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Date : 20170516


Dossier : IMM-4394-16

Référence : 2017 CF 505

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 16 mai 2017

En présence de monsieur le juge Campbell

ENTRE :

PAUL SMITH

STEFANIA TUDOSA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La présente demande vise à contester une décision de la Section de l’immigration (ID) de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés. Par suite d’une décision rendue le 26 septembre 2016, les demandeurs ont été déclarés interdits de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. La SI devait statuer sur la question de savoir si les demandeurs avaient été déclarés coupables en Roumanie d’une infraction qui, si elle avait été commise au Canada, aurait été punissable d’une peine maximale de 10 ans d’emprisonnement. Pour trancher la question, la SI a procédé à une analyse relative à l’équivalence entre la disposition du code pénal roumain qui crée l’infraction d’escroquerie passible d’une peine de 10 à 20 ans de prison et l’alinéa 380(1)a) du Code criminel du Canada, qui prévoit que quiconque commet un acte criminel mettant en cause la « supercherie, [le] mensonge ou [un] autre moyen dolosif » est passible d’une peine d’emprisonnement de 14 ans. L’analyse de la SI s’est conclue par un constat d’équivalence entre les deux dispositions.

[2]               La SI a fondé la décision faisant l’objet du présent contrôle sur les conclusions de droit suivantes :

Une analyse d’équivalence vise à trouver une infraction canadienne équivalente à l’infraction commise à l’étranger ayant donné lieu à un verdict de culpabilité prononcé à l’extérieur du Canada. La Cour d’appel fédérale a établi les principes qui doivent encadrer cet exercice.

Le juge Ryan, dans l’arrêt Brannson c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1981] 2 C.F. 141 (C.A.), expose l’exercice ainsi aux pages 152 et 153, 153 et 154 :

Quels que soient les termes employés pour désigner ces infractions ou pour les définir, il faut relever les éléments essentiels de l’une et de l’autre et s’assurer qu’ils correspondent. Naturellement, il faut s’attendre à des différences dans le langage employé pour définir les infractions dans les différents pays.

Dans l’arrêt Hill, Errol Stanley c. M.E.I (C.A.F A-514-86), juges Hugessen, Urie, MacGuigan, 29 janvier 1987. Référence : Hill c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1987), 1 Imm. L.R. (2d) 1 (C.A.F), à la page 9, le juge Uric écrit :

[…] l’équivalence peut être établie de trois manières : tout d’abord, en comparant le libellé précis des dispositions de chacune des lois par un examen documentaire et, s’il s’en trouve de disponible, par le témoignage d’un expert ou d’experts du droit étranger pour dégager, à partir de cette preuve, les éléments essentiels des infractions respectives; en second lieu, par l’examen de la preuve présentée devant l’arbitre, aussi bien orale que documentaire, afin d’établir de façon suffisante que les éléments essentiels de l’infraction au Canada avaient été établis dans le cadre de procédures étrangères, que les mêmes termes soient ou non utilisés pour énoncer ces éléments dans les actes introductifs d’instance ou dans les dispositions légales; en troisième lieu, au moyen d’une combinaison de cette première et de cette seconde démarches.

[Souligné dans l’original.]

(Décision, paragraphes 14 à 16)

[3]               Les conclusions sont exposées aux paragraphes 19 à 21 de la décision :

Le paragraphe 1 de l’article 215 du texte législatif roumain traite du fait d’induire une personne en erreur en lui présentant comme véridique un fait mensonger ou comme faux un fait véridique afin d’obtenir pour soi ou pour un tiers un avantage matériel, et du fait qu’un préjudice doit avoir été occasionné. En l’occurrence, les éléments essentiels sont les suivants : une personne est induite en erreur parce que quelqu’un lui a présenté des faits erronés afin d’obtenir pour lui-même ou un tiers un avantage matériel. En outre, un préjudice est occasionné, c’est-à-dire que la personne induite en erreur est privée de quelque chose.

Selon le Code criminel, les éléments essentiels de la fraude sont les suivants : par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif, quelqu’un est frustré de quelque bien, service, argent ou valeur. En droit pénal canadien, « frauder » s’entend du fait de [traduction] « priver autrui d’un droit de propriété, d’un intérêt, d’un bien ou d’un droit au moyen d’une fraude, d’une escroquerie ou d’un artifice ».

Tant les dispositions législatives roumaines relatives à l’escroquerie que les dispositions législatives canadiennes touchant la fraude concernent le fait de recourir à l’escroquerie ou à la fraude afin de priver autrui d’une somme d’argent, d’un bien ou de quoi que ce soit dont il aurait pu autrement disposer, n’eût été la fraude. Les huit fournisseurs de SC Autostop ont été privés de leurs biens après les avoir échangés contre des chèques émis par M. Smith. Ces chèques étaient des chèques sans provision, et les fournisseurs n’ont pas reçu leur argent. L’institution financière B.C.R n’aurait pas accordé une marge de crédit à SC Autostop si elle avait connu la véritable situation financière de l’entreprise. Ainsi, je suis convaincu que la fraude dont M. Smith et Mme Tudosa ont été déclarés coupables en Roumanie est équivalente à l’infraction de fraude décrite à l’article 380 du Code criminel. Les sommes en question s’établissant à 4,7 milliards de lei roumains et à 1,2 million d’euros, je conclus que l’infraction dont il s’agit en l’espèce est celle de fraude de plus de 5 000 $, en contravention de l’alinéa 380(1)a) du Code criminel.

(Décision, aux paragraphes 19 à 21)

[4]               Je suis d’avis que la SI a conclu de manière raisonnable que les éléments de mens rea et d’actus reus font partie intégrante des dispositions législatives roumaines et canadiennes.

[5]               En revanche, l’avocat des demandeurs met en doute l’analyse que fait la SI de leur mens rea, arguant qu’aucune analyse d’équivalence n’a été effectuée à l’égard du traitement de la déclaration de culpabilité par contumace en Roumanie et au Canada. L’avocat plaide que les demandeurs n’ont pas pu témoigner sur la question de la mens rea puisque le procès a été tenu par contumace en Roumanie.  À mon avis, cet argument est fondé.

[6]               Sur la question de la procédure par contumace, l’avocat des demandeurs a demandé à la SI d’examiner l’argument suivant et de prendre une décision :

Il est entendu que le Code criminel du Canada autorise la déclaration de culpabilité par contumace, mais dans de très rares circonstances. Au Canada, cette démarche est autorisée seulement si un défendeur s’enfuit après le début d’un procès et si un juge de première instance conclut, après l’audition de la preuve, que l’accusé s’est enfui (pièce 7). Ce n’est pas le cas en l’espèce. Il est allégué que les autorités roumaines semblaient ravies d’instruire l’affaire en l’absence de M. Smith et de Mme Tudosa. Il est allégué en outre qu’il est loisible à un décideur de comparer les systèmes juridiques (Tomchin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 28 février 2011, 2011 CF 231, au paragraphe 15; recueil, à la page 113) et, s’il y a lieu, d’annuler une conclusion d’équivalence.

En l’espèce, nous avons déjà souligné dans nos observations l’évidente faiblesse des éléments de preuve voulant faire croire que M. Smith et Mme Tudosa auraient fui la Roumanie, ou même qu’ils s’y seraient soustraits à la justice. Apparemment, les verdicts de culpabilité ont été prononcés de manière illégitime. Le représentant du ministre n’a pas produit d’éléments de preuve étayant le fait qu’avant leur départ de la Roumanie, M. Smith et Mme Tudosa avaient reçu une sommation, un avis de procès, un certificat d’enquête ou même un avertissement de ne pas quitter la ville. Aucune procédure judiciaire n’a été engagée pour les contraindre ou les avertir de rester au pays. Selon l’agent de l’Agence des services frontaliers du Canada, ils auraient fui pour éviter une faillite. Or, la faillite n’est pas un acte criminel. Selon la preuve, un créancier aurait déposé une requête de mise en faillite contre eux. Bien qu’il soit difficile de comprendre les chefs d’accusation portés contre M. Smith et Mme Tudosa, la faillite n’en fait assurément pas partie.

La preuve établit clairement que les autorités roumaines étaient au courant que M. Smith avait quitté le pays en 2006. Il est indiqué sur le mandat d’extradition que les autorités roumaines savaient que M. Smith se trouvait au Canada, et le même constat ressort clairement de la transcription des délibérations du tribunal roumain (à la page 81). Qui plus est, la seule preuve de fuite est l’énoncé suivant, qui revient fréquemment sans jamais être expliqué : « [traduction] parce qu’il a été entendu sur ces affaires » avant son départ en 2006.

(Réponses des demandeurs à la SI, datées du 6 juillet 2016, à la page 9)

[7]               Le traitement accordé par la SI à l’argument de l’instruction par contumace est exposé au paragraphe 8 de la décision faisant l’objet du contrôle :

M. Smith et Mme Tudosa ont tous deux été déclarés coupables par contumace. Ils ont déclaré n’avoir été informés des déclarations de culpabilité prononcées contre eux qu’en 2015, au moment où l’Agence des services frontaliers du Canada a commencé l’enquête. Je ne dispose d’aucun élément de preuve montrant que ces déclarations de culpabilité ont fait l’objet d’un appel, d’une réhabilitation ou de quelque type de modification que ce soit. La Cour d’appel fédérale a établi qu’une déclaration de culpabilité par contumace est une déclaration de culpabilité : arrêt Arnow, Leon Maurice c. MEI. (C.A.F. A-599-80), Heald, Ryan, MacKay, 28 septembre 1981 (autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, [1982] 2 R.C.S. 603). Je suis convaincu que M. Smith et Mme Tudosa sont des résidents permanents qui ont été déclarés coupables d’une infraction à l’extérieur du Canada – à savoir celle d’escroquerie – en contravention de l’article 215 du code pénal de la Roumanie.

Le passage invoqué de la décision de la Cour d’appel fédérale est libellé comme suit :

[traduction] Juge Heald : Nous ne sommes pas convaincus que l’arbitre a commis une erreur de droit ou qu’il n’a pas exercé sa compétence en admettant en preuve des documents et des rapports irrecevables. Nous estimons en outre que l’arbitre a été saisi d’un élément de preuve attestant une déclaration de culpabilité à l’extérieur du Canada au sens de l’alinéa 19(1)c) de la Loi sur l’immigration de 1976.

Dans la mesure où il est question de l’absence d’équivalence entre une infraction ayant donné lieu à des déclarations de culpabilité à l’étranger et une infraction canadienne passible d’une peine maximale de 10 ans d’emprisonnement sous le régime d’une loi fédérale, nous sommes d’avis que pour au moins l’une desdites déclarations de culpabilité dans un État étranger, l’équivalence a été établie par la preuve mise à la disposition de l’arbitre. Il appert par conséquent que l’arbitre n’a pas commis d’erreur de droit ni omis d’exercer sa compétence. Nous sommes donc d’avis de rejeter la demande fondée sur l’article 28.

[8]               Dans la présente demande contestant la décision de la SI, l’avocat des demandeurs fait valoir que l’argument de la déclaration de culpabilité par contumace soumis pour examen et décision n’a pas été pris en compte :

[traduction] Il est allégué que le commissaire n’a aucunement étayé son traitement de cette question. Le commissaire cite l’arrêt Arnow à l’appui de l’affirmation voulant qu’une déclaration de culpabilité par contumace soit une déclaration de culpabilité. À notre avis, l’arrêt Arnow n’affirme rien de tel. Il est allégué que le paragraphe 2 de la décision de la Cour d’appel fédérale ne fait aucune allusion aux déclarations de culpabilité par contumace (Arnow c. MEI, C.A.F. A-599-80).

Il est allégué en outre que le commissaire a complètement ignoré les éléments de preuve à sa disposition qui indiquent clairement que les autorités roumaines savaient que les demandeurs se trouvaient au Canada avant le début des présentes procédures criminelles.

(Dossier, pages 18 à 23, 253 à 260).

Il est allégué que le Code criminel du Canada autorise la déclaration de culpabilité par contumace, mais dans de très rares circonstances. Au Canada, cette démarche est autorisée seulement si un défendeur s’enfuit après le début d’un procès et si un juge de première instance conclut, après l’audition de la preuve, que l’accusé s’est enfui (pièce 7). Ce n’est pas le cas en l’espèce. Il est allégué qu’aucun élément de preuve n’atteste que les autorités roumaines ont suivi un processus similaire. (Dossier, pages 308 à 316)

Il est allégué qu’il est loisible au décideur de comparer les systèmes juridiques et, s’il y a lieu, d’annuler une conclusion d’équivalence. (Tomchin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 231, au paragraphe 15).

(Exposé des arguments des demandeurs, aux paragraphes 38 à 41)

[9]               Je conclus que la SI était tenue de rendre sa décision en tenant compte de l’argument soumis par l’avocat des demandeurs concernant la déclaration de culpabilité par contumace. Le défaut de la SI de le faire rend la décision déraisonnable.


JUGEMENT

LA COUR infirme la décision visée par le présent contrôle et renvoie l’affaire pour réexamen par un autre décideur.

Il n’y a aucune question à certifier.

« Douglas R. Campbell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-4394-16

 

INTITULÉ :

PAUL SMITH, STEFANIA TUDOSA c. LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 avril et le 16 mai 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE CAMPBELL

DATE DES MOTIFS :

Le 16 mai 2017

COMPARUTIONS :

Howard P. Eisenberg

Pour les demandeurs

David Joseph

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

EISENBERG & YOUNG LLP

Avocats

Hamilton (Ontario)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Pour le défendeur

 

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