le demandeur retournait périodiquement en Turquie après avoir obtenu le statut de réfugié.

V.                Questions en litige

[17]           La Cour résume ainsi les motifs soulevés par le demandeur au soutien de sa demande de contrôle judiciaire :

1.      Les conclusions du délégué quant à l’évaluation du danger que représente le demandeur au Canada sont déraisonnables;

2.      Le délégué a manqué à son obligation d’équité procédurale en ne motivant pas suffisamment sa décision relativement à un élément de preuve central au dossier;

3.      Les conclusions du délégué quant aux risques auxquels ferait face le demandeur s’il était renvoyé en Turquie sont déraisonnables;

4.      L’examen par le délégué des considérations d’ordre humanitaire eu égard à la discrimination des Alévis en Turquie est déraisonnable.

[18]           La question de l’équité procédurale est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339, 2009 CSC 12; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), [2011] 3 RCS 708, 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses]).

[19]           La décision du délégué du ministre d’émettre un avis conformément à l’alinéa 115(2)a) de la LIPR – particulièrement ses conclusions relatives au danger, son évaluation du risque couru par le demandeur ainsi que l’examen des considérations humanitaires – qui soulève des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit, est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Nagalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CAF 153 au para 32; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9 au para 47 [Dunsmuir]).

VI.             Dispositions pertinentes

[20]           L’alinéa 36(1)a) de la LIPR prévoit l’interdiction de territoire pour grande criminalité :

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

36 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;

[21]           L’alinéa 115(2)a) de la LIPR prévoit l’exception au principe de non-refoulement :

Principe

Protection

115 (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.

115 (1) A protected person or a person who is recognized as a Convention refugee by another country to which the person may be returned shall not be removed from Canada to a country where they would be at risk of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion or at risk of torture or cruel and unusual treatment or punishment.

Exclusion

Exceptions

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire :

(2) Subsection (1) does not apply in the case of a person

a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada;

(a) who is inadmissible on grounds of serious criminality and who constitutes, in the opinion of the Minister, a danger to the public in Canada; or

b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.

(b) who is inadmissible on grounds of security, violating human or international rights or organized criminality if, in the opinion of the Minister, the person should not be allowed to remain in Canada on the basis of the nature and severity of acts committed or of danger to the security of Canada.

VII.          Analyse

[22]           Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

A.                Danger représenté par le demandeur pour la société au Canada

[23]           Le demandeur conteste l’avis émis par le délégué du ministre relativement à son niveau de dangerosité. D’une part, la décision du délégué serait déraisonnable parce qu’il aurait été sélectif dans les éléments de preuve retenus. Le délégué aurait erré en considérant que les actes criminels posés en 2011 puis en 2013 n’étaient pas des gestes isolés et qu’ils indiquaient un risque de récidive, malgré que le demandeur n’ait pas eu de style de vie criminalisé avant ces événements. Par ailleurs, le délégué aurait été sélectif au regard de la preuve, ne retenant que les éléments négatifs au demandeur. En l’occurrence, il n’aurait pas cité les passages de la décision de la CLC où la Commission accorde la semi-liberté au demandeur puisqu’il ne représentait pas un risque inacceptable pour la société durant cette période de temps. Le délégué aurait cité le rapport sur le profil criminel du demandeur daté du 13 avril 2015, accordant un poids important au passage traitant de son risque de récidive, mais faisant totalement abstraction d’un autre passage dépeignant le demandeur comme un individu au comportement conformiste et respectueux des figures d’autorité, ayant une attitude positive face aux intervenants et un degré de motivation moyen. Aucune explication n’aurait été fournie par le délégué pour écarter ces passages pertinents à la détermination du potentiel de récidive du demandeur.

[24]           D’autre part, le délégué aurait commis une erreur et manqué à son devoir d’équité procédurale en motivant suffisamment sa décision au regard de l’élément central au dossier que représentait une décision de la CLC datée du 3 décembre 2015. Le délégué aurait ainsi ignoré un passage de la décision la plus contemporaine du dossier du demandeur, où la CLC concluait qu’il présentait un faible risque de récidive, et un autre passage où la CLC faisait état du cheminement ainsi que de la prise de conscience du demandeur. Le délégué aurait donc rejeté des éléments de preuve provenant d’une source fiable et objective, sans mentionner les raisons pour lesquelles il s’en dissociait.

[25]           Le défendeur soutient au contraire que les conclusions du délégué quant au potentiel de récidive du demandeur sont raisonnables. Le délégué n’aurait pas été sélectif dans son appréciation de la preuve, prenant acte des prétentions du demandeur et étudiant les documents disponibles au dossier. Le délégué aurait considéré et commenté les éléments positifs pour la cause du demandeur, mais ne les aurait pas jugés prépondérants. Le délégué aurait par ailleurs largement considéré la décision de la CLC, qui a jugé qu’une libération conditionnelle totale n’était pas souhaitable en raison des risques pour la protection de la société et qui a qualifié le risque de récidive du demandeur de modéré. Afin de déterminer le danger que représentait le demandeur, il était loisible au délégué d’accorder un poids important au fait que le demandeur avait récidivé en 2013 en matière de trafic d’héroïne et avait brisé les conditions de sa libération, ainsi qu’à l’absence de plan de réadaptation. La décision du délégué appartenait donc aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[26]           Quant à l’insuffisance de motifs évoquée par le demandeur, le défendeur fait valoir que le demandeur manifeste plutôt un désaccord avec les conclusions rendues par le délégué et que c’est la norme de la décision raisonnable qui devrait s’appliquer à la décision du délégué (Newfoundland Nurses, aux para 21-22).

[27]           Dans un premier temps, la Cour se range aux arguments du défendeur en ce qui a trait à la question de l’insuffisance des motifs soulevée par le demandeur et conclut que c’est la norme de la décision raisonnable qui est applicable, conformément à l’arrêt Newfoundland Nurses :

[21]      … Je fais mienne la mise en garde du professeur Philip Bryden selon laquelle [TRADUCTION] "les cours de justice doivent se garder de confondre la conclusion que le raisonnement du tribunal n'est pas adéquatement exposé et le désaccord au sujet des conclusions tirées par le tribunal sur la base de la preuve dont il disposait" ("Standards of Review and Sufficiency of Reasons : Some Practical Considerations" (2006), 19 C.J.A.L.P. 191, p. 217; voir aussi Grant Huscroft, "The Duty of Fairness : From Nicholson to Baker and Beyond", dans Colleen M. Flood et Lorne Sossin, dir., Administrative Law in Context (2008), 115, p. 136).

[28]           En effet, à la lecture de la décision, la Cour constate que le délégué a étudié les différents rapports présentés et que sa décision est fondée sur l’ensemble de la preuve. Le simple fait que le délégué ait basé ses conclusions sur des motifs extérieurs au rapport de la CLC du 3 décembre 2015, et qu’il soit arrivé à un résultat contraire aux soumissions du demandeur, ne constitue pas une erreur. Sur cet aspect, la décision satisfait donc la norme de la décision correcte.

[29]           Dans un deuxième temps, la Cour estime que le délégué du ministre n’a commis aucune erreur susceptible de révision et que la décision rendue est raisonnable. Tel que le souligne le défendeur, il était loisible au délégué d’accorder un certain poids au contexte des actes criminels reprochés au demandeur. Le délégué a par ailleurs fait mention de passages positifs pour le demandeur contenus dans les rapports au dossier; il ne leur a tout simplement pas accordé autant de poids que le demandeur l’aurait souhaité. Cela ne constitue pas une erreur et ne justifie pas l’intervention de la Cour.

B.                 Risque couru par le demandeur en Turquie

[30]           Le demandeur argue que les conclusions du délégué à l’effet qu’il ne fera pas personnellement face à un risque à sa vie, à sa liberté et à sa sécurité sont déraisonnables. Il soutient que le délégué a écarté des éléments de preuve soumis par le demandeur sans raisons valables. Il a rejeté des documents faisant état d’actes de violence à l’endroit des Alévis en Turquie ainsi que l’absence de protection étatique, préférant un document du UK Home Office décrivant ces actes de violence contre les Alévis comme des événements isolés.

[31]           Le défendeur allègue plutôt que le délégué a cité des sources déposées par le demandeur dans ses motifs et qu’il a reconnu que les Alévis étaient victimes de discrimination en Turquie. Néanmoins, le délégué aurait tenu compte de l’ensemble de la preuve et aurait tiré des conclusions différentes de celles du demandeur : la discrimination envers les Alévis en Turquie n’est pas systématique, n’est pas sanctionnée par l’État et n’est pas généralisée au point d’être de la persécution. Il était également loisible au délégué d’accorder de l’importance au fait que le demandeur soit retourné annuellement en Turquie.

[32]           À la lecture de la décision et de la preuve dont elle disposait au dossier, la Cour constate qu’aucune erreur nécessitant son intervention n’a été commise par le délégué. Certes, le délégué a retenu une interprétation de la preuve différente de celle du demandeur. Néanmoins, cela n’est pas suffisant pour rendre la décision déraisonnable. C’est à bon droit que le délégué a conclu que la preuve documentaire objective ne permettait pas de conclure à la discrimination systématique ou à la persécution des Alévis en Turquie et qu’il a accordé un certain poids au fait que le demandeur effectuait des visites annuelles en Turquie. Par conséquent, sur cet aspect, la décision du délégué appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

C.                 Considérations humanitaires : discrimination des Alévis en Turquie

[33]           Le demandeur allègue que l’analyse du délégué concernant les considérations humanitaires est déraisonnable, celle-ci étant incomplète puisqu’elle ne tient pas compte de la discrimination dont sont victimes les Alévis en Turquie dans ce volet. Ainsi, le délégué n’aurait pas tenu compte des difficultés que rencontrerait le demandeur en tant qu’Alévi s’il devait rentrer en Turquie.

[34]           Le défendeur avance au contraire que le délégué a traité de la discrimination subie par les Alévis en Turquie, mais qu’il a nuancé la gravité de celle-ci, notant une coexistence pacifique entre les Alévis et les autres communautés du pays. Ces considérations ne seraient pas suffisantes pour contrebalancer le danger que représente le demandeur pour le public au Canada.

[35]           La Cour estime que le délégué a considéré les circonstances humanitaires soulevées par le demandeur. Le délégué a conclu que la situation des Alévis en Turquie ne constituait pas une considération humanitaire faisant contrepoids au danger que représente le demandeur pour le public au Canada. Contrairement aux prétentions du demandeur, cette conclusion n’est entachée d’aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour. Le demandeur n’a pas démontré, par la prépondérance des probabilités, qu’il rencontrerait des difficultés en étant soumis à de la persécution en tant qu’Alévi en Turquie. Le délégué a analysé la preuve dont il disposait et a rendu une décision justifiée, transparente et intelligible (Dunsmuir, ci-dessus, au para 47).

VIII.       Conclusion

[36]           La demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT au dossier IMM-4486-16

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4486-16

 

INTITULÉ :

SELCUK EZICI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 mai 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 mai 2017

 

COMPARUTIONS :

Éric Taillefer

 

Pour le demandeur

 

Daniel Latulippe

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Surprenant, Magloé, Golmier

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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