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Date : 20170509


Dossier : IMM-4266-16

Référence : 2017 CF 474

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 mai 2017

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

MOHAMED ABDI ADEN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                    Aperçu

[1]               Mohamed Abdi Aden (le demandeur) a présenté une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, par laquelle la SAR a rejeté l’appel interjeté par le demandeur à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) ayant établi que le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR).

[2]               Le demandeur allègue que la SAR a commis une erreur en omettant d’admettre de nouveaux éléments de preuve, en considérant à tort les éléments de preuve tirés du cartable national de documentation comme de nouveaux éléments et en les rejetant indûment, ainsi qu’en omettant d’évaluer le risque objectif que le demandeur soit victime de persécution en Somalie. Il demande que la décision soit annulée et que son appel soit examiné à nouveau par un autre commissaire de la SAR.

[3]               Je suis d’avis que la question déterminante en l’espèce est la manière dont la demande d’asile sur place du demandeur a été traitée, la SAR ayant qualifié cette demande comme celle [traduction] « d’un citoyen qui ne pouvait retourner en Somalie, parce qu’il serait perçu par le groupe Al-Shabaab comme une personne ayant sympathisé avec des Occidentaux du fait qu’il s’était rendu aux États-Unis et au Canada ». Bien qu’elle ne l’ait pas clairement décrit en ces termes, la SAR a considéré qu’il s’agissait, en substance, d’une demande d’asile sur place.

[4]               Pour les motifs énoncés ci-après, j’accueille la présente demande, car je juge que la SAR n’a pas analysé comme il se doit la demande d’asile sur place du demandeur. Par souci de concision, les motifs ne porteront que sur les faits pertinents à l’examen de la question déterminante.

II.                 Exposé des faits pertinents

[5]               La SPR et la SAR ont toutes deux admis que le demandeur est un citoyen de la Somalie. La mère du demandeur a amené le demandeur et sa sœur au Kenya, après que leur père et leur frère furent tués durant une guerre de clans en 1991. Le demandeur a vécu dans un camp de réfugiés à Dadaab, au Kenya, de l’âge de quatre ans jusqu’à ce qu’il s’enfuie du Kenya, en décembre 2014.

[6]               En 2011, le demandeur et quatre de ses amis ont formé un groupe de jeunes dont il était le chef. Le groupe faisait du travail bénévole dans le cadre de programmes de développement, à l’intérieur et à l’extérieur du camp de réfugiés. Ils ont aussi organisé des séances d’information sur le VIH/sida, sur la mutilation génitale féminine et sur l’importance de la paix.

[7]               Le demandeur s’est marié en juin 2014. En octobre 2014, le demandeur a reçu un appel d’une personne qui se disait membre d’Al-Shabaab, un groupe terroriste islamiste qui contrôlait certaines régions de la Somalie. Cette personne a sommé le demandeur de mettre un terme à tous les programmes du groupe, l’accusant d’être un espion œuvrant contre le groupe Al-Shabaab dans le camp de réfugiés.

[8]               Le 25 octobre 2014, deux hommes d’Al-Shabaab se sont rendus au domicile du demandeur et ont questionné sa femme sur les allées et venues du demandeur. Ils ont accusé le demandeur d’espionnage et ont déclaré qu’ils allaient le tuer. Le demandeur et sa femme ont alors vécu cachés. L’oncle du demandeur qui vivait à Kismayo, en Somalie, a vendu le domicile familial du demandeur et lui a envoyé le produit de la vente. Le demandeur s’est rendu à Nairobi puis, avec l’aide de passeurs, il s’est rendu en Amérique du Sud, puis au Mexique et enfin aux États-Unis, où il a présenté une demande d’asile en février 2015.

[9]               La demande d’asile aux États-Unis a été rejetée, et le demandeur a été remis en liberté le 28 septembre 2015 en attendant son renvoi vers la Somalie. Le demandeur s’est rendu à Minneapolis et, de là, il a traversé illégalement la frontière canadienne où il a été arrêté; sa demande a alors été transférée à la SPR.

III.               Sections pertinentes de la décision de la SPR

[10]           La SPR a instruit la demande d’asile du demandeur le 18 décembre 2015, mais l’a rejetée par une décision rendue à l’audience. La SPR a reconnu que le demandeur est un ressortissant de la Somalie qui a séjourné dans un camp de réfugiés au Kenya, mais elle a conclu qu’il n’existait pas d’éléments de preuve crédibles attestant de l’existence du groupe de jeunes ou des activités bénévoles menées par le demandeur. La SPR a également relevé d’importantes incohérences entre le fondement de la demande d’asile (FDA) du demandeur et sa déposition orale et celle de son témoin, Mme Osman. Un litige oppose les parties, quant à savoir si la SPR s’est livrée à une analyse microscopique et a omis de tenir compte des principaux points d’entente entre le demandeur et son témoin. Il n’est toutefois pas nécessaire de trancher ce litige, compte tenu de ma conclusion concernant la demande d’asile sur place, et je me contenterai d’indiquer que ces motifs ne doivent pas être interprétés comme un appui ou un rejet de la position de l’une ou l’autre partie en ce qui a trait au litige.

[11]           La demande d’asile sur place a été présentée lorsque, durant un réinterrogatoire par son avocat, le demandeur a présenté des renseignements selon lesquels il serait exposé à des risques s’il quittait l’Amérique du Nord pour retourner en Somalie, du simple fait qu’il avait vécu au Canada et aux États-Unis. Cette demande d’asile sur place de fait n’a pas été prise en compte dans la décision de la SPR.

IV.              Sections pertinentes de la décision de la SAR

[12]           Le demandeur a notamment fait valoir auprès de la SAR que la SPR n’avait formulé aucune conclusion concernant le risque auquel il serait exposé de la part d’Al-Shabaab parce qu’il s’était rendu dans un pays occidental. En réponse à cette observation, la SAR a, le 11 mai 2016, invité l’avocat du demandeur à consulter un rapport d’information sur les pays d’origine publié par l’European Asylym Support Office (le rapport de l’EASO) sur la Somalie, et elle a donné au demandeur l’occasion de formuler d’autres observations écrites. Dans ce rapport, il était indiqué que la ville natale du demandeur, Kismayo, n’était pas sous le contrôle d’Al-Shabaab.

[13]           Dans sa réponse, l’avocat du demandeur a présenté à la SAR une lettre contenant des éléments de preuve documentaires supplémentaires selon lesquels la situation relative à la sécurité à Kismayo demeurait instable et qu’Al-Shabaab y menait toujours des attaques sporadiques; de plus, ce groupe contrôlait bon nombre des villages environnants et maintenait des points de contrôle sur toutes les routes menant à Kismayo et en sortant. Dans cette lettre, l’avocat renvoyait également à certaines sections du rapport de l’EASO où il était indiqué qu’Al-Shabaab avait perpétré des attaques dans des villes qui n’étaient pas sous son contrôle contre des personnes considérées comme représentant le gouvernement ou la communauté internationale.

[14]           Dans une décision relativement brève, la SAR a déclaré qu’elle examinerait la décision de la SPR conformément aux directives énoncées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica]. La SAR a examiné les questions liées aux nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur, puis a examiné le bien-fondé de la demande. La SAR a traité de la question de la demande d’asile sur place aux paragraphes 27 à 30, puis a confirmé la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention, ni une personne à protéger.

V.                 Positions des parties sur la question de la demande d’asile sur place

[15]           Le demandeur fait valoir que, bien que la SAR soit celle qui ait révélé le risque associé à son retour à Kismayo, elle ne s’est fiée qu’à la partie du rapport de l’EASO où il était indiqué que le gouvernement avait repris le contrôle de la ville. Et c’est ce qui l’a amenée à conclure qu’il n’y avait pas de risque pour le demandeur, car [traduction] « rien n’indique qu’Al-Shabaab contrôle totalement ce territoire ».

[16]           Or, selon le demandeur, la SAR a amalgamé le critère de la protection offerte par l’État en déclarant que le groupe terroriste ne contrôlait pas totalement la zone, plutôt qu’en cherchant à déterminer si le demandeur bénéficiait de la protection de l’État.

[17]           Le défendeur soutient quant à lui que le profil personnel du demandeur ne l’expose pas à un risque, puisque la SAR a souscrit à l’opinion de la SPR selon laquelle le demandeur n’a pu démontrer qu’il a été membre d’un groupe de jeunes dans le camp de réfugiés au Kenya. Le défendeur est donc d’avis que le demandeur ne serait pas exposé à un risque de la part d’Al-Shabaab, car il serait considéré uniquement comme un Somalien, ce qui constitue un risque général.

[18]           Le demandeur rétorque qu’il a vécu dans un camp de réfugiés au Kenya à partir de l’âge de 4 ans, de sorte qu’il n’a jamais réellement vécu en Somalie et qu’il aurait du mal à s’y s’intégrer, puisque les Somaliens soupçonnent tous ceux qu’ils ne connaissent pas.

VI.              Norme de contrôle

[19]           La norme de contrôle applicable à l’évaluation d’une décision de la SAR est celle de la décision raisonnable : Huruglica, au paragraphe 35.

[20]           Le caractère raisonnable d’une décision tient principalement à la justification de celle-ci, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

VII.            Analyse

[21]           À l’appui de la SAR, le défendeur soutient que les éléments de preuve semblent indiquer que Kismayo n’est pas sous le contrôle direct d’Al-Shabaab. Ce fait n’est pas contesté. Cependant, là n’est pas la question. Comme les éléments de preuve documentaires qui ont été présentés à la SAR montrent qu’Al-Shabaab contrôle la majeure partie des routes menant à Kismayo, il y a des raisons de croire que le demandeur ne pourrait pas entrer à Kismayo ni en sortir à l’insu d’Al-Shabaab.

[22]           Quant au commentaire du défendeur selon lequel le demandeur n’a pu démontrer qu’il avait été membre d’un groupe de jeunes, il ne s’agit pas du risque sur lequel le demandeur a fondé sa demande d’asile sur place. De fait, le risque invoqué par le demandeur est plutôt celui énoncé dans le rapport de l’agence frontalière (Border Agency) du Royaume-Uni publié en mars 2015, dans lequel cette agence renvoie à un document d’Amnistie Internationale qui traite du risque pour les personnes retournant en Somalie :

Les personnes retournant en Somalie de l’étranger sont extrêmement vulnérables, sauf si elles ont de solides liens claniques et familiaux, ainsi que les moyens économiques de s’établir.  Les Somaliens qui ont quitté le pays, en particulier ceux qui ont été dans des pays occidentaux, tendent à être considérés comme des étrangers et peuvent être perçus comme servant les intérêts de l’Occident. Cela en soi les expose à un risque accru d’être persécutés.

Border Agency du Royaume-Uni, point 1.18, section 2.2.5, le 17 juillet 2015

[23]           Le risque sur place ne dépend pas de la véracité du témoignage du demandeur, mais plutôt de la manière dont ce dernier serait perçu, selon qu’il serait considéré comme un membre d’un groupe – les rapatriés en provenance d’un pays occidental – exposé à un risque de persécution de la part d’Al-Shabaab.  Pour trancher cette question de la demande d’asile du demandeur, la SAR devait rendre l’une des décisions suivantes : Al-Shabaab ne considérerait pas le demandeur comme une personne revenant d’un pays occidental, ou le demandeur ne serait pas exposé à un risque de persécution même si Al-Shabaab le considérait comme une personne revenant d’un pays occidental.

[24]           La SAR a reconnu que le rapport de l’EASO cité à l’intention du demandeur mentionnait que la situation dans le sud de la Somalie demeurait instable; cependant, elle a malgré tout conclu que [traduction] « rien n’indique qu’Al-Shabaab contrôle totalement le territoire ». Puis, je ne sais comment, la SAR a conclu ce qui suit à la phrase suivante : [traduction] « [l]a SAR ne peut donc pas souscrire à l’argument du demandeur selon lequel il serait en danger s’il retournait dans sa ville natale de Kismao [sic] parce qu’Al-Shabaab le considérerait comme une personne ayant sympathisé avec des Occidentaux ».

[25]           Je dois admettre que je ne vois pas de lien entre le degré de contrôle exercé par Al-Shabaab sur le territoire et le fait que le demandeur soit ou non considéré comme un Occidental. Comme le laisse entendre le demandeur, il se pourrait bien que la SAR ait amalgamé la protection offerte par l’État et le contrôle par un groupe terroriste. Ou peut-être a-t-elle formulé une conclusion totalement distincte sans avoir les fondements factuels nécessaires. Quoi qu’il en soit, le raisonnement est ni intelligible, ni justifié au regard des faits présentés à la SAR.

[26]           La SPR et la SAR ont omis d’analyser ou d’évaluer le risque auquel serait exposé le demandeur du fait qu’il est un demandeur d’asile débouté revenant des États-Unis et du Canada. Le tribunal ne peut pas faire cette évaluation en examinant le dossier pour en dégager les motifs sous-jacents. Le défaut de faire cette analyse, combiné aux conclusions très confuses, rend la décision déraisonnable selon le critère défini dans l’arrêt Dunsmuir.

[27]           La demande est accueillie. L’affaire sera renvoyée à un autre tribunal aux fins de réexamen.

[28]           Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification, et aucune question n’a été soulevée eu égard aux faits en l’espèce.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4266-16

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La demande est accueillie.

2.      L’affaire est renvoyée à la SAR pour réexamen par un tribunal différent.

« E. Susan Elliott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-4266-16

 

INTITULÉ :

MOHAMED ABDI ADEN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 mai 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE :

Le 9 mai 2017

 

COMPARUTIONS :

Lina Anani

 

Pour le demandeur

 

Christopher Crighton

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lina Anani

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général

du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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