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Date : 20170508


Dossier : IMM-4606-16

Référence : 2017 CF 464

Ottawa (Ontario), le 8 mai 2017

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

MASHALA LUSE

parti demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur, un ressortissant de la République démocratique du Congo [RDC], est atteint de schizophrénie. Il est arrivé au Canada en 2004 à l’âge de 19 ans, mais a perdu son statut de résident permanent en 2015 pour grande criminalité. Il est visé par une mesure d’expulsion et craint pour sa vie ou sa sécurité advenant un retour dans son pays natal où, dit-il, les personnes souffrant de problèmes de santé mentale sont sérieusement discriminées par l’État et persécutées par la population parce que, dans la conception africaine, on attribue la pathologie mentale à des causes surnaturelles. Selon l’avis des médecins, si renvoyé en RDC, sans médication appropriée, le demandeur pourrait se trouver en état de décompensation, avoir une rechute sévère de symptômes psychotiques et devenir imprévisiblement agité et agressif. De plus, sans accès à des soins et traitements adéquats en RDC, le demandeur, qui a un problème de consommation – alcool et drogues –, récidivera et son comportement pourra le mener en prison où les conditions de détention sont en soi extrêmes et inhumaines pour une personne souffrant de problèmes mentaux.

[2]               Le demandeur recherche aujourd’hui la révision judiciaire de la décision rendue le 30 septembre 2016 par J. Martel, agent d’immigration principal [agent], rejetant sa demande d’évaluation des risques avant renvoi [ERAR]. L’agent conclut que le demandeur n’a pas démontré qu’il y a plus qu’une simple possibilité qu’il soit persécuté au sens de l’article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], ou qu’il y a des motifs sérieux qu’il soit soumis à la torture, à une menace à sa vie ou à des traitements ou peines inusités au sens de l’article 97 de la LIPR, advenant un retour dans son pays d’origine.

[3]               Le demandeur prétend que l’agent a ignoré la preuve médicale au dossier et a minimisé les conséquences de son diagnostic de schizophrénie, ainsi que les risques de retour en RDC. De plus, l’agent a erré en droit en obligeant le demandeur à démontrer, dans le cadre de l’article 96 de la LIPR, que les personnes atteintes de maladies mentales sont systématiquement visées par des actes de persécution. Le défendeur, quant à lui, défend la raisonnabilité de cette décision en ce que les éléments de preuve soumis par le demandeur sont tout simplement insuffisants pour établir les risques allégués, alors que l’agent n’a pas erré dans l’application de l’article 96 de la LIPR, même s’il utilise l’expression « systématiquement visées ».

[4]               C’est la norme de la raisonnabilité qui s’applique aux conclusions de fait de l’agent, tandis que la norme de la décision correcte s’applique à la détermination du fardeau de preuve prévu à l’article 96 de la LIPR.

[5]               De façon constante, il a été décidé que c’est au demandeur de fournir des éléments de preuve sur tous les éléments constitutifs de sa demande. Plus particulièrement, en ce qui concerne une demande ERAR, le fardeau revient au demandeur de placer devant l’agent tous les éléments de preuve qui permettront à ce dernier de prendre une décision (Lupsa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 311, 159 ACWS (3d) 419 au para 12 [Lupsa] citant Cirahan c Canada (Solliciteur général), 2004 CF 1603, [2004] ACF no 1943 (QL) au para 13). Si la preuve est insuffisante, le demandeur doit assumer les conséquences (Lupsa au para 13 citant Selliah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 872, [2004] ACF no 1134 (QL) au para 22 et Yousef c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 864, [2006] ACF no 1101 au para 33).

[6]               Dans le présent dossier, la question de la santé mentale du demandeur est déterminante. Les deux parties conviennent qu’il incombe aujourd’hui à la Cour de se demander si le rejet ou le peu de poids accordé par l’agent à la preuve médicale au dossier constitue une issue acceptable eu égard à la preuve au dossier et au droit applicable en l’espèce. En effet, la condition mentale d’un individu constitue un facteur de risque pertinent qui doit être examiné par l’agent dans le cadre d’une demande d’ERAR. Étant donné que le sous-alinéa 97(1)b)(iv) exclut seulement la protection lorsque le caractère inadéquat des soins médicaux est la cause directe du préjudice appréhendé, l’agent devait notamment se demander si l’absence de traitements adéquats ou le coût prohibitif des médicaments permettant de contrôler les symptômes associés à la schizophrénie, contextuellement parlant, peuvent faire en sorte que le demandeur soit exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements cruels et inusités advenant un retour forcé en RDC (Lemika c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 467 aux paras 27-30 [Lemika]; Ferreira c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 756 aux paras 10-14).

[7]               Il y a lieu d’intervenir en l’espèce, la décision de l’agent étant dans l’ensemble déraisonnable, tandis que l’agent a erré dans l’appréciation du fardeau de la preuve prévu à l’article 96 de la LIPR.

[8]               D’une part, il n’est pas contesté que le demandeur souffre d’hallucinations auditives qui le poussent à commettre des actes pouvant compromettre sa sécurité personnelle ou celle d’autres personnes, et que, d’ailleurs, le demandeur a été hospitalisé après avoir bu du javellisant suite à un épisode psychotique. En décembre 2015, lorsqu’il a comparu devant la Section de l’immigration [SI], suite au rapport d’interdiction établi par un agent d’immigration en vertu de l’article 44 de la LIPR et au renvoi formulé en octobre 2014 par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, le demandeur était toujours en traitement. C’est ce qui explique le fait que la SI n’avait pu procéder antérieurement et qu’elle avait dû nommer une représentante désignée auprès du demandeur. À ce chapitre, une « feuille sommaire » datée du 11 août 2015 de l’Hôpital général juif de Montréal et émanant du médecin traitant du demandeur, le docteur K. Geagea et de la psychologue interne, Anne Holding, confirme le diagnostic de schizophrénie du demandeur, sa dépendance à l’alcool et aux drogues, son état dépressif, ainsi que les médicaments qu’il prenait au moment de son évaluation, tandis qu’une lettre du 18 août 2015 du Centre NuHab Inc atteste que le demandeur y a été admis pour un traitement minimum de six mois.

[9]               D’autre part, dans la lettre du 3 août 2016 soumise à l’appui de la demande d’évaluation des risques avant renvoi [ERAR], deux psychiatres de l’Hôpital général juif de Montréal, les docteurs Zoë Thomas et G. Eric Jarvis – le demandeur ayant été évalué le 13 juillet 2016 par le Service de Consultation Culturelle [SCC] de l’Hôpital général juif de Montréal – confirment que le demandeur aurait développé sa schizophrénie peu de temps après son arrivée au Canada et que sa maladie n’a pas été traitée pendant une dizaine d’années. Les spécialistes suggèrent que les crimes ayant mené à son interdiction de territoire ont pu être commis sous l’influence d’hallucinations auditives, de sorte que le demandeur aurait pu obtenir un verdict de non-responsabilité criminelle, n’eût été la négligence de son ancien procureur. Les deux spécialistes insistent sur le fait que la situation du demandeur risque d’empirer s’il ne prend pas une médication appropriée, d’autant plus qu’il risque de se retrouver à la rue en RDC et subir de nouveaux épisodes psychotiques et devenir agressif envers lui-même et les autres. Les spécialistes se réfèrent notamment à la tentative récente de suicide où le demandeur a avalé du javellisant sous le coup de ces hallucinations auditives.

[10]           L’agent dit avoir considéré la preuve médicale au dossier. Il n’empêche, bien qu’il ne conteste pas le diagnostic de schizophrénie, ni l’expertise des deux spécialistes, l’agent met en doute le fait que le demandeur souffrirait de schizophrénie depuis son arrivée au Canada en 2004, et puisque les deux spécialistes ont seulement évalué le demandeur en juillet 2016, il rejette l’opinion que le demandeur aurait pu obtenir un verdict de responsabilité non-criminelle. Quant à l’incident avec le javellisant, l’agent considère qu’il s’agit d’un incident isolé et suggère que le demandeur pouvait tout aussi bien être sous l’emprise d’autres substances proscrites dans sa condition. De plus, les informations au dossier sont insuffisantes pour conclure qu’advenant son retour en RDC, sans médication, le demandeur pourrait rechuter et pourrait encourir un risque d’être arrêté et détenu par les autorités à cause d’un comportement criminel.

[11]           Je suis d’accord avec le procureur du demandeur que la preuve médicale au dossier ne pouvait être arbitrairement écartée par l’agent. Selon cette preuve non contredite émanant de deux spécialistes en matière de santé mentale, le demandeur est un schizophrène qui n’a pas été traité durant de nombreuses années. Or, le fait que le demandeur ait ou non développé cette maladie à son arrivée au Canada, ne fait pas pour autant disparaître les graves symptômes et les hallucinations auditives dont il a été et est toujours la proie. Selon l’opinion des deux spécialistes, il est pratiquement impossible pour le demandeur de refuser de suivre les voix qui lui commandent de poser des gestes préjudiciables, voire criminels. Objectivement parlant, les risques encourus en pareil cas sont corroborés par le récent épisode ayant mené à l’hospitalisation du demandeur parce qu’il avait reçu l’ordre de se tuer en buvant du javellisant. Bien qu’il soit hypothétique de se demander aujourd’hui si le demandeur aurait pu être acquitté pour cause d’incapacité mentale, le fait demeure que, sans médication, le demandeur est susceptible à très court terme de connaître de nouveaux épisodes psychotiques. Que le demandeur commette de nouveaux actes criminels parce qu’il est en crise ou qu’il est sous l’emprise de drogues proscrites, le fait demeure que cette problématique risque de survenir en RDC si le demandeur se retrouve sans assistance – il vit présentement chez ses parents au Canada – et n’a pas accès à des médicaments ou à des traitements appropriés à cause des coûts exorbitants de ceux-ci en RDC, ce qui est d’ailleurs bien documenté par la preuve au dossier.

[12]           Le demandeur soumet également que l’agent lui a imposé un fardeau de preuve supérieur à ce qu’exige l’article 96 de la LIPR (« plus qu’une simple possibilité qu’il soit persécuté »). Bien que le défendeur s’appuie sur le fait que, à la fin de la décision, l’agent a bel et bien mentionné la norme correcte de preuve qui s’applique à l’article 96 de la LIPR, il n’empêche que, lorsque l’on lit la décision dans son ensemble, il semble bien que l’agent ait exigé, en pratique, un fardeau de preuve plus élevé que celui exigé par la loi ou la jurisprudence.

[13]           En ce qui concerne les conditions générales du pays, l’agent reconnaît que des personnes souffrant de maladies mentales sont souvent stigmatisées, voire persécutées, et qu’elles peuvent constituer un groupe social particulier. L’agent ne conteste pas le fait qu’en Afrique, toute maladie mentale est suspecte et que les personnes qui en souffrent peuvent faire l’objet d’accusations irrationnelles de sorcellerie. La documentation au dossier fait d’ailleurs état de nombreux cas de discrimination, de lynchage et d’agressions à l’endroit d’individus atteints d’un handicap physique ou mental. Toutefois, selon l’agent, cette preuve objective n’est pas suffisante pour le convaincre que le demandeur s’est déchargé « de son fardeau de preuve pour démontrer qu’il pourrait être victime de persécution en RDC en raison de sa santé mentale », car « il ne ressort pas qu’aujourd’hui les personnes atteintes de maladies mentales en RDC soient systématiquement visées » [je souligne]. En effet, selon l’agent, « le profil du demandeur [ne correspond pas] à celui d’une personne persécutée en RDC, ou autrement ciblée, en raison de sa maladie mentale ». Selon l’agent, la catégorisation de « sorcier » touche le plus souvent les enfants, en milieu urbain, et les femmes âgées, en milieu rural. Aussi, bien que les cas d’accusation de sorcellerie soient répandus en RDC et que les personnes atteintes de maladies mentales ne fassent pas exception, les adultes ne forment pas un groupe particulièrement touché. Ce faisant, l’agent a commis une erreur révisable.

[14]           Au mieux, le raisonnement de l’agent n’est pas clairement articulé et suggère un certain laxisme dans la compréhension des critères distinctifs d’analyse de la preuve de persécution ou du risque appréhendé que l’on retrouve aux articles 96 et 97 (situation analogue vs risque personnalisé) de la LIPR. En effet, la preuve documentaire démontre objectivement que l’appartenance du demandeur au groupe social des personnes atteintes de trouble mental l’expose à un risque de persécution pour l’un des motifs mentionnés à l’article 96 de la LIPR. D’ailleurs, l’agent accepte qu’il existe généralement au sein de la population congolaise une croyance irrationnelle à l’encontre de ce groupe social particulier. Or, ce n’est pas parce que les enfants nés avec un handicap mental sont considérés comme des sorciers, que d’autres personnes atteintes des mêmes troubles mentaux ne le sont pas. À cet égard, je suis d’accord avec le demandeur qu’il n’avait pas à démontrer à l’agent selon le critère de la prépondérance des probabilités que les personnes atteintes de maladies mentales sont « systématiquement visées », mais plutôt qu’il existe « plus qu’une simple possibilité de persécution » par la population civile, ce qui obligeait l’agent à se demander si l’État congolais était en mesure d’offrir une protection au demandeur, le cas échéant.

[15]           Or, lorsque l’agent commet une erreur révisable au sujet d’une question aussi fondamentale que la norme de preuve applicable, la Cour devrait généralement retourner le dossier pour réexamen, à moins qu’il ne soit évident que la demande ERAR ne pourra être accueillie (Alam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 4, [2005] ACF no 15 aux paras 13-16; Fi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1125, [2006] ACF no 1401 aux paras 11-14; et Paz Ospina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 681, [2011] ACF no 887 aux paras 31-34).

[16]           Pour ces motifs, la présente demande en contrôle judiciaire est accueillie. La décision contestée est annulée et l’affaire devra être réexaminée par un autre agent. Aucune question d’importance générale n’a été proposée par les procureurs.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. La décision contestée est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour redétermination. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4606-16

INTITULÉ :

MASHALA LUSE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER MAI 2017

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 mai 2017

COMPARUTIONS :

Me Vincent Desbiens

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Evan Liosis

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau d’aide juridique en Droit de l’Immigration

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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